Traduction par Auguste Dietrich.
La Mort de Danton : drame en trois actes et en prose ; suivi de Wozzeck, Lenz, le Messager hessois, lettres, etc.L. Westhausser (p. 236-272).
Lenz  ►
PERSONNAGES

Le Capitaine.

WOZZECK, son ordonnance.

MARIE, femme de Wozzeck.

Le Docteur.

Le Tambour-Major.

ANDRÈS.

MARGUERITE.

Un Saltimbanque.

Un Juif.

Une Vieille Femme.

Un Paysan.

Deux Bourgeois.

Un Chirugien.

Un Médecin.

Un Juge.

Ouvriers. Soldats. Servantes. Enfants, etc.

WOZZECK


CHAMBRE
LE CAPITAINE. WOZZECK.
Le capitaine sur une chaise. Wozzeck le rase.

Le capitaine. — Lentement, Wozzeck, lentement ; au fur et à mesure. Tu me donnes le vertige. Que dois-je donc faire des dix minutes que tu me laisses en trop aujourd’hui ? Wozzeck ! songes-y, tu as encore trente bonnes années à vivre ! Trente ans ! cela fait trois cent soixante mois, et combien de jours, d’heures, de minutes ! Que veux-tu donc faire de tout ce temps énorme ? Répartis-le, Wozzeck !

Wozzeck. — Oui, monsieur le capitaine !

Le capitaine. — Le monde m’inspire de l’inquiétude, quand je pense à l’éternité. De l’occupation, Wozzeck, de l’occupation ! Éternellement, c’est éternellement ! — Tu comprends cela. Mais d’autre part ce n’est pas éternel, ce n’est qu’un moment, oui, qu’un moment ! — Wozzeck, je frémis quand je songe que la terre tourne en un jour. Quelle perte de temps ! — où cela aboutira-t-il ? Tout va si vite ! — Wozzeck, je ne puis plus voir de roue de moulin sans devenir mélancolique !

Wozzeck. — C’est vrai, monsieur le capitaine !

Le capitaine. — Wozzeck, tu parais toujours si haletant ! Un brave homme n’agit pas ainsi, un brave homme qui a sa bonne conscience fait tout lentement…… Parle donc un peu, Wozzeck ! Quel temps fait-il aujourd’hui ?

Wozzeck. — Mauvais, monsieur le capitaine, mauvais. Du vent !

Le capitaine. — Je le sens, il y a quelque chose de rapide dehors ; un pareil vent fait sur moi l’effet d’une souris. (D’un air avisé.) Je crois que cela nous vient du nord-sud.

Wozzeck. — Oui, monsieur le capitaine.

Le capitaine. — Ha ! ha ! ha ! Nord-sud ! Ha ! ha ! ha ! Oh ! tu es bête, horriblement bête ! (Avec émotion) Wozzeck, tu es un brave homme, mais (avec dignité), Wozzeck, tu n’as aucune morale ! La morale, c’est quand on est moral, comprends-tu ? C’est un beau mot. Tu as un enfant qui n’a pas été béni par l’église, comme dit le révérendissime aumônier de la garnison, « qui n’a pas été béni par l’église » — le mot n’est pas de moi.

Wozzeck. — Monsieur le capitaine ! le bon Dieu ne se souciera pas de savoir si on a dit Amen sur le pauvre ver, avant qu’on l’ait fait. Le Seigneur a dit : Laissez venir à moi les petits enfants !

Le capitaine. — Que dis-tu là ? Quelle curieuse réponse ? Tu m’interloques tout à fait avec ta réponse. Quand je dis toi, je veux parler de toi, de toi……

Wozzeck. — Nous, pauvres gens ! Voyez-vous, monsieur le capitaine, l’argent, l’argent ! Qui n’a pas d’argent !…… Mettez avec cela votre semblable au monde d’une façon morale ! On a aussi sa chair et son sang ! Nos pareils sont pourtant bien malheureux en ce monde et dans l’autre ! Je crois que si nous entrions au ciel, nous devrions aider à lancer le tonnerre !

Le capitaine. — Wozzeck ! Tu n’as pas de vertu, tu n’es pas un homme vertueux ! Chair et sang ? Quand je suis à la fenêtre, après la pluie, et que je regarde les bas blancs qui courent dans la rue — malédiction ! Wozzeck, alors l’amour me vient ! Moi aussi j’ai de la chair et du sang ! Mais, Wozzeck, la vertu ! la vertu ! Comment en ce cas passer mon temps ? — Je me dis toujours : tu es un homme vertueux (avec émotion), un brave homme, un brave homme !

Wozzeck. — Oui, monsieur le capitaine, la vertu — ce n’est pas encore bien clair pour moi. Voyez-vous, nous autres gens vulgaires, nous n’avons pas de vertu ; nous obéissons simplement à la nature. Mais si j’étais un « Monsieur » si j’avais un chapeau, une montre, un lorgnon, si je savais parler élégamment, je serais certainement vertueux. Ça doit être une belle chose que la vertu, monsieur le capitaine, mais moi je suis un pauvre diable.

Le capitaine. — Bien, Wozzeck, tu es un brave homme, un brave homme. Mais tu penses trop, cela consume ; tu parais toujours si haletant ! Cette conversation m’a affaibli. Va maintenant, et ne cours pas ainsi, descends lentement, très lentement la rue, juste au milieu !

PLACE PUBLIQUE. BARAQUES.
PEUPLE. WOZZECK. MARIE.
Un vieillard et un enfant (dansent et chantent) :

En ce monde rien ne dure ;
Nous devons tous mourir, nous le savons bien.
Heissassa ! Hopssassa !

Wozzeck. — Hé, Marie, de la gaieté ! Il est beau, ce monde ! n’est-ce pas ?

Un crieur (devant une baraque). — Messieurs et Mesdames ! On voit ici le cheval astronomique et l’âne géographique ! La créature, telle que Dieu l’a faite, n’est rien, absolument rien ! Voyez l’art ! Regardez seulement ce singe ! Il marche droit, il a un paletot et des culottes, il a un sabre. Hé, Michel ! fais tes compliments ! C’est bien ! Un baiser. Tiens ! (Le singe trompette.) Messieurs et Mesdames ! On voit ici le cheval historique et l’âne philosophique. Ils sont les favoris de tous les souverains de l’Europe, de l’Afrique, de l’Océanie, ils sont membres de toutes les sociétés savantes, et ils étaient jadis professeurs d’Université. L’âne dit tout aux gens, leur âge, le nombre de leurs enfants, leurs maladies ! Aucune fraude, tout provient de l’éducation ! L’âne a une raison bestiale, il a aussi une bestialité raisonnable, il n’est pas bête comme les hommes, en exceptant l’honorable assistance. L’âne marche droit, tire un coup de pistolet, est musicien. (L’âne trompette de nouveau.) Messieurs et Mesdames ! On voit ici l’âne astrologique, le cheval romantique, le singe militaire ! Entrez, Messieurs et Mesdames, on commence à l’instant. Entrez, cela coûte un sou.

Premier spectateur. — J’aime le grotesque. Je suis athée.

Second spectateur. — Je suis un athée chrétien-dogmatique. Il faut que je voie l’âne. (Ils entrent dans la baraque.)

Wozzeck. — Veux-tu entrer aussi ?

Marie. — Volontiers. Que de franges a cet homme ! et cette femme a dès culottes ! Ça doit être une belle chose. (Ils entrent.)

