Wyandotté/Chapitre VIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 98-113).


CHAPITRE VIII.


La tour du village, quelle joie pour moi ! je m’écrie : le Seigneur cet ici ! Les cloches du village ! elles me remplissent l’âme d’un sincère enthousiasme et me font célébrer la lumière qui est venue briller au milieu des ténèbres. Leur voix semble parler pour tous.
Coxe


Une autre nuit se passa paisiblement dans la colonie. Le jour suivant, qui était un dimanche, fut embaumé, joyeux, doux, et digne enfin de la grande fête du monde chrétien. En matière de religion, le capitaine Willoughby était un peu rigide  ; il comprenait par liberté de conscience, le droit de profiter des instructions des ministres de l’église d’Angleterre. Plusieurs de ses ouvriers l’avaient quitté parce qu’il refusait d’admettre aucun autre enseignement sur ses propriétés ; sa doctrine était que chacun avait le droit d’agir là-dessus comme il lui plaisait, mais, ne voulant pas souffrir de schismatiques chez lui, il leur laissait la liberté d’aller ailleurs se livrer à leurs goûts. Joël Strides et Jamie Allen étaient désolés de cette orthodoxie, et ils avaient avec lui de fréquentes discussions. Le premier se servait de ses ruses habituelles et de son hypocrisie railleuse et insinuante ; le dernier s’exprimait respectueusement, mais avec zèle, en tout ce qui concernait la conscience. Il y avait aussi d’autres dissidents, mais ils murmuraient moins, quoique souvent ils évitassent le service du chapelain. Mike seul se posa d’une manière franche et ferme, et surpassa le capitaine lui-même par la sévérité de ses interprétations. Ce même matin il était présent à une discussion entre l’inspecteur américain et le maçon écossais, discussion dans laquelle les deux dissidents, le premier qui appartenait à la congrégation, et le second qui en était séparé, se plaignaient de la dureté d’une abstinence de dix ans, pendant lesquels aucune nourriture spirituelle ne leur avait été donnée. L’Irlandais interrompit les deux causeurs d’une façon qui mettra le lecteur dans le secret de ses principes, s’il désire les connaître.

— Malheur à toutes les religions, excepté à la vraie ! s’écria Mike. Qui est-ce qui désirerait entendre les messes et les prédications de vos ministres hérétiques ? Vous êtes vous-mêmes tombés dans la boue, comme M. Woods, et personne ne se chargera de vous en tirer.

— Allez à votre confessionnal, Mike, dit Joël avec moquerie. Il y a un mois et plus que vous ne l’avez visité, le prêtre croira que vous l’avez oublié, et il se fâchera.

— Oh ! un tel prêtre ne sème pas le trouble comme les vôtres. Votre conscience est à l’aise, monsieur Struddle, quand votre ventre est plein et que vos gages sont payés. — Maudite soit une telle religion !

L’allusion de Joël avait rapport à une pratique de Mike, qui est digne de remarque. Il paraît que le pauvre garçon, empêché par sa position isolée, de communiquer avec un prêtre de sa propre église, était dans l’habitude d’avoir recours à un rocher de la forêt, devant lequel il s’agenouillait et avouait ses péchés, de même qu’il l’aurait fait si le rocher eût été un confessionnal et qu’il y eût là quelqu’un pour lui donner l’absolution. Un hasard répéta ce secret, et depuis ce temps la dévotion de Mike fut un sujet de railleries parmi les dissidents de la vallée. L’homme du comté de Leitrim étant un peu trop adonné au santa-cruz, on l’accusa de visiter sa romantique chapelle après ses débauches. Dans l’occasion présente, il fut certainement peu charmé de la remarque de Joël, et étant, comme nos journaux modernes, plus agressif que logicien, il éclata comme nous venons de le raconter.

— Jamie, continua Joël trop accoutumé aux violences de Mike pour y faire attention, il me semble dur d’être obligé de fréquenter une église qu’un homme de conscience ne peut approuver. M. Woods, quoique natif des colonies, est prêtre de la vieille église d’Angleterre, et il a tant d’habitudes papistes, que j’en ai l’esprit très-inquiet pour mes enfants. Ils n’entendent pas d’autre prédicateur, et quoique Liddy et moi nous fassions notre possible pour contredire les sermons, ils peuvent impressionner ces jeunes esprits. Maintenant que tout devient sérieux dans les colonies, nous devons être plus attentifs.

