Traduction par Auguste Dietrich.
La Mort de Danton : drame en trois actes et en prose ; suivi de Wozzeck, Lenz, le Messager hessois, lettres, etc.L. Westhausser (p. 275-320).

LENZ



Le 20, Lenz traversa la montagne. Les sommets et les hauts plateaux étaient sous la neige ; dans les vallées, en bas, des pierres grises, des plaines vertes, des rochers et des sapins. Il faisait un froid humide ; l’eau ruisselait le long des rochers et jaillissait sur le chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement dans l’air moite. Au ciel couraient des nuages gris, le tout fort épais ; puis le brouillard s’élevait en fumant et pénétrait peu à peu à travers les buissons, paresseusement, pesamment. Lenz avançait avec indifférence, sans souci de la route, tantôt montant, tantôt descendant. Il n’éprouvait aucune fatigue ; il lui était seulement parfois désagréable de ne pouvoir marcher sur la tête. Au commencement il se sentait la poitrine oppressée, quand il entendait les pierres se détacher autour de lui en bondissant, la forêt grise secouer sa chevelure, et que le brouillard tantôt dévorait les formes, tantôt les revêtait de membres gigantesques ; il était fort agité, il cherchait quelque chose, comme des rêves perdus, mais il ne trouvait rien. Tout lui semblait si petit, si rapproché de lui, qu’il aurait pu mettre la terre dans un coin ; il ne comprenait pas qu’il lui fallût aussi longtemps pour arriver au bas d’une pente, pour atteindre un point éloigné ; il s’imaginait pouvoir tout mesurer en deux pas. Parfois seulement, quand la tempête lançait les nuages dans les vallées et que ceux-ci tourbillonnaient en fumant au-dessus de la forêt ; quand les voix s’éveillaient sur les rochers, tantôt comme des tonnerres expirant au loin, tantôt bruissant violemment, en notes qui, dans leur joie sauvage, semblaient vouloir célébrer la terre ; quand les nuages s’élançaient comme des chevaux indomptés qui hennissent, que le soleil les pénétrait de ses rayons et que son glaive étincelant, imprimé sur les plaines neigeuses, découpait le sommet des vallées en tranches de lumière claire et aveuglante ; ou bien, lorsque l’orage repoussait la nuée en y creusant un lac bleu, que le vent mourait et arrivait en bourdonnant des ravins profonds, des sommets des sapins, comme un chant de nourrice ou un carillon de cloches ; lorsque au ciel bleu apparaissait une légère rougeur, que de petits nuages filaient sur des ailes d’argent, et que les cimes des montagnes, aiguës et nettes, brillaient et flamboyaient à une grande distance, — alors sa poitrine se déchirait, il s’arrêtait, haletant, le corps courbé en avant, les yeux et la bouche grands ouverts, comme s’il voulait aspirer en lui et absorber la tempête ; il s’étendait et se couchait sur la terre, il se plongeait au sein de l’univers, éprouvant une joie qui le faisait souffrir ; ou bien il se tenait tranquille, reposant sa tête sur la mousse et fermant à demi les yeux. Alors tout s’éloignait de lui, la terre cédait sous son corps, elle devenait petite comme une étoile en marche et se plongeait dans un fleuve mugissant dont les flots limpides coulaient à ses pieds. Mais cela ne durait qu’un instant. Il se relevait bientôt, dégrisé, ferme et calme, comme si un spectacle fantasmagorique avait tout simplement passé devant ses yeux ; il ne se souvenait plus de rien. Vers le soir il arriva au sommet de la montagne, sur le plateau neigeux par lequel on regagne la plaine du côté de l’ouest ; il s’y assit. À cette heure la nature s’était rassérénée ; les nuages reposaient immobiles dans le ciel ; aussi loin que s’étendait le regard, rien que des sommets d’où partaient de larges plaines. Tout était tranquille, gris, crépusculaire. Il se sentait affreusement isolé, il était seul, tout seul ; il voulait se parler à lui-même, mais il ne le pouvait pas. Il osait à peine respirer. La flexion de son pied résonnait sous lui comme le tonnerre. Il dut s’asseoir. Une angoisse indicible s’empara de lui dans ce néant. Il se leva brusquement et descendit la pente précipitamment.

L’obscurité était venue, ciel et terre se confondaient. C’était comme si quelque chose le poursuivait, quelque chose d’horrible qui voulait l’atteindre et que ne peuvent supporter les hommes ; comme si la folie chevauchait derrière lui. Enfin il entendit des voix, il vit des lumières, il se sentit soulagé ; on lui dit qu’il avait encore une demi-heure jusqu’à Waldbach[1]. Il traversa le village. Les lumières brillaient à travers les fenêtres. Il vit à leur clarté des enfants à table, des vieilles femmes, des jeunes filles, tous visages calmes et paisibles desquels, à son avis, devaient s’échapper les rayons. Il se sentit à l’aise. Il fut bientôt à Waldbach, au presbytère. On soupait. Il entra. Ses boucles blondes pendaient sur son visage pâle, ses yeux et sa bouche tressaillaient, ses habits étaient déchirés. Oberlin lui souhaita la bienvenue[2] ; il le prenait pour un ouvrier. « Soyez le bienvenu, quoique je ne vous connaisse pas ». — « Je suis un ami de ***[3] et je viens vous saluer de sa part. » — « Votre nom, s’il vous plaît ? » — « Lenz. » — « Ah, ah, ah ! n’est-il pas imprimé ? N’ai-je pas lu quelques drames attribués à un monsieur de ce nom ? » — « Oui, mais je vous en prie, ne me jugez pas là-dessus ». — On continua à causer. Il cherchait ses mots, racontait rapidement, mais péniblement ; peu à peu il retrouva son calme, grâce à cet intérieur paisible et à ces visages tranquilles qui émergeaient de l’ombre, au charmant enfant qui semblait concentrer sur lui toute la lumière et qui, avec curiosité et confiance, levait les yeux jusqu’à sa mère silencieusement recueillie dans un coin. Il commença à parler de sa patrie, il décrivit toutes sortes de costumes. On se pressait avec intérêt autour de lui, on contemplait son pâle visage enfantin qui maintenant souriait, on était ravi de la vivacité de son récit. Il se sentit immédiatement chez lui, il devint tranquille ; d’anciennes figures oubliées lui semblaient surgir des ténèbres, de vieilles chansons s’éveiller dans sa mémoire. Il était transporté ailleurs. Enfin il fallut se séparer. On l’accompagna dans la rue, car le presbytère était trop étroit, et on lui donna une chambre à l’école. Il monta. Il y faisait froid ; c’était une grande chambre vide, avec, au fond, un lit élevé. Il posa la chandelle sur la table, marcha en tous sens, se remit à songer à cette journée de son arrivée, au lieu où il était, à la chambre du pasteur avec ses lumières et ses charmants visages ; c’était pour lui comme une ombre, un rêve, et le vide se refit en lui, comme sur la montagne ; mais il ne pouvait plus le remplir. La chandelle était éteinte, tous les objets engloutis dans l’obscurité. Une angoisse inexprimable s’empara de lui. Il bondit, courut à travers la chambre, descendit l’escalier, enjamba le seuil. Mais inutilement, tout était sombre ; il était à lui-même un rêve, des pensées successives naissaient rapidement en lui, il s’y accrochait, il lui semblait qu’il devait toujours dire Pater noster. Il ne pouvait plus se retrouver, un vague instinct le poussait à se sauver ; il se heurtait aux pierres, il se déchirait avec ses ongles ; la douleur ne tarda pas à lui faire reprendre ses sens. Il s’élança dans la fontaine ; mais l’eau n’était pas profonde, il s’y débattit. Alors arriva du monde. On l’avait entendu, on l’appela. Oberlin accourut ; Lenz était revenu à lui. La conscience de son état lui apparut en plein, il recouvra sa raison. Il était honteux et affligé d’avoir inquiété ces braves gens ; il leur dit qu’il avait l’habitude de prendre des bains froids, et il remonta dans sa chambre ; son épuisement le laissa enfin reposer.