L’INTÉRIEUR DE LA BARAQUE

Le crieur (présentant l’âne). — Montre ton talent ! Montre ta raison de bête. Fais rougir la société humaine. Messieurs et Mesdames, c’est un âne, il a quatre sabots et une queue et le surplus ! Il a été professeur d’Université, les étudiants ont appris auprès de lui l’équitation et l’escrime ! Il a une intelligence simple et une raison double. Que fais-tu, quand tu penses avec ta double raison ? (L’âne p…) Quand tu penses avec ta double raison ? Dis, y a-t-il parmi l’honorable société un âne ? (L’âne secoue la tête.) Voyez, c’est de la raison. Quelle est la différence entre un homme et un âne ? Tous deux sont poussière, sable, ordure. Il n’y a que l’expression qui diffère. L’âne parle avec son sabot. Dis à ces messieurs et à ces dames quelle heure il est. Qui de ces messieurs ou de ces dames a une montre ?

Un spectateur (tend la sienne). — Voici.

Marie. — Il faut que je voie cela. (Elle grimpe sur un banc.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

CHAMBRE

Marie (assise, son enfant sur le genoux, un fragment de miroir a la main. Elle se mire). — Comme ces pierres brillent ! De quelle espèce sont-elles ? Qu’a-t-il dit ? — Dors, enfant ! Ferme les yeux, tout à fait. (L’enfant cache ses yeux derrière ses mains.) Encore plus ! Reste ainsi — tranquillement ! ou il t’emporte ! (Elle chante :)

Fille, ferme les volets !
Un tzigane arrive ;
Il t’emmènera par la main
Dans le pays des tziganes.

(Elle se mire de nouveau). Je suis sûre que c’est de l’or ! Nous autres nous n’avons qu’un petit coin dans le monde et un petit morceau de miroir, et pourtant j’ai la bouche aussi rouge que les grandes dames avec leurs glaces qui vont de haut en bas et avec leurs beaux messieurs qui leur baisent la main, et je ne suis qu’une pauvre femme !… (L’enfant se dresse). Silence, gamin, ferme les yeux ! L’ange qui apporte le sommeil aux enfants…… (Elle agite le miroir) vois comme il court sur la muraille ! — Ferme les yeux, ou il y regardera de façon que tu deviendras aveugle.

(Wozzeck entre et se place derrière elle ; elle se lève brusquement, mettant ses mains aux oreilles.)

Wozzeck. — Qu’as-tu là ?

Marie. — Rien !

Wozzeck. —Mais quelque chose brille sous tes doigts.

Marie. — Un petit anneau d’oreilles — je l’ai trouvé —

Wozzeck. — Je n’ai encore rien trouvé de cette manière ! — Deux à la fois !

Marie. — Suis-je une malhonnête fille ?

Wozzeck. — C’est bon, Marie. — Comme le gamin dort ! Mets ta main sous son bras, la chaise lui fait mal. Son front est baigné de sueur…… Tout est travail sous le soleil, même en dormant nous suons. Pauvres gens que nous sommes !…… Voilà encore de l’argent, Marie, — mon salaire et quelque chose de mon capitaine et du docteur.

Marie. — Que Dieu le leur rende, Franz !

Wozzeck. —Il faut que je sorte. À ce soir, Marie, adieu !

Marie (seule, après une pause). — Je suis pourtant une malhonnête femme. Je pourrais me poignarder. — Bah ! que m’importe le monde ! Tout ne va-t-il pas au diable, les hommes et les femmes !

LA COUR DU DOCTEUR
Etudiants et Wozzeck en bas. Le docteur à une lucarne.

Le docteur. — Messieurs ! je suis sur le toit comme David, quand il voyait Bethsabée ; mais je ne vois rien que les « culs de Paris » des pensionnaires qui sèchent dans le jardin. Messieurs ! nous en sommes à l’importante question du rapport du sujet avec l’objet. Si nous prenons une des choses dans lesquelles se manifeste à un point de vue si élevé la propre affirmation organique du divin, et que nous examinions ses rapports avec l’espace, avec la terre, avec le temps, Messieurs, si je lance donc cette chatte par la fenêtre, en quels rapports sera cette propriété avec la loi de la gravitation et avec son propre instinct ? Hé, Wozzeck ! (Il rugit.) Wozzeck !

Wozzeck (a attrapé la chatte). — Monsieur le docteur, elle mord !

Le docteur. — Drôle ! Tu saisis la bête aussi tendrement que si elle était ta grand’mère.

Wozzeck. — Monsieur le docteur, j’ai des frissonnements.

Le docteur (tout réjoui). — Ha, ha ! bien, Wozzeck !

(Il se frotte les mains.)
Wozzeck. — Ma vue se trouble !

Le docteur (paraît dans la cour, prend la chatte). — Que vois-je, Messieurs ! Une nouvelle espèce de poux de lièvre. Une plus belle espèce que celles déjà connues. (Il tire de sa poche une loupe.) Poux de lièvre, Messieurs ! L’animal n’a aucun instinct scientifique. Poux de lièvre, celui-ci en porte dans sa fourrure les plus beaux échantillons. Messieurs ! vous pouvez en échange voir quelque chose d’autre. Regardez cet homme ! Depuis trois mois il ne mange que des pois. Remarquez le résultat — sentez donc son pouls inégal, puis voyez ses yeux —

Wozzeck. — Monsieur le docteur, ma vue se trouble complètement ! (Il s’assied.)

Le docteur. — Courage, Wozzeck, encore quelques jours, et c’est fini. Sentez, Messieurs, sentez ! (Les étudiants tâtent les tempes, le pouls et la poitrine de Wozzeck.) A propos, Wozzeck, agite donc une fois tes oreilles devant ces messieurs. J’ai déjà voulu vous montrer cela — deux muscles y sont actifs. Allons ! vite !

Wozzeck. — Ah, monsieur le docteur !

Le docteur. — Bête ! dois-je te remuer les oreilles ? Veux-tu faire comme les chats ? Oui, Messieurs, ce sont des transitions jusqu’à l’âne, provenant fréquemment aussi de l’éducation et de la langue maternelles. Wozzeck ! Ta mère, par tendresse, t’a joliment arraché les cheveux quand tu as pris congé d’elle. Ils sont devenus bien rares. Ou est-ce seulement depuis quelques jours, est-ce l’effet des pois ! Oui, Messieurs, ce sont les pois, les pois ! La science !

LA CAMPAGNE
LA VILLE DANS LE LOINTAIN
Wozzeck et Andrès taillent des cannes dans un buisson.

Wozzeck. — Vois-tu, ce lieu est maudit !

Andrès. — Ah, bah ! (Il chante :)

C’est une belle chasse.
Chacun est libre de tirer !
Je voudrais y chasser,
Je voudrais me trouver là !

Wozzeck. — Ce lieu est maudit. Vois-tu cette ligne claire au-dessus de l’herbe, là où les champignons croissent si abondamment ? Là, un soir, roula une tête. Un homme la ramassa, la prenant pour un hérisson. Trois jours après, il gisait de son long sur les copeaux.

Andrès. — Le soir arrive, cela te rend inquiet. Eh quoi ? (Il chante :)

Là passe en courant un lièvre ;
Vous me demandez si je suis chasseur !
Chasseur, je l’ai djéjà été,
Mais je ne sais pas tirer !