Jamie ne comprenait pas bien l’allusion à l’état présent des colonies : il n’avait même pas d’idées arrêtées touchant les différends entre le parlement et les Américains. Dans la querelle des Stuarts et de la maison de Hanovre, il prenait parti pour les premiers, surtout parce qu’ils étaient Écossais, et il trouvait certainement agréable pour un Écossais de gouverner l’Angleterre. Quant aux droits de l’ancien et du nouveau pays, il inclinait à penser que les premiers devaient avoir la préférence ; il aurait été opposé à l’ordre naturel que la doctrine contraire prévalût dans son esprit. Il trouvait le presbytérianisme, même sous la forme mitigée adoptée par l’église de la Nouvelle-Angleterre, tellement supérieur à l’épiscopat, que tout vieux qu’il était, il aurait pris les armes pour le soutenir jusqu’au bout. Nous n’avons pas l’intention d’égarer le lecteur ; ni l’un ni l’autre de ceux dont nous venons de parler, même Mike, ne connaissait rien aux points de dispute des différentes sectes ; seulement ils s’imaginaient connaître les doctrines, les traditions et les autorités qui se liaient au sujet qui les intéressait. Ces idées, cependant, servirent à alimenter une discussion qui eut bientôt beaucoup d’auditeurs ; et jamais, depuis qu’il était chapelain dans la vallée, M. Woods n’avait eu une congrégation aussi mécontente que ce jour-là.

L’église de l’habitation, ou comme la nommait plus modestement le ministre, la chapelle, était située au milieu des prairies, sur une petite élévation qu’on avait arrangée exprès. Le principal objet avait été de la mettre au centre, cependant on avait donné quelque attention au pittoresque. La chapelle était ombragée par de jeunes ormes qui venaient d’ouvrir leurs feuilles ; autour il y avait une douzaine de tombes consacrées principalement à de très-jeunes enfants. Le bâtiment construit par Jamie Allen était en pierre, petit, carré ; avec un toit pointu, et totalement dépourvu de tour et de beffroi. L’intérieur avait un aspect froid, en harmonie avec la structure. Cependant le petit autel, le pupitre, la chaire et le grand banc entouré de rideaux, consacré au capitaine, étaient ornés de tapisseries et de draperies qui donnaient à la chapelle un air de prétention cléricale. Le reste de la congrégation s’asseyait sur des bancs devant lesquels étaient des prie-Dieu. Les murs étaient en plâtre, et une preuve que la parcimonie n’avait aucun rapport avec le caractère simple du bâtiment, c’est que, chose aussi inusitée à cette époque, en Amérique, qu’elle l’est aujourd’hui dans quelques parties de l’Italie, la chapelle était entièrement finie.

Nous avons dit que ce dimanche-là l’air était doux et parfumé ; le soleil sous le 43e degré de latitude, versait ses joyeux rayons sur la vallée et dorait les tendres feuilles des arbres de la forêt de touches de lumières qui ne sont connues que des meilleurs peintres de l’Italie. La beauté du temps amena presque tous les travailleurs de la colonie à la chapelle, à peu près une heure avant que la cloche éût sonné ; les hommes s’occupèrent de nouveau de leurs opinions sur les troubles politiques, et les femmes causèrent autour de leurs enfants.

Dans une telle occasion, Joël fut un des principaux orateurs, la nature l’ayant créé pour être un démagogue de bas étage, office que son éducation ne l’avait pas rendu capable de très-bien remplir. Il fit tomber la conversation sur l’importance d’avoir des informations positives sur ce qui se passait dans les parties habitées du pays, et sur l’urgence d’envoyer une personne digne de confiance pour faire cette commission. Il donna fréquemment à entendre qu’il était disposé à partir si ses voisins le désiraient.

— Nous sommes ici dans l’obscurité, fit-il observer, et nous ne pouvons rester ainsi jusqu’à la fin des temps, sans que quelqu’un à qui nous puissions nous fier nous dise les nouvelles.

— Le major Willoughby est un bel homme (Joël voulait dire moralement et non physiquement), mais il est officier du roi, et naturellement il se sent porté à protéger les troupes régulières. Le capitaine lui-même a été soldat, et ses sentiments le poussent inévitablement vers le côté qu’il a déjà servi. Nous sommes comme dans une île déserte, et si des vaisseaux n’arrivent pas pour nous dire ce qui se passe, nous pourrons envoyer quelqu’un qui l’apprendra pour nous. Je serais le dernier homme de la Digue (c’est ainsi qu’on nommait la vallée) à dire quelque chose de mal du capitaine et de son fils, mais l’un est Anglais de naissance, l’autre d’éducation, et chacun comprend ce qui peut en résulter.