Le lendemain tout alla bien. Il traversa la vallée à cheval avec Oberlin. Partout de larges plateaux qui d’une grande hauteur se réunissaient dans une vallée étroite et serpentante, laquelle se dirigeait en divers sens vers les montagnes ; de vastes masses de rochers, qui s’étendaient en bas ; peu de bois, mais tout d’une teinte grise et sévère ; une vue du côté de l’ouest sur le pays et sur la chaîne de montagnes qui descendait tout droit vers le sud et vers le nord, et dont le sommet imposant et silencieux se dressait comme un rêve crépusculaire. D’immenses nappes de lumière ruisselaient parfois des vallées, semblables à un fleuve d’or qui s’enfle ; puis de nouveau des nuages qui pendaient sur le plus haut sommet, et qui ne tardaient pas à s’acheminer lentement du bois jusqu’au bas de la vallée ou bien à s’abaisser et à se lever dans les éclairs du soleil comme un spectre d’argent ailé ; aucun bruit, aucun mouvement, aucun oiseau, rien que le souffle tantôt proche, tantôt lointain du vent. On voyait aussi apparaître des points, des squelettes de cabanes, des planches couvertes de paille, de couleur noire, triste. Les gens, silencieux et graves, comme s’ils n’osaient pas troubler le repos de leur vallée, les saluaient tranquillement sur leur passage. Dans les cabanes on se remuait, on se pressait autour d’Oberlin, qui les admonestait, leur donnait d’utiles avis, les consolait ; partout des regards pleins de confiance, des prières. Les gens racontaient leurs rêves, leurs pressentiments. Puis rapidement on passe à la pratique : on plante des routes, on creuse des canaux, on visite l’école. Oberlin était infatigable. Lenz l’accompagnait continuellement, se livrant tantôt à la causerie, tantôt au travail, ou se plongeant dans la nature. Tout exerçait sur lui une influence bienfaisante et apaisante. Il avait besoin de regarder souvent Oberlin dans les yeux, et la sérénité puissante qui nous vient au sein de la nature endormie, dans les forêts profondes et durant les douces nuits d’été éclairées par lune, lui apparaissait plus sensible encore dans cet œil tranquille, sur ce vénérable et sérieux visage. Il était timide, mais il faisait des remarques, il parlait. Oberlin aimait sa conversation, et la gracieuse physionomie enfantine de Lenz le remplissait de joie. Mais aussi longtemps seulement que la vallée restait claire, son état était supportable ; aux approches du soir une inquiétude étrange s’emparait de lui, il aurait voulu suivre le soleil à la course ; au fur et à mesure que les objets devenaient plus sombres, tout prenait à ses yeux un aspect fantastique et désagréable ; il lui venait une angoisse comme aux enfants qui dorment dans les ténèbres ; il lui semblait qu’il était aveugle ; cette angoisse augmentait encore, le cauchemar de la folie s’asseyait à ses pieds ; la pensée désespérée que tout n’était que son propre rêve s’ouvrait devant lui ; il se cramponnait à tous les objets ; des figures passaient rapidement auprès de lui, il se pressait contre elles : c’étaient des ombres ; la vie le quittait et ses membres étaient tout raides. Il parlait, il chantait, il récitait des passages de Shakspeare, il recourait à tous les moyens qui autrefois avaient fait circuler son sang plus vite, il essayait de tout, mais vainement, vainement. Il lui fallait alors le grand air. La faible lumière répandue à travers la nuit lui faisait du bien, une fois que ses yeux se furent habitués à l’obscurité ; il s’élançait dans la fontaine, le froid subit de l’eau avait sur lui une action salutaire ; il espérait secrètement aussi gagner une maladie, et maintenant il prenait son bain avec moins de bruit. Mais plus il se familiarisait avec la vie, plus il devenait tranquille ; il aidait Oberlin, dessinait, lisait la Bible ; d’anciennes espérances disparues rentraient en lui ; le Nouveau Testament se mit ici à sa portée, et un matin il sortit. Oberlin lui ayant raconté comment une main irrésistible l’avait retenu sur le pont, comment, sur la hauteur, une lueur avait ébloui ses yeux, qu’il avait entendu une voix, qu’on lui avait parlé dans la nuit, et que Dieu avait pénétré si profondément dans son âme qu’il s’était mis, comme un enfant, à questionner le sort, pour savoir ce qu’il devait faire, — cette foi, ce ciel éternel dans la vie, cette existence en Dieu, tout cela pour la première fois lui fit comprendre l’Écriture. Comme la nature, dans la Bible, se rapproche des hommes et leur révèle ses mystères divins, non pas dans une majesté hautaine, mais en pleine intimité encore ! — Le matin il sortit. La nuit, la neige était tombée ; le soleil brillait dans la vallée ; mais plus loin le paysage était à demi plongé dans la brume. Il quitta bientôt le sentier, et gravit une légère colline ; plus aucune trace de pas ; il longeait une forêt de sapins. Le soleil découpait des cristaux, la neige était légère et floconneuse, et elle offrait çà et là certaines traces de gibier qui se perdaient dans la montagne. Nul mouvement dans l’air si ne n’est un léger souffle, le frôlement d’un oiseau qui de sa queue époussetait la neige. Partout une grande quiétude, et au loin, dans l’air bleu, les arbres couverts de plumes blanches qui s’agitaient. L’apaisement rentrait peu à peu dans son âme. Les plaines et les lignes monotones et puissantes, qui semblaient parfois lui parler sur un mode majestueux, étaient voilées ; une douce émotion religieuse s’emparait de lui. Il croyait parfois que sa mère allait sortir de derrière un arbre, imposante, et lui dire que c’était à elle qu’il était redevable de tout ce bonheur. En descendant, il vit qu’autour de son ombre se posait un arc-en-ciel de rayons : quelque chose semblait lui toucher le front, l’Être lui parlait. Il arriva en bas. Oberlin était dans la chambre. Lenz s’avança gaiement vers lui et lui dit qu’il voudrait bien prêcher : « Êtes-vous théologien ? » — « Oui. » — « Eh bien ! dimanche prochain ».

Lenz rentra joyeux dans sa chambre. Il songea à un texte de sermon et se mit à méditer ; ses nuits devinrent tranquilles. Le dimanche matin arriva. Il était tombé de la rosée ; des nuages passaient, laissant voir l’azur. L’église était tout près, sur la montagne, faisant saillie ; le cimetière l’entourait. Lenz se tenait en haut au moment où les cloches résonnaient et où les paroissiens, — les femmes et les filles dans leur sombre costume noir, leur mouchoir blanc plié sur leur livre de prières et le romarin en main, — montaient et descendaient de différents côtés les sentiers étroits entre les rochers. Un rayon de soleil apparaissait parfois au-dessus de la vallée. L’air tiède se mouvait lentement, le paysage baignait dans une atmosphère vaporeuse. On entendait des sons de cloches lointains, et tout semblait se résoudre en une onde harmonique.

Sur le petit cimetière la neige avait fondu ; on voyait de la mousse brune au pied des croix noires, un rosier tardif s’inclinait vers le mur, des fleurs tardives sortaient de la mousse ; parfois du soleil, puis de nouveau l’obscurité. Le service divin commença. Les voix d’hommes se rencontraient dans un accord pur et clair, qui faisait l’impression d’une source limpide et transparente. Le chant se tut. Lenz parla : il était timide. Au son de ces accents son spasme convulsif avait complètement cessé, toute sa douleur maintenant se réveillait et se concentrait dans son cœur. Un doux sentiment de bonheur s’empara de lui. Il parla simplement aux assistants. Ils souffraient tous avec lui, et ce lui était une consolation de pouvoir apporter le sommeil à des yeux fatigués de pleurer et le repos à des cœurs torturés, de pouvoir soulager de leurs lourdes souffrances, en les offrant au ciel, ces êtres tourmentés par les besoins de la vie. Il était devenu plus ferme en finissant. Les voix reprirent :

Laisse s’ouvrir en moi les saintes douleurs,
Comme des sources profondes ;
Que la souffrance soit tout mon lot,
Que la souffrance soit mon culte !

Son émotion intime, la musique, la douleur l’ébranlèrent. Son univers, c’était la souffrance ; il ressentait une douleur inexprimable. C’était maintenant une autre existence ; des lèvres divines et palpitantes se penchaient sur lui et s’attachaient à ses lèvres. Il entra dans sa chambre solitaire. Il était seul, seul ! Alors la source jaillit, des torrents coulèrent de ses yeux, il se ramassa sur lui-même, ses membres tressaillirent, il lui sembla qu’il allait se dissoudre, il ne pouvait trouver la fin de sa volupté ; enfin il y eut en lui une éclaircie, il éprouva une douce et profonde compassion pour lui-même, il pleura sur son sort ; sa tête tomba sur sa poitrine, il s’endormit. La lune brillait en plein au ciel. Ses boucles pendaient sur ses tempes et sur son visage, les larmes étaient suspendues à ses cils et séchaient sur ses joues. Il était couché ainsi là seul, tandis qu’autour de lui tout était calme, silencieux et froid, et que la lune continuait à luire au-dessus de la montagne.