Wozzeck. — Silence, Andrès ! C’étaient les francs-maçons, je l’ai trouvé, les francs-maçons ! Silence !

Andrès. — Accompagne-moi plutôt. (Il chante :)

Là étaient posés deux lièvres,
Qui dévoraient l’herbe verte.

Wozzeck. — Andrès, n’entends-tu pas marcher quelque chose ? (Il frappe du pied le sol.) Creux ! tout est creux ! un gouffre ! il vacille…… Entends-tu ? Quelque chose marche avec nous, là-bas quelque chose marche avec nous !

Andrès (chante) :

Ils dévoraient l’herbe verte
Jusqu’à la racine !

Wozzeck. — Partons, partons ! (Il l’entraîne avec lui.)

Andrès. — Hé ! es-tu fou ?

Wozzeck (s’arrête). — Il fait étrangement calme — et lourd. On voudrait retenir son haleine ! Andrès !

Andrès. — Quoi ?

Wozzeck. — Parle ! (Il regarde fixement la contrée). Andrès ! quelle clarté ! Un feu monte de la terre au ciel et un bruit en descend, ainsi qu’un son de trompettes. Comme ce bruit s’approche !

Andrès. — Le soleil est couché, le tambour résonne.

Wozzeck. — Tout est tranquille, de nouveau tranquille, comme si le monde était mort !

Andrès. — La nuit ! Rentrons !

LA VILLE
MARIE, à la fenêtre avec son enfant. MARGUERITE. — La retraite passe, le tambour-major en tête.

Marie (berçant son enfant sur son bras). — Hé, gamin ! Sa sa ! Ra ra ra ! Entends-tu ? Voilà qu’ils viennent !

Marguerite. — Quel homme ! comme un arbre !

Marie. — Il se tient sur ses pieds comme un lion.

(Le tambour-major salue.)

Marguerite. — Quels yeux aimables vous lui faites, voisine ! Vous ne nous y avez pas accoutumés.

Marie (chante :).

Les soldats sont de beaux gaillards —
Les soldats, les soldats ! —

Marguerite. — Vos yeux brillent encore —

Marie. — Et quand cela serait ! Que vous importe ? Portez les vôtres aux Juifs et faites-les nettoyer, peut-être brilleront-ils encore, de façon qu’on puisse les vendre pour deux boutons.

Marguerite. — Que voulez-vous, madame la fille ? je suis une honnête personne. Mais vous, chacun le sait, vous lorgnez à travers six paires de culottes de peau.

Marie. — Canaille ! (Elle ferme brusquement la fenêtre.) Viens, gamin. Que veulent ces gens ! Tu n’es qu’un pauvre enfant de catin, et pourtant tu causes tant de joie à ta mère avec ton visage couvert de honte ! Sa ! sa ! (Elle chante :)

Fille, que feras-tu maintenant ?
Ta as un petit enfant et pas de mari !
Eh ! que m’importe !
Je chante toute la nuit :
Eia, popeia, gamin, iuchhu !
On ne me donne rien de plus !

Mon petit Jean ! attelle tes six chevaux blancs,
Donne-leur à manger de nouveau —
Ils ne mangent pas d’avoine,
Ils ne boivent pas d’eau,
Il faut que ce soit du vin pur et frais, iucbhe !
Il faut que ce soit du vin pur et frais !

On frappe a la fenêtre.

Marie. — Qui est là ? Est-ce toi, Franz ? Entre !

Wozzeck. — Impossible. Je dois aller à Ferles !

Marie. — As-tu taillé des cannes pour le major ?

Wozzeck. — Oui, Marie. Ah !…

Marie. — Qu’as-tu, Franz ? tu parais tout troublé ?

Wozzeck. — Pst, silence ! C’est fini. C’était une apparition au ciel, et tout était en ignition ! Je suis sur la trace de maintes choses !

Marie. — Mon homme !

Wozzeck. — Et maintenant tout est sombre, sombre !…… Marie, c’était de nouveau quelque chose, beaucoup…… (Mystérieusement) N’est-il pas écrit : « Et voilà que la fumée s’éleva de la terre, comme d’un poêle ? »

Marie. — Franz !

Wozzeck. — On a marché derrière moi jusqu’aux approches de la ville. Qu’adviendra-t-il ?

Marie. — Ton garçon —

Wozzeck. — Oui, gamin ! Ce soir de nouveau à la foire ! J’ai encore épargné quelque chose ! Maintenant il faut que j’aille ! (Il sort.)

Marie (seule). — Mon homme ! L’esprit ainsi hanté ! Il n’a pas regardé son enfant ! Il deviendra sûrement fou ! Pourquoi es-tu si tranquille, gamin ? As-tu peur ? Il fait si obscur, qu’on se croirait devenu aveugle. La lanterne jette pourtant toujours ses rayons à l’intérieur. Ah ! nous autres pauvres gens ! Je n’y tiens plus, cela me fait frémir……

CABINET DE TRAVAIL DU DOCTEUR
WOZZECK. LE DOCTEUR.

Le docteur. — Qu’est-ce que je vois, Wozzeck ? Un homme de parole ?Ei ! ei ! ei !

Wozzeck. — Quoi donc, monsieur le docteur ?

Le docteur. — Je l’ai vu, Wozzeck ! Tu as p.... dans la rue, p.... contre le mur, comme un chien ! Est-ce pour cela que je te donne chaque jour trois sous ? Wozzeck ! c’est mauvais, le monde devient mauvais, très mauvais. Oh !

Wozzeck. — Mais, monsieur le docteur, quand la nature vous vient !

Le docteur. — La nature vient ! la nature vient ! Superstition ! détestable superstition ! La nature ! N’a ije pas démontré que le musculus sphincter vesicœ est soumis à la volonté ? La nature ! Wozzeck ! L’homme est libre ! Dans l’homme l’individualité se transfigure en volonté ! Ne pouvoir retenir l’urine ! (Il secoue la tête, met ses mains sur son dos et marche en tous sens). As-tu déjà mangé tes pois, Wozzeck ? Rien que des pois, rien que dés légumes, sache-le bien ! La semaine prochaine, nous commencerons à nous mettre au mouton. Il y a une révolution dans la science, je la ferai sauter en l’air. Matière urinaire, ammonium hydrochlorique, hyperoxyde, Wozzeck, ne peux-tu plus p.... ? Entre donc là et essaie.

Wozzeck. — Je ne puis, monsieur le docteur !

Le docteur (avec émotion). — Mais p.... contre le mur ! Je tiens en main le contrat écrit ! Je l’ai vu, de mes yeux vu, je mettais justement le nez à la fenêtre et y laissais tomber les rayons du soleil, pour observer l’éternuement, la naissance de l’éternuement. Il faut observer tout. M’as-tu attrapé des grenouilles ? du frai ? des polypes d’eau douce ? Cristatellum ? L’as-tu fait ? Ne touche pas à mon microscope, j’y ai la molaire gauche d’un infusoire. Mais (il s’avance vers lui), tu as p.... contre le mur ! — Non ! — je ne m’emporte pas, s’emporter est malsain, c’est anti-scientifique ! Je suis calme, tout à fait calme, mon pouls a ses soixante pulsations habituelles, et je te dis cela avec le plus grand sang-froid. Dieu nous préserve de nous emporter contre un homme, contre un homme ! Si encore c’était un Protée qui nous tombât malade ! Mais, Wozzeck, tu n’aurais pas dû p.... contre le mur !