Le meunier, en particulier, approuva cette proposition, et pour la vingtième fois il assura que personne, plus que Joël, n’était en état de partir pour s’informer de la situation du pays.

— Vous pourrez revenir par les terres labourées, ajouta-t-il, et avoir tout le temps d’aller jusqu’à Boston, si vous le désirez.

Ainsi pendant que se déroulaient les grands événements qui amenèrent la chute du pouvoir anglais en Amérique, des sentiments analogues parcouraient la vallée et menaçaient d’entraîner les fondations de l’autorité du capitaine. Joël et le meunier, s’ils n’étaient pas tout à fait des conspirateurs, avaient des espérances et des projets à eux, ce qui n’aurait pas existé pour des hommes de leur classe, si l’état de choses eût été différent ; on pourrait presque en dire autant dans toutes les parties du monde. La sagacité de l’inspecteur l’avait bientôt mis en état de prévoir que l’issue des troubles serait une insurrection et une sorte d’instinct, que quelques hommes possèdent, de se ranger du côté le plus fort, lui avait montré la nécessité d’être patriote. Il ne doutait pas que le capitaine ne prît parti pour la couronne, et personne ne savait quelles en seraient les conséquences, il n’est pas probable que Joël se rendit compte des confiscations qui seraient la conséquence des événements, confiscations dont quelques-unes eurent toute l’illégalité d’un stupide abus de pouvoir ; mais il pouvait facilement prévoir que si le maître de l’habitation était expulsé, la propriété et ses revenus, probablement pour plusieurs années, tomberaient sous sa propre direction. Des espérances moins brillantes que celles-ci ont fait plus d’un patriote, et comme Joël et le meunier traitaient souvent cette matière, ils avaient calculé tout le gain qu’ils pourraient faire en engraissant des bœufs et des porcs pour l’armée rebelle ou pour les postes isolés des frontières. Lorsque la guerre qui commençait serait déclarée, le capitaine pourrait chercher un refuge dans le camp anglais, et alors les choses iraient tout doucement jusqu’au jour qui suivrait la paix. À ce moment, non est inventus pourrait devenir une réponse facile à une demande de comptes.

— On prétend, dit Joël au meunier dans un aparté, que les nouvelles lois sont déjà faites, et vous savez si les lois se font vite ici ; ce sera bientôt fini. York n’a jamais eu beaucoup de réputation pour établir des lois.

— C’est vrai Joël. Le capitaine est le seul magistrat des environs, et quand il s’en ira nous serons gouvernés par un comité de sûreté ou quelque chose d’approchant.

— Un comité de sûreté sera ce qu’il nous faut.

— Qu’est-ce qu’un comité de sûreté, Joël ? demanda le meunier qui avait fait beaucoup moins de progrès que son ami dans la science des démagogues, et pour laquelle, dans le fait, il avait peu de vocation. J’en ai entendu parler, mais je n’ai pas bien compris.

— Vous savez ce que c’est qu’un comité dit Joël en lançant un coup d’œil interrogateur à son complice.

— Je le suppose. Ce doit être une réunion d’hommes prenant soin des intérêts publics.

— C’est cela ; un comité de sûreté serait composé de quelques-uns de nous, par exemple, chargés des affaires de la colonie, pour qu’on n’agisse pas contre elle, surtout en ce qui regarde le peuple.

— Ce serait une bonne chose d’en avoir un ici. Le charpentier, vous et moi, pourrions en être membres, Joël.

— Nous en parlerons une autre fois. Le blé est planté, vous le savez, et il gagne à être labouré deux fois avant d’être moissonné. Allons-nous-en et voyons comment les choses iront à Boston.

Pendant que ce complot montait ainsi lentement les têtes, et que la congrégation était entrée peu à peu dans la chapelle, une scène bien différente se passait dans la hutte. Le déjeuner ne fut pas plus tôt terminé, que mistress Willoughby se retira dans son salon, ou son fils fut aussitôt prié de la rejoindre. S’attendant à quelques-unes de ces inquiétudes que l’affection maternelle rend promptes, le major arriva gaiement ; mais en entrant dans la chambre, à sa grande surprise, il trouva Maud avec sa mère. Cette dernière paraissait grave et triste, et la première n’était pas entièrement exempte d’alarmes. Le jeune homme interrogea la jeune fille du regard, et il crut voir des larmes rouler dans ses yeux.