Le lendemain matin il descendit, et raconta tout tranquillement à Oberlin comment sa mère lui était apparue la nuit ; qu’elle était sortie, habillée de blanc, de la muraille sombre du cimetière ; qu’elle avait sur la poitrine une rose blanche et une rose rouge ; qu’ensuite elle s’était affaissée dans un coin, et que les roses avaient grandi lentement sur elle : elle était certainement morte, il savait à quoi s’en tenir à ce sujet. Oberlin lui narra de son côté comment, à la mort de son père, il était seul dans la campagne, qu’il avait ensuite entendu une voix, et qu’ainsi il sut que son père était mort ; et, une fois de retour à la maison, il vit que la chose était vraie. Ceci les amena plus loin. Oberlin parla des habitants des montagnes, de jeunes filles qui découvrent l’eau et les métaux sous la terre, d’hommes qui, sur certains sommets, ont été attaqués et ont lutté avec un esprit ; il lui dit aussi comment un jour, dans la montagne, la contemplation d’un torrent aux eaux claires et profondes l’avait jeté dans une sorte de somnambulisme. Lenz déclara que l’esprit des eaux l’avait visité et qu’il s’était assimilé quelque chose de son essence particulière. Il continua : C’est la nature la plus simple et la plus pure, dit-il, qui a les rapports les plus intimes avec les éléments ; plus l’homme apporte de raffinement dans sa vie et dans sa pensée, plus ce sens élémentaire s’émousse. Je ne regarde pas cet état comme bien haut, il n’est pas assez indépendant ; mais je pense qu’on doit éprouver une immense félicité à être ainsi en contact avec la vie particulière de chaque forme, à avoir une âme pour les pierres, les métaux, l’eau et les plantes, à absorber en soi, comme un rêve, chaque être de la nature, ainsi que les fleurs absorbent l’air suivant la croissance ou le déclin de la lune.

Il s’expliqua plus longuement, parlant de l’harmonie inexprimable, de l’accord, de la félicité qui existent en tout, qui se répandent, qui résonnent, qui s’affirment avec plus d’organes dans les formes supérieures, et qui en conséquence revêtent un caractère d’autant plus profond ; de même, au contraire, dans les formes inférieures, tout est plus refoulé, plus borné ; mais, en revanche, le calme de celles-ci est d’autant plus grand. Il poursuivit sur ce terrain. Oberlin brisa là ; cette conversation l’amenait trop loin de sa manière simple.

Une autre fois, Oberlin lui montra des tablettes coloriées, lui exposant les rapports entre chaque couleur et l’homme ; il apporta les douze apôtres, dont chacun était représenté par une couleur. Lenz comprit cela. Il examina la chose de plus près, tomba dans des rêves pleins d’agitation, commença, comme Stilling[4], à lire l’Apocalypse, et feuilleta beaucoup la Bible.

Vers ce temps, Kaufmann[5] arriva au Steinthal avec sa fiancée. D’abord cette rencontre fut désagréable à Lenz, qui s’était arrangé une petite place et pour qui ce léger repos avait tant de prix ; or, maintenant, il voyait arriver un homme qui lui rappelait une infinité de choses, avec qui il devait parler, converser, qui connaissait ses affaires particulières. Oberlin ignorait tout. Il l’avait recueilli, soigné ; il voyait là-dedans un coup de la Providence qui lui avait adressé cet infortuné ; il l’aimait cordialement.

Aussi sa présence était-elle indispensable à tous. Il faisait partie de la famille comme s’il y vivait depuis très longtemps, et personne ne lui demandait d’où il était venu et où il irait. À table, Lenz retrouva sa bonne humeur ; on parla littérature, il était sur son terrain. Alors commençait la période idéaliste. Kaufmann en était partisan ; Lenz le contredit impétueusement. « Les poëtes qui, dit-on, donnent la réalité, n’en ont pourtant aucune idée ; mais ils sont en tout cas beaucoup plus supportables que ceux qui veulent transfigurer cette réalité. Le bon Dieu a bien fait le monde, tout comme il doit être, et nous ne pouvons guère barbouiller quelque chose de mieux ; notre unique effort doit être d’y ajouter un peu. Ce que je réclame en tout, c’est la vie, la possibilité de l’existence, et alors c’est bien ; nous n’avons pas à demander ensuite si c’est beau ou laid. Le sentiment d’avoir créé quelque chose de vivant l’emporte sur la beauté ou la laideur, et constitue l’unique criterium dans les choses de l’art. Cette vie, d’ailleurs, ne se rencontre que rarement : nous la trouvons dans Shakspeare, elle renaît avec toute sa puissance dans les chants populaires, parfois aussi dans Gœthe. On peut jeter tout le reste au feu. Sans doute, il ne faut pas non plus décrire des chenils. On a voulu des figures idéalistes, mais tout ce que j’en ai vu ressemble à des poupées en bois. Cet idéalisme est le mépris le plus honteux de la nature humaine. Essayez une fois de vous plonger dans la vie du plus chétif des êtres et de la rendre avec ses convulsions, ses manifestations, toute sa mimique si subtile et à peine remarquée ; j’ai tenté cela dans le Précepteur et les Soldats. Ce sont les hommes les plus prosaïques qui existent sous le soleil ; mais la veine du sentiment est chez presque tous la même ; il n’y a de différence que dans le plus ou moins d’épaisseur de la peau à traverser. Il suffit d’avoir pour cela des yeux et des oreilles. Hier, en passant par la vallée, je vis deux jeunes filles assises sur une pierre ; l’une nouait ses cheveux, l’autre l’aidait ; la chevelure dorée de la première pendait sur son dos ; son visage était sérieux et pâle, bien qu’elle fût toute jeune, et elle était vêtue de noir ; l’autre s’efforçait de lui venir en aide. Les tableaux les plus beaux, les plus intimes, des vieux maîtres allemands, donnent à peine une idée de cela. On désirerait parfois être la tête de Méduse pour pouvoir changer en pierre un tel groupe, et appeler les gens. Elles se levèrent, le beau groupe était détruit ; mais en descendant entre les rochers, elles formèrent un autre tableau. Les tableaux les plus beaux, les notes les plus sonores se groupent, s’évanouissent.

« Il ne reste qu’une chose, une beauté infinie qui d’une forme passe à une autre, éternellement accessible, éternellement variée. On ne peut pas toujours, il est vrai, la fixer et la placer dans les musées ou la traduire en sons, puis convoquer vieux et jeunes en les laissant radoter et s’émerveiller sur ce sujet. On doit aimer l’humanité, pour pénétrer l’essence particulière de chacun ; nul ne doit être à nos yeux trop chétif ou trop laid : c’est le seul moyen de le comprendre. Le visage le plus insignifiant cause une impression plus profonde que la pure sensation du beau, et l’on peut faire sortir les figures d’elles-mêmes sans y ajouter quelque chose copié du dehors, auquel cas on ne sent battre et palpiter ni vie, ni muscles, ni pouls ». Kaufmann lui objecta qu’il ne trouverait pourtant pas dans la réalité de types pour un Apollon du Belvédère ou une madone de Raphaël. « Qu’importe ! répliqua Lenz ; je dois avouer que cela me laisse absolument froid. En travaillant en moi-même, je puis aussi saisir quelque chose là-dedans ; mais tout le mérite en est à moi. Le poète et le sculpteur que je préfère, c’est celui qui me rend le plus fidèlement la nature, de telle sorte que je sente sa création ; tout le reste me dérange. J’aime mieux les peintres hollandais que les peintres italiens : ils sont aussi les seuls comcompréhensibles. Je ne connais que deux tableaux, et peintres des Pays-Bas, qui m’ont fait l’impression du Nouveau Testament. L’un, je ne sais de qui, présente le Christ et les pèlerins d’Emmaus ; dans le récit de leur sortie la nature entière nous apparaît en quelques mots. C’est par une soirée noire et crépusculaire ; une ligne rouge uniforme barre l'horizon; la rue est à demi dans l’obscurité. Puis un inconnu vient à eux. Ils parlent, il rompt le pain, ils le reconnaissent à sa façon simple et humaine, et les traits divins empreints de souffrance leur parlent distinctement; ils s’effraient, la nuit est venue ; quelque chose d’incompréhensible s’approche d’eux, mais ce n’est pas une horreur banale, c’est comme l’apparition dans le crépuscule d’un mort chéri qui n’a pas changé d’aspect. C'est ce tableau, dont le ton uniforme et brun qui rend cette soirée sombre et tranquille.