Wozzeck. — Voyez-vous, monsieur le docteur, on a parfois son caractère, son tempérament ! — Mais quant à la nature, c’est autre chose, voyez-vous, quant à la nature (il fait craquer ses doigts), c’est autre chose, comment dois-je dire — par exemple —

Le docteur. — Wozzeck, tu philosophes de nouveau !

Wozzeck. — Oui, monsieur le docteur, quand la nature est à sa fin —

Le docteur. — Quoi, quand la nature……

Wozzeck. — ……la nature est à sa fin quand le monde devient si sombre qu’il faut le tâter avec les mains, qu’on s’imagine qu’il se dissout comme une toile d’araignée. Ah ! si quelque chose existe, et en même temps n’existe pas ! Ah, Marie ! Si tout est sombre, et qu’il n’y a plus qu’une lueur rouge à l’ouest, comme d’une forge, à quoi doit-on se retenir ? (Il marche en tous sens dans la chambre.)

Le docteur. — Drôle ! Tu tâtes partout avec tes pieds, comme avec des pattes d’araignée.

Wozzeck (confidentiellement). — Monsieur le docteur, avez-vous déjà vu quelque chose de la double nature ? Quand le soleil est à midi et qu’il semble que la terre soit en feu, une voix terrible m’a déjà parlé.

Le docteur. — Wozzeck, tu as une aberratio.

Wozzeck (met le doigt à son nez). — Les champignons ! Avez-vous déjà vu sur le sol des cercles de champignons ? Lignes enlacées — figures — c’est précisément cela — qui pourrait lire cela ?

Le docteur. — Wozzeck, tu iras à la maison de fous. Tu as une belle idée fixe, une précieuse aberratio mentalis partialis, seconde espèce ! Très bien formée ! Wozzeck, j’augmenterai tes appointements ! Seconde espèce : idée fixe à l’état en somme raisonnable ! Fais-tu encore tout comme jadis ? rases-tu ton capitaine ?

Wozzeck. — Sans doute !

Le docteur. — Manges-tu tes pois ?

Wozzeck. — Toujours régulièrement, monsieur le docteur ! Ma solde, c’est ma femme qui la prend…… C’est dans ce but que je vous sers.

Le docteur. — Et tu fais ton service ?

Wozzeck. — Oui.

Le docteur. — Tu es un cas intéressant ! Je te donnerai un sou de plus par semaine. Wozzeck, reste seulement honnête ! Regarde-moi : que dois-tu faire ?

Wozzeck (gémissant). — Marie…

Le docteur. — Mange des pois, puis du mouton, nettoie ton fusil, et en même temps soigne ton idée fixe. O ma théorie ! O ma gloire ! Je deviendrai immortel ! immortel !

Wozzeck. — Oui ! Marie… et le pauvre ver.

Le docteur. — Immortel, Wozzeck ! Montre ta langue !

RUE
MARIE. LE TAMBOUR-MAJOR.

Le tambour-major. — Marie !

Marie (le regardant, avec expression) — Avance donc ! — La poitrine comme un bœuf et une barbe comme un lion. Il n’y en a pas comme lui ! — Je suis fière plus que toutes les femmes !

Le tambour-major. — Et quand le dimanche j’ai mon grand panache et mes gants blancs ! Mille tonnerres ! Le prince dit toujours : Camarade, tu es un gaillard !

Marie (d’un air railleur). — Ah, bah ! (Elle replace devant lui) Gaillard !

Le tambour-major. — Et toi aussi tu es une femme ! Sacrebleu ! Nous voulons planter une génération de tambours-majors. Hé ? (Il l’enlace.)

Marie. — Laisse-moi !

Le tambour-major. — Bête sauvage !

Marie (énergiquement). — Ne me touche pas !

Le tambour-major. — Ne voit-on pas le diable dans tes yeux ?

Marie. — Peu m’importe. Cela m’est bien égal !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

RUE
LE CAPITAINE. LE DOCTEUR.

Le capitaine. — Où allez-vous si vite, cher monsieur Clou de cercueil ?

Le docteur. — Où allez-vous si lentement, cher monsieur Ange de l’exercice ?

Le capitaine. — Prenez votre temps ! Ne courez pas ainsi ! Ouf !

Le docteur. — Pressé ! pressé !

Le capitaine. — Ne courez pas ! Un brave homme ne court pas si vite. (Soufflant bruyamment.) Un brave homme — un brave… Vous courez comme si vous faisiez la chasse à la Mort. — Vous m’inquiétez.

Le docteur. — Je ne vole pas mon temps.

Le capitaine. — Un brave homme — (Il attrape le docteur par son habit). Monsieur le docteur, les chevaux me font beaucoup de peine quand je pense que les pauvres bêtes doivent aller à pied. Ne courez pas ainsi, monsieur Clou de cercueil ! Ne fendez pas ainsi l’air avec votre canne ! Vous usez vos jambes à courir sur le pavé. (Il le retient.) Permettez-moi de sauver la vie à un homme.

Le docteur. — Une femme, morte en quatre semaines, cancer uteri. J’ai déjà eu vingt patients de cette espèce — en quatre semaines.

Le capitaine. — Docteur ! ne m’effrayez pas ! Il y a des gens qui sont déjà morts de peur, tout simplement de peur !

Le docteur. — En quatre semaines. — Cela me fournira une intéressante préparation anatomique.

Le capitaine. — Oh ! oh !

Le docteur. — Et vous-même ! Hum ! bouffi, gras, encolure épaisse, constitution apoplectique ! Oui, monsieur le capitaine, vous pouvez attraper une apoplexia cerebri, mais il se peut que ce ne soit que d’un côté. Oui, vous pouvez ne devenir paralysé que d’un côté, ou, dans le cas le plus heureux, seulement aux extrémités.

Le capitaine. — Au nom de Dieu…

Le docteur. — Oui ! voilà ce à quoi vous pouvez vous attendre d’ici à quatre semaines. Je puis d’ailleurs vous assurer que vous fournirez un cas des plus intéressants, et si Dieu veut que votre langue se paralyse en partie, nous ferons alors des expériences vraiment immortelles. (Il veut s’en aller.)

Le capitaine. — Halte, docteur ! Je ne vous quitte pas ! Clou de cercueil ! Ami des morts ! dans quatre semaines ? — Il y a des gens qui simplement par peur… Docteur ! Je vois déjà les gens avec des citrons en mains, et disant : c’était un brave homme (ému), un brave homme…

Le docteur (fait semblant de l’apercevoir à l’instant même et agite son chapeau). — Eh ! bonjour, monsieur le capitaine ! (Il lui présente son chapeau) Qu’est-ce que cela ? Monsieur le capitaine, c’est — tête creuse !

Le capitaine (fait un pli à son habit.). — Et qu’est-ce que cela, monsieur le docteur ? c’est — simplicité. Ha ha ha ! Mais ne le prenez pas en mal. Je suis un brave homme, mais je puis aussi, quand je veux !… Monsieur le docteur, je vous le dis, quand je veux —

(Wozzeck passe rapidement devant eux, et salue).