— Venez ici, Robert, dit mistress Willoughby en lui montrant une chaise auprès d’elle, et avec une gravité qui frappa son fils, tant elle lui était peu habituelle. Je vous ai fait venir pour écouter un de ces vieux sermons comme vous en avez entendu si souvent quand vous étiez un enfant.

— Vos avis, ma chère mère, et même vos reproches, seront écoutés maintenant avec encore plus de respect qu’il ne l’étaient alors, répondit le major en s’asseyant à côté de mistress Willoughby, et en pressant affectueusement, une de ses mains dans les siennes. C’est seulement en avançant dans la vie que nous apprenons à apprécier la tendresse et les soins de parents comme vous. Je n’imagine pas en quoi j’ai mérité vos réprimandes. Sûrement vous ne sauriez me blâmer de rester attaché à la couronne dans un moment comme celui-ci.

— Je ne m’interposerai pas avec votre conscience sur ce sujet, Robert ; et mes propres sentiments à moi, Américaine de naissance et de famine, inclinent plutôt à penser comme vous. J’ai désiré vous voir, mon fils, mais pour une autre affaire.

— Ne me laissez pas en suspens, ma mère, je suis comme un prisonnier qui attend qu’on lui lise son acte d’accusation. Qu’ai-je fait ?

— C’est plutôt à vous à me le dire. Vous ne pouvez avoir oublié, Robert, combien j’ai toujours été soigneuse à éveiller et à entretenir une vive affection entre mes enfants, quelle importance votre père et moi nous y avons toujours attachée, et combien nous nous sommes efforcés d’imprimer fortement cette importance dans vos esprits. Le lien, qui unit la famille et l’amour qu’il doit produire sont les plus doux de tous les devoirs terrestres. Peut-être nous autres vieilles gens apprécions-nous cela mieux que vous ; mais l’affaiblissement de ces sentiments nous semble un désastre moins déplorable à peine que la mort.

— Ma chère mère, que pouvez-vous vouloir dire ? Et qu’avons-nous à faire, Maud et moi, en ceci ?

— Vos consciences ne vous le disent-elles pas ? N’y a-t-il pas quelque mésintelligence, peut-être une querelle, certainement un refroidissement entre vous ? L’œil d’une mère est prompt et jaloux, et j’ai vu depuis quelque temps que vous n’avez plus votre ancienne confiance et les manières franches qui vous étaient habituelles, et qui nous donnaient, à votre père et à moi, un si véritable bonheur. Parlez, et laissez-moi rétablir la paix entre vous.

Robert Willoughby n’aurait pas regardé la jeune fille en ce moment, quand on lui aurait donné un régiment. Pour Maud, elle était absolument incapable de détourner les yeux du plancher. Bob rougit jusqu’aux tempes, ce qui fit croire à sa mère que c’était une preuve du trouble de sa conscience. Pendant ce temps, le visage de Maud était devenu pâle comme ivoire.

— Si vous croyez, Robert, continua mistress Willoughby, que Maud vous a oublié pendant votre absence, ou qu’elle se montre fâchée pour une petite mésintelligence passée, vous êtes injuste envers elle. Personne ne vous a si bien gardé dans son souvenir. Cette belle écharpe est son ouvrage, et elle en a acheté les soies de son propre argent. Maud vous aime réellement ; car malgré les airs qu’elle se donne quand vous êtes ensemble, lorsque vous n’êtes pas ici, aucun de nous ne désire plus sincèrement votre bonheur que cette opiniâtre et capricieuse fille.

— Ma mère, ma mère, murmura Maud en cachant son visage dans ses deux mains.

Mistress Willoughby était femme dans tous ses sentiments et dans toutes ses habitudes. Personne, dans les circonstances ordinaires, ne possédait mieux la sensibilité de son sexe, mais elle agissait et pensait actuellement comme une mère, et il y avait si longtemps qu’elle regardait les deux enfants qui étaient devant elle sous ce point de vue commun et sacré, qu’il lui eût semblé qu’elle commençait une nouvelle existence s’il eût fallu cesser de les considérer comme n’étant pas issus du même sang.

— Je ne veux ni ne puis vous traiter l’un ou l’autre comme des enfants, continua-t-elle, et il faut en appeler à votre propre bon sens pour faire la paix. Je sais qu’il ne peut y avoir rien de sérieux dans votre querelle, mais il est pénible pour moi de voir une froideur, même affectée, au milieu de mes enfants. Pensez, Maud, que nous sommes sur le point d’avoir une guerre, et combien vous auriez d’amers regrets si un accident arrivait à votre frère, et que votre mémoire ne pût pas vous rappeler avec une entière satisfaction le temps qu’il aurait passé au milieu de nous dans sa dernière visite.