Voici le second. Une femme est assise dans sa chambre, un livre de messe à la main. Elle l’a parée comme pour un jour de fête; le sable parsème le sol, l’intérieur est propre et chaud. La femme n’a pu aller à l'église et elle dit ses prières chez elle. La fenêtre est ouverte, sa figure est tournée de ce côté; le son de cloches qui arrive du village jusqu’à sa fenêtre semble flotter sur la vaste plaine, le chant qui sort de l'église paroissiale expire, et la femme le suit dans son livre ».

On continua sur ce ton. On le suivait attentivement , beaucoup de ses idées firent de l’impression ; pour lui, il était devenu rouge à force de parler, et tantôt souriant, tantôt sérieux, il secouait sa blonde chevelure bouclée. Il s’était tout à fait oublié.

Après le repas, Kaufmann le prit à part. Il avait reçu des lettres du père de Lenz : son fils devait revenir, devait l’assister. Kaufmann lui dit qu’il gaspillerait ici sa vie, qu’il la perdrait inutilement, qu’il devait se proposer un but, et ainsi de suite. Lenz lui répliqua brusquement : « Partir d’ici ! partir d’ici ! retourner chez mon père ? y devenir fou ? Tu sais que je ne puis vivre qu’ici, dans cette contrée. Si je ne puis gravir quelquefois la montagne, voir le pays, retourner ensuite à la maison, me promener dans le jardin, regarder par la fenêtre, je deviendrai fou, fou ! Laissez-moi donc en repos! Seulement un peu de paix, maintenant que je commence à aller mieux ! Partir ! Je ne comprends pas cela ! Il suffit de ce mot pour me dégoûter du monde. Chacun a son besoin propre ; s’il peut vivre en repos, que demanderait-il de plus! Toujours monter, lutter, rejeter perpétuellement ce qu’apporte le moment et se condamner à l’indigence pour jouir une bonne fois ! Avoir soif, tandis que des sources limpides jaillissent sur votre chemin! Je me trouve-maintenant dans un état supportable, et c’est pour cette raison que je veux rester ici. Pourquoi? pourquoi? Justement parce que je suis bien. Que veut mon père? Peut-il me donner ce qu’il me faut ? Impossible ! Laissez-moi tranquille ». — Il s’emportait. Kaufmann s’en alla. Lenz était de mauvaise humeur.

Le lendemain, Kaufmann voulut partir; il engagea Oberlin à l’accompagner en Suisse. Le désir de la connaissance personnelle de Lavater 1 avec qui il était depuis longtemps en correspondance. Il le promit. Il fallait attendre un jour à faire les préparatifs. Ce départ affligea Lenz. Pour se débarrasser de sa torture, il s’était cramponné anxieusement à tout ; il sentait profondément

1 Inventeur de la Physiognomonie, né à Zurich en 1741 et mort en 1801. Lavater est une des figures les plus curieuses du siècle. Esprit exalté et mystique, il avait la conviction qu’il était venu sur terre pour « témoigner de la vérité " et dans certains cercles on le regarda comme un un saint. Toutefois, pour arriver à la gloire, il

nait pas les moyens terrestres plus ou moins
son humilité apparente recouvrait une vanité et infatuation de soi-même illimitées. En un mot, il y avait

prophète et du charlatan. Aussi fut-il l’objet d’attaques, entre autres de la part de Wieland et du profond Lichtenberg. Gœthe lui-même, qui l’avait intimement fréquenté et avait un moment subi son influence, le juge sévèrement dans ses Mémoires et dans ses Xènies, dont sept ou huit lui sont consacrées. Il y dit dans l’une (la douzième), avec une spiri- esse : « Comment la nature procède-t -elle pour l’homme la grandeur et la petitesse? Elle place entre les deux ». Et dans une autre (la vingtième), nent : « Il est dommage que la nature n’ait tiré de lui qu’un seul individu ! car il y avait de l’étoffe et pour un honorable et pour un coquin ». (Note du traducteur). à certains moments combien sa situation s’améliorait; il se traitait comme un enfant malade, il y avait certaines pensées, certains sentiments impérieux dont il ne pouvait se débarrasser qu’avec le plus grand effort; un trouble infini s’empara de nouveau de lui, il se mit à trembler, ses cheveux se dressèrent pour ainsi dire sur sa tête; enfin, le plus terrible épuisement vint mettre un terme à cet état. Il trouva la guérison, grâce à une figure qui planait toujours devant ses yeux, et à Oberlin, dont les paroles et la vue lui firent le plus grand bien. Aussi était-ce avec terreur qu’il songeait au départ de celui-ci.

Il s’effrayait de rester seul à la maison. Le temps s’était adouci; il résolut d’accompagner Oberlin dans la montagne. Ils se séparèrent du côté opposé, là où les vallées finissaient dans la plaine. Il revint seul. Il parcourut la montagne en différentes directions. De larges plateaux descendaient dans les vallées; il y avait peu de bois, rien que des lignes puissantes, et plus loin la vaste plaine fumante; l’air était violemment agité.

Aucune trace d’hommes, sinon, çà et là, adossée à la colline, une hutte abandonnée où les bergers passaient l’été. 11 devint tranquille, presque rêveur; tout se fondait pour lui en une ligne semblable au flux et au reflux d’une vague entre le ciel et la terre, il se trouvait comme au milieu d’une mer sans limites qui ondulait doucement en tous sens Parfois il s’asseyait, puis il continuait sa marche, mais lentement, en rêvant. 11 ne cherchait pas de chemin.

Depuis longtemps déjà le soir était tombé, quand il arriva à une cabane habitée, sur la pente du Steinthal. La porte était fermée. Il se dirigea vers la fenêtre, à travers laquelle scintillait une lueur. Une lampe éclairait pour ainsi dire un seul point. Sa lumière tombait sur le visage pâle d’une jeune fille qui reposait derrière, les yeux à moitié ouverts, agitant doucement les lèvres. Plus loin, dans l’obscurité, était assise une vieille femme qui, d’une voix nasillarde, chantait dans un livre de prières. Après qu’il eut longtemps frappé, elle ouvrit. Elle était à moitié sourde. Elle lui apporta quelque nourriture et lui indiqua un lit, tout en continuant son cantique. La jeune fille n’avait pas bougé. Peu de temps après entra un homme long et maigre, les cheveux déjà gris, le visage inquiet et troublé. Il alla vers la jeune fille, qui tressaillit et s’agita. Il prit à la muraille une herbe desséchée et lui en mit les feuilles sur la main ; elle devint plus tranquille et murmura des mots compréhensibles sur un ton traînant et perçant. L’homme raconta qu’il avait entendu une voix sur la montagne et vu ensuite un éclair au-dessus des vallées, qu’il avait été attaqué et avait dû lutter comme Jacob. Il se jeta à genoux et pria tout bas avec ferveur, tandis que la malade chantait sur une note monotone, qui expirait tout doucement. Ensuite il se livra au repos.

Lenz s’endormit en rêvant, puis il entendit dans son sommeil le tic-tac de l’horloge. A travers le chant léger de la jeune fille et la voix de la vieille passait le sifflement du vent, tantôt tout près, tantôt plus loin, et la lune tour à tour claire et voilée jetait mystérieusement dans la chambre sa lumière changeante. Une fois les sons s’élevèrent, la jeune fille parlait distinctement; elle disait qu’en face d’elle, sur le roc, il y avait une église. Lenz regarda. Elle était assise toute droite derrière la table, les yeux tout grands ouverts, et la lune jetait sa placide lueur sur ses traits, qui semblaient répandre un éclat inquiétant ; en même temps la vieille nasilla, et ce va-et-vient, cette disparition de la lumière, ces sons et ces voix, plongèrent enfin Lenz dans un profond sommeil.

Il s’éveilla de bonne heure. Tout dormait dans la chambre faiblement éclairée. La jeune fille était désormais tranquille ; elle était penchée en arrière,les mains croisées sous la joue gauche ; le caractère spectral de ses traits avait disparu, ils étaient maintenant empreints d’une expression de souffrance indicible. Il alla à la fenêtre et l’ouvrit : l’air froid du matin le frappa en plein visage. La maison était située à l’extrémité d’une vallée étroite et profonde qui s’ouvrait vers l’est ; des rayons rouges passaient à travers le ciel grisâtre dans la vallée crépusculaire, plongée dans une fumée blanche; ils étincelaient sur la pierre et tombaient sur les fenêtres des cabanes. L’homme à son tour s’éveilla. Ses yeux rencontrèrent sur la muraille un portrait que baignait la lumière ; ils s’y fixèrent. Il commença à agiter les lèvres et à prier à voix basse, puis de plus en plus haut.