Le capitaine. — Hé ! Wozzeck ! Pourquoi passes-tu si vite devant nous ? Reste donc, Wozzeck ! Tu parcours le monde comme un rasoir ouvert, on se coupe à toi ! Tu cours comme si tu avais à raser un régiment de queues de chats, et comme si tu devais être pendu au cas où il resterait un seul poil — mais à cause des longues barbes — que voulais-je donc dire — les longues barbes.

Le docteur. — Une longue barbe au menton — déjà Pline en parle — on doit en déshabituer les soldats —

Le capitaine. — Ha ! les longues barbes ! Qu’y a-t-il, Wozzeck ? N’as-tu pas trouvé un poil de barbe dans ton assiette ? Ha ! ha ! — Tu me comprends ? Un poil d’homme ! De la barbe d’un sapeur — ou d’un sous-officier — ou d’un tambour-major. Hé ! Wozzeck ? Mais tu as une honnête femme, hé ?

Wozzeck. — Oui, certes ! Que voulez-vous dire, monsieur le capitaine ?

Le capitaine. — Quelle mine fait le drôle ! Ha ! ha ! mais ce n’est pas précisément dans ta soupe. Tu peux, en te hâtant et en tournant l’angle de la rue, en trouver peut-être un encore sur une paire de lèvres. Oui, un poil ! D’ailleurs, une paire de lèvres, Wozzeck, une paire de lèvres ! Oh ! moi aussi j’ai connu l’amour ! — mais, drôle, te voilà pâle comme la mort !

Wozzeck. — Monsieur le capitaine, je suis un pauvre hère ! C’est tout ce que je suis en ce monde ! Monsieur le capitaine, si vous plaisantez —

Le capitaine. — Plaisanter ? Que le diable t’emporte ! Plaisanter ? Drôle —

Le docteur. — Ton pouls, Wozzeck ! Petit, dur sautillant.

Wozzeck. — Monsieur le capitaine ! La terre pour beaucoup brûle comme l’enfer — l’enfer est froid en comparaison.

Le capitaine. — Drôle ! veux-tu te faire sauter la cervelle ? Tu me piques avec tes yeux ! Je te veux du bien, parce que tu es un brave garçon, Wozzeck, un brave garçon !

Le docteur. — Les muscles de la face fixes, tendus, les yeux hagards. Hum !

Wozzeck. — Je m’en vais — bien des choses sont possibles ! L’homme — bien des choses sont possibles ! Oui ou non ? Dieu du ciel ! On pourrait avoir envie de planter un clou et de s’y pendre. On saurait alors où l’on en est ! Oui ou non ? (Il sort rapidement.)

Le docteur. — C’est un phénomène, ce Wozzeck !

Le capitaine. — Cet homme me donne vraiment le vertige ! Comme le long drôle court et son ombre derrière lui ! Et si désespéré ! Je n’aime pas cela ! Un brave homme est reconnaissant envers Dieu. Un brave homme aussi n’a pas de courage. Un coquin seul a du courage ! Moi aussi je suis parfois mélancolique ; j’ai dans ma nature quelque chose de rêveur, je ne puis m’empêcher de pleurer si je vois pendre mon habit à la muraille. Mais l’homme est fait pour honorer son créateur et s’affermir dans l’amour de la vie. Un coquin seul a du courage ! Un coquin seul !

LA CHAMBRE DE MARIE
WOZZECK. MARIE.

Marie. — Bonjour, Franz.

Wozzeck (la regarde fixement et secoue la tête). — Hum ! je ne vois rien ! Oh ! on le verrait, on le saisirait avec les poings !

Marie. — Qu’as-tu, Franz ?

Wozzeck (comme précédemment). — Est-ce encore toi, Marie ? — Un péché, si épais et si large — cela devrait puer, au point de chasser du ciel les anges. Mais tu as la bouche rose, Marie ! la bouche rose — je n’y vois aucune ampoule !

Marie. — Tu as le délire, Franz, j’ai peur…

Wozzeck. — Tu es belle — « comme le péché ». Mais le péché mortel peut-il être si beau, Marie ? (Bondissant) Ici ! — A-t-il été ici, dis, dis ?

Marie. — Je ne puis interdire la rue aux gens…

Wozzeck. — Par le diable, a-t-il été ici ?

Marie. — Le jour étant long et le monde étant vieux, beaucoup d’hommes peuvent se tenir à une place l’un après l’autre.

Wozzeck. — Je l’ai vu !

Marie. — On peut voir beaucoup de choses quand on a deux yeux, qu’on n’est pas aveugle, et que le soleil luit.

Wozzeck. — Toi avec lui !

Marie (hardiment). — Et quand bien même !

Wozzeck (s’avance vers elle). — Misérable !

Marie. — Ne me touche pas ! Plutôt un couteau dans le corps qu’une main sur moi ! Mon père ne l’a pas osé, quand j’eus dix ans…

Wozzeck (la regarde fixement et laisse tomber lentement sa main). — Plutôt un couteau ! (Après une pause, chuchotant timidement) : L’homme est un abîme, on a le vertige quand on y regarde… La tête me tourne…

AUBERGE
LE TAMBOUR-MAJOR. WOZZECK. ANDRÈS. GENS.

Le tambour-major. — Je suis un homme ! (Il se frappe la poitrine.) Un homme, dis-je. Qui veut s’en prendre à moi ? Celui qui n’est pas un Dieu en ribote, celui-là, je… Je lui enfoncerai le nez dans le derrière. Je veux — (à Wozzeck). Tiens, drôle, bois — je voudrais que le monde fût du schnaps, du schnaps, il faut que l’homme boive — tiens, drôle, bois !

Wozzeck (se détourne et siffle).

Le tambour-major. — Drôle ! dois-je te tirer la langue du gosier et t’en enrouler le corps ? (Ils luttent. Wozzeck a le dessous). Dois-je te laisser encore autant de souffle qu’en contient le vent d’une vieille femme ? Dois-je —

Wozzeck (tombe épuisé sur un banc).

Le tambour-major. — Maintenant le drôle doit siffler, il doit siffler au point d’en devenir bleu foncé ! Hé ! de l’eau-de-vie, c’est ma vie ! De l’eau-de-vie, ça donne du courage !

Un assistant. — Celui-ci a son affaire !

Andrès. — Il saigne.

Wozzeck. — L’un après l’autre !

LE CORPS DE GARDE
WOZZECK. ANDRÈS.

Andrès (chante)

Madame l’hôtesse a une brave servante :
Elle s’assied au jardin jour et nuit,
Elle s’assied dans son jardin —

Wozzeck. — Andrès !

Andrès. — Eh bien !

Wozzeck. — Sais-tu où l’on danse ?… Beau temps !

Andrès. — Temps de dimanche ! Musique devant la ville. Les femmes y sont allées… Danse… les garçons fument, il faut voir !

Wozzeck (inquiet). — Danse, Andrès, on danse !

Andrès. — A l’auberge du Poulain et à l’Etoile.

Wozzeck. — Où crois-tu qu’ils dansent — je veux voir où ils dansent !

Andrès. — Peu m’importe. (Il chante) :

Elle s’assied dans son jardin
Jusqu’à ce que la petite cloche sonne douze heures,
Et elle attend les soldats.

Wozzeck. — Andrès, je n’ai pas de repos.

Andrès. — Hou !

Wozzeck. — Il faut que je sorte. Tout tourne devant mes yeux. Danse ! Elle aura chaud ! Damnation ! — Adieu !

Andrès. — Que veux-tu ?