La voix de la mère trembla, mais les larmes ne mouillaient plus les paupières de Maud, son visage était pâle comme la mort, et il semblait que la source ordinaire du chagrin fût tarie en elle.

— Cher Bob, c’en est trop, dit-elle avec chaleur quoique d’un ton étouffé. Voici ma main, non, les voici toutes deux. Ma mère ce doit pas croire que cette cruelle accusation puisse être vraie.

Le major se leva, s’approcha de sa sœur et imprima un baiser sur sa joue froide. Mistress Willoughby sourit de ces marques d’amitié, et la conversation continua d’une manière moins sérieuse.

— C’est très-bien, mes enfants, dit la bonne mistress Willoughby, dont l’amour maternel ne voyait que les conséquences redoutées d’un affaiblissement dans les affections domestiques. Les jeunes soldats, Maud, qui sont envoyés de bonne heure loin de leur maison, n’ont que trop de motifs pour oublier ceux qu’ils y laissent. Mais pour nous autres femmes, qui dépendons de leur amour, il est sage d’entretenir ces premiers liens aussi longtemps et autant que possible.

— Je suis sûre, ma chère mère, murmura Maud d’une voix à peine intelligible, que je serai la dernière à désirer d’affaiblir ces liens de famille. Personne plus que moi ne peut avoir une affection vive et fraternelle pour Robert. Il fut toujours si bon pour moi, quand j’étais une enfant, si disposé à me rendre service, si brave, enfin si parfaitement tout ce qu’il doit être, qu’il est surprenant que vous ayez pu penser qu’il y avait un refroidissement entre nous.

Le major Willoughby se pencha pour écouter, tant était vif son désir d’entendre ce que disait Maud ; circonstance qui, si elle l’eût connue, lui aurait probablement fermé les lèvres. Mais ses yeux étaient arrêtés sur le parquet, ses joues n’avaient plus de couleur, et sa voix était si faible que ce ne fut qu’en retenant son haleine que le jeune homme put entendre.

— Vous oubliez, ma mère, dit le major satisfait des dernières paroles qui avaient frappé ses oreilles, que Maud sera probablement transportée dans une autre famille un de ces jours, et nous qui la connaissons si bien et qui l’aimons tant, nous pouvons seulement prévoir qu’elle formera des nœuds nouveaux plus forts que ceux qu’un hasard a attachés pour elle ici.

— Jamais, jamais ! s’écria Maud avec feu, je ne pourrai aimer personne autant que ceux qui sont dans cette maison.

L’émotion étouffa sa voix, et fondant en larmes elle se jeta dans les bras de mistress Willoughby et sanglota comme un enfant. La mère engagea son fils à quitter la chambre, et resta pour apaiser sa fille éplorée comme elle l’avait fait si souvent lorsque Maud se laissait entraîner par ses chagrins enfantins.

Dans cette entrevue, l’habitude et la franchise exercèrent si bien leur influence, que l’excellente femme ne se rappela pas que son fils et Maud n’étaient pas parents. Accoutumée à voir cette dernière chaque jour, et la regardant encore comme à l’instant où elle l’avait reçue dans ses bras, à peine âgée de quelques semaines, l’effet que l’idée d’une séparation aurait produit sur une autre ne se présentait même pas à son esprit. Le major Willoughby, enfant de huit ans à l’époque où Maud fut reçue dans la famille, avait connu d’abord sa vraie position, et il était peut-être moralement impossible qu’il eût pu oublier ces circonstances dans les relations qui suivirent. L’école, le collège et l’armée, lui avaient donné le loisir de réfléchir à ces choses, en dehors des habitudes de la famille. Pendant qu’il attendait les conséquences qui pourraient suivre ses réflexions, un sentiment sympathique se produisait chez Maud. Jusqu’aux dernières années, elle avait été si enfant, que le jeune soldat l’avait traitée comme une enfant ; ce ne fut que lorsqu’elle observa en lui un changement, dont elle seule s’aperçut, et qui arriva quand il put remarquer qu’elle était devenue femme, qu’elle éprouva des sentiments qui n’étaient plus strictement ceux d’une sœur. Tout ceci, néanmoins, était un profond mystère pour chacun des membres de la famille, à l’exception des deux intéressés. Les pensées toutes simples et toutes ordinaires des autres, ne leur avaient jamais laissé parvenir ces idées à l’esprit.