Pendant ce temps des gens entrèrent dans la cabane, ils s’agenouillèrent silencieusement. La jeune fille tressaillait, la vieille nasillait son chant et bavardait avec les voisins. Les gens racontèrent à Lenz que l’homme était arrivé il y avait longtemps dans la contrée, on ne savait d’où; il avait la réputation d’un saint, il voyait les sources sous terre et pouvait adjurer les esprits, et l’on se rendait en pèlerinage vers lui. Lenz apprit en même temps qu’il s’était fort éloigné du Steinthal ; il s’en retourna avec quelques bûcherons qui allaient dans le pays. Il se trouva bien d’avoir de la compagnie ; il se sentait maintenant mal à l’aise, en face de cet homme qui lui semblait à certains moments proférer des paroles terribles. Il avait peur aussi de lui-même dans la solitude.

Il rentra à la maison. Cependant la nuit précédente avait fait sur lui une profonde impression. Le monde était devenu clair à ses yeux, et il se sentait attiré vers un abîme par une force irrésistible. Il fouillait en lui-même, il mangeait peu ; la moitié de ses nuits se passait en prières et en rêves fiévreux. Il avait une soif violente d’action, puis retombait épuisé ; il versait les larmes les plus brûlantes, puis soudain recouvrait la force, se relevait froid et indifférent ; ses larmes lui faisaient alors l’effet d’être de la glace, il lui fallait rire. Son abattement était en raison de son énergie première. Tout affluait de nouveau en lui. De vagues souvenirs de son ancien état le faisaient tressaillir et jetaient des éclairs dans le vaste chaos de son esprit. Le jour il restait ordinairement assis en bas dans la chambre. Madame Oberlin entrait et sortait ; lui, il dessinait, peignait, lisait, saisissait chaque distraction, passant hâtivement d’une chose à une autre.

Mais maintenant il s’attachait en particulier à Madame Oberlin. Il aimait à la voir assise là, son livre de messe devant elle, à côté une plante domestique, son plus jeune enfant entre ses genoux. Lenz s’occupait beaucoup aussi de cet enfant. Un jour il était assis dans la chambre, lorsque tout à coup il bondit, se mit à courir de long en large. La porte à demi ouverte, il entendait chanter la servante, d’abord d’une façon indistincte, puis il perçut les paroles : En ce monde je n’ai pas de joie; J’ai mon amant, et il est loin.

Cela l’empoigna, ces sons le mirent hors de lui. Madame Oberlin le regarda. Il prit courage, il ne pouvait plus se taire, il devait parler de cela: « Chère Madame Oberlin, ne pouvez-vous me dire ce que fait la femme dont la destinée me pèse si lourdement sur le coeur ?» «Mais, Monsieur Lenz, je ne sais rien». Il se tut et marcha à grands pas dans la chambre; Puis il reprit : Voyez-vous, je veux partir ; certes, vous êtes les seules personnes chez lesquelles je pourrais vivre, et pourtant... pourtant, je dois vous quitter pour aller chez elle — mais je ne puis pas, je n’ose pas. — Il était violemment agité et sortit. Vers le soir il revint ; il commençait à faire sombre dans la chambre. Il s’assit près de Madame Oberlin. « Voyez-vous, recommença-t-il à quand elle traversait la chambre en chantant à mi voix, et que chacun de ses pas était une musique, il se dégageait d’elle une félicité qui affluait en moi ; j’étais toujours heureux quand je la regardais, ou qu’elle appuyait sa tête sur moi .. Ah, Dieu ! Ah, Dieu ! depuis longtemps je ne suis plus heureux... Une véritable enfant... Il semblait lait que le monde était trop vaste pour elle, elle se retirait en elle-même, elle cherchait la petite place la plus étroite de toute la maison, et elle s’asseyait là comme si tout son bonheur ne tenait que dans un seul petit point ; alors il en était de même pour moi ; alors j’aurais pu jouer comme un enfant. Maintenant je me sens si à

Il s’agit ici de Frédérique Brion, la fille du pasteur de Sessenheim, à laquelle le fugitif amour de Gœthe a donné l’immortalité. ('Note du traducteur). l’étroit, voyez-vous, il me semble parfois que je touche des mains le ciel. Oh! j’étouffe ! Je crois en outre souvent sentir une douleur physique, là, au côté gauche, au bras avec lequel je l’étreignais. Cependant je ne puis plus me la représenter, son image s’enfuit, et cela me torture ; ce n’est que si par hasard elle redevient claire à mes yeux, que je me trouve de nouveau bien.

Il revint plus tard souvent encore sur ce sujet avec Madame Oberlin, mais ordinairement en phrases entrecoupées; elle ne savait trop que lui répondre, mais ses quelques paroles faisaient du bien à Lenz.

Cependant ses tortures religieuses continuaient. Plus il se sentait intérieurement vide, froid, près de mourir, plus il brûlait du désir d’éveiller en lui une ardeur ; il lui vint des souvenirs des temps où tout s’agitait dans son être, où il s’affaissait sous le poids des sensations; et maintenant si mort ! Il désespérait de lui-même, il se jetait à terre, il se tordait les mains, il remuait tout en lui ; mais mort ! Alors il suppliait Dieu de lui faire un signe, alors il fouillait en lui-même, il jeûnait, il s’étendait sur le sol et rêvait.

Le 3 février, il entendit dire qu’un enfant était mort à Fouday, et cette nouvelle s’empara de lui comme une idée fixe. Il se retira dans sa chambre et resta un jour sans manger. Le 4 il entra subitement dans la chambre de Madame Oberlin, le visage couvert de cendre, et il demanda un vieux sac. Elle s’effraya. On lui donna ce qu’il réclamait. Il enroula le.sac autour de lui, comme un pénitent, et prit le chemin de Fouday. Les gens de la vallée le connaissaient déjà ; on racontait diverses choses étranges sur son compte. Il entra dans la maison-où était l’enfant. Les gens se rendaient insouciamment à leurs affaires. On lui indiqua une chambre : l’enfant était étendu en chemise sur une table en bois recouverte de paille.

Lenz frissonna en touchant les membres froids et en voyant les yeux vitreux à moitié ouverts. L’enfant lui semblait si abandonné, et lui-même se sentait si seul et si solitaire ! Il se jeta sur le cadavre. La mort lui fit peur, une vive douleur s’empara de lui : ces traits, ce visage immobile devaient se corrompre ! 11 s’agenouilla, il demanda à Dieu, avec tous les gémissements du désespoir, de lui faire un signe et de ressusciter l’enfant, et il lui dit combien il était malheureux; puis il s’enfonça dans ses pensées et concentra toute sa volonté sur un point; il resta ainsi longtemps assis, immobile.

Ensuite il se leva et saisit les mains de l’enfant en disant d’une voix haute et ferme : « Lève-toi et marche ! » Mais les murailles lui renvoyèrent froidement l’écho de ses paroles, comme une raillerie, et le cadavre resta froid. Alors il tomba sur le sol, à moitié fou ; puis il se sentit poussé irrésistible- ment vers la montagne. Des nuages passaient rapidement au-dessus de la lune, tantôt enveloppant tout dans l’obscurité, tantôt montrant le paysage, qui disparaissait à la lueur de l’astre nocturne comme un brouillard. Il courait en tous sens. Dans sa poitrine retentissait un hymne de triomphe infernal. Le vent résonnait comme un chant de Titan. Il lui semblait pouvoir lancer jusqu’au ciel un poing formidable, en arracher Dieu et le traîner entre ses nuages; pouvoir broyer le monde sous ses dents et le cracher au visage du Créateur ; il jurait, il blasphémait. Il arriva ainsi au haut de la montagne. La lumière incertaine s’étendait au bas, là où gisaient les masses blanches pierreuses. Le ciel était un œil bleu stupide, et la lune y apparaissait risiblement, comme une niaise. Lenz ne put s’empêcher de rire tout haut, et avec le rire l’athéisme pénétra en lui et le saisit d’une façon sûre, calme, ferme. Il ne se rappelait plus ce qui tout à l’heure l’avait tant ému, il avait froid, il pensait qu’il voudrait bien aller se coucher, et il traversa de sang-froid et sans trembler l’obscurité inquiétante. — Tout pour lui était vide et creux ; il courut à son lit.