Wozzeck. — Il faut que je sorte, que je voie.

Andrès. — A cause de cette créature !

Wozzeck. — Sortons, sortons !

AUBERGE
Soir, Fenêtre ouverte. Danse. Garçons. Soldats. Servantes.
Bancs devant la maison.

Premier ouvrier (chante).

J’ai une chemise qui ne m’appartient pas……
Mon âme pue l’eau-de-vie !

Second ouvrier. — Ne m’oublie pas ! Amitié ! Frère, dois-je par amitié te faire un trou dans la carcasse ? Frère ! je veux te faire un trou dans la carcasse, je veux te tuer toutes tes puces sur le corps. Frère, moi aussi je suis un gaillard, tu sais.

Premier ouvrier. — Mon âme, mon âme immortelle pue l’eau-de-vie ! Elle pue, et je ne sais pas pourquoi. Quel est le but du monde ! L’argent même entre en décomposition. Que le diable emporte le bon Dieu ! Frère, je finirai par pleurnicher plein un tonneau !

Second ouvrier. — Ne m’oublie pas ! Pourquoi le monde est-il si beau ? — Je voudrais que nos nez fussent deux bouteilles et que nous pussions nous les verser réciproquement dans le gosier. Toute la terre est rose. De l’eau-de-vie, c’est ce qu’on appelle vivre !

Premier ouvrier. — Mon âme pue, oh !Je me fais obstacle à moi-même, et il faut que je m’enjambe ! C’est triste !

(Wozzeck se place à la fenêtre et regarde à l’intérieur. Marie et le tambour-major passent devant lui en dansant, sans le remarquer.

Wozzeck. — Lui ! Elle ! Mordieu !

Marie (passe en dansant). — Encore ! Encore !

Wozzeck. — Encore ! encore ! (Il se laisse tomber sur le banc devant la maison.) Encore ! (Il croise les mains.) Tournez, roulez ! Pourquoi Dieu n’éteint-il pas le soleil ? Tous les êtres se roulent avec volupté les uns sur les autres ! Homme et femme, fille et bête ! Ils le font en plein jour, peu s’en faut qu’ils ne le fassent sous nos yeux, comme les mouches. Femme ! femme ! Encore ! (Il se lève brusquement.) Comme il l’enlace ! Son propre corps ! Et cela la fait rire ! Damnation ! Je —

Garçons (à l’intérieur, chantent en chœur) :

Un chasseur du Palatinat
Chevauchait un jour à travers une forêt verte,
Halli, halloh ! Halli, halloh !
Certes, attrayante est la chasse.
Ici sur la verte bruyère.
Chasser est ma joie.

D'autres garçons (chantent) :

O fille, ma fille —
Que s’est-elle imaginé,
En s’attachant aux cochers
Et aux matelots ?

(Des soldats sortent et passent devant Wozzeck.)

Un soldat (à Wozzeck). — Que fais-tu ?

Wozzeck. — Quelle heure ?

Le soldat. — Onze heures.

Wozzeck. — Vraiment ? Je croyais qu’il était plus tard. Le temps devient long quand on s’amuse ainsi.

Le soldat. — Pourquoi restes-tu devant la porte ?

Wozzeck. — J’y suis bien. Il y a près de la porte beaucoup de gens qui ne savent pas qu’ils y sont, jusqu’à ce qu’on leur fasse passer le seuil, les pieds en avant !

Le soldat. — Ton siège est dur.

Wozzeck. — Je suis bien assis, et dans le tombeau je ne serai pas mieux.

Le soldat. — Es-tu ivre ?

Wozzeck. — Non ! malheureusement ! Je n’y parviens pas !

Premier ouvrier (à l’intérieur. Il s’est placé sur la table et prêche). — Cependant, si un voyageur qui se tient penché sur le fleuve du temps ou qui interroge la sagesse divine, se demande à lui-même : Pourquoi donc l’homme existe-t-il ? En vérité, chers auditeurs, je vous le dis, il est bon qu’il en soit ainsi, car de quoi auraient dû vivre le paysan, le tonnelier, le tailleur, le médecin, si Dieu n’avait pas créé l’homme ? De quoi aurait dû vivre le tailleur, si Dieu n’avait pas implanté chez l’homme le sentiment de la pudeur ? De quoi auraient dû vivre le soldat et l’aubergiste, si Dieu n’avait donné à l’homme le besoin du meurtre et du vin ? Aussi ne doutez pas, mes amis, oui ! oui ! que tout est aimable et beau, mais que toutes les choses terrestres sont vaines : l’argent même entre en décomposition, et mon âme immortelle pue fort l’eau-de-vie. Pour conclure, mes chers auditeurs, p..... en croix, afin qu’un juif meure !

Wozzeck. — Elle a des joues rouges, et lui une belle barbe ! Pourquoi donc pas ? pourquoi donc pas ?

Un fou (se presse à la fenêtre à côté de Wozzeck). — Gaiement, gaiement, mais cela sent —

Wozzeck. — Fou ! que veux-tu ?

Le Fou. — Je sens, je sens l’odeur du sang !

Wozzeck. — Du sang ! Ah, du sang ! Je vois rouge. Il me semble que tous roulent les uns sur les autres dans une mer de sang.

LA CAMPAGNE
Nuit.
WOZZECK.

Wozzeck. — Encore ! Encore ! Tais-toi, musique ! Ha ! que dites-vous, que dites-vous ? Ainsi — plus haut ! plus haut ! Maintenant je l’entends. Poignarde — poignarde — à mort la louve — poignarde — poignarde — la louve à mort — Dois-je le faire ? faut-il que je le fasse ? — Je l’entends toujours, cet « encore » — Poignarde — à mort — à mort — Là-bas, du sol, on parle, et les peupliers le disent : — Poignarde — à mort — poignarde.

CASERNE
Nuit.
ANDRÈS et WOZZECK dorment dans un lit.

Wozzeck (se lève en sursaut). — Andrès ! Andrès ! je ne puis dormir ; si je ferme les yeux, je la vois pourtant toujours, et je continue à entendre les violons, à les entendre. Puis une voix sort de la muraille. N’entends-tu rien, Andrès ? Et cela joue du violon et danse !

Andrès (murmure). — Oui ! — laisse-les dan — ser.

Wozzeck. — Et en même temps cela luit toujours à mes regards, comme un couteau ! comme un large couteau, et tantôt je le vois sur une table, dans une boutique, dans une rue sombre, et tantôt je le tiens dans la main et — oh !

Andrès. — Dors, fou !

Wozzeck. — « Et ne nous induis pas en tentation ! ». Seigneur Dieu, « Et ne nous induis pas en tentation ! Amen ! »

COUR DE LA CASERNE
LE TAMBOUR-MAJOR. ANDRÈS.
WOZZECK (à l’écart).

Le tambour-major. — Je suis un homme ! J’ai une femme, vous dis-je, une femme ! — Greffe de tambours-majors ! Un sein et des cuisses ! Et tout si ferme ! Les yeux comme des charbons ardents. Une femme, vous dis-je !

Andrès. — Hé ! hé ! Qui est-ce donc !

Le tambour-major. — Demande à ce Wozzeck ! Hé ! hé !l Je suis un homme, un homme ! (Il sort).

Wozzeck (à Andrès). — Il a parlé de moi ? Qu’a-t-il dit ?