En une demi-heure, mistress Willoughby eut calmé les chagrins de Maud, et la famille tout entière quitta la maison pour se rendre à la chapelle. Mike, quoiqu’il ne fît pas grand cas des sermons de M. Woods, s’était lui-même constitué fossoyeur, office qui lui échut à cause de son habileté à manier la bêche. Une fois initié dans cette branche des devoirs du sacristain, il insista pour se charger de tous les autres ; et c’était quelquefois un curieux spectacle de voir l’honnête garçon, occupé dans l’intérieur de la chapelle, pendant le service, se bouchant les oreilles avec ses pouces dans le but de s’acquitter de ses obligations temporelles en excluant l’hérésie autant que possible. Une de ses habitudes était de refuser de sonner la cloche jusqu’à ce qu’il vît mistress Wiuoughby et ses filles à une distance raisonnable de l’endroit où se célébrait le service divin ; il agissait ainsi depuis une vive discussion qui avait eu lieu entre lui et Joël Strides, qui s’occupait beaucoup de l’égalité, sinon des choses du ciel. Dans l’occasion présente, ce procédé ne put passer sans contestation.

— Mike, il est dix heures passées ; les colons attendent le commencement de la conférence depuis quelque temps ; vous pouvez ouvrir les portes et sonner la cloche. On ne doit pas faire attendre le peuple pour personne, pas même pour votre église.

— Alors laissez-les venir quand ils seront appelés. S’il plaît à la vieille dame, aux jeunes demoiselles et à leurs semblables de scandaliser leurs colons ; moi, chrétien, je ne puis consentir à les y aider. Laissons-les au moulin ou à l’école, et ne les faisons pas venir dans cette église. Je ne voudrais pas sonner la cloche avant que les maîtres soient en vue ; non, pas pour une génération entière, Joël.

— La religion n’a de partialité pour personne, dit philosophiquement Joël. Ceux qui aiment les maîtres et les maîtresses peuvent en prendre, mais, pour moi, je n’aime pas les bassesses.

— Si cela est vrai, s’écria Mike en regardant son compagnon avec surprise, vous devez toujours être dans un état de trouble.

— Je vous dis, Michel O’Hearn, que la religion n’a de partialité pour personne. Dieu doit avoir soin de moi comme du capitaine Willoughby, de sa femme, de son fils, de ses filles, et de tout ce qui est à lui.

— Le diable me brûle, Joël, si j’en crois un mot, s’écria Mike d’un air dogmatique. Ceux qui ont de l’intelligence comprennent les différences qu’il y a dans le genre humain, et je suis sûr que cela ne peut pas être un secret pour le Seigneur, quand c’est si bien connu d’un pauvre garçon comme moi. Il y a une quantité de créatures qui ont une très-bonne idée de leur propre valeur, mais quand on en vient à la raison et à la vérité, nous ne faisons pas grande figure en montrant ce que nous savons. Cette chapelle est au maître, si l’on peut appeler chapelle cette maison hérétique ; la cloche que voici fut achetée de son argent, la corde est à lui, et les mains qui la tirent sont aussi à lui. Mais il est aussi peu utile de parler à des rochers qu’à des esprits encore plus durs.

Là s’arrêta l’entretien. La cloche ne sonna que quand mistress Willoughby et ses filles eurent franchi les grandes portes de la fortification ; la récente discussion sur les questions politiques avait si bien substitué l’esprit de révolte à la subordination dans la colonie, que plus de la moitié de ceux qui étaient nés dans la Nouvelle-Angleterre exprimèrent leur mécontentement de ce délai. Mike, cependant, ne remua pas plus que la petite chapelle elle-même, refusant d’ouvrir la porte jusqu’au moment qu’il croyait convenable. Quand ce moment fut arrivé, il s’avança vers l’orme où était suspendue la cloche, et commença à la faire mouvoir avec autant de sérieux que si les sons en eussent été régulièrement consacrés.