Le lendemain il ressentit une grande horreur de son état de la veille ; il était maintenant sur l’abîme, poussé par un désir insensé d’y regarder sans cesse et de renouveler sa torture. Alors son angoisse s’accrut, le péché et le Saint-Esprit se présentèrent à ses yeux. Quelques jours après, Oberlin revint de Suisse, beaucoup plus tôt qu’on ne l’attendait. Ce retour frappa Lenz, qui, pourtant, devint gai quand Oberlin lui eut parlé de ses amis d’Alsace. Puis Oberlin alla çà et là dans la chambre, déballant, arrangeant. Il parla de Pfeffel 1 et dit que la vie d’un pasteur de campagne lui semblait heureuse. Sur quoi il l’exhorta, pour se soumettre au désir de son père et pour vivre conformément à sa vocation, à retourner chez lui. Il lui dit : Honore ton père et ta mère, et beaucoup de choses de ce genre.

A la suite de cette conversation, Lenz fut violemment troublé ; il soupirait profondément, les larmes jaillissaient de ses yeux, il parlait par saccades, " Oui, mais cela est au-dessus de mes forces ; voulez-vous me chasser? Ce n’est qu’en vous que se trouve la voie vers Dieu. Mais c’en est fait de moi ! Je suis un apostat, maudit pour l’éternité, je suis le Juif-Errant ». Oberlin lui dit que pour cela était mort Jésus, qu’il devait se tourner vers lui avec ferveur, et qu’il aurait part à sa grâce.

Lenz releva la tête, tordit ses mains et dit : « Hélas ! hélas ! consolation divine ». Puis soudain

1. Ecrivain alsacien né à Colmar en 1736, mort dans la même ville comme président du consistoire, en 1809. Depuis l’âge de vingt et un ans il était complètement aveugle. De ses nombreux ouvrages, écrits la plupart en allemand, ses Fables seules ont conservé quelque réputation. (Note du traducteur). il demanda d’un air affable ce que faisait la femme, Oberlin lui répondit qu’il n’en savait rien, qu’il voulait l’aider et le conseiller en tout, mais que lui-même devait lui indiquer le lieu, les circonstances et la personne. Il ne répliqua que par des paroles entrecoupées : « Ah ! elle est morte ! Vit-elle encore? 0 ange, elle m’aimait—je l’aimais, elle le méritait, ô ange ! Maudite jalousie! je l’ai sacrifiée — elle en aimait encore un autre — je l’aimais, elle le méritait — ô ma bonne mère, celle- là aussi m’aimait. Je suis un meurtrier ».

Oberlin lui répondit : « Toutes ces personnes vivent peut-être encore, et heureuses; que cela soit ou non, Dieu pourra, si vous revenez à lui, grâce à vos prières et à vos larmes, leur faire assez de bien pour que l’utilité qu’elles tireront de vous l’emporte peut-être sur le tort que vous leur avez causé ». Lenz s’apaisa peu à peu et se remit à sa peinture.

L’après-midi il reparut, ayant sur l’épaule gauche un morceau de fourrure et dans la main un paquet de baguettes qu’on avait remises à Oberlin avec une lettre pour Lenz. Celui-ci tendit les baguettes à Oberlin en lui demandant de l’en frapper. Oberlin les lui prit de la main, lui imprima plusieurs baisers sur la bouche et lui dit que c’étaient là les coups qu’il avait à lui donner ; qu’il pouvait être en repos, arranger ses affaires avec Dieu seul, que tous les coups possibles ne rachèteraient pas un seul de ses péchés. Jésus, ajouta-t -il, a songé a tout cela, et c’est vers lui qu’il faut vous tourner. Il sortit.

Au souper, il fut, comme d’ordinaire, quelque peu morose. Pourtant il parla de toutes sortes de choses, mais avec une précipitation inquiète. Au milieu de la nuit un bruit réveilla Oberlin. Lenz courait à travers la cour, il criait d’une voix creuse et dure, en le prononçant avec une extrême violence mêlée de trouble et de désespoir, le nom de Frédérique ; puis il se plongea dans le réservoir de la fontaine, s’y débattit, en sortit, remonta dans sa chambre, se précipita de nouveau dans le réservoir, et ainsi à plusieurs reprises : enfin il se calma. Les servantes qui dormaient dans la chambre des enfants, au-dessous de lui, dirent que souvent, et particulièrement dans cette nuit même, elles avaient entendu un bourdonnement qu’elles ne pouvaient comparer qu’au son d’un pipeau d’avoine. Peut-être étaient-ce ses gémissements et sa voix creuse, terrible, désespérée.

Le lendemain, Lenz ne parut pas de longtemps. Oberlin monta dans sa chambre : il le trouva dans son lit, calme et immobile. Oberlin eut beaucoup de peine à lui arracher une réponse ; enfin il lui dit : « Oui, Monsieur le pasteur, voyez-vous, l’ennui ! l’ennui ! oh ! je m’ennuie tant que je ne sais plus que dire, j’ai déjà dessiné toutes les figures sur la muraille ». Oberlin lui répliqua qu’il devrait se tourner vers Dieu. Il se mit à rire et répondit : « Oui, si j’étais assez heureux pour découvrir, comme vous, un passe-temps agréable, je pourrais remplir les journées de cette façon. Tout naît de l’oisiveté. La plupart prient par ennui, les autres s’aiment par ennui, ceux-ci sont vertueux, ceux-là vicieux, et moi rien du tout, rien du tout ; je ne veux même pas me tuer, c’est trop ennuyeux.

O Dieu ! dans le flot de ta lumière, Dans la clarté de ton midi brûlant, La veille a blessé mes yeux. Ne fera-t-il donc plus jamais nuit?»

Oberlin le regarda d’un air mécontent et s’apprêta à s’en aller. Lenz se glissa rapidement derrière lui, et, l’examinant d’un œil inquiétant : « Voyez-vous, fit-il, j’ai pourtant une idée ; malheureusement je ne puis distinguer si je rêve ou si je veille ; voyez-vous, c’est très important, il faut nous livrer à cette recherche ». Puis il regagna de nouveau son lit.

L’après-dîner, Oberlin songea à faire une visite dans le voisinage ; sa femme était déjà sortie. Il se disposait à partir, quand on frappa à sa porte; Lenz entra, le corps courbé en avant, la tête pendante, le visage entièrement couvert et l’habit parsemé çà et là de cendre, soutenant son bras gauche de sa main droite. Il pria Oberlin de lui tirer le bras ; il se l’était démis en se précipitant par la fenêtre ; personne ne l’ayant vu, il ne voulait le dire à personne. Oberlin s’effraya vivement, mais il ne dit mot et fit ce que Lenz lui demandait ; en même temps il écrivit au maître d’école de Bellefosse de descendre dans la vallée, et lui donna ses instructions ; puis il partit à cheval. L’homme vint. Lenz l’avait vu souvent déjà et s’était attaché à lui. L’autre fit semblant d’avoir eu besoin de parler à Oberlin, puis de vouloir repartir. Lenz l’invita à demeurer, et ainsi ils restèrent ensemble. Lenz pro- posa encore une promenade vers Fouday. Il visita le tombeau de l’enfant qu’il avait tâché de ressusciter, s’agenouilla à diverses reprises, embrassa la terre de la fosse, parut prier, mais avec un grand trouble, cueillit quelques fleurs sur la tombe, reprit la route de Waldbach, puis retourna avec Sébastien.

Tantôt il allait lentement en se plaignant d’une grande faiblesse dans les membres, tantôt il marchait avec une rapidité désespérée. Le paysage lui causait des angoisses, il était si étroit, qu’il craignait de se heurter à tout. Un sentiment inexprimable de malaise le saisit, son compagnon lui devint enfin à charge ; peut-être aussi devinait-il son dessein et cherchait-il à l’éloigner. Sébastien parut cédera son désir, mais il trouva secrètement moyen d’avertir son frère du danger ; Lenz avait donc maintenant deux surveillants au lieu d’un. Il les entraîna plus loin, puis reprit la route de Waldbach. Arrivés près du village, il se retourna rapide comme l’éclair et bondit tel qu’un cerf dans la direction de Fouday. Tandis qu’ils le cherchaient dans cet endroit, deux marchands arrivèrent et leur racontèrent qu’on avait lié dans une maison un étranger qui se donnait comme meurtrier, mais qui certainement ne pouvait pas l’être. Ils y coururent et l’y trouvèrent en effet. Un jeune homme dans sa frayeur l’avait lié, sur sa demande instante. Ils le délièrent et le ramenèrent à Waldbach, où dans l’intervalle Oberlin était revenu avec sa femme. Il paraissait troublé; mais quand il eut remarqué qu’on l’accueillait affectueusement et amicalement, il reprit cœur, son visage changea à son avantage, il remercia sur un ton de tendresse ses deux compagnons, et la soirée se passa paisiblement. Oberlin le supplia de ne plus se baigner, de rester la nuit en paix dans son lit, et, quand il ne pourrait dormir, de s’entretenir avec Dieu. Il le promit et le fit la nuit suivante ; les servantes l’entendirent prier presque sans interruption.

Le matin il entra, la mine toute joyeuse, dans la chambre d’Oberlin. Après lui avoir parlé de différentes choses, il lui dit avec une affabilité extraordinaire : « Cher Monsieur le pasteur, la femme dont je vous ai parlé, elle est morte, elle est morte, l’ange !» — « D’où le savez-vous ? » — « Hiéroglyphes ! hiéroglyphes ! » — puis il regardait au ciel et recommençait : « Oui, morte,— hiéroglyphes ! »-— Impossible de tirer de lui autre chose. Il s’assit et écrivit quelques lettres qu’il remit à Oberlin en le priant d’y ajouter quelques lignes. Voyez ces lettres 1

En attendant, son état était devenu de plus en plus désespéré. Le calme que lui avaient procuré le voisinage d’Oberlin et le silence de la vallée avait disparu; le monde dans lequel il avait voulu vivre avait une déchirure immense ; il ne ressentait ni haine, ni amour, ni espérance, — rien qu’un vide effroyable,et avec cela une impatience douloureuse de le remplir. Il ne ressentait rien. Ce qu’il faisait, il le faisait consciemment, et pourtant un instinct intérieur l’y poussait. Quand il était seul, la solitude lui pesait tellement, qu’il se parlait sans cesse à haute voix, criait, s’effrayait de nouveau, et qu’il lui semblait qu’une voix étrangère avait conversé avec lui. Il bégayait souvent en parlant, une anxiété indéfinissable s’emparait de lui, il avait perdu le fil de sa phrase; alors il croyait devoir retenir le dernier mot et continuer à parler, et c’est seulement à l’aide d’un vigoureux effort qu’il étouffait cette envie. Ses hôtes étaient profondément attristés quand, dans ses moments de calme, alors qu’il était assis auprès d’eux et qu’il parlait tout naturellement, ils l’entendaient bientôt

1. Buchner a l’air de parler ici de lettres authentiques, et non fictives. Il semble que son dessein ait été de mêler à sa nouvelle des lettres de Lenz que l’on possédait alors ou qu’il s’était procurées, et dont la trace s’est depuis perdue. (Note du traducteur). bredouiller; qu’une terreur inexprimable se peignait sur ses traits, qu’il saisissait convulsivement par le bras les personnes proches de lui, et qu’enfin il retrouvait progressivement sa raison. Etait-il seul ou lisait-il, c’était pire encore : toute son activité intellectuelle tenait parfois dans une seule pensée ; songeait-il à une personne étrangère, ou se la représentait-il avec vivacité : il se prenait alors pour elle, il s’embrouillait, et il avait à cette occasion un désir infini de soumettre dans son imagination tout à sa volonté ; la nature, les hommes,— à l’exception d’Oberlin, — tout lui faisait l’effet d’un songe et était froid ; il s’amusait à mettre les maisons sur les toits, à habiller et à déshabiller les individus, à inventer les plaisanteries les plus insensées.

Parfois il se sentait une envie irrésistible d’exécuter la chose qu’il avait précisément dans l’idée ; et il se livrait à des grimaces horribles. Un jour il était assis près d’Oberlin; le chat reposait en face de lui sur une chaise. Soudain ses yeux devinrent fixes, il les tint obstinément dirigés sur l’animal, puis il glissa lentement de sa chaise. Le chat fit aussitôt de même. Gomme magnétisé par son regard, il éprouva une crainte, énorme et se hérissa timidement, tandis que Lenz conservait la même attitude, le même visage terrible et grimaçant; tous deux, comme en proie au désespoir, fondirent impétueusement l’un sur l’autre, et il fallut que Madame Oberlin se levât pour aller les séparer. Lenz fut de nouveau extrêmement confus. Cet incident, la nuit, prit l’aspect le plus terrifiant Ce n’est qu’avec la plus grande peine qu’il s’endormit, tandis qu’il avait encore cherché un peu auparavant à remplir ce vide désespéré. Il tomba entre le sommeil et la veille, dans un état affreux; il se heurtait à quelque chose d’épouvantable, d’horrible, la folie l’empoignait; il se leva en sursaut avec des cris effroyables, baigné de sueur, et c’est peu à peu seulement qu’il se remit. Il lui fallut, pour revenir à lui, recommencer par les choses les plus simples. En réalité ce n’était pas lui qui faisait cela, mais un puissant instinct de conservation ; il lui semblait qu’il était double et qu’une de ses parties cherchait à sauver l’autre et se faisait appel à elle-même; il racontait, il déclamait des poésies. Enfin il recouvra la raison.

Ces accidents se produisaient également le jour, et ils étaient encore plus terribles ; jusqu’alors la clarté l’en avait préservé. Il lui semblait alors qu’il existait seul au monde, que celui-ci ne subsistait que dans son imagination, qu’il n’y avait rien en dehors de lui-même ; qu’il était l’éternel damné, le Satan, seul avec ses pensers douloureux. Il passait en revue sa vie avec une rapidité insensée, puis disait : Logique, logique; si quelqu’un ouvrait la bouche : Illogique, illogique ; c’était le gouffre d’une folie irrémédiable, d’une folie à travers l’éternité. Le vif désir de la santé morale le poursuivait ; il se jetait dans les bras d'Oberlin il se cramponnait à son ami comme s’il voulait pénétrer en lui ; c’était le seul être qui pour lui vivait et par lequel il se reprenait à l’existence. Insensiblement les paroles d’Oberlinle ramenaient à lui, il tombait à ses genoux, ses mains dans les mains du pasteur, son visage couvert d’une sueur froide sur le sein de celui-ci, frémissant et tremblant de tous ses membres. Oberlin éprouvait une compassion sans bornes, la famille s’agenouillait et priait pour le malheureux, les servantes s’enfuyaient et le tenaient pour possédé. Quand il retrouvait un certain calme, c’était comme les lamentations d’un enfant; il sanglotait, il concevait pour lui-même une profonde, profonde pitié ; c’étaient aussi ses moments les plus délicieux.

Oberlin parla de Dieu. Lenz se retourna tranquillement, le regarda avec l’expression d’une douleur infinie, et dit enfin : « Mais moi, si j’étais tout puissant, voyez-vous, si je l’étais, je ne pourrais supporter la souffrance, je sauverais,je sauverais; je ne demande que le calme, le calme, seulement un peu de calme, pour pouvoir dormir ». Oberlin lui dit que c’était une profanation. Lenz secoua la tête d’un air désolé. Les demi-tentatives de suicide que, dans l’intervalle, il essaya sans discontinuer, n’étaient pas très sérieuses. C’était moins le désir de la mort, — car pour lui il n’y avait aucun repos et aucune espérance dans la tombe, — qu’un effort destiné, dans ses moments de sombre désespoir ou de calme morne voisin du néant, à lui rendre la raison grâce à la douleur physique. Les moments où son esprit paraissait chevaucher sur n’importe quelle idée folle étaient encore les plus heureux. C’était du moins un peu de repos, et son regard troublé n’était pas aussi terrible que lorsqu’il ressentait cette aspiration affamée de salut, cette torture éternelle de l’inquiétude ! Souvent il se frappait la tête contre la muraille, ou il provoquait en lui une violente douleur physique.

Le 8 au matin il resta au lit. Oberlin monta. Il reposait presque nu sur le lit et était violemment agité. Oberlin voulut le couvrir, mais il se plaignit très fort que tout était lourd, excessivement lourd; il ne croyait pas même pouvoir marcher, il ressentait enfin la prodigieuse pesanteur de l’air. Oberlin l’encouragea. Mais il resta dans sa position la plus grande partie du jour,sans même songer à prendre de nourriture. Vers le soir on manda Oberlin vers un malade dans la direction de Bellefosse. Le temps était doux et il faisait clair de lune. Lenz le rencontra lorsqu’il revenait. Le jeune homme paraissait tout à fait raisonnable et il causa tranquillement avec le pasteur. Celui-ci le pria de ne pas retourner : il le promit. En s’en allant il fit tout à coup volte-face, s’approcha d’Oberlin et lui dit brusquement : « Voyez-vous, Monsieur le pasteur, si seulement je ne devais plus entendre cela, je serais sauvé. » — - « Quoi donc, mon ami ?» — « N’entendez-vous donc rien, n’entendez-vous donc pas la voix effroyable qui crie autour de tout l’horizon, et qu’on nomme habituellement le silence ? Depuis que je suis dans cette vallée paisible, je l’entends toujours, elle ne me laisse pas dormir; ah! Monsieur le pasteur, si je pouvais recommencer à dormir ! ». Puis il avança en secouant la tète. Oberlin revint vers Waldbach et allait lui envoyer quelqu’un, quand il l’entendit monter l’escalier de sa chambre. Un moment après quelque chose tomba dans la cour avec un si grand bruit, qu’Oberlin ne pouvait croire que ce bruit provînt de la chute d’un homme. La servante apparut pâle comme une morte et toute tremblante ..... Il était assis avec une froide résignation dans la voiture ; celle-ci quittait la vallée et s’avançait vers l’ouest. Peu lui importait où on le conduisait; plusieurs fois même, les mauvais chemins mettant la voiture en danger, il n’y resta pas moins très tranquillement ; il était indifférent à tout. C’est dans cet état qu’il fit route à travers la montagne. Vers le soir ils étaient dans la vallée du Rhin. Ils s’éloignaient peu à peu de la montagne, qui maintenant surgissait dans le crépuscule comme une vague de cristal bleu foncé, sur le flot tiède de laquelle jouaient les rayons rouges du soir ; sur la plaine, au pied des monts, s’étendait un voile bleuâtre et scintillant. L’obscurité s’épaississait à mesure qu’ils approchaient de Strasbourg ; c’était presque pleine lune, tous les objets éloignés étaient sombres ; seule la montagne voisine formait une ligne nettement dessinée ; la terre était comme une coupe d’or sur laquelle couraient en écumant les vagues argentées de la lune. Lenz regardait fixement devant lui, sans pensée, sans désir ; seulement, une sourde anxiété croissait en lui à proportion que les objets se perdaient dans l’obscurité. On dut descendre ; alors il fit de nouveau plusieurs tentatives pour attenter à sa vie, mais il était trop bien surveillé. Le lendemain matin, par un temps sombre et pluvieux, il entra dans Strasbourg. Il paraissait très raisonnable, il causait avec les gens ; il faisait tout comme les autres ; mais il y avait en lui un vide effroyable, il n’éprouvait plus aucune crainte, aucun désir ; son existence était pour lui un fardeau nécessaire C’est ainsi que se passait sa vie..... [6]



  1. Chef-lieu d’une des deux paroisses qui se partageaient le Ban de la Roche, dont Oberlin qui va entrer en scène était pasteur. L’autre paroisse était Rothau. À Waldbach se rattachaient les villages et hameaux de Fouday et de Bellefosse, dont il est question dans le cours du récit. (Note du traducteur).
  2. Oberlin (Jean-Frédéric), naquit à Strasbourg le 31 août 1740, d’une famille protestante distinguée. Après avoir songé d’abord à embrasser la carrière des armes, il se décida pour le ministère évangélique. À l’âge de vingt-sept ans il accepta par dévouement la cure de Waldbach, dans le Ban de la Roche, pays montueux et très rude des Vosges, où les neiges ne fondent qu’en mai. Sans perdre un instant, il entreprit de porter la civilisation au milieu de cette contrée désolée, dont les quelques habitants vivaient à l’état presque sauvage. À l’aide de ses maigres ressources personnelles ou grâce aux faibles moyens que lui fournissaient des amis de son œuvre, il pratiqua des routes, construisit des ponts, fit cultiver les champs, forma des ouvriers en tout genre, établit une filature, une fabrique de rubans et de cordons, créa une caisse de crédit mutuel, une pharmacie, une bibliothèque, et s’attacha avant tout, il est à peine besoin de l’ajouter, à répandre l’instruction parmi ses paroissiens ; en un mot, il se dévoua, avec un zèle infatigable et qu’on ne peut assez admirer, au bien-être du pays, qui fut bientôt florissant et couvert d’une population laborieuse et éclairée. Le dévouement d’Oberlin n’avait d’égal que son désintéressement ; tandis qu’il faisait dans l’intérêt de ses administrés des sacrifices pécuniaires au-dessus de ses forces et compromettait ainsi l’avenir de ses sept enfants, il persistait à conserver pour demeure la misérable cabane humide, mal close et malsaine, où les intempéries faisaient rage, où les rats pullulaient, qu’on décorait du nom de presbytère, et ce n’est qu’au bout d’une vingtaine d’années qu’il finit par la quitter pour la cure neuve qu’avait fait construire à son intention le seigneur du pays, le baron de Dietrich. Partisan dès son jeune âge de la liberté et de l’égalité, le pasteur de Waldbach se déclara franchement pour la Révolution, et toute sa vie, sous l’Empire comme sous la Restauration, il garda ses sympathies à la République. Il encouragea au Ban de la Roche le départ des volontaires, et il eut son fils aîné tué dans leurs rangs, à la bataille de Bergzabern, en août 1793. Il croyait la liberté très compatible avec la religion, dont il était le défenseur convaincu, et, comme il le dit dans son journal intime, ne fut jamais un Pfaff (mot qui équivaut en français à ceux de frocard, calotin, etc.). Oberlin reçut la décoration de la Légion d’honneur en 1819. Il mourut le 1er juin 1826, à près de quatre-vingt-six ans. Ses restes reposent dans le cimetière de Fouday, et on lit sur sa tombe cette inscription : « Il fut pendant cinquante-neuf ans le père du Ban de la Roche ». Son frère, Jérémie-Jacques (1735-1806), a été un savant antiquaire et philologue, auteur d’un grand nombre d’ouvrages importants. — M. Rothert a donné, en allemand, une intéressante Vie d’Oberlin (Bielefeld, 1847), à laquelle nous avons emprunté les matériaux de cette rapide notice. (Note du traducteur).
  3. Ces *** désignent Kaufmann, que nous verrons apparaître un peu plus tard au cours de ce récit. (Note du traducteur).
  4. Jean-Henri Iung, dit Stilling, né en 1740, fut d’abord tailleur, puis maître d’école, ensuite médecin-oculiste, et enfin professeur d’économie politique ; il mourut en 1817 à Karlsruhe, avec le titre de conseiller secret de la cour. C’était un mystique qui voyait dans tout événement, dans tout accident, le doigt de Dieu, avec qui il croyait avoir des relations particulières. Parmi une foule d’ouvrages bizarres et incohérents il a laissé une autobiographie, Jeunesse d’Henri Stilling, extrêmement curieuse, et, par endroits, vraiment remarquable au point de vue littéraire.
    (Note du traducteur).
  5. Christophe Kaufmann de Winterthür, médecin de la communauté de Herrnhut, mort en 1795, était une manière de charlatan qui singeait Cagliostro et qui à un moment donné vint grossir les rangs de la réunion déjà fort nombreuse de Weimar. Gœthe, qui parle de lui dans ses Mémoires, écrivit au-dessus de sa porte le quatrain suivant, qu’on trouve dans ses Invectives et Xénies : « J’ai, comme limier de Dieu, toujours mené librement ma vie impure ; maintenant que la trace divine a disparu, le chien seul est resté en moi ». Klinger s’est également attaqué à lui dans sa curieuse satire intitulée Plimplamplasko.
    (Note du traducteur).
  6. C’est le 20 janvier 1778 que Lenz était arrivé chez Oberlin ; il y resta jusqu’à la fin de février, époque où le pasteur, comme nous le voyons ici, comprenant qu’il ne pouvait le garder plus longtemps sans exposer sa sécurité et celle des siens, le fit conduire à Strasbourg, où il demeura plusieurs semaines, confié à des mains sûres. De là il se. rendit à Emmendigen, auprès de Schlosser, qui venait de perdre sa femme, sœur de Gœthe et amie de Lenz. La démence de celui-ci, un peu calmée pour le moment, s’étant bientôt déchaînée plus furieuse que jamais, Schlosser, mit le malheureux en pension chez un brave cordonnier du pays. Lenz redevint tranquille et commença même, avec un entrain inouï, à apprendre le métier de son gardien. Dans l’été de 1779, son frère vint le chercher et le ramena dans leur pays, en Livonie. Là, sa santé physique et morale s’améliora tellement, que bientôt il crut pouvoir postuler une chaire de professeur en Russie. Ayant échoué dans sa tentative, il quitta Riga, se rendit à Saint-Pétersbourg, vécut d’une vie de jour en jour plus misérable et retomba souvent dans ses accès de folie. Nous avons dit dans l’étude sur Georges Biichner de quelle façon il finit. (Note du traducteur).