Andrès. — Je t’en prie, quelle est donc sa maîtresse ? Il dit qu’il a une femme magnifique — qui a des cuisses. —

Wozzeck (très froidement). — Vraiment ? Il a dit cela ? De quoi ai-je rêvé cette nuit, Andrès ? N’était-ce pas d’un couteau ? — Quels rêves insensés on a ! Ou sont-ce des rêves sages ? (Il veut sortir.)

Andrès. — Où vas-tu, camarade ?

Wozzeck. — Je vais chercher du vin pour mon capitaine. Ah ! Andrès, c’était pourtant une fille unique en son genre !

Andrès. — Qui donc ? qui donc ? Ne l’est-elle plus ?

Wozzeck. — Bientôt elle ne le sera plus. Adieu.

CHAMBRE DE MARIE

Marie (seule, feuillette la Bible).— «  Et aucun mensonge n’a été trouvé dans sa bouche »… Seigneur ! Seigneur ! ne me regarde pas ! (Elle continue à feuilleter.) « Mais les Pharisiens lui amenèrent une femme qui vivait dans l’adultère et ils la placèrent devant lui » —. (Elle continue à lire en murmurant, puis d’une voix plus haute) : « Mais Jésus dit : Je ne te maudis pas non plus, va-t-en, et ne pèche plus ». (Elle croise ses mains). Seigneur ! Seigneur ! — je ne puis — Seigneur ! permets-moi seulement de prier. (L’enfant se presse contre elle.) Ce gamin me fend le cœur. Va-t-en ! Cela se pavane au soleil ! Non, viens,viens ici ! (Elle commence à raconter.) Il y avait une fois un roi. Monsieur le roi avait une couronne d’or, une femme qui était madame la reine et un petit garçon. Et que mangeaient-ils tous ? — Ils mangeaient tous du boudin de foie… Franz n’est pas venu, ni hier, ni aujourd’hui… J’ai chaud, j’ai chaud ! (Elle ouvre brusquement la fenêtre.) Qu’y a-t-il d’écrit sur Madeleine — qu’y a-t-il d’écrit ?… « Et elle s’agenouilla à ses pieds, et elle pleura, et elle embrassa ses pieds, et elle les mouilla de larmes, et elle les oignit »… (Elle se frappe la poitrine.) Sauveur ! je voudrais t’oindre les pieds — Sauveur, tu as eu pitié d’elle, aie pitié aussi de moi !…

BOUTIQUE DE REVENDEUR
WOZZECK. UN JUIF.

Wozzeck. — Ce petit pistolet est trop cher.

Le juif. — Allez, achetez-le toujours — bonne marchandise ! Vous ne l’achetez pas ? Quoi d’autre ?

Wozzeck. — Combien ce couteau ?

Le juif. — Deux florins ! Il est bon ! un bon couteau ! Est-ce pour vous couper la gorge ? Hein ! pour quoi ? Je vous le donne à aussi bon compte qu’un autre marchand. Vous devez avoir votre mort à bon marché, mais pourtant pas pour rien. Vous l’achetez ? Hein ?

Wozzeck. — Cela peut couper autre chose que du pain ?

Le juif. — Oui, Monsieur !

Wozzeck. — Voici ! (Il jette l’argent, prend le couteau et sort.)

Le juif. — Voici ! Hi, hi ! Comme si ce n’était rien ! C’est pourtant de l’argent. Hi, hi !

RUE
Dimanche après-midi. MARIE devant la porte de la maison, son enfant sur le bras. Près d’elle une vieille femme. Des enfants jouent dans la rue.

Des fillettes (vont deux à deux et chantent :)

Comme aujourd’hui brille magnifiquement le soleil,
Comme le blé est en fleur !
Ils marchaient à travers la prairie,
Ils marchaient deux par deux.
Les fifres allaient devant,
Les violonistes derrière.
Ils avaient tous des souliers rouges
Et marchaient gaiement.

Première fillette (sort du cercle). — Chantons autre chose !

Toutes. — Autre chose ! Quoi ?

Première fillette. — Je ne sais pas. Autre chose !

Marie. — Venez — toutes en cercle (Elle chante, les enfants l’accompagnent et tournent.)

Tournez, tournez, donnez les roses,
Tournez, tournez !

Première fillette (à la vieille femme). — Grand’mère, pourquoi le soleil ne brille-t-il pas aujourd’hui ?

La vielle femme. — Parce que !

Première fillette. — Mais pourquoi — parce que ?

Seconde fillette. — Grand’mère, racontez quelque chose !

Marie. — Oui, racontez quelque chose, cousine !

La vielle femme (raconte). — Il y avait une fois un pauvre enfant qui n’avait ni père ni mère ; tous étaient morts et il ne lui restait personne sur la terre ; et il avait faim et pleurait jour et nuit. Et parcequ’il n’avait plus personne sur la terre, il voulut aller au ciel. Et la lune le regardait amicalement, et quand enfin il arriva à la lune, c’était un morceau de bois pourri. Alors, il voulut aller au soleil, et le soleil le regardait amicalement, et quand enfin il arriva au soleil, c’était une petite fleur fanée. Alors il voulut aller aux étoiles, et les étoiles le regardaient amicalement, et quand enfin il arriva aux étoiles, c’étaient des mouches d’or piquées sur des pruniers sauvages et en train de mourir. Alors l’enfant voulut revenir sur la terre, mais quand il y arriva, la terre était un petit pot renversé. Et ainsi l’enfant était tout seul, et il s’assit et il pleura : Je n’ai ni père, ni mère, je n’ai ni soleil, ni lune, ni étoiles, je n’ai pas la terre. Et il est assis là encore et il est tout seul.

Marie (serrant avec angoisse son enfant sur sa poitrine). — Ah ! quand je serai morte ! Cousine, vous m’avez serré le cœur. Mon pauvre ver ! Quand je serai morte !

CASERNE
ANDRÊS. WOZZECK (fouille dans ses effets).

Wozzeck. — La veste, Andrès, n’appartient pas à l’uniforme. Elle peut te servir, Andrès ! La croix est à ma sœur, ainsi que la petite bague ; j’ai de plus deux cœurs, en bon or. Celui-ci était dans la Bible de ma mère, et on y lit :

Que la souffrance soit tout mon lot,
Que la souffrance soit mon culte !
Seigneur ! comme ton corps était rouge et blessé,
Laisse mon cœur l’être à toute heure.

Andrès (immobile, le regarde d’un air étonné, secoue la tête et dit à tous). — Oui !

Wozzeck (tire un papier). — Jean-François Wozzeck, réserviste et fusilier au 2e régiment, 2e bataillon, 4e compagnie, né le jour de l’Annonciation de la Vierge, le 20 juillet. (Il murmure le chiffre de l’année.) J’ai aujourd’hui trente ans, sept mois et douze jours.

Andrès. — Franz, tu prends le chemin de l’hôpital. Bois du schnaps auquel tu mêleras de la poudre, cela tue la fiévre.

Wozzeck. — Oui, Andrès, quand le menuisier rassemble ses copeaux, personne ne sait qui y posera sa tête.

SENTIER SOUS BOIS AU BORD D’UN ÉTANG
(Il fait sombre).
WOZZECK. MARIE.

Marie. — Par là, à gauche, on va à la ville. C’est encore loin. Avance plus vite.

Wozzeck. — Tu dois rester là, Marie, Viens, assieds-toi.