Quand les habitants de la hutte entrèrent dans la chapelle, tout le reste de la congrégation était placé comme de coutume. Ceux qui arrivaient ajoutaient aux assistants la grande briseuse et la petite briseuse, les deux Plines et cinq ou six enfants de couleur, âgés de six à douze ans qui suivaient leurs maîtres. Une petite galerie avait été bâtie pour les noirs, ils y étaient à part comme une race proscrite et persécutée. On ne pouvait dire ce que pensaient de cette séparation les Plines et les briseuses. L’habitude leur avait fait une situation plus que totérable, en leur créant des usages qui leur auraient rendu désagréable un plus étroit contact avec les blancs. À cette époque, les hommes des deux couleurs ne mangeaient jamais ensemble, dans aucun cas. Les castes orientales ne sont guère plus rigides à observer ces règles que ne l’étaient les Américains. Des hommes qui travaillaient ensemble, qui plaisantaient ensemble, qui passaient leurs jours dans un commerce familier, ne pouvaient s’asseoir à la même table.

Il semblait que ce fût une sorte de souillure pour l’une des castes de rompre le pain avec l’autre. Ce préjugé donna souvent lieu à de singulières scènes, surtout dans les intérieurs de ceux qui travaillaient habituellement en compagnie de leurs esclaves. Dans certaines familles, il n’était pas rare qu’un noir dirigeât la ferme ; il s’asseyait au foyer, faisant connaître dogmatiquement ses opinions, raisonnant avec chaleur contre son propre maître, répandait sa sagesse ex cathedrâ ; mais il attendait avec une patiente humilité, pour s’approcher et satisfaire sa faim, que l’autre couleur eût quitté la table.

Dans cette occasion, M. Woods ne fut pas heureux dans le choix de son sujet. Il y avait eu tant d’activité à déployer, tant de discussions politiques à soutenir pendant la semaine précédente, qu’il n’avait pu écrire un nouveau sermon. Les arguments récents le portèrent à maintenir ses propres opinions, et il choisit un discours qu’il avait déjà prononcé dans la garnison dont il avait été chapelain. Pour faire ce choix, il fut séduit par le texte, qui était : « Rendez à César ce qui appartient à César » ; précepte qui aurait été plus agréable à une audience composée de troupes royales qu’à des hommes mécontentés par l’adresse et les arguments de Joël Strides et du meunier. Cependant, comme le sermon contenait beaucoup de vérités théologiques, et qu’il était suffisamment orthodoxe pour couvrir une partie de sa portée politique, il mécontenta moins les gens instruits que la multitude.

Pour avouer la vérité, le digne prêtre était tellement disposé à continuer son cours militaire d’instruction religieuse, que ses auditeurs ordinaires auraient à peine remarqué sa tendance au loyalisme, s’il n’eût été aussi observé par ceux qui cherchaient partout des causes de soupçon et de dénonciation.

— Vraiment, dit Joël, comme lui et le meunier, suivis de leurs familles respectives, s’avançaient vers le moulin où les Strides devaient passer le reste du jour ; vraiment, c’est pour un ministre un hardi sermon à prêcher dans des temps comme ceux-ci ! Je suis sûr que si M. Woods était dans la Baie, rendre à César ce qui appartient à César serait une doctrine qui pourrait n’être pas si tranquillement reçue par la congrégation. Quel est votre avis, mistress Strides ?

Mistress Strides pensa exactement comme son mari, et le meunier et sa femme furent bientôt d’accord avec elle. Le sermon fournit matière à la conversation chez le meunier pour le reste du jour, et l’on en tira diverses conclusions de mauvais augure pour la sécurité future du prédicateur.

Le ministre ne put échapper entièrement aux commentaires du maître.

— J’aurais désiré, Woods, que vous choisissiez quelque autre sujet, fit observer le capitaine à son ami en traversant la pelouse pour aller dîner. Dans des temps comme ceux-ci, on ne saurait faire trop attention aux notions politiques qu’on laisse derrière soi ; et, pour vous avouer la vérité, je suis plus qu’à demi porté à croire que César exerce autant d’autorité dans ces colonies qu’il lui en est échu pour sa part.

— Pourtant, mon cher capitaine, vous avez entendu ce même sermon trois ou quatre fois déjà, et vous l’avez cité avec éloge.

— Oui, mais c’était en garnison, où l’on est obligé d’enseigner la subordination. Je me souviens de ce sermon comme étant tout à fait bien et très-bon il y a vingt ans, quand vous le prêchiez, mais…

— Je crois, capitaine Willoughby, que tempora mutantur et nos mutamur in illis ; que les préceptes et les maximes du Sauveur sont au-dessus des changements et des passions errantes des mortels. Ses paroles s’appliquent à tous les temps.

— Certainement, en ce qui regarde les principes généraux et les vérités établies, mais un texte ne doit pas être interprété sans quelque soumission aux circonstances. Je veux dire qu’un sermon très-convenable pour le 40e bataillon des troupes de Sa Majesté, peut ne pas l’être pour les travailleurs de la Hutte, surtout après ce que l’on appelle la bataille de Lexington.

Le dîner termina la conversation et prévint probablement une longue, vive, mais toujours amicale discussion.

L’après-midi, le capitaine Willoughby et son fils eurent un entretien secret et confidentiel. Le premier conseilla au major de rejoindre son régiment sans délai, à moins qu’il ne fût disposé à abandonner sa commission et à se réunir aux colonies. Le jeune soldat ne voulut rien entendre, il retourna à la charge, dans l’espoir de rallumer la flamme assoupie du loyalisme de son père.

Le lecteur ne suppose pas que le capitaine Willoughby fût absolument décidé à se mettre en rébellion ouverte : loin de là. Il avait des doutes et des craintes relativement aux principes, mais il inclinait fortement à trouver équitables les demandes des Américains.

L’indépendance ou la séparation, en 1775, entrait dans les projets d’un très-petit nombre. Les plus vifs désirs des plus ardents whigs des colonies se dirigeaient vers un accommodement et une reconnaissance positive de leurs franchises politiques. Les événements, qui se succédèrent si rapidement, ne furent que les conséquences de causes qui, une fois mises en mouvement, atteignirent bientôt une impétuosité qui put défier tous les pouvoirs humains. Il entrait sans doute dans les grands et mystérieux plans de la divine Providence, pour le gouvernement des futures destinées de l’homme, que la séparation politique commençât dans cette occasion pour être terminée avant la fin du siècle.

La présente entrevue avait lieu, moins pour débattre tes mérites de la contestation que pour se consulter sur la conduite future et déterminer ce qu’il y aurait de mieux à faire. Après avoir discuté le pour et le contre, il fut décidé que le major quitterait l’habitation le jour suivant, et retournerait à Boston, évitant Albany et ceux des endroits du pays où il serait exposé à être arrêté. Tant de gens se joignaient aux troupes américaines qui s’assemblaient autour de la ville assiégée, que ce voyage ne pouvait exciter aucun soupçon, et une fois dans le camp américain, rien ne devait être plus facile que de gagner la péninsule. Le jeune Willoughby ne trouva aucune difficulté dans l’accomplissement de ces projets, pourvu qu’il pût traverser les colonies sans être reconnu. On n’en était pas encore arrivé à employer un grand nombre d’espions et à exercer sévèrement la loi martiale. Le plus grand danger à craindre était l’emprisonnement, positivement certain en cas de découverte, et le major Willoughby craignait d’être trahi. Il regrettait d’avoir amené son domestique, qui était Européen et pouvait aisément, par sa bêtise et son accent, leur amener des difficultés. Ce danger parut si sérieux au père, qu’il insista pour que Robert partît sans ce garçon, qui le rejoindrait à la première occasion convenable.

Aussitôt que ce plan fut arrêté, ils agitèrent la question de choisir un guide. Quoiqu’il se défiât du Tuscarora, le capitaine Willoughby, après quelques réflexions, pensa qu’il pourrait être plus sûr, de s’en faire un allié que de lui laisser la facilité de s’employer pour l’autre côté. Nick fut appelé et questionné. Il promit de conduire le major à l’Hudson, à un endroit situé entre Lunenburg et Kinderhook, où il pourrait probablement traverser la rivière sans exciter de soupçon. On fit dépendre sa récompense de son retour à la hutte avec une lettre du major autorisant son père à payer les services du guide. Ce plan, on le conçoit, devait engager Nick à être fidèle au moins pour le temps du voyage.

Plusieurs autres questions furent discutées entre le père et le fils ; le premier promit, si rien d’important ne l’en empêchait, de trouver les moyens de communiquer avec ses amis de la Colline : Farrel devait aller retrouver son maître au bout de six semaines ou deux mois avec des lettres de la famille. Plusieurs des anciens compagnons d’armes du capitaine ayant des grades supérieurs dans l’armée, il leur envoya des lettres dans lesquelles il leur conseillait la prudence et les engageait à être modérés ; les événements prouvèrent qu’il n’avait pas été écouté. Il écrivit même au général Gage en prenant la précaution de ne pas signer sa lettre ; mais les sentiments en étaient tellement favorables aux colonies qu’il est plus que probable que si elle eût été interceptée les Américains auraient fait parvenir la missive à son adresse.

Tout ceci réglé, le père et le fils se quittèrent, car l’horloge de la maison venait de sonner minuit.