Marie. — Mais il faut que j’avance.

Wozzeck. — Viens. (Ils s’asseyent.) Tu as fait une longue course, Marie. Il ne faut plus que tu te blesses les pieds à force de courir. Il fait tranquille ici. Et si sombre ! — Sais-tu encore, Marie, combien il y a maintenant de temps que nous nous connaissons ?

Marie. — A la Pentecôte il y aura trois ans.

Wozzeck. — Et combien crois-tu que cela durera encore ?

Marie (bondit). — Il faut que j’avance.

Wozzeck. — As-tu peur, Marie ? Tu es pourtant pieuse ! (Il rit.) Et bonne ! Et fidèle ! (Il la repousse sur son siège.) As-tu peur ? — Quelles douces lèvres tu as, Marie ! (Il l’embrasse.) Je donnerais le ciel et la béatitude éternelle pour pouvoir souvent t’embrasser ainsi. Mais je n’ose pas ! — Pourquoi trembles-tu ?

Marie. — La rosée du soir tombe.

Wozzeck (chuchote à part). — Celui qui est refroidi n’a plus froid ! A la rosée du matin tu n’auras plus froid. — Mais moi ! Ah ! cela doit être !

Marie. — Que dis-tu là ?

Wozzeck. — Rien. (Long silence.)

Marie. — Comme la lune se lève avec une lueur roue !

Wozzeck. — Elle ressemble à un fer ensanglanté. (Il tire un couteau.)

Marie. — Pourquoi trembles-tu ainsi ? (Elle bondit.) Que veux-tu ?

Wozzeck. — Je ne veux rien, Marie ! ni aucun autre non plus ! (Il lui enfonce son couteau dans la gorge.)

Marie. — Au secours ! au secours ! (Elle s’affaisse.)

Wozzeck. — Morte ! (Il se penche sur elle.) Morte ! Meurtrier ! Meurtrier ! (Il s’enfuit.)

AUBERGE
Garçons, domestiques, danse. WOZZECK (à l’écart à une table).

Wozzeck. — Dansez tous ; dansez toujours, sautez, suez et puez, le diable un jour ne vous en emportera pas moins ! (Il vide son verre et chante) :

Trois cavaliers chevauchaient vers le Rhin ;
Chez une hôtesse ils descendirent.
Mon vin est bon, ma bière est claire,
Ma fille gît sur la —

Damnation ! (Il bondit.) — Hé, Catherine ! (Il danse avec elle.) Viens, assieds-toi ! (Il la mène à sa table.) J’ai chaud, j’ai chaud ! (Il ôte son habit.) C’est la vérité ! Le diable emporte les uns et laisse courir les autres. Catherine, tu as chaud ? Attends seulement, tu deviendras froide aussi ! Tu ne peux pas chanter ?

Catherine (chante) :

Dans le pays des Souabes je ne veux pas aller,
Et je ne veux pas porter de longues robes,
Car les longues robes, les souliers pointus
Ne conviennent pas à une servante.

Wozzeck. — Non ! pas de souliers ! On peut bien aller pieds nus en enfer ! (Il chante) :

O fi, ma mignonne, ce n’était pas beau !
Conserve l’écu et dors seule.

Je voudrais aujourd’hui me chamailler — me chamailler —

Catherine. — Mais qu’as-tu là sur la main ?

Wozzeck. — Moi ? Moi ?

Catherine. — C’est rouge ! du sang !

(Des gens les entourent).

Wozzeck. — Du sang ? du sang ?

L’hôtesse. — En vérité — du sang !

Wozzeck. — Je crois que je me suis — coupé, là, à la — main — droite.

L’hôtesse. — Mais comment se trouve-t-il au coude ?

Wozzeck. — Je m’y suis essuyé.

L’hôtesse. — De la main droite, au bras droit ?

Un paysan. — Peuh ! c’est du sang humain, cela !

Wozzeck (bondit.). — Que voulez-vous ? En quoi cela vous regarde-t-il ? Suis-je un meurtrier ? Qu’attendez-vous là, bouche béante ? Place — ou j’envoie l’un de vous au diable ! (Il sort en courant.)

SENTIER SOUS BOIS AU BORD DE L’ÉTANG
Nuit.
WOZZECK (arrive en chancelant).

Le couteau ? — Où est le couteau ? — Je l’ai laissé là. — Plus près, encore plus près. — J’ai peur — voici quelque chose qui bouge. Silence ! — tout est silencieux et mort. — Meurtrier ! Meurtrier ! Ha ! voilà ce qu’on crie. Non — c’est moi-même. (Il se heurte au cadavre.) Marie ! Marie ! Quel cordon rouge as-tu autour du cou ? Tu as mérité ce collier rouge, comme les anneaux d’oreille, par ton péché ! Pourquoi tes cheveux noirs pendent-ils si en désordre ? — Meurtrier ! — Meurtrier ! — Ils me chercheront. Le couteau me trahit ! Le voici, le voici — des gens ! partons ! (Au bord de l’étang). Ainsi ! là, au fond ? (Il y jette le couteau). Il plonge dans l’eau sombre comme une pierre. Mais la lune me trahit — la lune est sanglante. Tout l’univers veut-il donc divulguer la chose ? — Le couteau — il est trop près du bord, ils le trouveront en se baignant ou en cherchant des coquillages. (Il entre dans l’étang.) Je ne le trouve pas. Mais il faut que je me lave. Je suis ensanglanté. Voici une tache — puis une autre. Malheur ! Malheur ! je me lave avec du sang — l’eau est du sang… du sang… (Il se noie).

(Des gens arrivent).

Premier bourgeois. — Halte !

Second bourgeois. — Entends-tu ? Là !

Premier bourgeois. — Jésus ! c’était un bruit !

Second bourgeois. — C’est l’eau de l’étang. L’eau appelle. Il y a déjà longtemps que personne ne s’est noyé. Viens — ce n’est pas bon à entendre.

Premier bourgeois. — Cela gémit — comme un homme qui mourrait. Jean ! quelqu’un se noie là-dedans !

Second bourgeois. — C’est sinistre ! la lune rouge et le brouillard gris. Entends-tu ? — de nouveau ce gémissement !

Premier bourgeois. — Silence plus grand — maintenant silence complet. Viens ! viens vite. (Ils se hâtent vers la ville).

GRAND MATIN. DEVANT LA PORTE
DE LA MAISON DE MARIE
Des enfants jouent et font du bruit.

Premier enfant. — Tiens, Marguerite ! Marie…

Deuxième enfant. — Quoi donc ?

Premier enfant. — Tu ne le sais pas ? Ils sont déjà tous sortis.

Troisème enfant (au garçon de Marie). — Eh ! ta mère est morte !

Le garçon (chevauchant sur le seuil). — Hei ! hei ! hopp ! hopp !

Premier enfant. — Où est-elle donc ?

Deuxième enfant. — Elle est étendue dehors, dans le sentier, au bord de l’étang.

Premier enfant. — Venez — allons voir ! (Ils se mettent à courir.)

Le garçon. — Hei ! hei ! hopp ! hopp !

SALLE D’AUTOPSIE
CHIRURGIEN. MÉDECIN. JUGE.

Le juge. — Un bon meurtre, un vrai meurtre, un beau meurtre, aussi beau qu’on peut le souhaiter. Voilà longtemps que nous n’en avons pas eu d’aussi beau.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .