Woodstock/Texte entier

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 5-472).

INTRODUCTION.


MISE EN TÊTE DE LA DERNIÈRE ÉDITION D’ÉDIMBOURG.




La fertile période de la grande guerre civile d’Angleterre mit dans tout leur jour le caractère et le génie des différents partis, et certes les incidents qui surgirent des deux rangs opposés avaient un caractère aussi frappant qu’extraordinaire, et ils offraient un ample fondement à une composition idéale ou fictive. L’auteur l’avait, en quelque sorte, essayée dans Peveril du Pic ; mais la scène se trouvait en un lieu reculé du royaume et mêlée de quelques autres différences nationales qui lui laissaient encore la liberté de faire une petite récolte après une si riche moisson.

Dans ces circonstances, quelques aventures merveilleuses arrivées à Woodstock, en 1649, se présentèrent à lui comme une histoire qu’il avait lue depuis long-temps, quoiqu’il ne pût se rappeler en quel endroit, et dont l’idée paraissait suffisante pour être exploitée, bien que sans doute elle eût pu l’être beaucoup mieux, si l’auteur n’eût pas, dans le laps du temps qui s’était écoulé, perdu en partie le souvenir exact de l’histoire véritable.

Ce ne fut guère que dans l’année 1831 que l’auteur, appelé à écrire la présente introduction, obtint un abrégé substantiel et général de ce qui était réellement arrivé sur la merveilleuse circonstance dont il est question. Il le trouva dans un ouvrage ayant pour titre : The Every-day Book (le Livre de tous les jours), publié par M. Hone et rempli de curieuses recherches d’antiquité ; le but de cet auteur étant d’offrir une variété de renseignements originaux sur les mœurs, renseignements que l’on trouverait difficilement ailleurs. Entre autres documents, M. Hone cite un article au British Magazine, 1747, lequel est probablement celui que l’auteur de Woodstock avait autrefois parcouru, bien qu’il n’ait pu se rappeler la source de sa première lecture. Cet article est intitulé : « Histoire véritable du brave démon de Woodstock, fameux dans le monde en 1649, laquelle n’avait jamais été racontée ou entendue jusqu’à présent. »

Le narrateur de cette véridique histoire s’exprime ainsi :

« Quelques papiers originaux étant tombés dans mes mains, sous le titre de Mémoires authentiques du mémorable Joseph Collins d’Oxford, vulgairement connu sous le nom de Funny Joe, et prêts à être mis au jour, je fus extrêmement charmé d’y trouver le récit sans réplique et circonstancié du plus fameux des agents invisibles, si bien connu en 1649 sous le nom de brave démon de Woodstock, et même adoré par le peuple de cette localité, à cause des tribulations qu’il occasionnait à certaines gens qui ne les aimaient pas beaucoup. Comme cette fameuse histoire, quoique rapportée par plus de mille individus, et attestée dans ses détails, au delà de toute possibilité du doute, par des hommes de rang, de science et de renom, d’Oxford ainsi que des villes voisines, n’a pas encore été généralement racontée ou comprise, et comme elle est parfaitement et irrécusablement expliquée dans ces papiers, je ne pourrais sans remords me dispenser de faire éprouver à mes lecteurs le même plaisir qu’elle m’a causé en la lisant. Je vais donc la leur communiquer. »

Il n’y a nul doute qu’en 1649 bon nombre d’incidents, que l’on suppose surnaturels, arrivèrent au château royal de Woodstock, pendant que les commissaires du parlement s’efforçaient de le dévaliser et de le détruire. L’abrégé de ce qui advint, publié par les commissaires eux-mêmes ou sous leur patronage, a paru comme sixième relation du Monde dévoilé de l’invisible Satan, par George Sinclair, professeur de philosophie à Glasgow, collecteur approuvé de semblables romans.

Aucun des grands partis politiques de ce temps n’avait intérêt à discréditer ce récit qui donnait satisfaction tout à la fois aux Cavaliers et aux Têtes-rondes : les premiers concevant que la licence accordée aux démons était une conséquence de la souillure impie du mobilier et des appartements du roi, à tel point que les citoyens de Woodstock adoraient presque les esprits supposés, comme vengeant la cause de la royauté ; au lieu que les amis du parlement, de leur côté, imputaient à la malice de l’ennemi l’empêchement au pieux ouvrage, comme ils jugeaient celui qu’ils avaient en main.

Au risque de prolonger une citation curieuse, j’insère ici une page ou deux du livre de M. Hone (Every-day-Book) :

« Les honorables commissaires arrivèrent au château de Woodstock le 13 octobre 1649, et s’installèrent dans les propres appartements du roi. Ils firent de la chambre à coucher leur cuisine, de la salle du conseil leur paneterie, et de la salle d’audience le lie où ils expédiaient les affaires. La salle à dîner du roi devint leur chantier, et ils n’y enfermèrent d’autre bois que celui du fameux chêne royal du parc, qu’ils avaient enlevé jusqu’aux racines et mis en fagots pour allumer leur feu, de manière qu’il ne demeurât rien du nom de roi dans la localité.

« Le 16 octobre ils commencèrent à expédier des affaires. Au milieu de leur premier débat, un gros chien noir, à ce qu’ils pensèrent, entra dans la salle, y poussa un affreux hurlement, renversa deux ou trois chaises ou fauteuils, et sans causer d’autres dommages se glissa sous le lit, où il rongea des cordes. La porte de l’appartement avait été constamment fermée, et lorsqu’au bout de deux ou trois heures Giles Sharp, secrétaire des commissaires, regarda sous le lit, il s’aperçut que l’animal avait disparu, sans avoir touché à un plat de viande que les domestiques y avaient caché, et le montrant aux commissaires, ceux-ci furent convaincus que ce ne pouvait avoir été un chien véritable ; ledit Giles déposa aussi sous serment qu’à sa connaissance il n’y en avait pas.

« Le 17 octobre, au moment où les commissaires étaient à dîner dans une pièce plus basse, ils entendirent distinctement le bruit de gens qui se promenaient dans la pièce supérieure, quoiqu’ils sussent parfaitement que les portes en étaient fermées et qu’il ne pouvait s’y trouver personne. Ensuite ils entendirent également que l’on portait tout le bois du chêne royal, et qu’on le jetait avec violence de la salle à dîner dans la salle d’audience, en même temps que les chaises, les fauteuils, les tables et les autres meubles étaient bouleversés dans l’appartement, et qu’on y déchirait les papiers-minutes de leurs transactions, après avoir brisé les encriers. Lorsque tout ce vacarme eut cessé, ledit Giles proposa d’entrer le premier dans les appartements, en présence des commissaires qui venaient de lui en remettre les clefs : il ouvrit la porte et entra dans la chambre suivi de leurs Seigneuries. Là il trouva le bois dispersé dans l’appartement, les chaises déplacées et brisées, les papiers déchirés, les encriers brisés ; et cependant on n’aperçut aucune trace de pas humains, et aucune porte n’avait été ouverte pour laisser entrer ou sortir aucun individu depuis que les commissaires étaient là. Ils tombèrent donc unanimement d’accord que la personne qui avait fait tout ce dégât ne pouvait avoir pénétré dans la chambre que par le trou de la serrure.

« Dans la nuit du même jour, ledit Giles et deux des domestiques des commissaires, pendant qu’ils étaient au lit dans la même chambre avec leurs maîtres, eurent les pieds de leurs lits soulevés beaucoup plus haut que leurs têtes ; ils s’attendaient à avoir le cou rompu : ils furent en effet jetés avec violence de leurs lits dans la chambre à une distance considérable ; ceci se répéta plusieurs fois, et les commissaires en furent les témoins stupéfaits. Le lendemain matin, on trouva les bois de lit fendus ou brisés ; et ledit Giles et ses camarades déclarèrent avoir les membres disloqués par l’ébranlement et le cahotement de leurs lits.

« Le 19 octobre, au moment qu’ils étaient tous ensemble au lit, toutes les lumières s’éteignirent à la fois en répandant une odeur sulfureuse, et aussitôt un grand nombre d’assiettes de bois furent mises en mouvement dans la chambre. L’un des domestiques ayant levé la tête par dessus les draps, n’en reçut pas moins de six qui le blessèrent grièvement. Le lendemain on trouva les assiettes çà et là dans la chambre, et on remarqua que c’étaient les mêmes que celles dans lesquelles on avait mangé la veille, aucune n’étant restée dans la chambre des provisions ou paneterie.

« Dans la nuit du 20 octobre, les lumières furent éteintes comme auparavant, les rideaux des lits dans lesquels dormaient les commissaires furent tirés et retirés plusieurs fois avec une grande violence ; leurs Seigneuries reçurent plusieurs mauvais coups, étant d’ailleurs assez meurtries par huit grands plats d’étain et trois douzaines d’assiettes de bois qu’on avait jetés sur les lits et qu’on entendit ensuite rouler dans l’appartement.

« Pendant assez long-temps, cette même nuit, on entendit rouler beaucoup de fagots près des lits ; mais le matin on n’y en trouva aucun, on ne trouva non plus ni plats ni assiettes ; et ledit Giles attesta que, d’après leur arrangement tout différent dans la paneterie, on les avait sans doute enlevés et replacés immédiatement.

« Le 21 octobre, le garde et son chien passèrent la nuit près des commissaires, et l’on n’entendit rien.

« Le 22 octobre, les lumières furent enlevées comme auparavant. Les commissaires avaient avec eux le chien, et n’en furent point pour cela protégés : le chien poussa un cri lamentable ; les draps des lits furent tirés avec force et sans qu’il fît aucun vent, les briques du haut de la cheminée furent jetées dans le milieu.

« Le 24 octobre, les lumières furent de même enlevées ; on crut que tout le bois du chêne du roi était violemment jeté près des lits ; on compta soixante-quatre fagots qui tombèrent avec une grande violence, et quelques uns ébranlèrent les lits ; mais le matin on ne trouva rien près des lits, et la porte de la chambre dans laquelle on avait renfermé les fagots n’était pas non plus ouverte.

« Le 25 octobre, même disparition des lumières ; les rideaux de lits sont violemment agités plusieurs fois ; le bois est remué de la même manière ; on entend un craquement qui ressemble au tonnerre ; et un des domestiques, en courant pour voir si son maître n’était pas tué, trouva à son retour au lit trois douzaines d’assiettes de bois que l’on avait placées sous le matelas.

« Le 26 octobre, les lits furent ébranlés comme auparavant ; il sembla que les vitres étaient toutes brisées et que le verre en tombait partout dans la chambre. Le matin on trouva les fenêtres intactes ; mais le parquet était jonché de verre cassé que l’on recueillit et que l’on mit de côté.

« Le 29, à minuit, les lumières disparurent, quelqu’un marcha d’un pas grave dans la chambre, ouvrit et referma la fenêtre ; de grosses pierres furent jetées violemment dans la chambre, quelques unes tombèrent sur les lits, les autres sur le parquet, et vers une heure un quart du matin, on entendit comme une décharge de quarante canons à la fois, bruit terrible qui fut répété à environ huit minutes d’intervalle. Ce bruit alarma et fit lever tous les voisins qui, arrivant jusqu’auprès des lits des commissaires, ramassèrent près de ces lits de grosses pierres en grande quantité, et dont quelques unes étaient semblables à des cailloux ordinaires ; ils les portèrent dans un coin du champ attenant à la maison. Ce même bruit, pareil à une décharge de mitraille, fut entendu dans le pays à seize milles à la ronde. Les commissaires et leurs domestiques, se croyant perdus, crièrent au secours, et Giles Sharp, sautant sur une épée, faillit tuer un des commissaires qu’il prit pour le démon, parce que ce commissaire arrivait en chemise dans la chambre. Pendant que tous étaient rassemblés, le bruit continua ; une partie de la toiture de la maison et toutes les fenêtres de la chambre supérieure furent enlevées.

« Le 30 octobre, quelqu’un marcha dans la chambre, ou se traîna comme un ours ; il marcha quelque temps, puis jeta violemment la bassinoire sur le parquet, et l’endommagea tellement qu’elle fut pour ainsi dire mise hors d’usage. Ensuite il y eut une grande quantité de verre avec de grosses pierres et des os de cheval jetés dans la chambre ; on trouva le tout le lendemain matin ; et le parquet, les lits, les murailles étaient grandement endommagés.

« Le 1er novembre, des lumières furent placées dans toutes les parties de la chambre, et on y alluma un grand feu. À minuit, ces lumières brûlaient encore ; un bruit comme celui du canon fut entendu dans la chambre, et les bûches de bois enflammées furent roulées près des lits ; si les commissaires n’avaient point appelé Giles et ses camarades, la maison eût été certainement brûlée. Une heure après disparurent les lumières comme de coutume ; on entendit le bruit de plusieurs canons, et plusieurs seaux pleins d’eau puante furent jetés près des lits des commissaires ; il y eut aussi de grosses pierres roulées comme auparavant ; les rideaux des lits furent déchirés, et les bois de lit disloqués ; les vitres furent de même et réellement brisées, à tel point que tout le voisinage fut alarmé du bruit, jusqu’à des lapins maraudeurs qui, cette nuit hors de la garenne, furent tellement effrayés qu’ils prirent la fuite en laissant leurs furets bien loin derrière eux.

« Un des commissaires parla cette même nuit, et demanda au nom de Dieu pourquoi on les troublait ainsi. Il n’obtint aucune réponse ; toutefois le bruit cessa pour un moment, mais l’esprit revint bientôt avec d’autres pires que lui. Un des domestiques alluma une grande chandelle et la plaça sur le seuil de la porte entre les deux chambres, afin qu’il pût voir ce qui se passerait ; comme il la surveillait[1], il aperçut distinctement un sabot qui poussa la chandelle et le chandelier dans le milieu de la chambre, et qui fit ensuite trois grattages à la mèche pour l’enlever. Là-dessus la même personne fut assez hardie pour tirer une épée ; mais l’arme était à peine hors du fourreau, qu’une main invisible montra une autre épée et la dirigea contre le domestique en le frappant si violemment sur la tête avec le pommeau, qu’il se crut mort. À cet instant l’on entendit un nouveau fracas, semblable à la décharge d’une bordée d’un vaisseau de guerre, et ce bruit fut répété, à une ou deux minutes d’intervalle, jusqu’à dix-neuf fois, ce qui ébranla tellement la maison que les autres s’attendaient à tout moment à la voir crouler sur leurs têtes. Les voisins furent épouvantés, et accourant au logis ils se mirent en prières en chantant des psaumes dans une chambre pendant que le bruit continuait dans les autres, et que le canon y faisait des décharges, bien que pas une âme ne s’y trouvât. »

Le docteur Plot termine sa relation de ce mémorable événement en faisant observer que, bien que l’on ait vu souvent jouer de semblables tours dans des affaires de cette nature, beaucoup de circonstances ayant rapport à cet événement ne peuvent se concilier avec les tours de gobelets, comme par exemple : 1° ces bruits plus grands que le pouvoir de l’homme ne peut les rendre sans le secours d’instruments, et il n’y en avait aucun ; 2° le déchirement des rideaux et le bouleversement des lits ; 3° l’éparpillement du feu ; 4° le sabot entraînant la chandelle ; 5° la prise de l’épée et le coup que le domestique en reçut avec le pommeau.

Pour montrer à quel point les hommes sont quelquefois trompés, nous pouvons recourir à un écrit intitulé : Histoire secrète de l’honnête démon de Woodstock, dans laquelle nous voyons de la propre main de l’auteur que Joseph Collins, vulgairement appelé Funny Joe, était lui-même ce vrai démon ; que, sous le nom simulé de Giles Sharp, il se loua comme domestique au service des commissaires ; qu’à l’aide de deux amis, d’une trappe ignorée dans le plafond de la chambre à coucher, et d’une livre de poudre ordinaire, il joua lui-même tous ces tours extraordinaires ; que ses acolytes qu’il avait introduits pour l’assister avaient quitté leurs propres lits, et qu’au moyen d’une traînée de poudre les lumières étaient arrangées de manière à pouvoir être éteintes à volonté.

Le chien qui commença la farce n’était pas du tout un gros chien, mais véritablement une chienne qui, comme le jura Funny Joe, avait depuis peu mis bas dans cet appartement où elle faisait tout ce tapage pour chercher ses petits ; et comme elle avait servi les projets de Joe, il l’avait laissée sortir pour l’employer ensuite. L’histoire du sabot et de l’épée, pour lesquels il rendit témoignage de manière à ce qu’on ne pût pas douter de la vérité, n’était qu’une pure fiction. Par le moyen de la trappe, ses amis lâchaient les pierres, les fagots, le verre, l’eau, etc., que l’on y laissait pour être hissés de nouveau, afin de servir à ses desseins ultérieurs. De cette manière ses amis pouvaient aller et venir sans ouvrir les portes ou sans passer par le trou des serrures ; et tout le bruit dont il a été parlé, Joe déclare qu’il le produisit en plaçant une certaine quantité de poudre à canon sur des charbons ardents, ou sur des plats d’étain, qui en se fondant éclataient avec un bruit violent.

Je suis heureux d’avoir une occasion d’établir ici la véritable histoire de ces événements remarquables, et, d’après le récit de mon propre auteur, le lecteur ne les aurait pas contestés, soit en nommant une poudre blanche qui éclatait à la fusion, soit en faisant à son gré prendre feu à la terre contenue dans le pot à fleur ; ces faits n’auraient pas été contestés, dis-je, puisque, tout improbables qu’ils puissent paraître à quelques personnes, et tout mystérieux qu’ils aient pu être du temps de Joe, ils sont maintenant bien connus en chimie. Quant au dernier procédé, il suffit de mêler une quantité de limaille de fer bien fine et de la poudre de soufre pure, de manière à en faire une pâte qui, après avoir reposé environ vingt-six heures, se trouvera prendre feu et brûlera tout le soufre en jetant une flamme bleue et en répandant une mauvaise odeur. Pour ce qui est de la poudre blanche, c’est ce que les chimistes appellent de la poudre fulminante. Elle est composée de trois parties de salpêtre, de deux parties de sel de tartre et d’une partie de fleur de soufre, mêlées et battues ensemble pour former une belle poudre ; une faible quantité de cette poudre, tenue par la pointe d’un canif sur une lumière, n’éclatera point qu’elle ne fonde, et alors elle éclatera comme un coup de pistolet. Elle avait pu être disposée en plus grande quantité, de manière à faire d’elle-même explosion pendant que Joe se trouvait auprès de ses maîtres.

Telle est l’explication des aventures de revenants de Woodstock, ainsi qu’elles ont été transmises par M. Hone en son vieux traité ayant pour titre : Mémoires authentiques du célèbre Joseph Collins d’Oxford, dont le courage et la loyauté furent les uniques magiciens qui produisaient ces étranges et surprenantes apparitions et ces travaux surnaturels qui s’opérèrent d’une manière si incontestable sous les yeux des commissaires du parlement, d’après le docteur Plot et d’autres écrivains en crédit. La poudre fulminante, principal secret dont Joe fit usage, est aujourd’hui connue du moindre apprenti de pharmacie.

Si ma mémoire ne me trahit point, l’acteur de ces merveilles employa son habileté d’artificier dans la remarquable circonstance que je vais citer. Les commissaires n’avaient pas, dans leur zèle pour la chose publique, négligé leurs intérêts privés, et un acte fut dressé sur parchemin pour consigner la portion et la nature des avantages qu’ils s’étaient mutuellement concédés. Mais en même temps il leur répugnait, ce semble, de confier à aucun d’eux la garde d’un titre à la conservation duquel ils étaient tous intéressés. Ils cachèrent donc, d’un commun accord, l’écrit dans un pot qui contenait un arbuste, afin que cet arbuste le dérobât aux regards des spectateurs. Cependant le bruit des apparitions merveilleuses s’étant répandu au dehors, la curiosité attira à Woodstock une foule de gens des environs, et en particulier quelques unes des personnes auxquelles la connaissance de cette convention eût offert une ample matière à produire du scandale. Comme les commissaires recevaient ces hôtes ou visiteurs dans le salon où le pot de fleur était placé, une mèche fut mise tout-à-coup un jour à des pièces d’artifice établies en ce lieu par le secrétaire Giles Sharp. Le pot à fleur sauta avec le titre de concussion, ou bien fut préparé de manière à éclater de lui-même, et le contrat des commissaires contenant le témoignage de leur friponnerie tomba au milieu des visiteurs réunis en assemblée. Si j’ai rappelé exactement cet incident, car il y a plus de quarante ans que je ne l’ai lu, il est probable qu’en l’omettant dans le roman je puis de même avoir omis, par défaut de mémoire, plusieurs traits qui auraient été d’une importante addition à l’histoire elle-même. Il est certain, en effet, que les incidents réels conservent un avantage infini dans ces sortes de compositions sur ceux qui sont purement fictifs. L’arbre cependant doit rester où il est tombé.

Ayant eu occasion de me trouver à Londres en octobre 1831, je fis quelques recherches au musée britannique, et je découvris dans cette riche collection deux pièces originales contenant le récit des prodiges arrivés à Woodstock en 1649. La première est un poème satirique, publié en cette même année, et qui montre que la légende circulait parmi le peuple sous la forme dans laquelle elle fut ensuite rendue publique. Je n’ai pas trouvé l’explication de Joe Collins, qui, ainsi qu’elle est mentionnée par M. Hone, résout le tout en confédération. Cependant elle pourrait être retrouvée dans une recherche plus minutieuse que celle à laquelle je pus me livrer. En même temps on peut faire observer que ni le nom de Joe Collius, ni celui de Sharp ne figurent dans les personnages du drame, indiqués en ses écrits, publiés lorsque ce Joe aurait couru quelque danger d’être soupçonné, au moins en 1649 ; et peut-être eût-il éprouvé le même danger en 1660, à cause de la malice d’une

faction puissante, bien qu’abattue et complètement défaite.


PRÉFACE.


DE LA PREMIÈRE ÉDITION.




Je n’ai pas l’intention d’apprendre à mes lecteurs comment les manuscrits du fameux antiquaire, le révérend J. A. Rochecliffe, docteur en théologie, sont tombés en ma possession. Il y a mille moyens de se les procurer ; qu’il me suffise de dire qu’ils furent sauvés d’un sort indigne, et qu’ils me parvinrent par des voies honnêtes. Quant à l’authenticité des anecdotes que j’ai extraites des manuscrits de cet illustre savant, et que j’ai arrangées avec cette facilité sans pareille qui m’est si naturelle, le nom du docteur garantira leur exactitude, partout où ce nom sera connu.

L’histoire du docteur Rochecliffe n’est ignorée d’aucun de ceux qui ont un peu lu ; et quant aux autres, nous pouvons les renvoyer à l’honnête Antony Wood[2] qui le regardait comme un des piliers de l’Église épiscopale, et qui lui consacre une notice des plus flatteuses dans l’Athenæ oxonienses, quoique le docteur eût été élevé à Cambridge, ce second œil de l’Angleterre[3].

Il est de notoriété publique que ce docteur Rochecliffe obtint de bonne heure de l’avancement dans l’Église, en récompense du zèle qu’il avait déployé dans la controverse avec les puritains, et que son ouvrage intitulé Malleus hæresis fut considéré comme un coup accablant, excepté par ceux contre lesquels il était dirigé. C’est cet ouvrage qui le fit nommer à trente ans recteur[4] de Woodstock, et qui lui mérita ensuite une place dans le catalogue du fameux Century White[5] Mais ce qu’il y eut de pis pour lui que d’avoir été rangé par ce fanatique dans la classe des prêtres scandaleux et pervers pourvus de bénéfices par les prélats, c’est que ses opinions lui firent perdre la place qu’il occupait à Woodstock, lorsque les presbytériens devinrent les plus forts. Pendant presque tout le temps que dura la guerre civile, il fut chapelain du régiment de sir Henri Lee, levé pour le service du roi Charles, et l’on dit même que plus d’une fois il joua un rôle actif sur le champ de bataille. En tous cas il est certain que le docteur Rochecliffe se trouva à plusieurs reprises en grand danger, ainsi qu’on pourra s’en convaincre par différents passages de l’histoire suivante, où il parle de ses exploits, comme César, à la troisième personne. Je soupçonne cependant quelque commentateur presbytérien d’avoir interpolé deux ou trois passages. Le manuscrit fut long-temps en la possession des Éverard, famille distinguée appartenant à cette secte religieuse.

Pendant l’usurpation, le docteur Rochecliffe fit constamment partie des complots prématurément formés pour la restauration de la monarchie, et son audace, sa présence d’esprit, la fermeté de son caractère, le firent regarder comme l’un des principaux partisans du roi dans ces moments de troubles ; avec cet incident, pourtant, que les complots auxquels il prit part ne manquèrent jamais d’être découverts. Mais on a soupçonné que Cromwell lui-même lui avait plusieurs fois suggéré le plan des intrigues qu’il formait, et que, par ce moyen, ce perfide protecteur pouvait juger de la fidélité de ceux qu’il suspectait, et connaissait au juste les projets de ses ennemis, projets qu’il trouvait plus commode de faire échouer que de les punir sévèrement.

À la restauration, le rectorat de Woodstock fut rendu au docteur Rochecliffe, et il obtint encore d’autres faveurs ecclésiastiques ; alors il abandonna la polémique et la politique, pour se livrer exclusivement à la philosophie. Il fut un des fondateurs de la Société royale, et, par son entremise, Charles[6] demanda à ce corps savant la solution de ce curieux problème : « Pourquoi, un vase étant rempli d’eau jusqu’au bord, si on y plongeait un poisson vivant, l’eau ne déborderait pas. » L’explication de ce phénomène, imaginée par le docteur Rochecliffe, parut la plus ingénieuse et la plus instructive des quatre qui furent données ; et il est certain que le docteur aurait remporté la palme, sans l’obstination d’un inepte et grossier campagnard qui demanda avec instance qu’avant tout l’expérience fût faite publiquement. Quand on eut déféré à cette demande, l’expérience prouva qu’on avait tort de s’en rapporter, pour la réalité du fait, au seul témoignage de l’autorité royale. Car, quoique le poisson eût été placé dans son élément natal, avec tout le soin imaginable, l’eau se répandit dans tout l’appartement, et non seulement fit grand tort à la réputation des quatre membres auteurs des ingénieuses explications, mais gâta encore un beau tapis de Turquie.

Il paraît que le docteur RocheclifFe mourut vers 1685, laissant un grand nombre de manuscrits sur différents sujets, et surtout un grand nombre d’anecdotes secrètes ; c’est de là qu’ont été tirés les mémoires suivants : pour l’instruction du lecteur nous nous proposons d’en dire un mot.

L’existence du labyrinthe de Rosemonde, dont il sera fait mention dans les pages suivantes, est attestée par Drayton, qui vivait sous le règne de la reine Élisabeth.

Le labyrinthe de Rosemonde, ou plutôt ses ruines, subsiste encore, ainsi que son puits dont le fond est pavé en pierres de taille, et la tour d’où part le labyrinthe. Ce sont des allées voûtées, dont les murs et les cintres sont bâtis en briques et en pierres, et si bien mêlées les unes aux autres qu’il est fort difficile de s’y reconnaître, afin que si la demeure de Rosemonde venait à être découverte par la reine, elle pût aisément se soustraire à un péril imminent, et, au besoin, s’échapper par de secrètes issues, bien loin de Woodstock, dans l’Oxfordshire[7].

Il est bien probable que le singulier tour de fantasmagorie qui fut joué aux commissaires du long parlement, envoyés pour ravager et détruire Woodstock, après la mort de Charles Ier, fut exécuté au moyen des passages et retraites mystérieuses de l’ancien labyrinthe de Rosemonde, dans les environs duquel les successeurs de Henri avaient établi un rendez-vous de chasse, ou loge.

On trouve une relation curieuse des mésaventures de ces honorables commissaires, dans l’histoire naturelle de l’Oxfordshire, du docteur Plot. N’ayant pas cet ouvrage sous la main, je ne puis parler que du livre du célèbre Glanville sur les sorciers, qui a cité cette relation comme une série d’événements surnaturels et bien dignes d’une entière confiance. Les lits des commissaires et de leurs domestiques furent hissés en l’air jusqu’à ce qu’ils fussent presque culbutés, et puis ils retombèrent si promptement, que ceux qui y reposaient pensèrent en avoir les os brisés. Des bruits extraordinaires et horribles troublèrent les envahisseurs sacrilèges d’une demeure royale. Une fois le diable leur apporta une bassinoire ; une autre fois il les assaillit avec des pierres et des os de cheval ; des pots remplis d’eau furent versés sur eux pendant leur sommeil ; enfin tant d’autres tours de ce genre furent exécutés à leurs dépens, qu’ils abandonnèrent la partie, et laissèrent à demi consommée la spoliation qu’ils avaient projetée. Le bon sens du docteur Plot l’a porté à soupçonner que tous ces faits étaient les résultats de quelque complot ou menées secrètes ; mais Glanville travailla de toutes ses forces à le réfuter. Et en effet, on ne peut espérer que celui qui a admis une explication aussi commode que l’intervention d’un pouvoir surnaturel, consente à ne pas se servir d’une clef qui ouvrira toutes les serrures, quelque compliquées qu’elles soient.

Quoi qu’il en soit, la suite a fait découvrir que le docteur Plot avait parfaitement raison, et que le seul démon qui avait accompli toutes ces merveilles n’était autre qu’un royaliste effréné, un nommé Trusty Zoe, ou autre nom à peu près semblable, précédemment au service du jardin du parc, et qui avait passé à celui des commissaires dans l’intention de leur faire souffrir ces tribulations. Je crois avoir vu quelque part un récit véridique de toute l’affaire et des moyens dont le malin personnage se servait pour accomplir ses prodiges ; mais est-ce dans un livre ou dans une brochure ? c’est ce que je ne saurais dire. Je me rappelle seulement un passage à ce sujet : les commissaires étant convenus de mettre à part quelques objets pour se les partager, avaient dressé un acte qui réglait leurs droits respectifs ; et, pour plus de sûreté, ils avaient caché cet acte au fond d’un grand vase. Mais une assemblée de théologiens, renforcée par les plus austères presbytériens du voisinage de Woodstock, s’étant réunie pour conjurer le démon supposé, Trusty Zoe fit partir, au milieu de l’exorcisme, un feu d’artifice qu’il avait préparé, et qui brisa le pot ; alors, à la honte et à la confusion des commissaires, leur contrat secret tomba au milieu des exorciseurs étonnés, qui apprirent ainsi les projets de concussion des commissaires.

Mais il est, je crois, inutile que je tourmente ma mémoire pour chercher à me rappeler des souvenirs anciens et à demi effacés, relatifs aux scènes merveilleuses qui se passèrent à Woodstock, puisque les manuscrits du docteur Rochecliffe en donnent un récit bien plus détaillé que ce qu’on pourrait trouver dans les ouvrages publiés auparavant. J’aurais pu m’étendre davantage sur cette partie de mon sujet, car les matériaux sont abondants ; mais, pour faire au lecteur une confidence, qu’il sache que quelques critiques bienveillants ont pensé que cela rendrait l’histoire languissante ; c’est pourquoi je me suis décidé à être, sur cette matière, plus concis que je n’en avais l’intention.

Le lecteur impatient m’accuse peut-être en ce moment de lui cacher le soleil avec une chandelle. Mais quand les rayons du soleil seraient aussi brillants qu’on les trouvera probablement, quand le flambeau ou la chandelle serait plus pâle encore qu’elle ne l’est en effet, il faut que malgré lui il reste encore une minute dans cette atmosphère inférieure, jusqu’à ce que je me sois défendu d’avoir braconné sur les terres d’autrui. Les faucons, pour me servir d’un proverbe écossais, ne doivent point se crever les yeux ou s’arracher la proie les uns des autres ; en conséquence, si j’avais su que cette histoire, par l’époque qu’elle peint, ou par le caractère des personnages, dût avoir quelque rapport avec celle qui a été publiée récemment par un habile auteur de nos jours, j’aurais, sans aucun doute, laissé le manuscrit du docteur Rochecliffe en paix pour le moment. Mais je ne fus instruit de cette circonstance qu’au moment où ce petit ouvrage était à moitié imprimé ; et je n’eus d’autre ressource, pour éviter toute imitation même involontaire, que de différer la lecture de l’ouvrage en question. Quelques ressemblances accidentelles doivent nécessairement se rencontrer entre des ouvrages de même nature, qui ont pour but d’offrir le tableau d’une même époque, et où les mêmes personnages sont mis en scène. Si, comme il est probable, cela est arrivé, tout le désavantage sera de mon côté. En tout cas, mes intentions ont été innocentes, et je me réjouis d’avoir achevé Woodstock, parce que, mon ouvrage terminé, je peux me permettre de lire Brambletye-House[8], plaisir que je me suis jusqu’à présent refusé par scrupule de conscience.


WOODSTOCK

ou
LE CAVALIER,
HISTOIRE DE L’ANNÉE 1652.



CHAPITRE PREMIER.

LE SERMON.


Quelques uns sont pour les ministres de l’Évangile ; d’autres pour des laïques en habits rouges, comme gens plus propres à annoncer la parole et à manier l’un et l’autre glaive.
Butler. Hudibras.


Il y a une belle église paroissiale dans la ville de Woodstock[9]… m’a-t-on dit, car je ne l’ai jamais vue, ayant à peine eu le temps, quand j’y allai, de visiter le magnifique château de Blenheim, ses salles ornées de peintures, ses appartements décorés de tapisseries, et de retourner à temps pour dîner en compagnie avec mon savant ami, le prévôt de… C’était une de ces occasions où un homme se fait le plus grand tort à lui-même, s’il permet à sa curiosité de l’emporter sur sa ponctualité. Je me suis fait décrire, dans le plus grand détail, ladite église, quand je pensai à cet ouvrage ; mais ayant quelque raison de douter que la personne qui me donna tous ces renseignements en ait même vu seulement l’extérieur, je me contenterai de dire que c’est maintenant un bel édifice, qui fut reconstruit en grande partie il y a quarante ou cinquante ans, mais où l’on voit encore quelques arcades de l’ancienne chantrerie, bâtie, dit-on, par le roi Jean. C’est à cette partie plus ancienne du bâtiment que mon histoire se rapporte.

Un matin de la fin de septembre ou du commencement d’octobre de l’année 1652, jour fixé pour rendre de solennelles actions de grâces au sujet de la victoire décisive de Worcester[10], un auditoire nombreux était rassemblé dans l’ancienne chantrerie, ou chapelle du roi Jean. L’état de l’église et l’aspect de l’auditoire attestaient suffisamment les fureurs de la guerre civile et l’esprit particulier du temps. Le saint édifice présentait de nombreuses marques de dévastation. Les fenêtres, autrefois garnies de vitraux peints, avaient été brisées à coups de lance et de mousquet, comme ayant appartenu et servi à un culte idolâtre. Les sculptures de la chaire étaient endommagées, et deux belles balustrades en magnifique bois de chêne ciselé avaient été détruites par la même raison. Le maître-autel avait été renversé ; les grilles dorées qui l’entouraient avaient été brisées et emportées. Les statues de plusieurs tombes étaient mutilées, et les débris en étaient répandus çà et là à travers l’église :

À leur niche enlevés, indigne récompense
De leurs sages conseils, de leur haute vaillance.

Le vent d’automne soufflait à travers les bas-côtés ou ailes désertes de l’église ; des restes de pieux, de traverses de bois grossièrement taillées, une quantité de foin épars et de paille foulée aux pieds, semblaient indiquer que la maison du Seigneur avait servi récemment de quartier à un corps de cavalerie.

L’auditoire, comme l’édifice, avait un aspect triste et désolé. On ne voyait alors dans leurs bancs sculptés aucun des anciens fidèles, habitués de la paroisse dans des temps pacifiques, la main appuyée sur le front, se recueillant pour prier où leurs pères avaient prié, et suivant les mêmes formes de culte. Les yeux du fermier et du paysan cherchaient en vain la taille gigantesque de sir Henri Lee de Dichtley, qui autrefois, enveloppé dans un manteau galonné, la barbe et les moustaches frisées avec soin, s’avançait lentement dans la nef, suivi de son fidèle dogue ou chien de chasse dont la fidélité avait jadis sauvé la vie à son maître, et qui ne manquait jamais de l’accompagner à l’église. Bevis méritait qu’on lui fît l’application du proverbe : « C’est un bon chien que celui qui va à l’église ; » car, comprimant l’envie qui lui venait quelquefois de joindre sa voix à celle de la congrégation, il se conduisait aussi décemment qu’aucun des assistants, et s’en retournait plus édifié peut-être que beaucoup d’entre eux. C’était en vain aussi que les jeunes filles de Woodstock cherchaient les manteaux galonnés, les éperons retentissants, les bottes tailladées, les hauts plumets des jeunes cavaliers de cette maison distinguée, et de plusieurs autres. Elles ne les voyaient plus, comme autrefois, parcourir les rues et le cimetière avec cette aisance insouciante qui peut-être n’indique qu’une présomption excessive, et qui pourtant ne manque pas de grâce quand elle est jointe à la bonne humeur et à la courtoisie. Où étaient les bonnes vieilles dames aussi, avec leurs coiffes blanches, leurs robes de velours noir… et leurs filles,

Astres brillants qui fixaient tous les yeux[11] !

Où étaient-elles maintenant, celles qui, lorsqu’elles entraient dans l’église, avaient coutume de partager avec le ciel les pensées des hommes ? « Mais, hélas ! Alice Lee, si douce, si séduisante, si aimable et si bonne (ainsi parle un chroniqueur contemporain dont nous avons déchiffré le manuscrit), pourquoi ne puis-je rappeler que ta grandeur déchue ? Pourquoi ne remonterais-je pas plutôt à cette époque où, quand tu descendais de ton palefroi, tu attirais sur toi autant d’yeux qu’un ange descendu du ciel… autant de bénédictions qu’un de ces êtres bienfaisants apportant à la terre les plus heureuses nouvelles ? Tu n’étais pas une créature inventée par l’imagination capricieuse d’un romancier… un être fantastique composé de perfections incompatibles… les qualités t’ont gagné mon affection… et tes défauts, si tu en avais, t’ont rendue encore plus aimable à mes yeux. »

Avec la maison de Lee, d’autres familles d’une origine illustre et d’un rang distingué avaient disparu de la chapelle du roi Jean… les Freemantle, les Winkle Combel, les Drycott, et d’autres encore… car l’air qu’on respirait aux environs des tours d’Oxford était défavorable à la propagation du puritanisme qui s’était répandu davantage dans les comtés limitrophes. Néanmoins, dans la congrégation on remarquait, à leur extérieur et à leurs manières, deux ou trois personnes qui ressemblaient à des gentilshommes campagnards, considérables par leur rang ; il s’y trouvait aussi quelques uns des notables de la ville de Woodstock, principalement des couteliers et des gantiers, à qui leur talent à travailler l’acier ou la peau avait donné de l’aisance. Ces dignitaires portaient de longs manteaux noirs, plissés autour du cou, et comme des bourgeois patriotes, à leurs ceintures, au lieu de poignard ou d’épée, leur bible ou leur livre-memorandum.

Cette partie respectable, mais peu nombreuse de l’auditoire, était composée de citoyens estimables qui avaient renoncé à la hiérarchie et à la liturgie de l’Église anglicane, pour embrasser le culte presbytérien, et qui vivaient sous le gouvernement religieux du révérend Nehemiah Holdenough, qui s’était acquis quelque célébrité par la longueur et l’éloquence de ses sermons. À côté de ces graves personnes étaient assises leurs pieuses épouses, en manchettes et gorgerettes, ressemblant à ces portraits qui, dans les catalogues des peintres, sont désignés comme : « Femme d’un bourgmestre. » Auprès d’elles on voyait leurs jolies filles qui, comme le médecin de Chaucer, n’étudiaient pas exclusivement la bible, mais qui, toutes les fois qu’un de leurs regards pouvait échapper à la surveillance de leurs vénérables mères, étaient distraites elles-mêmes, et un sujet de distraction pour les autres.

Indépendamment de ces personnes recommandables, il y avait dans l’église une nombreuse réunion de personnes appartenant à d’autres classes, attirées, quelques unes par la curiosité, mais la plupart artisans grossiers, égarés dans le labyrinthe des discussions théologiques de l’époque, et d’autant de sectes différentes qu’il y a de couleurs dans l’arc-en-ciel. La présomption de ces doctes Thébains[12] était en proportion avec leur ignorance, c’est-à-dire que l’une et l’autre étaient extrêmes. Leur conduite dans l’église n’était rien moins que respectueuse et édifiante. La plupart affectaient un mépris cynique pour tout ce qui n’était sacré que par une sanction humaine ; et pour ces hommes, l’église n’était qu’une maison surmontée d’un clocher ; le ministre, qu’une personne ordinaire ; ses instructions, une nourriture grossière et insipide, indigne du palais délicat des saints ; la prière, une invocation au ciel, à laquelle chacun se joignait, selon que les lumières de la raison le lui faisaient trouver convenable ou non.

Les plus âgés étaient assis ou debout dans leurs bancs, leurs chapeaux en forme de clocher enfoncés sur leurs fronts sévères et renfrognés, attendant le ministre presbytérien, comme des dogues silencieux attendent le taureau qu’on va attacher au poteau. Les plus jeunes mêlaient à leurs hérésies plus d’audace et de licence dans leurs manières ; ils lorgnaient les femmes tour à tour, bâillaient, toussaient, causaient à demi-voix, mangeaient des pommes, cassaient des noix, comme des spectateurs dans la galerie d’un théâtre avant que la pièce commence.

La congrégation se composait encore de quelques soldats, les uns en corselet et le casque d’acier sur la tête ; les autres en justaucorps de buffle ; d’autres enfin en habits rouges. Ces hommes de guerre portaient en bandoulière des munitions, et s’appuyaient sur leurs hallebardes ou leurs mousquets. Eux aussi avaient leur doctrine particulière sur les points les plus épineux de la religion, et joignaient l’enthousiasme le plus extravagant au courage le plus déterminé sur un champ de bataille. Les bourgeois de Woodstock regardaient ces saints militaires avec crainte et respect ; car bien qu’ils ne se fussent pas souvent souillés par des actes de pillage et de cruauté, cependant il ne dépendait que d’eux d’en commettre, et les citoyens pacifiques n’avaient d’autre alternative que de se soumettre à tout ce qu’avait suggéré à leurs guides militaires une imagination enthousiaste et déréglée.

Après s’être fait attendre pendant quelque temps, M. Holdenough s’avança à travers les ailes de la chapelle, non avec cette démarche lente et majestueuse avec laquelle le docteur Rochecliffe avait coutume de rehausser la dignité du surplis, mais d’un pas précipité, comme quelqu’un qui arrive trop tard à un rendez-vous, et qui se hâte pour se faire attendre le moins possible. C’était un homme grand et maigre, au teint hâlé, dont l’œil vif indiquait un caractère assez irascible. Son habit n’était pas noir, mais d’une couleur brune ; et par dessus ses autres vêtements, il portait en l’honneur de Calvin un manteau de Genève, de couleur bleue, qui tombait de dessus ses épaules, pendant qu’il se hâtait d’arriver à la chaire. Ses cheveux étaient coupés aussi ras que possible, et couverts d’une calotte de soie noire, si bien collée à sa tête, que les deux oreilles sortaient de chaque côté comme deux anses à l’aide desquelles on aurait pu enlever toute la personne. Le digne ministre n’en portait pas moins une longue barbe grise et pointue ; il avait des lunettes, et tenait à la main une petite bible de poche avec un fermoir d’argent. Arrivé à la chaire, il s’arrêta un moment pour respirer, et ensuite monta les marches deux à deux.

Mais il fut arrêté par une main vigoureuse qui saisit son manteau : c’était celle d’un soldat qui s’était détaché de la petite troupe stationnée dans l’église. Il était robuste, de taille moyenne, l’œil brillant, et d’une physionomie qui, bien qu’elle n eût rien d’extraordinaire, attirait néanmoins l’attention. Son costume, quoique pas entièrement militaire, l’était en partie. Il portait un large pantalon de cuir de veau ; à sa gauche était suspendu un tuck[13], comme on disait alors, ou rapière d’une longueur effrayante, et parallèlement, à sa droite, une dague. Le ceinturon était de maroquin et garni de pistolets.

Le ministre, ainsi arrêté dans l’exercice de ses fonctions, se retourna vers celui qui l’avait saisi, et lui demanda d’un ton qui n’était pas fort amical le motif de cette interruption.

« L’ami, répondit l’audacieux soldat, te proposes-tu de prêcher à ces braves gens ? — Sans doute, répliqua le ministre, et c’est mon devoir. Malheur à moi si je n’annonçais pas la parole de l’Évangile ! Mais, je t’en prie, ne m’empêche pas de remplir mes obligations. — Ce n’est point mon intention, mais j’ai moi-même la pensée de prêcher ; ainsi, retire-toi, ou, si tu veux suivre mes conseils, reste dans l’auditoire, et nourris-toi avec ces pauvres oisons, des miettes de la doctrine salutaire que je vais leur donner. — Retire-toi, homme de Satan, » s’écria Holdenough hors de lui-même ; « respecte mon caractère… mon habit. — Je ne vois rien, dans la coupe ou l’étoffe de ton habit, qui exige plus de respect de ma part que tu n’en as eu toi-même pour le rochet de l’évêque. Lui était habillé de noir et de blanc, et toi tu l’es de brun et de bleu. Vous êtes tous des chiens couchants, rampants, aimant à dormir ; des bergers qui affament le troupeau, mais qui ne veillent point sur lui ; vous n’avez d’yeux que pour votre intérêt personnel… Eh bien !… »

Ces scènes indécentes étaient si communes à cette époque, que personne ne songea à intervenir pour mettre fin à la querelle ; la congrégation regardait en silence ; la classe supérieure était scandalisée, et parmi la classe inférieure, les uns riaient, d’autres soutenaient ou le soldat ou le ministre, chacun selon son goût. Cependant, comme le débat s’animait, M. Holdenough[14] demanda du secours à grands cris.

« Monsieur le maire de Woodstock, disait-il, serez-vous un de ces magistrats maudits qui ne portent l’épée que par forme ?… Citoyens, ne soutiendrez-vous pas votre pasteur ?… Digne alderman, me verrez-vous étrangler sur les marches de la chaire, par cet homme habillé de buffle, cet homme de Bélial ?… Mais non ! je le vaincrai, je briserai les liens dont il m’enchaîne. »

Holdenough, en parlant ainsi, se débattait pour monter les marches, saisissant la rampe de toutes ses forces. Son ennemi le retenait toujours par le pan de son manteau, qui serrait si étroitement le cou du prédicateur, qu’il prononça ces derniers mots d’une voix à demi étouffée. Mais M. Holdenough détacha si adroitement le cordon qui fixait son manteau autour de son cou, que le vêtement céda sur-le-champ, et le soldat tomba à la renverse au bas de l’escalier. Le ministre, délivré, s’élança dans sa chaire et entonna un cantique de triomphe pour célébrer la victoire qu’il venait de remporter sur son adversaire en l’étendant à terre. Mais un grand tumulte qui s’éleva dans l’église troubla la joie de sa victoire, et quoique lui et son clerc continuassent à chanter l’hymne d’allégresse, leurs voix ne se faisaient entendre que par intervalle, comme le sifflement du courlieu pendant les mugissements de l’orage.

Voici la cause de ce tumulte : le maire était un presbytérien zélé, et dès le commencement il avait vu l’audacieuse tentative du soldat avec la plus grande indignation, quoiqu’il hésitât à prendre parti contre lui tant qu’il le vit sur ses jambes, et en état d’opposer de la résistance. Mais il n’aperçut pas plutôt le champion de l’indépendance renversé sur le dos, le manteau de guerre du prédicateur flottant dans sa main, que, magistrat intrépide, il s’élança en criant que tant d’insolence ne pouvait être tolérée, et il ordonna à ses constables de saisir le soldat, ajoutant dans un sublime transport d’indignation : Je ferai arrêter de pareilles gens jusqu’au dernier… Oui je le ferai arrêter, fût-ce Noll Cromwell lui-même[15]. »

L’indignation du digne maître[16] avait étouffé sa raison quand il fit entendre cette menace inopportune ; car trois soldats qui jusque là étaient restés immobiles firent un pas en avant et se trouvèrent entre les officiers municipaux et le soldat qui se relevait. Faisant alors le mouvement pour poser les armes, conformément à la manœuvre alors en usage, les crosses de leurs mousquets tombèrent brusquement sur les dalles de l’église, à un pouce des pieds goutteux du maire. L’intrépide magistrat, ainsi interrompu dans ses efforts pour rétablir l’ordre, jeta sur ses partisans un regard qui indiquait suffisamment que la force n’était pas de son côté. Tous avaient battu en retraite, et il fut réduit à s’abaisser à une explication.

« Que voulez-vous, mes maîtres ? dit-il. Convient-il à de braves soldats, et qui craignent Dieu, à des soldats qui ont bien mérité de la patrie, d’exciter le désordre et la confusion dans une église, de se déclarer les soutiens, les défenseurs d’un profane, qui, un jour d’actions de grâces solennelles, exclut le ministre de sa chaire ? — Nous n’avons rien à démêler avec ton église, comme tu l’appelles, » répondit un militaire, qu’à une petite plume placée sur le devant de son morion on pouvait reconnaître pour le caporal du détachement. « Nous ne voyons pas pourquoi les hommes inspirés par la Divinité ne seraient pas entendus dans les citadelles de la superstition aussi bien que ceux qui autrefois portaient des soutanes et qui ont pris aujourd’hui le manteau. Nous jetterons donc ce Jack-Presbyter en bas de sa guérite de bois : notre sentinelle le relèvera de garde, montera à sa place, criera sans se ménager. — Eh bien ! messieurs, si telle est votre intention, dit le maire, il serait inutile de vous en empêcher, nous qui ne sommes, comme vous le voyez, que de paisibles bourgeois. Mais laissez-moi d’abord parler à ce digne ministre Nehemiah Holdenough, pour l’engager à vous céder la place pour le moment, sans plus de scandale. »

Le pacifique magistrat interrompit les chants de maître Holdenough et de son clerc, et les pria tous deux de se retirer, pour éviter qu’on n’employât la violence.

« La violence, » répondit le ministre presbytérien avec mépris ; « elle n’est pas à craindre chez des hommes qui n’osent pas témoigner contre cette profanation scandaleuse de l’Église et cette audacieuse prétention de l’hérésie. Vos voisins de Banbury souffriraient-ils une telle insolence ? — Allons, allons, monsieur Holdenough, reprit le maire, ne provoquez pas une émeute, et ne nous réduisez pas à crier aux bâtons[17]. Je vous le dis encore une fois, nous ne sommes pas des hommes de guerre, et n’aimons pas le sang. — Vous n’en avez pas autant qu’on en pourrait faire sortir avec la pointe d’une épingle, » répondit le prédicateur avec dédain. « Vous, tailleur de Woodstock[18] ; car, qu’est-ce qu’un gantier, sinon un tailleur qui travaille en peau ?… Je vous pardonne par pitié pour la faiblesse de votre cœur et de vos mains ; et je chercherai ailleurs un troupeau qui n’abandonnera pas son berger lorsqu’il entendra braire le premier âne sauvage sorti du grand désert. »

Il avait à peine prononcé ces mots, qu’il descendit de la chaire avec dépit, et secouant la poussière de ses habits, il sortit de l’église avec autant de précipitation qu’il y était entré, quoique pour un motif bien différent. Les bourgeois le virent partir avec chagrin et avec ce sentiment intérieur qui leur disait qu’ils ne s’étaient pas montrés très courageux. Le maire et quelques autres quittèrent l’église pour le suivre et l’apaiser.

L’orateur indépendant, renversé à terre il n’y a qu’un moment, maintenant triomphant, monta en chaire sans plus de cérémonie. Il tira une bible de sa poche et prit son texte dans le quarante-cinquième psaume… « Ceins ton glaive sur ta cuisse, ô Tout Puissant, avec ta gloire et ta majesté, et élève-toi en prospérant dans ta majesté… » Sur ce thème, il commença une de ces déclamations extravagantes, communes à cette époque, où les hommes étaient accoutumés à tourner en dérision l’Écriture sainte, en l’appliquant à des événements modernes. Ces paroles qui, dans leur sens littéral, étaient relatives au roi David, et dans leur sens allégorique à la venue du Messie, étaient, selon l’opinion de l’orateur militaire, une prédiction évidente en faveur d’Olivier Cromwell, général victorieux d’une république naissante qui n’était pas destinée à atteindre l’âge viril. « Ceins ton glaive, s’écria le prédicateur d’une voix emphatique ; et n’était-ce pas une aussi bonne lame d’acier qu’aucune de celles qui ont jamais été suspendues à un corselet ou attachées à une selle de fer ? Oui, vous prêtez maintenant une oreille attentive, couteliers de Woodstock, comme si vous saviez ce que c’est qu’une bonne épée. Était-ce vous qui l’aviez forgée, je ne le pense pas ?… Est-ce de l’acier trempé dans l’eau de la fontaine de Rosemonde[19] ? la lame a-t-elle été bénite par le vieux imbécile de prêtre de Godstow[20] ? Vous seriez enchantés que nous fussions assez fous de croire que c’est par vous qu’elle fut trempée, affilée, polie, tandis qu’elle n’est jamais venue dans la ville de Woodstock. Vous étiez tous trop occupés à faire des couteaux pour les fainéants porteurs de soutane d’Oxford, ces prêtres orgueilleux dont les yeux étaient tellement enfoncés dans la graisse qu’ils ne purent voir la destruction avant qu’elle les eût saisis à la gorge. Mais je puis vous dire où il a été forgé, trempé, affilé, émoulu et poli. Pendant que vous étiez, comme je viens de le dire, occupés à fabriquer des couteaux pour des prêtres menteurs, et des dagues pour des cavaliers, fieffés libertins, qui devaient s’en servir pour assassiner le peuple d’Angleterre… il fut forgé à Long-Marston-Moor[21], où les coups tombèrent… plus rapidement que le marteau sur l’enclume… Il fut trempé à Naseby[22] dans le plus pur sang des cavaliers… Il fut soudé en Irlande contre les murs de Drogheda… et émoussé sur les poitrines écossaises à Dunbar… Et tout récemment il fut poli à Worcester, jusqu’à ce qu’il devînt brillant comme le soleil au milieu du ciel, et il n’est pas de lumière en Angleterre qui pusse lui être comparée. »

Ici les militaires qui faisaient partie de la congrégation firent entendre un bourdonnement approbateur qui, analogue aux « Écoutez ! écoutez ! » de la chambre des communes en Angleterre, ne pouvait manquer d’exciter encore l’enthousiasme de l’orateur, en lui révélant qu’il avait éveillé la sympathie de son auditoire. « Ainsi donc, » continua le prédicateur redoublant d’énergie en voyant que l’auditoire partageait ses sentiments, « que dit le texte ?… Élève-toi dans la prospérité… Ne t’arrête pas… Ne fais pas halte… Ne quitte pas la selle… Poursuis les fuyards épars… Sonne de la trompette… Que ce soit non un chant joyeux, non une fanfare, mais une marche guerrière… Sonne de la trompette ; allons, à cheval, cavaliers, et en avant !… Qu’on charge l’ennemi… Poursuis le jeune homme[23]… Qui vous intéressera pour lui ? Frappe, pille, ravage, partage les dépouilles… La bénédiction est sur toi, Olivier, à cause de ton honneur… Ta cause est on ne peut plus légitime, et ta vocation incontestable… La défaite n’approcha jamais de ton bâton de commandement, et le mauvais destin ne suivit jamais ta bannière… Levez-vous, fleur des soldats de l’Angleterre… Lève-toi, général choisi des champions de Dieu. Ceins tes reins de résolution, et marche d’un pas rapide sur le terme de haute vocation. »

Un murmure sourd et général d’approbation, qui retentit sous les voûtes profondes de la vieille chapelle, lui permit de se reposer quelques minutes : il reprit bientôt, et les habitants de Woodstock l’entendirent, non sans crainte, diriger le torrent de son éloquence vers un autre point.

« Mais pourquoi, peuple de Woodstock, vous entretenir de tout cela, vous qui ne prétendez à aucune part de l’héritage de notre David, qui ne prenez nul intérêt au fils de Jessé de l’Angleterre ?… vous qui combattiez de toutes vos forces (et elles n’étaient pas bien redoutables) sous les ordres d’un sir Jacob Aston, papiste altéré de sang, et pour qui ? pour un homme qui n’est plus[24]… Ne complotez-vous pas en ce moment, ou n’êtes-vous pas prêts à le faire, pour rétablir sur le trône le jeune homme, fils impur du tyran mis à mort… le fugitif que poursuivent en ce moment tous les cœurs vraiment anglais pour s’emparer de sa personne et le tuer ?… Comment votre général tournerait-il sa bride de notre côté ? vous dites en vous-mêmes : Nous ne voulons pas de lui… Si vous pouviez vous sauver, vous prendriez plutôt le parti de vous rouler dans la fange de la monarchie, même après la truie. Écoutez, hommes de Woodstock ; je vous ferai une question, et vous me répondrez. Êtes-vous toujours affamés des potées de chair des moines de Godstow ? Vous me direz : Non, sans doute. Mais pourquoi ? parce que les pots sont fendus et brisés, et que le feu qui chauffait le four est éteint. Et je vous le demande, allez-vous toujours vous désaltérer à la fontaine des fornications de la belle Rosemonde ?… Encore non… Et pourquoi ? »

Ici l’orateur, avant d’avoir pu répondre à sa manière à cette question, fut interrompu par la réplique énergique d’une personne de l’auditoire : « Parce que vous et vos pareils ne nous avez pas laissé même une goutte d’eau-de-vie pour mêler à cette eau. »

Tous les yeux se tournèrent vers l’audacieux interrupteur ; il était debout à côté d’un de ces piliers d’architecture saxonne, lourd et massif, qui avait avec lui quelque ressemblance, étant petit de stature, mais d’une complexion robuste, trapu, enfin un véritable Petit-Jean[25]. Il portait à la main un énorme bâton ; son justaucorps, quoique bien vieux et d’une couleur flétrie, avait évidemment été de drap vert de Lincoln ; on y apercevait même des traces de broderies. Toute sa personne avait un air d’audace insouciante et de bonne humeur ; et malgré la terreur que leur inspirait la présence des soldats, quelques bourgeois ne purent s’empêcher de lui crier : « Bien dit, Jocelin Joliffe ! — Jocelin Joliffe, l’appelez-vous ? » continua le prédicateur sans témoigner ni confusion ni déplaisir de cette interruption… « Je le ferai jocelin de la prison s’il m’interrompt encore une fois. C’est un de vos gardes du parc, à ce que je vois ; ils ne peuvent jamais oublier qu’ils ont porté un C. R.[26] sur leurs plaques et leurs cors de chasse, comme un chien porte sur son collier le nom de son maître… Bel emblème pour un chrétien. Mais le chien a plus de quoi s’enorgueillir… Il porte un habit qui lui appartient, tandis que l’esclave méprisable porte celui de son maître ; j’ai vu plus d’une fois l’un de ces misérables pendu au bout d’une corde… Où en étais-je ?… Je vous reprochais votre apostasie, hommes de Woodstock… Oui, vous me direz que vous avez renoncé au papisme, au prélatisme, et vous essuyez votre bouche comme des pharisiens que vous êtes ; il n’y a que vous qui soyez purs en religion. Mais je vous le dis, vous êtes comme Jéhu, fils de Nimshi, qui renversa la maison de Baal, et qui ne se sépara pas des fils de Jéroboam. De même vous ne mangez pas de poisson le vendredi avec les aveugles papistes, des pâtés de Noël avec des prélats fainéants ; mais vous vous gorgez de vin chaque soir avec votre garde aveugle, le ministre presbytérien ; vous parlez mal de ceux qui ont un rang un peu élevé, et vous déclamez contre la république ; vous vous glorifiez vous-mêmes de votre parc de Woodstock, et vous dites : « N’a-t-il pas été entouré de murs avant tout autre en Angleterre, et par Henri, fils de Guillaume appelé le Conquérant ? » Vous avez donc une loge de prince que vous appelez la loge royale ; et vous avez un chêne que vous appelez le chêne du roi ; vous dérobez et vous mangez le gibier du parc, en disant : « C’est la venaison du roi : nous l’arroserons en buvant un coup à sa santé ; nous sommes plus dignes de la manger que ces scélérats de têtes-rondes, les républicains. « Mais écoutez-moi, et tenez-vous pour avertis ; nous sommes venus pour disputer avec vous sur toutes ces choses ; notre nom sera un coup de canon qui fera tomber en ruine cette loge où vous allez prendre vos ébats sous d’agréables ombrages ; nous servirons de coins pour fendre le chêne du roi, comme des bûches pour chauffer le four d’un boulanger ; nous démolirons les murs de votre parc ; nous tuerons vos daims ; nous les mangerons, et vous n’en aurez pas même un morceau. Vous ne pourrez pas faire un manche de couteau de vingt sous avec leurs bois, ni couper une paire de culottes avec leur peau ; vous ne trouverez ni secours ni appui chez le traître Henri Lee, dont les biens sont séquestrés, lui qui s’était donné le nom de capitaine de Woodstock ; car ils viennent ici ceux qu’on appellera Maher-Shalal-Hash-Baz, pour s’emparer du butin. »

Ici se termina ce sermon extraordinaire : la fin remplit d’alarme les pauvres bourgeois de Woodstock, en leur confirmant un bruit fâcheux qui avait couru depuis peu. Les communications avec Londres étaient lentes, et les nouvelles qui en arrivaient, incertaines ; les temps eux-mêmes n’étaient pas moins variables, et les bruits qui circulaient étaient exagérés par les craintes ou les espérances des diverses factions. Mais les dernières nouvelles relatives à Woodstock étaient toutes uniformes. On avait appris successivement d’un jour à l’autre qu’une résolution fatale avait été prise par le parlement pour vendre le parc royal de Woodstock, détruire sa Loge, démolir les murs de son parc, et détruire entièrement les traces de son ancienne gloire. Beaucoup d’habitants devaient souffrir de ces mesures ; la plupart jouissaient, soit légitimement, soit par faveur, de différents priviléges avantageux, tels que de faire paître leurs troupeaux, de couper du bois, etc., dans le domaine royal. D’ailleurs tous les habitants de cette petite ville pensaient avec peine que toute la beauté du lieu qu’ils habitaient allait disparaître ; que les monuments en seraient détruits, la splendeur anéantie. Un pareil sentiment patriotique se retrouve souvent dans les petites villes que d’anciens monuments et des souvenirs antiques long-temps chéris rendent si différentes des villes d’une date plus récente. Ce sentiment, les habitants de Woodstock l’éprouvaient au dernier point. L’annonce seule de ce malheur les avait remplis d’effroi ; et il n’y avait plus à en douter, depuis l’arrivée de ces soldats, sombres, fanatiques et tout-puissants ; et l’ayant entendu proclamer par un de leurs prédicateurs militaires, ils regardaient ce désastre comme inévitable. Les dissensions qui les divisaient furent pour le moment oubliées, et les assistants, congédiés sans psalmodie ni bénédiction, sortirent lentement et tristement, et se retirèrent chacun chez soi.


CHAPITRE II.

DÉPOSSESSION.


Avance, vieillard, c’est maintenant à côté de ta fille que tu dois te placer : quand le temps a dompté l’orgueil superbe du chêne, le jeune rejeton peut encore soutenir les restes de l’arbre paternel.
Anonyme.


Quand le sermon fut fini, le prédicateur militaire s’essuya le front ; car, malgré le froid du temps, la véhémence de son discours et de ses gestes l’avait mis en nage. Il descendit alors de la chaire et dit quelques mots au caporal qui commandait le détachement ; celui-ci, répondant d’un air grave par un signe d’intelligence, rassembla ses hommes et les conduisit en bon ordre à leur quartier dans la ville.

Le prédicateur lui-même, comme s’il venait de commettre une action fort ordinaire, sortit de l’église et se promena dans les rues de Woodstock, comme un étranger qui voulait visiter la ville, sans paraître observer qu’il était aussi de son côté le but de la surveillance inquiète des habitants, dont les regards furtifs mais fréquents paraissaient le considérer comme un homme suspect et dangereux si on venait à le provoquer. Il n’y faisait nulle attention, et marchait avec cet air affecté que prenaient les fameux fanatiques de ce temps-là ; un pas compté et solennel, un œil sévère et en même temps scrutateur, comme celui d’un homme irrité des distractions que lui causent les futilités de ce monde, l’obligeant par leur présence à détacher pour un moment ses pensées des choses célestes. Ils redoutaient et méprisaient les plaisirs innocents de quelque genre qu’ils fussent, ils avaient en horreur une innocente gaîté. C’était pourtant une disposition d’esprit qui formait des hommes à de grandes et courageuses actions, puisque l’égoïsme, bien loin de les pousser à satisfaire leurs passions, n’entrait pour rien dans leur conduite. Quelques uns de ces enthousiastes, hypocrites sans doute, se servaient du manteau de la religion seulement pour couvrir leur ambition ; mais presque tous avaient un caractère vraiment religieux, et les vertus sévères du républicanisme. Le plus grand nombre, placés entre ces deux extrêmes, ressentaient jusqu’à un certain point le pouvoir de la religion, mais se conformaient à l’époque en montrant un zèle outré.

L’individu dont les prétentions à la sainteté, écrites comme elles l’étaient sur son front et dans sa démarche, ont donné lieu à la digression qui précède, parvint enfin à l’extrémité de la rue principale qui se termine au parc de Woodstock. Une porte crénelée, d’architecture gothique, défendait l’entrée de l’avenue. Quoique bâtie dans le style des différents siècles où l’on y avait fait quelques changements, elle était néanmoins d’un effet majestueux et imposant. Une large grille en barres de fer battu, ornée de fleurons et de dessins, et surmontée du malheureux chiffre de C. R., était alors dégradée non moins par la rouille que par la violence des hommes.

L’étranger s’arrêta comme incertain s’il devait entrer avec ou sans permission. Il apercevait à travers la grille une avenue bordée de chênes majestueux et qui, faisant un détour, semblait conduire dans les profondeurs de quelque vaste et antique forêt. Le guichet de la grande grille se trouvant par hasard ouvert, le soldat ne résista plus, le franchit, quoique en hésitant, comme un homme qui se glisse furtivement dans une enceinte dont il suppose que l’entrée peut être défendue. Du reste, ses manières montrèrent pour ces lieux plus de respect que sa profession et son caractère n’auraient pu lui en faire supposer. Il ralentit son pas mesuré et solennel, s’arrêta et regarda autour de lui.

Non loin de la porte, il vit s’élever du milieu des arbres deux antiques et vénérables tourelles, surmontées chacune d’une girouette d’un merveilleux travail, et resplendissantes des rayons d’un soleil d’automne. Elles indiquaient la position d’un ancien rendez-vous de chasse. La Loge, comme on l’appelait, qui avait parfois, du temps de Henri II, servi de résidence aux monarques anglais lorsqu’il leur plaisait de visiter les bois d’Oxford, qui étaient alors si giboyeux que, suivant le vieux Fuller[27], chasseurs et fauconniers n’étaient nulle part plus heureux ; la Loge était située au milieu d’un terrain uni, alors planté de sycomores, non loin de l’entrée de ce lieu magnifique où le spectateur s’arrête toujours malgré lui, pour considérer Blenheim, songer aux victoires de Marlborough et applaudir ou critiquer la lourde magnificence du style de Vanburgh[28].

Là aussi s’arrêta notre prédicateur militaire, mais avec d’autres pensées et d’autres intentions que d’admirer la scène qui l’environnait. Il ne fut pas long-temps à apercevoir deux personnes, un homme et une femme, qui marchaient lentement, et si occupés de leur conversation qu’ils ne levèrent pas les yeux pour voir qu’il y avait un étranger devant eux. Le soldat, profitant de leur distraction, et désirant surveiller leurs mouvements sans être vu, se glissa derrière un des gros arbres qui bordaient la route, et dont les branches tombant à terre empêchaient qu’il ne fût découvert, à moins qu’on ne vînt exprès l’y chercher.

Cependant le monsieur et la dame continuaient à s’avancer, dirigeant leur marche vers un banc rustique où brillaient encore les rayons du soleil, et adossé à l’arbre même derrière lequel s’était caché l’étranger.

L’homme était un vieillard qui semblait plus encore courbé par le chagrin et les infirmités que par le poids des ans. Il portait un manteau de deuil par dessus un habillement de couleur noire, de cette coupe pittoresque que Van Dyck a rendue immortelle. Mais, quoique l’habit fût beau, il avait été mis et il était porté avec une négligence qui prouvait que ce personnage n’avait pas l’esprit fort tranquille. Sa figure âgée, mais belle encore, était empreinte de cet air de noblesse qui distinguait son habillement et sa démarche. Ce qui frappait le plus dans tout son extérieur, c’était une longue barbe blanche qui descendait au dessous de sa poitrine sur son pourpoint à taillades, et contrastait singulièrement avec la couleur de ses vêtements.

La jeune dame qui donnait le bras à ce respectable vieillard, et semblait presque le soutenir, avait la forme légère d’une sylphide et une taille si délicate, une figure si belle, qu’il semblait que la terre où elle marchait ne fût pas digne de supporter une créature si aérienne. Mais toute beauté mortelle a aussi ses peines terrestres. Les yeux de cet être charmant montraient des traces de larmes ; ses couleurs devenaient plus vives à mesure qu’elle écoutait son vieux compagnon ; et il était évident, d’après ses regards tristes et langoureux, que la conversation était aussi pénible pour l’un que pour l’autre. Lorsqu’ils furent assis sur le banc, le soldat, qui était aux écoutes, put entendre distinctement les paroles du vieillard ; mais beaucoup moins bien les réponses de la jeune dame.

« C’est à n’y pas tenir, » dit le vieillard avec chaleur ; « il y aurait réellement de quoi faire d’un pauvre paralytique un brave soldat… Ou mes gens ont péri, ou ils m’ont abandonné dans ces temps malheureux… Je ne dois pas leur en vouloir : car que deviendraient-ils maintenant que je n’ai plus ni pain ni bière à leur donner ! Mais nous avons encore avec nous quelques gardes forestiers de la vieille race de Woodstock… aussi vieux que moi pour la plupart… Eh bien ! le vieux bois plie rarement à l’humidité… je me défendrai dans ce vieux château, et ce ne sera pas la première fois que je l’aurai fait, même contre une force dix fois plus imposante que celle dont nous entendons parler à présent. — Hélas ! mon cher père… » dit la Jeune dame, dont le ton semblait dire que ces projets de défense étaient tout-à-fait inutiles.

« Et pourquoi cet hélas ? » dit le vieillard avec dépit ; « est-ce parce que j’ai fermé ma porte à une quarantaine d’hypocrites et de buveurs de sang ? — Mais leurs maîtres peuvent facilement envoyer contre vous un régiment ou une armée, s’ils le veulent, répondit la jeune fille ; et à quoi servirait à présent votre défense, si ce n’est à les irriter davantage et les porter à vous faire plus de mal encore ? — Soit, Alice ; j’ai vécu : ma carrière a été plus longue que je ne le désirais et pouvais même l’espérer. J’ai survécu au plus cher et au plus digne des princes : pourquoi suis-je resté sur terre après le 30 janvier ? Le parricide de ce jour fatal était un ordre pour tous les loyaux serviteurs de Charles Stuart de venger sa mort ou de mourir eux-mêmes aussitôt que l’occasion se présenterait. — Ne parlez pas ainsi, mon cher père ; il ne convient pas à votre dignité et à votre mérite de renoncer à une vie qui peut encore être utile à votre roi et à votre pays. L’Angleterre n’aura pas long-temps à souffrir des tyrans que ces mauvais jours lui ont imposés. En attendant… Ces quelques mots ne parvinrent pas jusqu’à l’oreille du soldat. « Et surtout point de cette impatience qui ne fait qu’aggraver le mal. — L’aggraver ! » s’écria l’impatient vieillard ; « que peut-il arriver de pire ? Le mal n’a-t-il pas déjà atteint son plus haut période ? Ces coquins ne vont-ils pas nous chasser de notre seul abri… dévaster ce qui est encore intact des propriétés royales confiées à ma garde… changer le palais de nos princes en une caverne de brigands, et puis s’essuyer la bouche et rendre grâces à Dieu, comme s’ils avaient fait une bonne action ? — Tout espoir n’est pas encore perdu, lui répondit sa fille ; je crois que le roi est à l’abri de leurs poursuites… Et tout nous porte à croire que mon frère Albert est en sûreté. — Oui, Albert ! toujours Albert, » répondit le vieillard d’un ton de reproche. « Sans toutes tes prières, je serais allé moi-même à Worcester ; mais il a fallu que je restasse ici comme un vieux chien qu’on laisse en arrière au départ de la chasse : et qui sait quels services j’aurais pu rendre ? Les conseils d’un vieillard sont quelquefois utiles quand son bras ne peut plus rien. Mais Albert et vous avez voulu qu’il partît seul… qui peut dire maintenant ce qu’il est devenu ? — Non, non, mon père, ce n’est pas sans raison que nous pouvons espérer qu’Albert a survécu à ce jour fatal ; le jeune Abney l’a vu à un mille du champ de bataille.

— Le jeune Abney a menti, je pense, » dit le père avec la même humeur de contradiction ; « le jeune Abney est plus fort en paroles qu’en actions, surtout lorsque les têtes rondes le poursuivent. J’aimerais mieux que le cadavre d’Albert fût tombé entre Charles et Cromwel, que d’apprendre qu’il s’est sauvé vivant aussi vite que le jeune Abney. — Mon très cher père, » dit la jeune femme en sanglotant, « que puis-je donc vous dire pour vous consoler ? — Me consoler, dis-tu, ma fille ? c’est impossible… Une mort honorable et les ruines de Woodstock pour tombeau, voilà les seules consolations qu’il faut au vieil Henri Lee. Oui, par la mémoire de mon père ! je tiendrai bon dans la Loge contre ces rebelles brigands… — Soyez raisonnable, mon cher père, et soumettez-vous à ce que nous ne pouvons empêcher. Mon oncle Éverard… »

Là le vieillard irrité s’écria sans lui donner le temps de finir sa phrase : « Ton oncle Éverard, malheureuse !… Eh bien ! continue… qu’as-tu à dire de ton précieux et cher oncle Éverard ? — Rien, mon père, ce sujet de conversation peut vous déplaire. — Me déplaire, continua-t-il ; et quand bien même, serait-ce une raison pour que toi ou d’autres s’abstinssent d’en parler ? Qu’est-il arrivé depuis quelques années ?… Que peut-il arriver encore de tout ce qu’un astrologue peut prévoir, qui nous cause du plaisir ? — Le Destin, répondit-elle, réserve sans doute pour l’avenir la restauration de notre prince banni. — Il est trop tard pour moi, Alice ; s’il se trouve une page si blanche dans le livre du Destin, elle ne sera retournée que long-temps après mon dernier jour. Mais je vois que tu veux m’échapper… Bref, qu’as-tu à dire de ton oncle Éverard ? — Non, mon père, Dieu m’est témoin que je garderais plutôt le silence toute ma vie que de dire une chose qui, par le sens que vous lui prêteriez, ajouterait encore à votre indisposition. — À mon indisposition ! oh ! tu es un médecin aux lèvres mielleuses, et tu prodiguerais, j’en suis sûr, le baume, le miel et l’huile les plus doux pour me guérir… si l’on peut toutefois donner ce nom aux douleurs d’un vieillard qui a le cœur presque brisé… Encore une fois, qu’avais-tu à me dire de ton oncle Éverard ? »

Ces derniers mots, prononcés à haute voix et d’un ton sévère, firent qu’Alice Lee répondit à son père d’un ton tremblant et soumis :

« Je voulais seulement dire, mon père, que je suis persuadée que mon oncle Éverard, quand nous quitterons cet asile… — C’est-à-dire quand nous en serons chassés par des hypocrites tondus[29], par des vilains comme lui… Mais parle-moi de ton excellent oncle… Que fera-t-il ? Nous abandonnera-t-il deux fois par semaine les restes de son vénérable et économique ménage, les débris d’un chapon trois fois servi sur sa table, en nous prescrivant un jeûne rigoureux pour les cinq autres jours ? Nous permettra-t-il de reposer auprès de ses chevaux affamés, diminuant leur mince ration de paille pour que le mari de sa sœur… ah ! faut-il que j’aie donné ce nom à l’ange que j’ai perdu !… et que la fille de sa sœur ne couche pas sur la pierre ? ou nous enverra-t-il à chacun un noble d’or en nous avertissant de le faire durer long-temps parce que, dira-t-il, l’argent n’a jamais été si rare ? Enfin, qu’est-ce que votre oncle fera pour nous ?… il nous donnera sans doute la permission de mendier ? Ma foi, je le puis bien sans cela. — Vous lui faites injure, » répondit Alice avec une véhémence qu’elle n’avait pas encore déployée ; « et si seulement vous interrogiez votre cœur, vous reconnaîtriez… et je le dis avec respect… que votre bouche dit des choses que de sang-froid votre jugement désavouerait. Mon oncle Éverard n’est ni avare ni hypocrite ; il ne tient pas assez aux biens ce monde pour ne pas venir libéralement à notre secours, et il n’a pas épousé les opinions des fanatiques assez chaudement pour n’avoir plus de charité qu’envers les gens de sa secte. — Oui, oui, l’Église d’Angleterre est une secte pour lui, je n’en doute pas, et peut-être pour toi aussi, Alice, dit le chevalier. Que sont les Mugglemans, les Ranters, les Brownistes[30] ? des sectaires, voilà tout ; et ta phrase les met tous, sans en excepter Jack-Presbyter lui-même, sur une seule ligne, avec nos savants évêques et notre saint clergé ! Tel est le langage des temps où tu vis : et pourquoi ne parlerais-tu pas comme une des sages vierges et des sœurs psalmodiantes, puisque, si tu as pour père un vieux cavalier profane, tu es aussi la nièce de ton oncle Éverard ? — Si vous parlez ainsi, mon cher père, que puis-je vous répondre ? Écoutez-moi patiemment une seule minute, et je me serai acquittée de la commission de mon oncle. — Oh ! il y a donc une commission ! à coup sûr je m’en doutais dès le commencement… Oui, j’avais aussi quelque petite idée d’un ambassadeur. — Eh bien ! mon père, mon oncle Éverard désire que vous accueilliez bien les commissaires qui viennent ici s’emparer du parc et du domaine, ou du moins que vous tâchiez de n’y mettre ni obstacle ni opposition. La résistance, dit-il, même dans vos principes, ne ferait aucun bien, et fournirait un prétexte pour agir contre vous comme à l’égard du plus grand coupable, malheur qu’on peut aisément empêcher. Bien plus, il espère que, si vous suivez ses conseils, le comité pourra, grâce à son crédit, consentir à lever le séquestre mis sur vos biens, moyennant une légère amende ; voici l’avis de mon oncle. Maintenant que je vous l’ai communiqué, je n’ai plus besoin de lasser votre patience par d’autres arguments. — Et tu as grandement raison, Alice, » répondit sir Henri Lee avec un ton de colère mal déguisé ; « car, par la sainte Croix ! tu m’as rendu presque assez hérétique pour croire que tu n’es pas ma fille… Ah ! ma compagne chérie, qui es délivrée maintenant des soucis et des chagrins de ce pauvre monde, as-tu jamais pensé que la fille que tu portas dans ton sein deviendrait, comme la misérable femme de Job, tentatrice de son père à l’heure de l’affliction ? lui conseillerait de faire céder sa conscience à son intérêt, et de redemander en mendiant, des mains sanglantes de son maître, et peut-être des meurtriers de son fils, les misérables restes des domaines qu’on lui a volés ? malheureuse ! s’il me faut mendier, crois-tu que j’implorerai l’assistance de ceux qui m’ont réduit à cet état ? Non : je ne montrerai jamais ma barbe blanche, que je porte en signe de deuil depuis la mort de mon souverain, pour émouvoir la pitié de quelque fier dilapidateur qui fut peut-être un des parricides. Non. Si Henri Lee doit tendre la main, il la tendra à des sujets aussi loyaux que lui, et n’eussent-ils de reste qu’un demi-pain, ils ne refuseront pas de le partager avec lui. Quant à ma fille, elle peut agir comme elle l’entendra, demander asile à ses riches parents tête-rondes ; mais qu’elle n’appelle plus son père celui avec qui elle a refusé de partager une honnête indigence !… — Vous êtes injuste envers moi, mon père, » répondit la jeune fille d’une voix tremblante mais animée ; « cruellement injuste. Dieu le sait, le chemin que vous suivez est le mien, quoiqu’il conduise à la ruine et à la mendicité ; et tant que vous le suivrez, et que vous voudrez bien accepter un soutien si faible, mon bras vous soutiendra. — Tu me paies en paroles, fille, » répondit le vieux cavalier ; « tu me paies en paroles, comme dit le vieux William… Tu parles de me donner le bras, mais intérieurement tu brûles du désir de t’aller pendre à celui de Markham Éverard. — Mon père ! mon père ! » s’écria Alice d’un ton de désespoir : « qui peut avoir ainsi égaré votre jugement ordinairement si sain, et votre excellent cœur ?… Maudites soient les commotions civiles ! Non seulement elles détruisent les corps, mais encore elles pervertissent les âmes. L’homme brave, noble, généreux, devient suspect, vil et dur ! Que pouvez-vous me reprocher à l’égard de Markham Éverard ? l’ai je vu, lui ai-je parlé depuis que vous lui avez défendu ma société en termes moins doux…. je dirai la vérité… que n’exigeait la parenté qui nous unit ? Quoi ! j’irais sacrifier à l’amour de ce jeune homme mes derniers devoirs envers vous ? Apprenez que si j’étais coupable d’une faiblesse si criminelle, Markham Éverard serait le premier à me mépriser. »

Elle porta son mouchoir à ses yeux, mais elle ne put retenir ses sanglots ni déguiser la douleur qui les occasionnait. Le vieillard en fut touché.

« Je ne sais ce que je dois penser. Tu parais sincère, et tu fus toujours une bonne fille…. Comment as-tu laissé ce jeune rebelle pénétrer à mon insu dans ton cœur ? Peut-être est-ce un châtiment que j’avais mérité, moi qui croyais la loyauté de ma maison aussi pure que la blanche hermine, et pourtant voilà une tache, et sur le plus beau joyau…. ma très chère Alice. Mais ne pleure pas…. Nous avons assez d’autres chagrins. Où Shakspeare dit-il donc :

Gentille fillette, oubliez,
Oubliez ma pénible affaire ;
Foulez la coutume à vos pieds ;
Au bon Percy tâchez de plaire !

— Je suis contente, mon père, de vous entendre recommencer vos citations favorites. Nos petites querelles sont bientôt terminée ! quand Shakspeare se met de la partie. — Ses œuvres, après la Bible, étaient le fidèle compagnon de mon pauvre maître, dit sir Henri Lee… Je puis les nommer en même temps… Il y trouvait plus de consolation que dans tout autre ; et puisque j’ai gagné sa maladie, n’est-il pas naturel que je fasse usage de son remède ? Toutefois je ne prétends pas expliquer certains passages obscurs avec le talent de mon maître, car j’ai peu d’instruction, et ma science de campagnard se borne à savoir me battre et chasser. — Avez-vous vu Shakspeare, mon père ? — Jeune folle ! j’étais encore enfant quand il mourut… Tu me l’as entendu répéter au moins trente fois ; mais tu voudrais me détourner d’un sujet qui me tient au cœur. Soit : je ne suis pas aveugle, mais je veux bien fermer les yeux et me laisser conduire. J’ai connu Ben Johnson, et je pourrais te conter bien des anecdotes de nos réunions à la Sirène[31], où, si l’on y buvait beaucoup de vin, on faisait aussi beaucoup d’esprit. Nous ne restions pas simplement assis, occupés à nous lancer les uns aux autres la fumée de nos pipes, ou tournant le blanc de nos yeux comme l’anse des chopines. Le vieux Ben m’adopta comme un de ses fils ès-muses. Je vous ai montré, je crois, les vers qu’il m’adressa sous ce titre : « À mon fils bien-aimé le respectable sir Henri Lee de Ditchley, chevalier et baronnet ? — Je ne me les rappelle pas en ce moment, mon père. — J’ai peur que vous ne mentiez, fille, mais ce n’est rien…. Tu ne me feras pas déraisonner davantage quant à présent. Le mauvais esprit a, pour le moment, laissé Saül ; nous allons maintenant songer aux préparatifs nécessaires pour quitter Woodstock ou le défendre. — Mon très cher père, pouvez-vous nourrir encore le moindre espoir de tenir bon dans la place ? — Je ne sais… mais j’aurais pourtant bien du plaisir à les battre encore une fois, c’est certain… Et qui sait sur qui peut tomber la bénédiction du ciel ? Mais alors les pauvres diables qui me seconderaient dans une résistance si désespérée… Cette réflexion m’arrête, je l’avoue. — Oh ! puisse-t-elle vous arrêter, mon père, car il y a des soldats en ville et trois régiments à Oxford. — Ah ! pauvre Oxford ! » s’écria sir Henri, ce seul mot suffisant pour faire tourner son esprit indécis vers chaque nouveau sujet qui se présentait. « Siége de science et de loyauté ! cette grossière soldatesque ne convient guère à tes doctes salles et à tes poétiques bosquets ; mais ta lampe pure et brillante défiera le souffle impur d’un millier de rustres, soufflassent-ils comme Borée, et le buisson ardent ne sera pas consumé, même par le feu de cette persécution ! — En effet, mon père ; et il peut n’être pas inutile de vous rappeler que toute révolte de royalistes, dans ce moment de crise, rendrait vos ennemis encore plus furieux contre l’Université, qu’ils regardent comme un centre d’où part tout ce qui se fait en faveur du roi dans ce pays. — C’est vrai, fille, et le moindre motif serait, pour ces coquins, un prétexte plus que suffisant pour séquestrer les faibles débris que les guerres civiles ont laissés aux collèges. Ces considérations et le danger de mes propres vassaux… Bien ! tu m’as désarmé, ma fille. Je serai aussi patient, aussi tranquille qu’un martyr. — Fasse Dieu que vous teniez votre parole, mon père ! mais vous êtes toujours si ému à la vue d’un seul de ces hommes, que… — Voulez-vous faire de moi un enfant, Alice ? Quoi ! ne savez-vous pas que je puis regarder une vipère, un crapaud, et tout un nid de couleuvres sans autre émotion qu’un léger dégoût ? et quoiqu’une tête-ronde, surtout un habit rouge, soit à mon avis plus venimeux qu’une vipère, plus hideux qu’un crapaud, plus terrible que des couleuvres entrelacées ; cependant je sais si bien vaincre mon naturel que, si l’un d’eux paraissait à mes yeux en ce moment, tu verrais toi-même avec quelle civilité je l’accueillerais. »ï

À ces mots le prédicateur militaire, quittant sa cachette de feuillage et s’avançant un peu, se plaça tout-à-coup en face du vieux cavalier, qui tressaillit comme s’il eût cru que ses paroles avaient réellement évoqué un diable.

« Qui es-tu ? » dit enfin sir Henri d’une voix haute et d’un ton irrité, tandis que sa fille se pendait de frayeur à son bras, dans la crainte que les résolutions pacifiques de son père ne pussent résister au choc d’une apparition si imprévue.

« Je suis un de ces hommes, répondit le soldat, qui ne craignent point et ne rougissent pas de s’appeler de pauvres journaliers dans le grand ouvrage de l’Angleterre… Hum !… Oui, je suis un simple et sincère défenseur de la bonne vieille cause… — Et que diable cherchez-vous ici ? » demanda le vieux chevalier avec fierté.

— La bienvenue due au maître-d’hôtel des lords commissaires, répondit le soldat. — Tu seras aussi bienvenu que du sel dans des yeux malades. Mais qui sont tes commissaires ?

Le soldat déroula, sans trop de façon, un papier que sir Henri prit soigneusement entre le pouce et l’index, comme si c’eût été une lettre venant de pays empestés, et le tint à telle distance de ses yeux qu’il était nécessaire pour qu’il le pût lire, mais pas une ligne plus près. Il le lut tout haut, et à mesure qu’il prononçait le nom d’un des commissaires, il y ajoutait un court commentaire adressé à Alice, il est vrai, mais d’un ton qui montrait qu’il ne s’inquiétait guère que le soldat l’entendît.

« Desborough… le laboureur Desborough… le rustre le plus rampant qui soit en Angleterre… un drôle qui ferait bien mieux de rester chez lui, comme un ancien Scythe, à l’abri sous son chariot… Au diable ! Harrisson… buveur de sang, fanatique enragé, qui lit la Bible pour se procurer une excuse à chaque meurtre qu’il commet… Au diable aussi ! Bletson… vrai républicain bleu, membre du club Rota d’Harrisson[32], avec sa tête pleine de projets de réforme pour le gouvernement, dont le but le plus certain est un bouleversement !… Un drôle qui abandonne les statuts et les lois de la vieille Angleterre, pour pratiquer ceux de Rome et de la Grèce… voit l’aréopage dans la salle de Westminster, et prend le vieux Noll pour un consul romain… Bah ! ce sera plutôt quelque jour un dictateur parmi eux. En voilà assez ; au diable Bletson aussi ! — Ami, dit le soldat, je désirerais me comporter civilement envers vous ; mais mon devoir me défend de souffrir qu’on parle des saints hommes qui m’ont pris à leur service, d’une manière si irrespectueuse et si inconvenante. Et quoique je sache que vous autres malintentionnés, croyez avoir le droit d’envoyer au diable tous ceux qui vous déplaisent, il n’est pas convenable, je pense, de le faire à l’égard de gens qui ont de meilleures espérances dans l’esprit, et à la bouche de meilleures paroles que vous n’en avez. — Tu n’es qu’un vilain hypocrite, répliqua le chevalier, et pourtant tu as raison d’une manière, car il est bien inutile de maudire des hommes qui sont déjà damnés et noirs comme la fumée de l’enfer. — Cessez, je vous prie, continua le soldat ; et si ce n’est par conscience, que ce soit au moins par égard. D’affreux jurements sont déplacés dans la bouche d’un grison. — Oui, en effet, fût-ce le diable même qui l’eût dit, répliqua le chevalier ; et je remercie le ciel de pouvoir suivre un bon conseil, quoique donné par le vieux Nick. Mais, l’ami, quant à vos commissaires, portez-leur ce message de vive voix : Que sir Henri Lee est gardien du parc de Woodstock, avec droit de grande et petite chasse dans les bois et taillis, droit aussi étendu que celui qu’ils ont eux-mêmes sur leurs domaines, c’est-à-dire s’ils possèdent des biens autres que ceux qu’ils ont acquis en dépouillant d’honnêtes seigneurs. Pourtant il abandonnera la place à ceux qui ont érigé leur volonté en droit, et n’exposera pas la vie de bons et fidèles vassaux quand les chances sont contre eux ; et il proteste que, s’il se rend ainsi, ce n’est pas qu’il reconnaisse les pouvoirs de ceux qui s’instituent commissaires, ni qu’il redoute pour sa part leur force, mais seulement pour éviter de répandre le sang anglais qui coule déjà depuis si long-temps. — À la bonne heure, » répliqua le mandataire des commissaires ; « en conséquence, veuillez venir avec moi à la Loge pour remettre la vaisselle, les ornements d’or et d’argent qui sont la propriété du Pharaon égyptien qui les a confiés à votre garde. — Quelle vaisselle, » s’écria le fier et vieux chevalier ; « et appartenant à qui ? Chien d’anabaptiste, parle plus respectueusement du martyr, du moins en ma présence, ou tu me forceras à me souiller en touchant ton misérable corps de manière à te le rappeler… » Puis repoussant sa fille qui le tenait par le bras droit, le vieillard porta la main à sa rapière.

Son antagoniste, au contraire, conserva un imperturbable sang-froid ; et agitant la main pour donner plus de force à ses paroles, il dit avec un calme qui enflamma plus encore la colère de sir Henri : « Allons, mon bon ami, restez tranquille, je vous prie ; point de tapage… Il sied mal à des cheveux gris et à des bras débiles de crier et de s’emporter comme un ivrogne. Ne me forcez pas à dégainer pour ma propre défense, écoutez plutôt la voix de la raison. Ne sais-tu pas que le Seigneur a décidé cette grande dissension entre nous et les nôtres contre toi et les tiens ? Ainsi démets-toi paisiblement de ta charge de maître d’hôtel, et livre-moi les biens de l’Homme, Charles Stuart. — La patience est un bon bidet, mais elle est souvent rétive, » dit le chevalier, incapable de maîtriser plus long-temps sa colère : détachant la rapière qu’il portait à son côté, il en appliqua un bon coup au soldat ; puis la dégainant aussitôt, jetant le fourreau par dessus les arbres, il se mit en devoir de se défendre, la pointe de son épée à un demi-pouce du corps de l’envoyé. Celui-ci recula promptement, se débarrassa de son manteau, et tirant sa longue rapière, il se mit en garde. Le cliquetis des armes retentit vivement, pendant qu’Alice, dans sa frayeur, appelait à grands cris du secours. Mais le combat ne fut pas long ; le vieux cavalier avait attaqué un homme aussi habile que lui dans le maniement des armes, plus peut-être, et possédant toute la vigueur et l’agilité dont les années avaient privé sir Henri, ainsi que le calme que son adversaire avait perdu dans son emportement. Ils avaient à peine échangé trois passes que l’épée du chevalier sauta en l’air, comme pour aller rejoindre le fourreau ; et, rouge de honte et de colère, sir Henri resta désarmé à la merci de son adversaire. Le républicain ne parut pas disposé à faire un mauvais usage de son avantage ; et, pendant le combat comme après, il conserva constamment cette impassibilité dure et sévère qui régnait sur sa physionomie… Un combat à vie et à mort lui semblait une chose aussi familière et aussi peu à craindre qu’un assaut ordinaire avec des fleurets.

« Tu es en mon pouvoir, dit-il ; et par la loi des armes, je pourrais te frapper sous la cinquième côte, comme Asahel fut frappé de mort par Abner, fils de Nun, un jour qu’il suivait la chasse sur la montagne d’Ammah, située en avant de Giah, sur le chemin du désert de Gibéon. Mais loin de moi la pensée de répandre les dernières gouttes de ton sang : pourtant tu es le captif de mon épée et de ma lance ; mais comme tu peux encore sortir de ce mauvais pas et rentrer dans la bonne voie, si le Seigneur avance pour toi le moment du repentir et de la réforme, pourquoi abrégerais-je tes jours, moi pauvre pécheur mortel qui ne suis, à proprement parler, qu’un ver comme toi ? »

Sir Henri Lee était encore plus confus, et ne pouvait répondre, quand survint un quatrième personnage attiré par les cris d’Alice. C’était Jocelin Joliffe, un des sous-gardiens du parc, qui, voyant où en étaient les choses, brandit son gourdin qui ne le quittait jamais, et lui ayant fait décrire un huit en l’air par un moulinet rapide, l’eût déchargé par vengeance sur la tête du maître d’hôtel, si sir Henri ne l’eût empêché.

« Il nous faut maintenant porter les bâts, Jocelin ; le temps de les mettre est passé. Il est inutile de chercher à lutter contre une montagne… le diable a tourné la broche et rendu nos esclaves nos maîtres. »

En ce moment un autre auxiliaire, sorti du taillis, accourut au secours du chevalier. C’était le gros chien-loup, avec la force du mâtin, avec la forme et presque l’agilité d’un lévrier, dont nous avons déjà parlé. Bévis était le plus noble des animaux de son espèce qui aient jamais abattu un cerf. Son poil était de la couleur de celui d’un lion, son museau noir ainsi que ses pattes, bordées toutes quatre d’une raie blanche au dessus de la corne. Il n’était pas moins docile que fort et courageux. À l’instant où il allait s’élancer sur le soldat, ces mots : « Paix, Bévis ! » prononcés par sir Henri, changèrent le lion en agneau, et au lieu de terrasser le soldat, il tourna autour de lui, le sentit à plusieurs reprises, comme s’il eût mis en jeu toute sa sagacité pour découvrir qui était cet étranger que, malgré son apparence si suspecte, on lui enjoignait d’épargner. Il fut probablement satisfait, car il laissa ses démonstrations soupçonneuses et menaçantes, baissa les oreilles, rabattit son poil, et remua la queue.

Sir Henri, qui avait un grand respect pour la sagacité de son favori, dit bas à Alice : « Bévis est de ton avis ; il conseille la soumission : c’est indubitablement la volonté de Dieu, qui punit l’orgueil, qui fut toujours le défaut de notre maison… Ami, » continua-t-il en s’adressant au soldat, « tu viens de rendre complète une leçon que dix années d’infortunes continuelles n’avaient encore pu me donner. Tu m’as clairement démontré la folie qu’il y a de croire qu’une bonne cause peut donner de la force à un faible bras. Que Dieu me le pardonne ! mais il vaudrait mieux devenir infidèle, et penser que les bénédictions du ciel sont toujours pour les plus longues épées. Mais il n’en sera pas toujours ainsi : Dieu connaît son temps… Ramasse-moi mon Tolédo, Jocelin, il est là par terre ; quant au fourreau, cherche-le, il est accroché à une branche… Ne tirez pas mon manteau, Alice, n’ayez pas l’air si épouvantée ; désormais je ne serai plus aussi prompt à tirer l’épée, je te le promets… Quant à toi, bon drôle, je te remercie, et ferai place à tes maîtres sans plus de disputes ou de cérémonie. Jocelin Joliffe, qui approche plus de ton rang que moi, te livrera la Loge et tout le mobilier. Ne prends note de rien, Joliffe… remets-leur tout. Pour moi, je n’en repasserai jamais le seuil… Mais où passer la nuit ? Je ne voudrais gêner personne à Woodstock… Hein… oui… c’est cela. Alice et moi, Jocelin, nous allons nous rendre à ta hutte, près la fontaine de Rosemonde ; nous te demanderons l’hospitalité pour une nuit ; nous serons les bienvenus, n’est-ce pas ?… Comment donc ?… un front sourcilleux ? »

À coup sûr, Jocelin avait l’air embarrassé ; jetant d’abord un regard sur Alice, puis fixant le ciel et rabaissant les yeux vers la terre, il les tourna vers les quatre points de l’horizon, et murmura enfin : « Certainement… sans doute… mais je voudrais auparavant y courir pour mettre la maison en ordre. — Elle sera assez en ordre pour des gens qui bientôt, peut-être, seront forcés de se contenter de paille fraîche dans un grenier, dit le chevalier ; mais s’il te répugne de loger des personnes suspectes et malveillantes, comme on dit, n’aie pas honte de le dire, brave homme. Il est vrai que je t’ai pris à mon service quand tu n’étais qu’un Robin en guenilles, que je t’ai fait gardien, etc. Eh bien, quoi ! le marin ne pense au vent que tant qu’il lui est favorable… de meilleures gens que toi s’en sont allés avec la marée, pourquoi un pauvre diable comme toi ne le ferait-il pas ? — Que Dieu pardonne à Votre Honneur de me juger si défavorablement, dit Joliffe. Ma chaumière est à vous telle qu’elle est, et si c’était un palais il en serait de même. Je le souhaiterais pour l’amour de Votre Honneur et de mistress Alice… Seulement, je voudrais que vous me permissiez de prendre les devants, en cas qu’il se trouvât des voisins… ou.. ou… pour y mettre un peu d’ordre, pour mistress Alice et Votre Honneur… pour donner un air propre et décent. — Ce n’est pas nécessaire, » dit le chevalier, tandis qu’Alice se donnait une peine infinie pour cacher son trouble ; « si tes meubles ne sont pas propres, ils le sont assez pour un chevalier battu… Si tout est en désordre, ma foi, c’est comme partout, comme dans le reste du monde. Va t’en avec cet homme… Comment te nommes-tu, l’ami ? — Suivant la chair, mon nom est Joseph Tomkins, répondit le maître d’hôtel. Les hommes m’appellent honnête Joé et fidèle Tomkins. — Si tu as mérité ces noms, vu le métier que tu fais, tu es alors un véritable joyau ; sinon, n’en rougis pas, Joseph, car si tu n’es pas honnête dans le fond, tu n’en as que meilleure chance pour le paraître… Il y a long-temps que le nom et la chose ont pris des routes différentes. Adieu !… adieu, beau Woodstock ! »

À ces mots, le vieux chevalier se détourna ; et passant son bras dans celui de sa fille, ils s’enfoncèrent dans l’épaisseur de la forêt dans la même attitude que nous les avons précédemment montrés au lecteur.


CHAPITRE III.

LE VIEUX CHÂTEAU.


Vaillants foudres de guerre, qui faites d’un vil cabaret un théâtre pour prôner les hauts faits de ce siècle maudit, la furieuse bataille d’Edge-Hill, les sanglantes rencontres de Newberry, celles de l’ouest et du nord, où vous avez mieux encore combattu ; votre salut miraculeux, et vos périls vides de craintes, lorsque les boulets vous passaient entre la tête et l’oreille ; que vous combattiez par élan ou de sang-froid : c’est de vous que je parle.
Légende du capitaine Jones.


Joseph Tomkins et le garde Joliffe restèrent quelque temps silencieux, tenant l’un et l’autre les yeux fixés sur le sentier où les formes du chevalier de Ditchley et de la jolie mistress Alice avaient disparu derrière les arbres. Ils se regardèrent ensuite tous deux comme des hommes qui savaient à peine s’ils étaient amis ou ennemis, et semblaient fort embarrassés pour entamer la conversation. Ils entendirent le chevalier qui sifflait pour appeler Bévis ; mais, quoique ce bon chien tournât la tête et dressât les oreilles à ce signal, il n’obéit pas à l’appel de son maître et continua de flairer le manteau de Joseph Tomkins.

« Tu es sorcier, j’en ai peur… » dit le garde en fixant sa nouvelle connaissance. « J’ai entendu parler de gens qui ont le talent de dérober les chiens et les cerfs. — Ne t’inquiète pas de mes qualités, l’ami, lui répondit Tomkins, mais songe seulement à exécuter les ordres de ton maître. »

Jocelin ne répondit pas tout de suite ; mais à la fin, en signe de trêve, il ficha un bout de son gourdin droit en terre, et s’appuya dessus en disant d’un ton bourru : « Ainsi, mon vieux chevalier et vous vous en étiez aux couteaux tirés pour l’office du soir, sire prédicateur ?… Vous êtes bien heureux que je ne sois pas arrivé pendant que les fers étaient croisés, car j’aurais sonné les vêpres sur votre tête. »

L’indépendant répliqua avec un sourire de colère : « Ah ! l’ami, c’est plutôt heureux pour toi, car jamais sacristain n’eût été mieux payé pour le carillon qu’il aurait sonné. Mais pourquoi serions-nous en guerre, pourquoi ma main se lèverait-elle contre la tienne ? tu n’es qu’un pauvre diable obéissant aux ordres de ton maître, et je n’ai pas envie que mon sang ou le tien coule dans cette affaire. Tu vas, j’espère, me mettre tranquillement en possession du palais de Woodstock, nom qu’on lui a laissé… quoiqu’il n’y ait plus de palais en Angleterre, et qu’il ne doive plus y en avoir désormais, jusqu’au jour où nous entrerons dans le palais de la nouvelle Jérusalem, et où enfin le règne des saints commencera sur la terre. — Il est bien commencé déjà, ami, dit le garde, car peu s’en faut que vous ne soyez déjà rois, du train dont vont les choses : quant à votre Jérusalem, je ne sais comment elle sera ; mais Woodstock est un joli nid pour commencer… Eh bien, avancez-vous ? voulez-vous venir ?… Voulez-vous prendre saisine et possession ?… Vous avez entendu les ordres qu’on m’a donnés ? — Umph !… je suis indécis, dit Tomkins. Je dois me méfier des embuscades, je suis seul ici. D’ailleurs, c’est aujourd’hui le grand jour fixé par le parlement, et reconnu par l’armée pour les actions de grâce… De plus, le vieillard et la jeune dame peuvent ne pas retrouver quelques uns de leurs vêtements, quelques objets à leur usage personnel, et je ne voudrais pas qu’ils eussent à se plaindre de moi. Si donc tu consens à ne me mettre en possession que demain au matin, tout se passera en présence de mes hommes et du maire presbytérien, afin que les formalités soient remplies devant témoins ; car s’il n’y avait avec nous personne que toi pour livrer, et moi pour prendre possession, les enfants de Bélial pourraient dire : « Allez, le fidèle Tomkins a été un Édomite, l’honnête Joé, un Ismaélite, se levant de bonne heure et allant partager le butin avec les gens au service de l’Homme… oui, avec ceux qui portent de longues barbes et des jaquettes vertes, comme en souvenir de l’Homme et de son gouvernement. »

Jocelin fixa ses yeux vifs et noirs sur le soldat pendant qu’il parlait, comme pour chercher à découvrir s’il pensait réellement tout ce qu’il disait. Il se mit alors à gratter de ses cinq doigts sa tête chargée d’épais cheveux, comme si cette opération eût été nécessaire pour le mettre à même d’arriver à une conclusion. « Tout cela sonne fort bien à l’oreille, frère, dit-il ; mais je vous avouerai franchement qu’il ne reste dans cette maison que quelques pots, plats et flacons d’argent, qui ont échappé au balaiement général qui a envoyé toute notre vaisselle chez le fondeur, pour monter en chevaux et équiper la troupe de notre chevalier. Si donc tu ne les retires pas de suite d’entre mes mains, on pourra me chercher querelle et croire que j’en ai diminué le nombre…. au lieu qu’un aussi honnête garçon que… — Qu’aucun voleur de gibier, dit Tomkins… Va, je te devais cette interruption. — Belle affaire ! quand un cerf se trouve par hasard sur mon chemin, si je le tue, ce n’est point par indélicatesse, mais seulement pour empêcher la casserole de ma vieille femme de se rouiller ; quant aux assiettes, aux soupières, à l’argenterie enfin, j’aurais plutôt bu l’argent fondu que dérobé une seule pièce de cette vaisselle. Je ne voudrais donc pas m’attirer dans cette affaire du blâme ou des soupçons. Si donc vous voulez bien que je vous livre sur-le-champ, venez… sinon garantissez-moi de tout blâme. — Oui vraiment ? dit Tomkins ; et qui m’en garantira, moi, s’ils viennent à s’apercevoir qu’il manque quelque chose ? ce ne serait certainement pas les honorables commissaires par qui le domaine peut être considéré maintenant comme leur propriété. Ainsi, comme tu l’as fort bien dit, nous procéderons avec prudence. Fermer la maison et s’en aller, serait trop grande simplicité. Veux-tu que nous y passions la nuit ? l’un de nous ne pourrait toucher à rien à l’insu de l’autre. — Ma foi, quant à cela, répondit le garde, il faudrait que j’allasse à ma chaumière faire quelque préparatif pour y recevoir sir Henri et mistress Alice, car ma vieille ménagère Jeanne est un peu niaise, et saura à peine comment s’arranger… Pourtant, à vrai dire, j’aimerais autant ne pas voir le chevalier avant demain, car l’événement d’aujourd’hui lui a remué la bile, et peut-être ce qu’il trouvera dans ma hutte ne sera guère propre à le calmer. — C’est malheureux, vraiment, dit Tomkins, qu’un homme qui a la mine si grave et si bonne soit un cavalier si malveillant, et que, comme toute cette génération de vipères, il ait l’habitude de jurer. — Ce qui revient à dire que le vieux chevalier a un habit de jurements[33], dit le garde en riant d’un calembourg qui a été souvent répété depuis. « Mais qui peut l’en empêcher ? c’est affaire d’usage et de coutume. S’il arrivait qu’à présent vous fussiez tout d’un coup transporté devant un mai, avec de joyeux danseurs moresques, gambadant à l’entour au son du tambour et du fifre, avec des clochettes résonnantes, des rubans flottants, des garçons sautillants, de vieilles filles se trémoussant au point de vous laisser voir la jarretière rouge qui attache leurs bas bleu de ciel, je crois que certain sentiment assez semblable à de la sociabilité naturelle ou à une vieille habitude, l’ami, te ferait perdre un peu de ta gravité, et que jetant d’un côté ton chapeau de cour, en forme de clocher, et de l’autre ta longue épée tachée de sang, tu sauterais comme les benêts de Hogs-Norton[34], quand les pourceaux jouent de l’orgue. »

L’indépendant se retourna fièrement vers le garde, et répondit : « Comment donc, monsieur du justaucorps vert ? quel langage osez-vous tenir à un homme qui met la main à la charrue ? Je te conseille de retenir ta langue, pour que tes reins ne souffrent pas de ses écarts. — Allons, ne prends pas avec moi un ton si haut, frère, répliqua Jocelin ; songe un peu que tu n’as plus affaire au vieux chevalier de soixante ans, mais à un gaillard aussi vif, aussi rude que toi, un peu davantage peut-être… plus jeune en tout cas… Et pourquoi prendre tant d’ombrage à propos d’un mai ? Je voudrais que tu eusses connu un nommé Phil Hazeldine des environs… c’était le plus habile des danseurs moresques depuis Oxford jusqu’à Burford. — Alors, ce n’en était que plus honteux pour lui, répliqua l’indépendant ; mais je suis sûr qu’il a reconnu son égarement, et qu’il est parvenu… s’il était homme à prendre un parti, et c’était chose facile, à vivre en meilleure compagnie qu’avec des braconniers, des voleurs de daims, des maid-marions[35], des ferrailleurs, des libertins ruinés, des querelleurs sanguinaires, des hommes dissolus, des femmes légères, des farceurs, des baladins et des joueurs de violon, enfin tous ces gens qui ne recherchent que la volupté charnelle. — Bien ! répondit le garde, l’haleine vous a manqué à temps, car nous voici en face du mai de Woodstock. »

Ils s’arrêtèrent dans une vaste clairière couverte de gazon, bordée par des chênes majestueux et de grands sycomores, dont l’un, comme roi de la forêt, s’élançait à quelque distance des autres, comme s’il eût dédaigné le voisinage d’un rival. Ses branches desséchées étaient noueuses, mais son énorme tronc montrait encore à quelle hauteur le monarque des forêts peut s’élever dans les plaines de la joyeuse Angleterre.

« On l’appelle le chêne du roi, dit Jocelin ; les plus vieux habitants de Woodstock ne sauraient dire quel est son âge : on prétend que Henri avait l’habitude de s’asseoir dessous avec la belle Rosemonde, pour voir danser les jeunes filles, et les jeunes garçons du village se disputer la course ou lutter ensemble pour des ceinturons ou des chapeaux. — Je n’en doute pas, l’ami, dit Tomkins, cette conduite était bien digne d’un tyran et d’une fille de joie. — Puisque tu es libre de parler à ta guise, l’ami, répliqua le garde, je désirerais que tu me laissasses jouir du même droit. Voilà le mai, comme tu vois, à une demi-portée de fusil du chêne du roi, au milieu de la plaine. Le roi, jadis, donnait tous les ans dix schellings sur les revenus de Woodstock, et un arbre de la forêt, pour en élever un nouveau. Maintenant il est vermoulu, pourri et penché comme une ronce flétrie. La prairie, d’ordinaire, était aussi fauchée court et roulée jusqu’à ce qu’elle fût unie comme une mante de velours… À présent, elle est raboteuse et pleine de mauvaises herbes. — Bien, bien, ami Jocelin ; mais où voyez-vous de l’édification dans tout cela ? quelle doctrine pourrait-on tirer d’un fifre ou d’un tambour ? une cornemuse parla-t-elle jamais sagesse ? — Il faut interroger de plus doctes que moi, dit Jocelin ; mais il me semble qu’on ne peut pas être toujours sérieux, avec le chapeau sur les yeux. Une jeune fille sourira aussi facilement que s’ouvrira un jeune bouton… Oui, le jeune garçon ne l’en aimera que mieux ; précisément comme c’est le même printemps qui fait chanter les jeunes oiseaux et bondir les jeunes faons. Mais nous avons eu de bien mauvais jours depuis que ce bon vieux temps est passé ; je vous le répète, monsieur Longue-Épée, j’ai vu, aux jours de fête que vous avez supprimés, j’ai vu cette vaste prairie remplie de joyeuses filles et de beaux garçons. Le bon vieux recteur lui-même ne dédaignait pas de venir un instant y jeter un coup d’œil, et sa sainte soutane, sa sainte écharpe nous maintenaient dans l’ordre et nous apprenaient à retenir notre gaîté dans les bornes de la discrétion. Nous pouvions bien lancer une plaisanterie mordante, ou choquer un peu souvent nos verres entre amis, mais c’était toujours gaîté et bon voisinage… Oui, et si on échangeait quelques coups de bâton ou quelque roulade de coups de poing, c’était toujours de l’amitié entre camarades ; et mieux valait une bonne volée de gourdin après avoir bu, que les coups de sabre que nous avons reçus à jeun, depuis que le chapeau du presbytérien s’est élevé au dessus de la mitre épiscopale, et que nous avons changé nos dignes recteurs et nos savants docteurs, dont les sermons étaient farcis de grec et de latin à confondre le diable lui-même, pour des tisserands et des savetiers ou d’autres prédicateurs volontaires, comme… comme celui que nous avons entendu ce matin… J’éprouvais le besoin de vous dire cela. — Soit, l’ami, » répliqua l’indépendant avec un sang-froid auquel il était difficile de s’attendre. « Je ne te chercherai pas querelle parce que ma doctrine t’inspire quelque dégoût. Si ton oreille est si agréablement chatouillée par le son du tambour et les fanfares moresques, en vérité il n’est pas étonnant que tu ne trouves aucune saveur à une nourriture plus saine et moins recherchée. Mais gagnons la Loge, afin de terminer nos affaires avant le coucher du soleil. — Bien dit et bien pensé pour plus d’une raison ! car on débite sur la Loge des contes qui font qu’on n’aime pas à y rester après la chute du jour. — Ce vieux chevalier et cette jeune demoiselle, sa fille, n’y demeuraient donc pas ordinairement ? demanda l’indépendant ; mes instructions le portaient cependant. — On ne vous a pas trompé, dit Jocelin : et quand ils y tenaient grande maison, tout allait bien, car rien ne bannit la crainte comme la bonne ale. Mais après que la fleur de nos gens fut partie pour la guerre et eut péri à la bataille de Naseby, ceux qui survécurent ont trouvé la Loge trop solitaire, et le vieux chevalier est resté sans domestiques : peut-être aussi n’avait-il plus d’argent pour payer les gages d’un palefrenier ou d’un laquais. — Raison puissante pour la diminution d’une maison, dit le soldat. — C’est bien vrai, l’ami, répliqua Jocelin. On parla de pas qu’on entendait au milieu du silence des nuits dans la grande galerie, et de voix qui murmuraient dans les chambres tapissées. Les domestiques prétendirent donc que tout cela les faisait partir ; mais suivant moi, quand la Saint-Martin et la Pentecôte se furent passées sans gages, les vieilles bottes à revers bleus des serviteurs commencèrent à penser qu’il serait bon de déguerpir avant que le froid vînt les prendre. Il n’est pas de diable plus effrayant que celui qui donne dans un gousset où il n’y a point de croix pour l’en chasser. — Vous fûtes alors réduits à une maison peu nombreuse ? demanda l’indépendant. — Oh ! mon Dieu oui ; cependant nous restâmes encore une dizaine, tant des livrées bleues de la Loge que des chenilles vernes du parc, comme celui qui a l’honneur d’attendre vos ordres. Nous demeurâmes ensemble jusqu’à ce qu’on nous intimât l’ordre un beau matin d’aller faire un tour où bon nous semblerait. — À la ville de Worcester sans doute, dit le soldat, où vous fûtes écrasés comme vermine et chenilles que vous êtes ? — Dites tout ce qu’il vous plaira, répondit le garde ; je ne contredirai jamais un homme qui a mis ma tête sous son ceinturon. Nous touchons du dos à la muraille, sans quoi vous ne seriez pas ici. — Oh ! l’ami, tu ne risques rien avec moi en parlant avec franchise et liberté. Je puis être bon camarade avec un brave soldat, quoique je me sois battu avec lui jusqu’au coucher du soleil. Mais nous voilà devant la Loge. »

Ils s’arrêtèrent donc en face du vieil édifice gothique, irrégulièrement construit et à différentes époques, selon que le caprice des monarques anglais les portait à goûter les délices du parc de Woodstock, et à faire pour leur agrément les améliorations qu’exigeait le luxe croissant de chaque siècle. La plus vieille partie du bâtiment était appelée par tradition Tour de la belle Rosemonde. C’était une petite tourelle d’une grande hauteur avec d’étroites fenêtres et d’épaisses murailles massives. Cette tourelle n’avait pas d’issue qui communiquât avec le dehors, une grande partie du bas étant construite en maçonnerie solide. On ne pouvait en approcher, disait toujours la tradition, que par un petit pont-levis qu’on pouvait abaisser à volonté, d’une petite porte qui se trouvait presqu’au sommet de la tourelle sur les fortifications d’une autre tour du même genre, mais de vingt pieds plus basse et n’ayant qu’un escalier tournant appelé l’Échelle d’Amour de Woodstock, parce que, disait-on, c’était d’abord en montant au haut de la tour par l’escalier, puis en se servant du pont, qu’Henri pouvait arriver à la chambre de sa maîtresse.

Cette tradition avait été vivement combattue par le docteur Rochecliffe, dernier recteur de Woodstock, qui prétendait que ce qu’on appelait Tour de Rosemonde n’était rien qu’un donjon intérieur, une citadelle où le maître, le gardien du château, pouvait se retirer quand il n’était plus en sûreté partout ailleurs ; là il prolongeait sa défense, ou au pis aller stipulait une capitulation raisonnable. Les habitants de Woodstock, jaloux de leurs vieilles traditions, ne goûtaient nullement cette nouvelle manière de les expliquer, et on dit même que le moine dont nous avons parlé ne se fit presbytérien que pour se venger des doutes avancés par le recteur sur cet important sujet, préférant abandonner la liturgie plutôt que les opinions qu’il avait émises sur la Tour de Rosemonde et l’Échelle d’Amour.

Le reste de la Loge était d’une étendue considérable et remontait à plusieurs siècles ; il renfermait un nombre infini de petites cours entourées par des bâtiments qui communiquaient tous les uns aux autres, soit à l’intérieur, soit en traversant les cours, et souvent des deux manières. Les différentes hauteurs de l’édifice annonçaient que les parties ne pouvaient en être réunies que par la multiplicité des escaliers qui exerçaient les jambes de nos ancêtres au quinzième siècle et bien auparavant, et semblaient parfois n’avoir été construits qu’à ce seul dessein.

Les façades variées et nombreuses de cet édifice irrégulier étaient, comme le docteur Rochecliffe avait coutume de le dire, un véritable banquet pour l’amateur d’architecture antique, puisqu’elles offraient des modèles de tous les styles depuis le pur normand d’Henri d’Anjou jusqu’à l’architecture mêlée, moitié gothique, moitié classique, de la reine Élisabeth et de son successeur. Aussi le recteur était-il non moins éperdûment amoureux de Woodstock qu’Henri le fut jamais de la belle Rosemonde ; et comme son intimité avec sir Henri Lee lui permettait d’entrer en tout temps à la Loge royale, il avait l’habitude d’y passer des journées entières à parcourir les anciens appartements, à examiner, à mesurer, à étudier, à inventer d’excellentes raisons pour expliquer les bizarreries de la construction, qui sans doute ne provenaient que de l’imagination fantasque d’un artiste gothique. Mais le vieil antiquaire avait été expulsé de son rectorat par l’intolérance et les troubles d’alors, et son successeur, Nehemiah Holdenough, aurait considéré un examen laborieux de la sculpture et de l’architecture profane des papistes aveugles et altérés de sang, aussi bien que l’histoire des amours scandaleux des vieux monarques normands, comme un crime non moins impardonnable que de s’agenouiller devant les veaux d’un Béthel ou de boire dans la coupe d’abomination. Revenons à notre histoire.

« C’est, » dit l’indépendant Tomkins, après avoir soigneusement examiné la façade de l’édifice, « c’est un bien rare monument de la vieille antiquité que cette Loge royale si mal nommée ; en conscience, je me réjouirais bien si je la voyais détruite, oui, réduite en cendres, si ses cendres en couvraient le torrent de Cédron ou tout autre, afin que la terre n’en gardât aucun souvenir impur, et que rien ne rappelât désormais les infamies dont nos pères se sont souillés. »

Le garde l’écoutait avec une secrète indignation, et commençait à se demander intérieurement, si maintenant qu’ils étaient seuls et sans risque d’être de sitôt interrompus, il n’était pas appelé par devoir à châtier le rebelle qui tenait un langage aussi diffamatoire. Mais il se rappela fort heureusement que l’issue des combats était douteuse, qu’il avait contre lui le désavantage des armes, et surtout que, même s’il était vainqueur, il s’exposait pour la suite à de terribles représailles. Il faut avouer aussi qu’il y avait dans l’indépendant quelque chose de si sombre et de si mystérieux, de si sévère et de si grave, que l’esprit peu pénétrant du garde se trouvait gêné ; et s’il n’avait pas peur, il ne savait du moins que penser du soldat. Il jugea donc que le parti le plus prudent et le plus sûr, pour son maître comme pour lui, était d’éviter tout sujet de dispute et de mieux étudier son antagoniste avant de le traiter en ami ou en ennemi.

La grande porte de la Loge était solidement fermée ; mais le guichet s’ouvrit dès que Jocelin eut pressé le loquet. Ils se trouvèrent alors dans un étroit passage de dix pieds, fermé jadis par une herse à l’extrémité intérieure, tandis que trois meurtrières pratiquées de chaque côté permettaient de tenir en respect l’assiégeant audacieux qui, après avoir surpris la première porte, devait aussi être exposé à un feu terrible avant de pouvoir forcer la seconde. Mais les ressorts de la herse n’étaient plus en état, et elle ne bougeait plus, présentant seulement ses dents bien garnies de griffes en fer, mais inutiles pour servir d’obstacle à l’invasion des ennemis.

Ce passage conduisait droit à la grande salle ou vestibule extérieur de la Loge. Une extrémité de ce long et noir appartement était occupée par une galerie où l’on plaçait autrefois les musiciens et les ménestiels. À chacun des deux bouts était un escalier grossièrement bâti et fermé par d’énormes troncs d’arbre d’un pied carré. Au bas de ces deux escaliers se trouvaient, en guise de sentinelles, deux statues de fantassins normands, avec un casque à visière levée sur la tête, qui laissait apercevoir des traits aussi durs que le génie du sculpteur avait pu l’imaginer. Les armes étaient un justaucorps de buffle, ou des cottes de mailles et des boucliers ronds avec une pointe au milieu ; et des bottines ornaient et défendaient les pieds et les jambes, mais laissaient les genoux à découvert. Ces soldats de bois avaient en main de grandes épées ou des masses d’armes, comme de véritables soldats en faction. Beaucoup de crochets et d’anneaux vides autour de ce sombre appartement indiquaient les endroits d’où les armures, conservées long-temps comme des trophées, avaient été, pour satisfaire aux besoins de la guerre, encore une fois détachées pour reparaître sur le champ de bataille comme des vétérans que l’imminence du péril rappelle au combat. À d’autres clous rouillés pendaient encore en grand étalage les trophées de chasse des monarques à qui la Loge avait appartenu et des chevaliers qui avaient été successivement chargés de surveiller le parc.

Au bas du vestibule et au bout, une énorme et grossière cheminée, construite en pierres de taille, s’avançait à dix pieds du mur, ornée de toutes parts des chiffres et des écussons de la maison royale d’Angleterre. Dans son état actuel, elle avait quelque ressemblance avec l’entrée d’un caveau funéraire, ou plutôt avec le cratère éteint d’un volcan. Mais la couleur noire de la maçonnerie massive et les murs d’alentour montraient qu’il avait été un temps où la cheminée envoyait ses larges flammes à travers son énorme tuyau, et de plus soufflait des nuages de fumée au dessus des têtes des joyeux convives que la royauté ou la noblesse ne rendait pas assez délicats pour se fâcher d’un si léger inconvénient en pareil cas. Voici, au reste, la tradition du château. Deux chariots de bois étaient régulièrement employés à entretenir le feu depuis midi jusqu’au soir, et les chenets (les chiens, comme on disait alors), destinés à retenir les tisons enflammés dans le foyer même, étaient en forme de lions d’une taille si gigantesque qu’ils justifiaient bien la légende. On voyait dans la cheminée de longs bancs de pierre, où, malgré l’ardeur du feu, des monarques, disait-on, s’étaient quelquefois assis, s’amusant à faire griller de leurs royales mains, sur des charbons ardents, les nombles et les daintiers du cerf. La tradition était encore prête rapporter les joyeuses plaisanteries, autant qu’un prince et un pair peuvent décemment s’en permettre, qu’on avait entendues au joyeux banquet qui suivit la chasse de la Saint-Michel. Elle pouvait désigner aussi exactement où était assis le roi Étienne lorsqu’il raccommodait lui-même ses bas, et raconter les mauvais tours qu’il avait joués au petit Wenbrin, tailleur de Woodstock.

La plupart de ces grossiers amusements remontaient au temps des Planlagenet. Lorsque la maison de Tudor monta sur le trône, les princes se montrèrent plus rarement, et donnèrent leurs repas dans des salles et appartements intérieurs, abandonnant le vestibule aux gens de leur suite, qui y montaient la garde et passaient les nuits à rire et à boire, ou quelquefois à écouter d’affreuses histoires de revenants et de sorciers, qui faisaient pâtir plus d’un brave soldat qui aurait entendu la trompette d’un régiment français avec autant de plaisir que les fanfares d’un cor de chasse.

Jocelin détailla toutes les particularités du lieu à son sombre compagnon beaucoup plus brièvement que nous nee venons de le faire au lecteur. L’indépendant parut écouter d’abord avec quelque intérêt ; mais ensuite, l’interrompant tout-à-coup, il dit d’un ton solennel : « Péris, Babylone, comme ton maître Nabuchodonosor ! Il est errant, lui ; et tu deviendras toi, une solitude… oui, un désert… oui, une plaine immense de sel où il n’y aura que soif et famine. — C’est ce que nous pourrons bien éprouver tous deux cette nuit, répliqua Jocelin, à moins que le garde-manger du bon chevalier ne soit mieux approvisionné que de coutume. — Il est bon de songer à la nourriture corporelle, dit l’indépendant, mais chaque chose a son temps ; accomplissons d’abord nos devoirs. Où conduisent ces portes ? — Celle qui est à droite, répondit le garde, conduit à ce que nous appelons les grands appartements : ils n’ont pas été habités depuis seize cent trente-neuf, que Sa bienheureuse Majesté… — Comment, coquin ! » s’écria l’indépendant d’une voix de Stentor, « tu oses comparer Charles Stuart à un saint, à un bienheureux ! N’oublie pas la proclamation qui a été faite à ce sujet. — C’est sans aucune mauvaise intention, » répliqua le garde en comprimant le vif désir qu’il avait de lui faire une plus dure réponse. « Je connais mieux les arbalètes et les daims que les titres et les affaires de l’État ; mais pourtant, quoiqu’il soit arrivé depuis, le pauvre prince emporta assez de bénédictions en quittant Woodstock, car il laissa plein son gant de pièces d’or pour les pauvres de l’endroit… — Paix, l’ami ! Je croyais que tu n’étais pas du nombre de ces stupides et aveugles papistes qui pensent que répandre les aumônes c’est acheter et faire oublier les injustices et les oppressions dont la main qui fait l’aumône s’est rendue coupable. Tu disais donc que c’étaient ici les appartements de Charles Stuart ? — Et de son père Jacques avant lui, et d’Élisabeth précédemment, et du sévère roi Henri, qui fit construire cette aile avant eux tous. — Et c’est ici, je suppose, que logeaient le chevalier et sa fille ? — Non ; sir Henri Lee a beaucoup trop de respect pour… pour des choses qu’on méprise aujourd’hui… Bien plus, les grands appartements ne sont ni aérés ni remis en ordre depuis bien des années. Ce passage à gauche conduit à l’appartement du chevalier conservateur de Woodstock. — Et où mène cet escalier qui monte par là et descend par ici ? — En haut, répondit le garde, il mène à plusieurs appartements destinés à divers usages : ce sont des chambres à coucher principalement ; en bas, aux cuisines, aux offices et aux caves du château, qu’à cette heure vous ne pourriez visiter sans lumière. — Nous nous rendrons alors aux appartements de votre chevalier, dit l’indépendant. Peut-on y passer commodément la nuit ? — Ils sont tels qu’ils ont servi à un homme de condition qui est à présent bien plus mal, » répondit l’honnête garde : sa colère s’échauffait si fort qu’il ajouta en murmurant et de manière à ne pas être entendu : « ils peuvent donc bien servir à un tondu comme toi. »

Il lui servit pourtant de guide, et le conduisit aux appartements du conservateur de la chasse.

On arrivait à cette partie de l’édifice par un passage étroit aboutissant au vestibule, fermé, en cas de service, par deux portes en chêne qu’on pouvait barricader au moyen de grosses poutres qui sortaient du mur et entraient dans des trous carrés pratiqués pour les recevoir de l’autre côté de la porte. Au bout de ce passage, ils trouvèrent une petite antichambre qui conduisait au salon du chevalier, qu’on aurait pu appeler, suivant le style du temps, un beau salon d’été. Il était éclairé par deux croisées en saillie, percées de manière à ce que chacune d’elles eût vue sur une avenue différente conduisant fort loin dans la forêt. L’ornement principal de cette pièce, indépendamment de deux ou trois tableaux de famille moins intéressants, était un grand portrait en pied, placé au dessus de la cheminée, qui, comme celle du vestibule, était construite en maçonnerie grossière, décorée de même d’armoiries sculptées et portant aussi différents chiffres. Ce tableau représentait un homme d’environ cinquante ans, armé des pieds à la tête, et peint à la manière sèche et dure d’Holbein ; et sans doute l’ouvrage était de lui, puisque la date correspondait à l’époque où vivait cet artiste. Les angles, les pointes et les avancements de l’armure, tous bien marqués, étaient un bon sujet pour le dur pinceau de cette vieille école : La figure du chevalier, car les couleurs étaient passées, semblait pâle et sombre comme celle d’un fantôme ; mais les traits, malgré tout, exprimaient encore l’orgueil et l’arrogance. Il montrait avec son bâton de commandement, sur l’arrière-plan, autant que l’artiste avait su peindre en perspective, les restes d’une église ou d’un monastère brûlé, avec quatre ou cinq soldats en habits rouges, portant en triomphe un vase d’airain qui servait de fonts ou de lavoir ; au dessus de leurs têtes, on lisait encore : Lee victor sic voluit. Droit en face du portrait, dans une niche pratiquée dans la muraille, une armure complète, couleurs or et noir, avec tous les ornements, correspondait exactement à ce tableau.

C’était un de ces portraits dont le dessin et l’expression ont quelque chose qui attire l’observation même des gens peu connaisseurs en peinture. L’indépendant le considéra, et un léger sourire fit disparaître un instant les rides de son front. Souriait-il de plaisir en voyant le fier et vieux chevalier occupé à profaner une maison religieuse, occupation tout à fait conforme aux usages de sa propre secte, ou de mépris pour le talent dur et sec du vieux peintre…. ou la vue de ce remarquable portrait lui rappelait-elle quelque autre idée ? c’est ce que le garde forestier ne pouvait décider.

Ce sourire ne dura qu’un instant pendant que le soldat s’approchait des fenêtres en saillie. Les embrasures s’avançaient à un ou deux pieds de la muraille : dans l’une était un pupitre en noyer et un grand fauteuil rembourré, recouvert d’un cuir d’Espagne ; une petite armoire était auprès, et quelques tiroirs et tablettes qui étaient tirés laissaient voir des sonnettes à faucons, des sifflets à chiens, des instruments pour nettoyer les plumes des oiseaux de chasse, des mors de différentes espèces, et d’autres ustensiles de chasse.

L’autre embrasure était différemment meublée : on y voyait sur une petite table des ouvrages d’aiguille, un luth, un cahier noté où étaient quelques airs, et un métier à broder. Une tapisserie décorait les murailles de ce petit enfoncement avec plus de recherche qu’on n’en pouvait remarquer dans le reste de l’appartement, et quelques fleurs, les seules que donnât la saison, montraient aussi que le goût d’une femme y avait présidé.

Tomkins jeta un regard d’indifférence sur ces objets d’occupations féminines, puis s’approcha davantage de la croisée, et se mit à tourner les feuillets d’un grand in-folio qui était ouvert sur le pupitre et qui parut l’intéresser. Jocelin, qui avait résolu d’examiner ses mouvements sans le gêner, se tenait à quelque distance dans un silence profond, lorsqu’une porte pratiquée derrière la tapisserie s’ouvrit tout-à-coup, et une jolie paysanne, une serviette à la main, entra en sautillant, comme si elle avait eu à remplir quelque fonction domestique.

« Comment donc, sir Impudence ? » dit-elle à Jocelin d’un air jovial ; « pourquoi rôder dans les appartements lorsque le maître n’y est pas ? »

Mais au lieu de la réponse qu’elle attendait sans doute, Jocelin Joliffe jeta un triste regard sur le soldat qui était dans l’embrasure de la fenêtre, comme pour rendre plus intelligible ce qu’il allait dire, et répondit d’un air consterné et à voix basse : « Hélas ! ma jolie Phœbé, il y a ici des gens qui ont plus de droit et de pouvoir qu’aucun de nous, et ils ne feront pas grande cérémonie pour venir quand ils le voudront, et s’y arrêter tant qu’il leur plaira. » Il lança un autre regard à Tomkins qui semblait plus attentif que jamais à sa lecture, puis s’approcha de la jeune fille étonnée qui n’avait pas cessé de regarder alternativement le garde et l’étranger, comme si elle n’eût pu comprendre les paroles du premier, ni s’expliquer la présence du second en ces lieux.

« Courez, » lui dit alors Joliffe en approchant la bouche si près de ses joues, que son haleine agitait les boucles de ses cheveux ; « courez, ma chère Phœbé ; courez à ma chaumière aussi vite qu’un faon… J’y serai bientôt moi-même, et… — Votre chaumière ! ah, bien oui ! Vous êtes bien hardi pour un pauvre chasseur qui n’a jamais fait peur qu’au cerf timide… Votre chaumière, ah, oui !… En effet, je vais y aller. — Chut ! chut ! Phœbé… ce n’est pas le moment de plaisanter. Courez, vous dis-je, à ma hutte, comme un daim ; car le chevalier et mistress Alice y sont tous deux, et je crains qu’ils ne remettent jamais le pied ici… Tout est perdu, fille… et nos mauvais jours sont venus avec la vengeance céleste… Nous sommes mis aux abois et chassés. — Est-il possible, Jocelin ? » dit la pauvre fille en lançant au garde un regard où se peignait la frayeur qu’elle avait jusqu’alors cachée par coquetterie villageoise.

« Aussi sûr, ma chère Phœbé, que… »

Le reste de la réponse se perdit dans l’oreille de Phœbé, tant les lèvres du garde en étaient près ; et si elles s’approchèrent au point de lui toucher la joue, le chagrin a ses privilèges comme l’impatience, et la pauvre Phœbé avait bien des motifs d’alarme assez sérieux pour ne pas se fâcher d’une pareille bagatelle.

Mais l’indépendant ne prit pas ainsi le contact des lèvres de Jocelin sur les jolies joues de Phœbé, quoique brûlées par le soleil ; deux minutes auparavant il était l’objet de la surveillance de Jocelin ; et à son tour il surveillait tous les mouvements du garde, depuis que son entretien avec la jeune fille était devenu intéressant. Lorsqu’il remarqua combien l’argument de Jocelin était pressant, il éleva la voix avec aigreur, ce qui fit reculer aussitôt Jocelin et Phœbé à six pieds l’un de l’autre, tous deux en sens contraire, et qui aurait indubitablement fait sauter Cupidon par la fenêtre, s’il eût été de la partie, comme un canard sauvage fuyant une couleuvrine. Aussitôt prenant l’attitude d’un prédicateur prêt à lancer un sermon sur le vice : « Comment ! s’écria-t-il, effrontés et impudents que vous êtes !… Quoi !… de la débauche, de la prostitution en ma présence !… Comment, faire des impuretés en face de l’envoyé des commissaires de la haute cour du parlement, comme si vous étiez dans une cabane en plein air, ou bien au milieu des entrechats et des balancés d’une profane école de danse, lorsque d’impurs musiciens jouent sur leurs instruments maudits : Baisez-moi et soyez tendre, le musicien est aveugle[36]… Mais voilà, » dit-il, en frappant vigoureusement sur le volume… « voilà le roi et le grand maître de ces vices et de ces folies ! celui que des fous et des profanes appellent le miracle de la nature !… Le voilà celui que des princes prennent pour secrétaire, et que les filles d’honneur placent sous leur oreiller et se donnent pour compagnon de lit !… Le voilà le professeur par excellence de belles phrases, de sottises et de vanités !… le voilà ! » Il frappa de nouveau sur le volume, « Oui, c’est toi ! (Membres révérés de Roxburgh[37], c’était le premier in-folio… Membres chéris du Bannatyne, c’était Hemmings et Condel… c’était l’editio princeps…) c’est toi, ce sont tes œuvres, William Shakspeare, qui enfantent la débauche, la paresse, l’impureté, et tous les vices qui ont souillé le pays depuis le jour où tu parus ! — Par la messe ! voilà une accusation bien sévère ! » dit Jocelin qui ne pouvait maîtriser plus long-temps la franchise hardie de son caractère. « Cent mille diables ! le vieux favori de notre maître, William de Stratford doit-il être responsable de tous les baisers qui ont été pris et donnés depuis le règne de Jacques ?… C’est un compte difficile, en vérité !… Mais qui donc répondra de tout ce qu’ont fait garçons et filles avant lui ? — Ne plaisante pas, dit le soldat, de peur qu’obéissant à la voix intérieure qui me commande, je ne frotte tes épaules comme à un vil coquin. Je le dis en vérité, depuis que le diable est tombé du ciel, il n’a jamais manqué d’argent sur la terre ; mais jamais aussi il n’a rencontré de démon possédant un pouvoir si étendu sur les âmes des hommes que cet empoisonneur de Shakspeare. Une femme s’est-elle rendue coupable d’adultère, elle trouve une excuse dans ce livre… Un homme veut-il savoir comment il faut s’y prendre pour assassiner, il y trouve des leçons… Une jeune fille veut-elle épouser un nègre païen, elle y puise sa justification… Veut-on injurier le Créateur, ce livre n’est que blasphèmes… Veut-on défier son frère selon la chair, il donne des règles du cartel… Voulez-vous vous enivrer, Shakspeare trinquera avec vous… Voulez-vous vous plonger dans les voluptés sensuelles, il vous excitera à vous y abandonner par les sous lascifs d’un luth… Oui, je le répète, ce livre est l’origine et la source de tous les maux qui ont inondé le pays, rendant les hommes blasphémateurs, infidèles, assassins, querelleurs, ivrognes, les engageant à fréquenter de mauvais lieux, et les disposant à passer les nuits devant la bouteille. Repoussez-le bien loin, hommes d’Angleterre ! Qu’il aille au Tophet avec son abominable livre, à la vallée d’Honnor avec ses ossements maudits ! En vérité, si nous avions eu le temps lorsque nous passâmes à Stratfort en 1643, avec sir William Waller… Mais nous allions beaucoup trop vite. — C’est plutôt parce que le prince Robert était à votre poursuite avec sa cavalerie, » murmura l’incorrigible Jocelin.

« Je répète, » continua le fanatique en élevant la voix et en étendant les bras, « je répète que si nous avions eu le temps, si on ne nous eût pas ordonné de faire diligence, de ne pas quitter les rangs et de galoper au pas de charge comme doivent le faire des hommes de guerre, j’aurais ce jour-là retiré du tombeau qui les renferme, les ossements de cet instituteur du vice et de la débauche pour les jeter sur un tas de fumier ; j’eusse fait de sa mémoire un objet de dérision, de mépris et de sifflets. — C’est ce qu’il a encore dit de plus piquant, observa le garde. Car le pauvre William ne détestait rien tant que les sifflets. — Ce monsieur va-t-il encore parler ? » demanda Phœbé à voix basse. « En vérité, il fait de beaux discours si on pouvait les comprendre. Il doit s’estimer fort heureux que notre vieux chevalier ne l’ait pas vu battre ainsi le livre… Dieu soit loué ! car il y aurait eu certainement du sang versé… Mais, Jocelin, regardez donc comme il fait la grimace !… Il a la colique probablement ? Faut-il que je lui offre un verre d’eau-de-vie ? — Tais-toi, fille ! répliqua le garde ; il charge en ce moment sa pièce pour lâcher une autre bordée ; et tandis qu’il tourne le blanc de ses yeux, qu’il se tortille la figure, qu’il serre les poings, qu’il trépigne et bat ainsi du pied, il ne fait attention à rien. Je parierais lui couper sa bourse sans qu’il s’en aperçoive, si toutefois il en a une. — Là ! Jocelin… Mais s’il demeure ici, et qu’il se montre toujours le même, j’ose dire qu’il ne sera pas difficile à servir. — Ne vous en embarrassez pas, dit Joliffe ; mais dites-moi tout bas et promptement ce qu’il y a dans le buffet. — Pas grand’chose à coup sûr ; un chapon froid et quelques confitures, puis le reste du grand pâté de venaison qui est si épicé, un ou deux petits pains, et c’est tout. — Eh bien ! cela suffira au besoin… Entoure ton joli corps de ton manteau… Prends un panier avec une couple de couteaux et de serviettes, car tout cela est bien rare chez moi. Mets-y le chapon et les petits pains… Nous garderons le pâté pour le soldat et pour moi, et la croûte nous servira de pain. — Admirable ! dit Phœbé ; j’ai fait le pâté moi-même… Et la croûte est aussi épaisse que les murs de la tour de la belle Rosemonde. — Si l’ouvrage est aussi solide, répliqua le garde, nos deux mâchoires auront de la besogne pour l’entamer. Mais qu’y a-t-il à boire ? — Rien qu’une bouteille d’Alicante, une de vin sec, et une pleine cruche d’eau-de-vie, répondit Phœbé. — Mets aussi les bouteilles dans ton panier, dit Jocelin ; le chevalier aura du moins son coup du soir… Et cours sans retard à ma hutte ; il y a de quoi souper, et demain… Ah ! par le ciel, je croyais que l’œil de cet homme nous observait… Non… il est plongé dans ses sombres méditations… profondes sans doute comme sont toutes les leurs… Mais, diable m’emporte ! c’est qu’il n’aura point de fond, si je n’ai pas réussi à le sonder avant le jour… Eh bien, pars donc, Phœbé. »

Mais Phœbé était une coquette de village ; et voyant que Jocelin n’était pas à même de profiter de l’occasion qu’elle lui donnait à dessein, elle lui dit bas à l’oreille : « Croyez-vous donc que l’ami de notre maître, Shakspeare, soit réellement coupable de toutes les perversités que ce monsieur lui reproche ? »

À ces mots elle s’échappa comme un éclair, tandis que Joliffe la menaçait du doigt de se venger par la suite, tout en murmurant : « Va ton chemin, Phœbé Fleur-de-Mai, fille au pied et au cœur le plus léger qui foula jamais le gazon du parc de Woodstock ! Derrière elle, Bévis, et conduis-la bravement à ma hutte vers notre maître. »

L’énorme lévrier se leva comme un domestique qui aurait reçu un ordre, et suivit Phœbé dans le vestibule, lui léchant d’abord les mains pour lui faire comprendre qu’il était là, puis prenant le demi-trot, de manière à suivre le pas léger de celle qu’il escortait, et dont Jocelin n’avait pas vanté sans raison l’agilité. Mais laissons Phœbé et son défenseur parcourir les clairières de la forêt, et retournons à la Loge.

L’indépendant parut alors comme sortir tout-à-coup d’une profonde rêverie. « La jeune fille est elle partie ? demanda-t-il. — Ma foi oui, répliqua le garde ; et si Votre Seigneurie a des ordres à donner, il faudra qu’elle se contente de son très humble serviteur.

— Des ordres ! umph ! Je crois que mademoiselle eût bien pu attendre une seconde exhortation. En vérité, j’avoue que mon esprit s’occupait tout entier à son édification. — Oh, parbleu ! répondit Joliffe, elle ira à l’église dimanche prochain ; et si Votre Révérence militaire veut bien encore nous prêcher, elle profitera de vos doctrines comme tout le monde. Mais les jeunes filles de nos environs n’écoutent pas les homélies en particulier… Qu’allons-nous faire maintenant ? Allons-nous visiter les autres chambres et voir le peu de vaisselle qui nous reste ? — Umph… non… il se fait tard, et la nuit est noire… Tu as sans doute un lit à me donner, l’ami ? — Un meilleur que tous ceux où vous avez jamais couché. — Et du bois, une lumière et quelque subsistance corporelle ? — Sans doute, » répliqua le garde mettant une activité prudente à satisfaire cet important personnage.

Au bout de quelques minutes, un grand chandelier fut placé sur une table en chêne. Le fameux pâté de venaison y fut servi sur une nappe éclatante de blancheur ; la cruche à l’eau-de-vie et un broc plein d’ale firent les pendants : le soldat s’assit alors tout simplement dans un grand fauteuil pour se mettre à table ; et sur son invitation, le garde prenant un siège aussi bas que possible, un tabouret, se mit de l’autre côté de la table. Mais nous les quitterons pour un moment, et les laisserons livrés à cette agréable occupation.


CHAPITRE IV.

LE JEUNE INDÉPENDANT.


Ce sentier de gazon conduit en serpentant sous une jolie grotte, sous un gai pavillon ; pas un caillou qui puisse blesser ton pied délicat ; tu y trouveras toujours on abri contre les pluies et les vents… Mais le Devoir ne t’appelle pas sur ce chemin… Vois où il s’arrête avec sa baguette décorée d’amarantes, là, près de ce roc. Souvent, où tu le suis, ton sang doit marquer tes pas ; souvent, où tu le suis, ta tête supportera l’orage. Ton faible corps souffrira froid, chaud et faim ; mais il te conduira vers ces hauteurs fameuses, où, une fois arrivé, tu te croiras enfant du ciel, tandis que les choses de ce monde seront étendues sous tes pieds, rétrécies, rapetissées, sans valeur aucune.
Anonyme.


Le lecteur ne peut encore avoir oublié qu’après son combat avec le soldat républicain, sir Henri Lee était parti avec sa fille Alice pour aller chercher un refuge dans la chaumière du vaillant garde Jocelin Joliffe. Ils marchaient lentement comme auparavant ; car le vieux chevalier n’était pas moins accablé par l’idée de voir les derniers restes de la royauté tomber entre les mains des républicains que par le souvenir de sa récente défaite. De temps à autre il s’arrêtait, et, croisant les bras sur sa poitrine, il cherchait à se rappeler toutes les circonstances qui accompagnaient son expulsion d’un château qu’il avait si long-temps habité. Il lui semblait que, comme les champions dont il avait lu les histoires, il se retirait d’un poste que son devoir lui ordonnait de garder, battu par un chevalier païen à qui le destin avait réservé la victoire dans cette aventure. Alice se livrait aussi à de pénibles souvenirs, et le sujet de sa dernière conversation avec son père n’avait pas été assez agréable pour lui donner envie de le reprendre avant que sir Henri se fût un peu calmé ; car avec un excellent caractère et beaucoup d’amour pour sa fille, l’âge, et les malheurs qui, dans ces derniers temps, s’étaient sans cesse accumulés sur sa tête, avaient donné aux passions du bon chevalier une irritabilité facile, qu’on ne lui avait pas connue dans des jours plus heureux. Sa fille et un ou deux de ses fidèles serviteurs, qui ne l’avaient pas abandonné dans sa mauvaise fortune, supportaient cette faiblesse avec patience, et ils savaient en endurer les effets avec un sentiment de compassion.

Il resta quelque temps sans rien dire, puis il rappela un incident déjà remarqué : « Il est étrange, dit-il, que Bévis ait mieux aimé suivre Jocelin et ce drôle que moi. — Soyez sûr, mon père, que sa sagacité lui a fait découvrir dans cet homme un étranger qu’il se croyait tenu à surveiller de près ; c’est pourquoi il est resté avec Jocelin. — Non, Alice ; il me quitte parce que ma fortune m’a abandonné. Il est un sentiment naturel qui gagne même l’instinct des brutes, et qui les engage à fuir l’infortune. Le daim de ces forêts tourne ses cornes contre le daim de son troupeau lorsqu’il est malade ou blessé ; estropiez un chien, et toute la meute tombera sur lui, le mettra en pièces. Les poissons dévorent ceux de leur espèce que la javeline a percés ; coupez une aile ou une cuisse, une patte à un corbeau, les autres le becquetteront à mort. — Ceci peut être vrai à l’égard des bêtes sauvages, dit Alice ; car toute leur vie est presque une guerre continuelle. Mais le chien abandonne sa propre espèce pour s’attacher à nous ; il oublie pour son maître la compagnie, la nourriture, les plaisirs de ses semblables ; et à coup sûr la fidélité d’un serviteur si dévoué et si obéissant que Bévis mérite en particulier qu’on ne la sonpçonne pas trop légèrement. — Je ne suis pas fâché contre Bévis, Alice ; seulement je suis mécontent. J’ai lu dans des chroniques dignes de foi que, quand Richard II et Henri de Bolingbroke étaient au château de Berkeley, un chien de la même espèce abandonna le roi qu’il avait toujours suivi et s’attacha à Henri qu’il voyait pour la première fois ; Richard prédit sa prochaine disposition en voyant la désertion de son favori. Ce chien fut ensuite placé à Woodstock, et l’on dit que Bévis est de sa race, qui a été soigneusement conservée. Quel malheur dois-je prévoir de sa désertion ?… Je ne sais ; mais j’ai idée qu’elle n’annonce rien de bon. »

On entendit alors dans le lointain un bruit à travers les feuilles sèches, puis des bonds et un galop dans le sentier, et bientôt le chien favori eut rejoint son maître.

« Comparais au plus tôt, vieux coquin, dit Alice avec gaîté, et défends ta réputation qui a été si vivement attaquée en ton absence. » Mais le chien, pour toute caresse, gambada seulement autour d’eux, et repartit sur-le-champ aussi vite qu’il pouvait courir.

« Comment, coquin, dit le chevalier, tu es trop bien élevé, à coup sûr, pour te mettre en chasse sans ordre. » Une minute après, ils aperçurent Phœbé Fleur-de-Mai, qui s’avançait d’un pas léger, et si peu ralenti par le panier qu’elle portait qu’elle rejoignit son maître et sa jeune maîtresse au moment même où ils arrivaient à la chaumière du garde, but de leur voyage. Bévis, qui avait pris les devants pour dire bonjour à son maître sir Henri, était retourné tout de suite à son devoir, qui était d’escorter Phœbé et sa charge de provisions. Toute la troupe se trouvait alors réunie devant la porte de la hutte du garde.

En des temps meilleurs, une grande maison en pierre, construite pour le garde-chasse d’un parc royal, existait en ces lieux. Une jolie fontaine jaillissait près de là et traversait jadis les cours et les enclos dépendants des chenils et de la fauconnerie, bâtiments élégants et solidement construits. Mais lors d’une de ces escarmouches si fréquentes dans tout le pays durant les guerres civiles, cette petite habitation rustique avait été attaquée et défendue, prise et brûlée. Un seigneur du voisinage qui avait pris cause pour le parlement, profitant de l’absence de sir Henri Lee, qui était au camp de Charles, et de l’affaiblissement du parti royal, avait sans scrupule fait enlever les pierres de taille et les autres matériaux de construction que le feu n’avait pas consumés, pour réparer son propre manoir. Le garde forestier, notre ami Jocelin, avait donc construit, pour se loger lui et la vieille femme qu’il appelait sa ménagère, une hutte en branchages, aussi bien qu’il avait pu le faire en quelques jours, tant par lui-même qu’avec l’aide de deux ou trois voisins. Les murs étaient enduits de terre, soigneusement blanchis et recouverts par des treilles et d’autres arbustes grimpants ; le toit était artistement fait en chaume ; et au total l’habitation, qui n’était qu’une hutte à vrai dire, avait été, par les soins de Joliffe, construite de manière à ne pas dégrader le noble garde qui y demeurait.

Le chevalier s’avança pour entrer ; mais le génie de l’architecte, faute de meilleure serrure pour fermer la porte, qui elle-même n’était que de branches curieusement entrelacées, avait imaginé d’assurer le loquet à l’intérieur avec une cheville qui empêchait de le lever ; la porte se trouvait ainsi fermée. Croyant que c’était une précaution de la vieille ménagère de Joliffe, dont tout le monde connaissait la surdité, sir Henri appela à grands cris, mais inutilement. Irrité du retard qu’on mettait à lui ouvrir, il poussa la porte en même temps des pieds et des mains, avec une telle force qu’elle ne put résister ; elle céda, et le chevalier entra ainsi dans la cuisine ou appartement extérieur de son garde. Au milieu de la salle, et dans une attitude qui indiquait de l’embarras, se tenait un jeune étranger en habit de cavalier.

« C’est peut-être mon dernier acte d’autorité en ces lieux, » dit le chevalier en saisissant l’inconnu au collet ; « mais je suis encore conservateur de Woodstock, pour cette nuit du moins. Qui es-tu et que fais-tu là ? »

L’étranger écarta le grand manteau qui lui cachait la figure, et en même temps mit un genou en terre.

« Votre pauvre neveu, Matkham Éverard, répondit-il, qui vient ici pour vous sauver, quoiqu’il craigne bien que vous ne daigniez pas même lui souhaiter la bienvenue. »

Sir Henri recula effrayé ; mais en homme qui se rappelle qu’il doit soutenir sa dignité, il reprit sa première attitude. Il se redressa donc, et répondit avec un grand air de cérémonie :

« Beau neveu, je suis ravi que vous soyez venu à Woodstock, précisément la première nuit qui, depuis bien des années, semble vous y promettre un digne et cordial accueil. — Dieu fasse qu’il en soit ainsi, que je vous entende bien, et que je vous comprenne comme il faut ! » dit le jeune homme, tandis qu’Alice, sans oser prononcer une parole, avait les yeux attachés sur la figure de son père, comme pour chercher à y lire s’il était favorablement disposé pour son neveu, ce dont elle doutait fort, tant elle connaissait bien le caractère de sir Henri.

Le chevalier, lançant un regard sardonique, d’abord sur son neveu, ensuite sur sa fille, continua : « Je n’ai pas besoin, je pense, d’informer monsieur Markham Éverard que nous ne pouvons ni le traiter, ni même lui offrir un siège dans cette pauvre hutte. — Je vous accompagnerai très volontiers à la Loge, dit le jeune homme. En vérité, je croyais que la nuit vous y avait déjà fait rentrer, et je craignais d’être importun ; mais si vous voulez bien me permettre, mon cher oncle, de vous reconduire, vous et ma cousine, à la Loge, croyez que, de toutes vos générosités, de toutes vos bontés, aucun bienfait par vous accordé n’aura eu tant de prix à mes yeux. — Vous me comprenez bien mal, monsieur Markham Éverard, répliqua le chevalier. Notre intention n’est pas de retourner à la Loge cette nuit, ni, par Notre-Dame ! demain non plus. J’ai seulement voulu vous dire, en toute courtoisie, que vous trouverez à la Loge de Woodstock une société qui vous convient, et qui sans doute vous fera la réception la plus amicale : quant à moi, monsieur, dans cette pauvre retraite, je n’oserais pas offrir un lit à une personne de votre rang. — Pour l’amour du ciel ! » dit le jeune homme en se tournant vers Alice, « dites-moi comment je dois interpréter un langage si mystérieux. »

Alice, pour l’empêcher d’accroître encore la colère comprimée de son père, se fit violence pour répondre, et ce ne fut pas sans peine. « Nous avons, dit-elle, été chassés de la Loge par des soldats. — Chassés !… par des soldats ! » s’écria Éverard d’un ton de surprise.

« Il n’y a point de mandat légal pour cela. — Non du tout, » répondit le chevalier toujours avec le même ton d’ironie ; « il est pourtant aussi légitime que tous ceux qui furent exécutés en Angleterre depuis un an et plus. Vous êtes, je crois, ou plutôt vous avez été étudiant en droit : en bien, monsieur, vous avez exercé cette profession avec la même avidité qu’un prodigue qui désire conclure un marché avantageux. Vous avez déjà survécu aux lois que vous étudiiez, et leur mort n’a pas sans doute été sans vous léguer quelques bonnes choses, quelque augmentation de grâces, comme on dit. Vous l’avez méritée sous deux rapports : en portant le buffle et la bandoulière, ainsi qu’en maniant la plume. Prêchez-vous aussi ? — Pensez de moi, dites de moi tout le mal qu’il vous plaira, monsieur, » reprit Éverard avec soumission ; « je n’ai fait dans ces temps désastreux que me conduire d’après ma conscience et les ordres de mon père. — Oh ! vous parlez de conscience, dit le vieux chevalier ; il faut alors que j’aie l’œil sur vous, comme dit Hamlet. Car jamais puritain ne ment plus effrontément que quand il en appelle à sa conscience ; quant à ton père… »

Il allait continuer sur le même ton d’invectives, lorsque le jeune homme l’interrompit en disant d’un ton ferme : « Sir Henri Lee, vous avez toujours passé pour un homme d’honneur… dites de moi ce qu’il vous plaira, je vous le répète ; mais ne parlez pas de mon père en termes que l’oreille d’un fils ne peut supporter, et que son bras pourtant ne peut punir. Me faire une telle injure, c’est insulter un homme désarmé, c’est battre un captif. »

Sir Henri se tut, comme frappé par la justesse de cette remarque.

« Tu as dit vrai sous ce rapport, Mark, fusses-tu le plus noir puritain sorti des enfers pour déchirer ce malheureux pays. — Pensez-en ce qu’il vous plaira, répondit Éverard, mais permettez-moi de ne pas vous laisser plus long-temps dans cette misérable chaumière. La nuit menace d’être orageuse… permettez que je vous reconduise à la Loge, d’où je saurai expulser ces intrus qui, jusqu’à présent du moins, ne peuvent justifier du mandat en vertu duquel ils agissent, et je ne tarderai qu’une minute à les suivre, le temps nécessaire pour vous communiquer un message de mon père. Accordez-moi cette faveur, par l’amour que vous m’avez autrefois porté. — Oui, Mark, » répondit son oncle avec fermeté mais d’un ton douloureux, « tu dis vrai ; je t’ai chéri autrefois, lorsque tu étais ce jeune enfant à blonde chevelure, à qui j’apprenais à monter à cheval, à tirer, à chasser… quand tu passais avec moi tes heures de plaisir, après t’être livré à des occupations plus sérieuses. Je te chérissais enfant… oui, et je me sens encore la faiblesse de chérir jusqu’au souvenir de ce que tu étais. Mais tu n’es plus, Mark ; tu n’es plus ! et je ne vois à ta place qu’un rebelle avoué et résolu, un rebelle à sa religion et à son roi, un rebelle que ses succès rendent plus détestable encore, plus infâme en proportion des richesses volées et dont il espère dorer sa trahison… Mais je suis pauvre, penses-tu, et je devrais garder le silence, de peur que les hommes ne crient : Parle, drôle, quand on t’interpellera… Apprends toutefois que, pauvre et malheureux comme je le suis, je me crois déshonoré pour avoir tenu un si long entretien avec un des chefs des rebelles usurpateurs… Va-t’en, si tu veux, à la Loge ; tiens, voilà le chemin… Mais ne pense pas que, pour recouvrer mon ancienne habitation, ou toutes les richesses que je possédais aux jours de ma prospérité, je ferais volontiers trois pas avec toi sur cette pelouse. Si l’on doit me voir en ta compagnie, ce sera seulement quand les habits rouges m’auront lié les mains derrière le dos, et attaché les jambes sous le ventre de mon cheval. Alors je pourrai faire route avec toi, je l’avoue, si tu le veux, mais pas avant. »

Alice, qui souffrait cruellement pendant ce dialogue, et qui prévoyait bien que toute observation de sa part ne ferait qu’enflammer plus vivement encore le ressentiment du chevalier, se risqua enfin dans son anxiété à faire signe à son cousin de rompre l’entrevue et de se retirer, puisque son père lui ordonnait de partir d’un ton si impérieux et si positif. Malheureusement elle fut surprise par sir Henri qui, concluant que ce qu’il voyait était la preuve d’une intelligence secrète entre eux, devint plus courroucé que jamais, eut besoin de se faire violence pour se contenir, et de se rappeler tout ce qu’il devait à sa dignité pour parvenir à voiler la fureur qu’il ressentait sous le même ton d’ironie qu’il avait su prendre dès le commencement de cette triste entrevue.

« Si tu as peur de traverser nos clairières au milieu de la nuit, respectable étranger, à qui je suis peut-être tenu de rendre hommage comme à mon successeur dans la garde de ce château, voilà, ce me semble, une modeste demoiselle qui t’accompagnera bien volontiers, et te servira de guide. Seulement, par respect pour sa mère, sauvez les apparences par quelques légères formalités de mariage entre vous… vous n’avez besoin ni de dispense ni de prêtre dans cet heureux temps ; mais vous pouvez vous unir comme des mendiants dans un fossé, avec un buisson pour église et un chaudronnier pour prêtre. Je vous demande pardon de vous faire une requête si facile, si simple… car vous êtes peut-être un Ranter… ou vous appartenez à la famille d’amour, et devez par conséquent trouver les cérémonies nuptiales inutiles, comme Kuipperdoling, ou Jacques de Leyde. — Pour l’amour de Dieu ! cessez ces terribles plaisanteries, mon père ; et vous, Markham, partez, je vous en conjure, et abandonnez-nous à notre destin… votre présence fait extravaguer mon père. — Plaisanter ! s’écria sir Henri, je ne fus jamais plus sérieux… Extravaguer ! je ne fus jamais plus calme… Je n’ai jamais pu souffrir que la fausseté s’approchât de moi… Je ne laisserai pas une fille déshonorée plus long-temps à mon côté qu’une épée qui le serait aussi ; et ce malheureux jour m’a fait voir clairement que l’une et l’autre pouvaient faillir. — Sir Henri, dit le jeune Éverard, ne chargez pas votre âme d’un crime aussi noir, en traitant votre fille aussi injustement. Il y a long-temps que vous m’avez refusé sa main quand j’étais pauvre et vous puissant. J’ai obéi à votre arrêt qui me défendait tout propos galant, toute entrevue. Dieu sait si j’ai souffert ! mais enfin j’ai obéi. Ce n’est pas pour les renouer que je suis venu ici, et que j’ai cherché, je le confesse, à lui parler… ce n’est pas pour elle seule, mais pour vous aussi. La destruction plane au dessus de vous, prête à fermer ses ailes pour se précipiter, à ouvrir ses griffes pour vous saisir… Ainsi, monsieur, ayez l’air aussi dédaigneux qu’il vous plaira, voilà le fait néanmoins, et c’est pour vous protéger tous deux que je me trouve ici. — Vous refusez donc l’offre gratuite que je vous ai faite ? dit sir Henri Lee ; ou peut-être trouvez-vous les conditions trop dures ? — Honte, honte à vous, sir Henri ! » s’écria Éverard s’échauffant à son tour ; « vos préjugés politiques ont-ils si complétement effacé vos sentiments de père que vous ne puissiez parler qu’avec une ironie mordante, avec un mépris piquant de l’honneur de votre propre fille ? Levez la tête, belle Alice, et ne craignez pas de dire à votre père que le fanatisme de sa loyauté lui fait mettre de côté les devoirs de la nature ! Sachez, sir Henri, que, quoique je préférasse la main de votre fille à toutes les faveurs que le ciel pourrait m’accorder, je ne l’accepterais pas… ma conscience ne me permettrait pas de l’accepter si je savais que cela dût la faire manquer à ses devoirs envers vous. — Votre conscience est par trop scrupuleuse, jeune homme. Exposez le cas à quelque rabbin non-conformiste, à un de ces hommes qui prennent tout ce qui vient dans leurs filets, et il vous dira comme moi que c’est pécher contre la glace que de refuser ce qui nous est gratuitement offert. — Quand l’offre est gratuite ou amicale, mais non quand elle est ironique ou insultante. Adieu, Alice… Si quelque chose pouvait m’engager à profiter du souhait cruel de votre père, qui voudrait vous éloigner de lui dans un moment où il conçoit d’indignes soupçons, ce serait l’idée qu’en se laissant aller à de tels sentiments, sir Henri Lee opprime en tyran la créature qui, plus que tout autre, désire et a besoin de son affection… qui ressentirait l’effet de sa sévérité… et qu’il est tenu à chérir et à défendre plus que tout autre. — Ne craignez pas pour moi, monsieur Éverard, » s’écria Alice perdant toute sa timidité par la crainte des suites que peut avoir une dispute, surtout durant une guerre civile où les parents et les amis sont ligués les uns contre les autres. « Oh ! partez, je vous en conjure, partez ! Il n’y a que ces malheureuses haines de famille… il n’y a que votre présence ici, dans ce fatal moment, qui puisse troubler notre amitié entre mon père et moi ! Pour l’amour du ciel, laissez-nous ! — Oh ! oh ! ma mie, » dit le vif et vieux Cavalier, vous parlez déjà en souveraine : et qui le pourrait mieux que vous ?… vous commanderiez à notre suite, je le parierais, comme Goneril et Régane[38]. Mais personne ne quittera ma maison… et, tout humble qu’elle est, cette hutte est encore ma maison, tant qu’il y a quelque chose à me dire qui ne soit pis encore dit. Et comme ce jeune homme parle maintenant à voix basse, et fronce les sourcils… Parlez haut, monsieur, et faites-nous part même de vos plus mauvaises observations. — Ne craignez pas que je m’emporte, mistress Alice, » dit Éverard avec autant de calme que de douceur ; « et vous, sir Henri, ne croyez pas que, si je parle d’un ton ferme, ce soit avec colère ou par fanfaronnade. Vous ns’avez adressé des injures telles que, si j’étais guidé par l’esprit outré d’une chevalerie romanesque, malgré même notre proche parenté, je ne pourrais sans manquer d’égard à ma naissance, sans perdre l’estime du monde, passer outre sans y répondre. Avez-vous l’intention de m’écouter avec patience ?

— Si c’est pour vous défendre, répondit le vieux chevalier, à Dieu ne plaise que je refuse de vous écouter patiemment… Oui, quand même les deux tiers de votre justification seraient de déloyauté et l’autre de blasphème… Seulement soyez bref… cet entretien n’a déjà duré que trop long-temps. — Soit, sir Henri ; quoique cependant il soit difficile de réunir en quelques phrases la défense d’une vie qui, déjà de peu de durée, a été néanmoins fort occupée… trop occupée, dois-je dire, d’après votre geste d’indignation. Mais, je le nie ; je n’ai tiré mon épée ni trop précipitamment ni sans réflexion pour un peuple dont les droits avaient été foulés aux pieds, et les consciences opprimées. Ne froncez pas le sourcil, monsieur. Si ce n’est pas votre manière d’envisager cette contestation, c’est la mienne. Quant à mes principes religieux pour lesquels vous m’avez raillé, croyez-m’en, s’ils dépendent moins des formes extérieures, ils ne sont pas moins sincères que les vôtres ; ils sont même plus purs peut-être (excusez l’expression), en ce qu’ils ne sont pas souillés des rites sanguinaires d’un siècle barbare que vous et les vôtres avez appelé le code de l’honneur chevaleresque. Ce n’est point mon propre caractère, mais la doctrine meilleure que ma croyance m’enseigne, qui m’a donné la force d’écouter vos durs reproches sans répondre sur un pareil ton de colère et d’injure. Vous pouvez pousser jusqu’au bout l’insulte contre moi, suivant votre bon plaisir… non seulement à cause de notre parenté, mais encore parce que la charité m’ordonne de les souffrir ; et c’est beaucoup, sir Henri, pour un fils de notre maison. Mais c’est encore avec plus de patience qu’il n’en faut pour vous entendre, que je refuse de vos mains le don que de tous les biens de ce monde je désirerais le plus obtenir, que je refuse, dis-je, parce que son devoir lui ordonne de vous soutenir et de vous consoler, parce qu’il y aurait péché à vous permettre, dans votre aveuglement, d’éloigner de vous votre plus solide soutien. Adieu, monsieur… sans colère, mais avec compassion… Nous pourrons nous retrouver dans un temps meilleur, quand votre cœur et vos principes l’auront emporté sur les malheureux préjugés qui les égarent. À présent, adieu… adieu, Alice ! »

Ces derniers mots furent répétés deux fois, avec un accent d’émotion et de douleur qui contrastait singulièrement avec le ton ferme et sévère qu’il avait pris en parlant à sir Henri Lee. Il se détourna et sortit de la hutte dès qu’il eut prononcé ces derniers mots ; et, comme honteux de la tendresse qu’il venait de laisser voir, le jeune républicain partit, et marcha d’un pas ferme et résolu au clair de lune qui répandait alors son éclatante lumière et ses ombres d’automne sur toute la forêt.

Dès qu’il fut parti, Alice qui, pendant toute cette scène, était restée en proie aux craintes les plus vives, de peur que son père, dans l’emportement habituel de son caractère, ne se laissât entraîner de la violence des paroles à celle des actions, se laissa tomber sur un siège de branches de saule entrelacées, comme presque tous les meubles de Jocelin. Là elle s’efforça de cacher les pleurs qui se mêlaient aux actions de grâces qu’elle rendait au ciel, le cœur tout suffoqué, remerciant Dieu de ce que, malgré l’étroite alliance et la proche parenté des parties, aucun événement fatal n’eût terminé une entrevue si dangereuse, et dans laquelle on avait déployé tant de colère de part et d’autre.

Phœbé Fleur-de-Mai pleurait à chaudes larmes de compagnie, quoiqu’elle comprît à peine tout ce qui venait d’arriver, mais assez bien pourtant pour aller raconter ensuite à quelques unes de ses compagnes que son vieux maître, sir Henri, s’était mis dans une horrible fureur et chaudement disputé avec le jeune M. Éverard, qui avait été sur le point d’enlever sa jeune maîtresse… « Et que pouvait-il faire de mieux, disait Phœbé, en voyant que le vieillard n’avait plus rien ni pour miss Alice ni pour lui ? Quant à M. Mark Éverard et à notre jeune dame, oh ! ils se sont dit de ces douceurs d’amour comme on n’en trouverait pas dans l’histoire d’Argalus et de Parthénie, » qui, selon elle, était le couple le plus fidèle de toute l’Arcadie, même du comté d’Oxford.

La vieille Goody Jellycot avait avancé plus d’une fois son capuchon écarlate dans la cuisine, pendant que la scène s’y passait ; mais comme la digne ménagère était presque aveugle et plus qu’un peu sourde, elle en profita peu. Elle comprit néanmoins par une espèce d’instinct que les deux personnages s’injuriaient ; mais pourquoi avaient ils choisi la hutte de Jocelin pour théâtre de leur dispute ? c’était pour elle un aussi grand mystère que le sujet de la querelle.

Quelle était la situation d’esprit du vieux cavalier, ainsi contrarié dans ses principes les plus chers par les derniers mots que prononça son neveu en s’éloignant ? Le fait est qu’il fut moins ému que sa fille ne s’y attendait, et ses opinions politiques et religieuses avaient plutôt servi à le calmer qu’à l’irriter. Quoique la contradiction l’irritât facilement, les évasions et les subterfuges l’échauffaient plus encore qu’une résistance ouverte et une opposition directe ; et il avait coutume de dire qu’il préférait toujours le cerf qui, mis aux abois, déployait le plus d’audace. Toutefois il accompagna le départ de son neveu d’une citation de Shakespeare qu’il avait, comme bien des gens, pris l’habitude de citer par une sorte de respect pour l’auteur favori de son malheureux maître, non pas qu’il eût, en effet, grand goût pour ses ouvrages, ou grande habileté à faire l’application des morceaux qu’il retenait.

« Prends garde à ceci, prends-y bien garde, Alice… le diable peut citer l’Écriture pour parvenir à ses fins. En vérité, ce jeune fanatique, ton cousin, qui n’a pas au menton plus de barbe que je n’en ai jamais vu au rustre qui joue Maid-Marianne aux fêtes de mai, quand le barbier l’a rasé un peu trop vite, étonnerait tous les presbytériens et tous les indépendants à barbe par la force avec laquelle il établit ses doctrines et défend ses principes, et nous écraserait de textes et d’homélies. J’aurais voulu que le digne et savant docteur Rochecliffe eût été ici, avec sa batterie de défense, la Vulgate, les Septante, et autres… il lui aurait retiré de l’idée l’esprit presbytérien aussi facilement qu’on fait sortir l’eau d’un goupillon. Mais je suis content de la franchise de ce jeune homme ; car fût-il de la famille du diable en religion, et du vieux Noll en politique, il vaut beaucoup mieux l’avouer franchement que de chercher à s’en tirer par des détours. Allons… essuie tes yeux, l’orage est passé, et il ne recommencera pas de sitôt, j’espère. »

Encouragée par ces paroles, Alice se leva, et, tout accablée qu’elle était, s’efforça de surveiller les préparatifs nécessaires pour le souper et pour la nuit qu’ils devaient passer dans leur nouvelle habitation. Mais ses larmes étaient si abondantes qu’elles nuisaient à la diligence qu’elle affectait ; et ce fut un bonheur pour elle que Phœbé, quoique trop ignorante et trop simple pour comprendre l’étendue de son chagrin, pût lui donner des secours réels, faute de sympathie.

Avec autant de promptitude que d’adresse, la jeune fille prépara les lits et tout ce qui était nécessaire pour le repas, tantôt criant à l’oreille de la ménagère Jellycot, tantôt parlant bas à sa maîtresse ; enfin empressée à remplir les ordres d’Alice comme si elle n’eût rien fait d’elle-même. Quand le souper froid fut servi, sir Henri Lee pressa affectueusement sa fille de prendre quelque nourriture, comme s’il eût voulu lui faire oublier indirectement les peines qu’il venait de lui causer ; et lui, en vétéran expérimenté, montra que ni les mortifications et les accidents de la journée, ni la crainte du lendemain, ne pouvait diminuer son appétit pour le souper, son repas favori. Il mangea à lui seul les deux tiers du chapon ; et buvant la première rasade à l’heureuse restauration de Charles, deuxième du nom, il vida sa pinte de vin, car il était d’une école habituée à entretenir la flamme de la loyauté par de copieuses libations. Il chanta même un couplet de


Le roi reprendra son royaume,


tandis que Phœhé sanglotant à demi, et la ménagère Jellycot hurlant contre l’air et la mesure, s’efforçait en braillant bien haut de couvrir le silence de mistress Alice.

Enfin le Jovial chevalier alla se coucher sur la paillasse même du garde, dans un cabinet donnant sur la cuisine, et, songeant peu à son changement d’habitation, s’endormit bientôt d’un profond sommeil. Alice ne reposa pas aussi tranquillement sur la couchette d’osier de la vieille Goody Jellycot, dans l’appartement intérieur ; la ménagère et Phœbé s’endormirent sur un matelas rempli de feuilles sèches, dans la même chambre, comme des gens qui gagnent leur pain quotidien par un rude travail, et pour qui le matin n’est qu’un signal de reprendre les travaux de la veille.


CHAPITRE V.

LE JEUNE CAVALIER.


Ma langue ne galope plus avec ce nouveau langage ; elle saute et regimbe à ces phrases bizarres. Ces accents peuvent avoir du mérite et du poids ; mais ils entravent la volubilité naturelle de ma langue, comme l’armure de Saül chargeait le jeune berger sans le défendre.
J. B.


Pendant ce temps-là, Markham Éverard se dirigeait vers la Loge par une de ces longues clairières qui traversaient la forêt, et dont la largeur était plus ou moins grande : tantôt les arbres unissaient leurs branches, cachaient leurs cimes dans l’obscurité, tantôt ils s’écartaient davantage pour donner accès aux rayons de la lune ; et de loin en loin, s’éloignant plus encore, ils formaient de petites pelouses ou savanes sur lesquelles tombaient le clair de lune. Pendant qu’il poursuivait ainsi sa course solitaire, les différents effets produits par cette délicieuse lumière sur les chênes dont les feuilles sombres, les branches noueuses et les vieux troncs en étaient plus ou moins argentés, eussent sans aucun doute attiré l’attention d’un poète ou d’un peintre.

Mais sir Éverard pensait à autre chose qu’à la pénible scène où il venait de jouer un rôle si actif, et dont le résultat semblait renverser toutes ses espérances ; c’était aux précautions à prendre dans son voyage nocturne. Les temps étaient dangereux et favorables au désordre, les routes pleines de soldats débandés, et principalement de royalistes qui faisaient de leurs opinions politiques un prétexte pour troubler le pays par des maraudes et des brigandages : des braconniers, qui furent toujours de redoutables bandits, infestaient aussi depuis peu le voisinage de Woodstock. Enfin le temps et le lieu étaient si dangereux, que Markham Éverard portait ses pistolets chargés à sa ceinture, et tenait son épée nue sous son bras, pour être prêt à repousser toute attaque qui pouvait le surprendre dans sa route.

Il entendit les cloches de l’église de Woodstock sonner le couvre-feu, au moment où il traversait une de ces petites prairies dont nous avons parlé, et elles cessèrent lorsqu’il arriva dans un endroit où le sentier redevenait sombre et noir. En cet instant il entendit siffler, et comme le son paraissait s’approcher de plus en plus de lui, il reconnut bientôt qu’on venait de son côté ; il n’était guère probable que ce fût un ami, car le parti auquel il appartenait proscrivait, généralement parlant, toute musique autre que la psalmodie. « Si un homme est joyeux, qu’il chante des psaumes, » était un texte qu’ils se plaisaient à interpréter aussi littéralement que plusieurs autres. Mais le sifflement qui continuait toujours ne pouvait non plus servir de signal à des complices de nuit : il était trop fort et trop joyeux pour indiquer de mauvaises intentions de la part du voyageur qui, cessant alors de siffler, se mit à chanter, et entonna le couplet suivant sur un air vif et gai que les vieux Cavaliers chantaient d’ordinaire la nuit pour réveiller les hiboux :

Aux Cavaliers, salut ! salut !
Prions pour eux, ran tan plan ; bombe !
Attaquons le vieux Belzébuth ;
De peur, Olivier fume et tombe.

« Je connais cette voix, » se dit Éverard, désarmant le pistolet qu’il avait détaché de sa ceinture, mais qu’il tenait toujours à la main. Alors la chanson continua :

Coupez-les, taillez-les, mordieu !

Jetez-les, jetez-les au feu !

« Oh ! oh ! s’écria Markham, qui va là ? et pour qui êtes-vous ? — Pour l’Église et le roi, » répondit une voix qui se hâta d’ajouter : « Non, que le diable m’emporte !… je voulais dire contre l’Église et le roi, et pour ceux qui triomphent, j’ai oublié leurs noms. — C’est Roger Wildrake, il me semble ? — Lui-même… propriétaire à Squattlesamere, dans le comté humide de Lincoln. — Wildrake, dit Markham Wildgoose vous conviendrait mieux[39]. Il faut que vous ayez bu avec intention pour entonner un air si convenable aux circonstances, à coup sûr ! — Ma foi, l’air est assez joli, seulement un peu passé de mode… malheureusement. — À quoi pouvais-je m’attendre, dit Éverard, sinon à rencontrer quelque extravagant, quelque Cavalier ivre, aussi colère et aussi dangereux que la nuit et l’eau-de-vie les rendent d’ordinaire ? Hem ! si j’avais récompensé votre mélodie d’une balle dans le gosier ? — Ma foi ! c’eût été un flûteur de payé… voilà tout, répondit Wildrake Mais où allez-vous donc comme cela ?… j’allais vous chercher à la hutte. — J’ai été obligé d’en sortir… je vous en dirai la raison plus tard, répliqua Éverard. — Quoi ! le vieux Cavalier chasseur était-il bourru, ou Chloé de mauvaise humeur ? — Pas de plaisanterie, Wildrake… tout est perdu pour moi ! — Quoi ! serait-ce possible ? et vous prenez la chose si tranquillement !… Zest ! retournons-y ensemble… Je plaiderai votre cause. Je sais comment prendre un vieux chevalier et uue jolie fille… abandonnez-moi le soin de vous remettre reclus in curia, drôle d’hypocrite… Diable m’enlève, sir Henri Lee, lui dirai-je, votre neveu est un petit puritain… je n’en disconviens pas… mais malgré tout, je le tiens pour un honnête garçon, pour un bon drôle… Et vous, mademoiselle, vous pouvez sans doute trouver que votre cousin a l’air d’un tisserand, chanteur de psaumes, avec ce vilain chapeau de feutre et ce manteau drapé en coquin ; avec cette cravate qu’on prendrait pour une barrette d’enfant, et ces grosses bottes pour chacune desquelles on a employé la moitié d’un cuir de veau… mais mettez lui un castor sur le coin de l’oreille, avec un plumet convenable à sa qualité ; attachez-lui au côté une bonne lame de Tolède avec un ceinturon brodé et une poignée ciselée, au lieu de la tringle en fer que renferme ce fourreau recourbé de ce noir André Ferrara[40] ; inspirez-lui quelques propos grivois et, sang et blessures ! mademoiselle, dirai-je… — Allons, trêve de ces sottises, Wildrake, et dites moi si vous êtes en état d’entendre quelques mots de raison ? — Eh parbleu, l’ami ! j’ai seulement vidé une couple de bouteilles avec ces soldats puritains, ces Têtes-rondes, ici près, à la ville. Et du diable si je n’ai point passé pour le plus enragé de la troupe. Je me tordais le nez, je tournais le blanc de mes yeux tout en prenant mon gobelet… Ah ! le vin lui-même avait un goût d’hypocrisie. Je crois que le coquin de caporal fumait un peu à la fin… mais les simples soldats étaient doux comme des agneaux, au point de m’engager à dire le Benedicite pour une seconde bouteille. — C’est précisément ce dont je voulais vous parler, Wildrake… Vous me regardez, j’espère, comme votre ami ? — Fidèle comme l’acier… Camarades au collège et à Lincoln’s-Inn[41], nous fûmes Nysus et Euryale, Thésée et Pirithoüs, Oreste et Pylade ; et pour compléter la kirielle par une touche de puritanisme, David et Jonathan, c’est tout dire. Les opinions politiques mêmes, qui divisent les familles et tranchent l’amitié la plus sincère, comme le fer fend le chêne, n’ont pu parvenir à nous séparer. — C’est vrai, répondit Markham ; et quand vous suivîtes le roi à Nottingham, et que je m’enrôlai sous la bannière du comte d’Essex, nous jurâmes en nous quittant que, quel que fût le parti victorieux, celui de nous qui en serait protégerait son camarade moins heureux. — Sûrement, l’ami, sûrement ! ne m’avez-vous donc pas protégé ? ne m’avez-vous donc pas sauvé de la potence ? et ne vous suis-je pas redevable du pain que je mange ? — Je n’ai rien fait pour vous, mon cher Wildrake, que ce que vous eussiez fait à ma place en pareille circonstance si la fortune vous eût été favorable. Mais, comme je vous le disais, c’est précisément ce dont je voulais vous parler. Pourquoi rendre plus difficile qu’elle devrait jamais l’être la tâche de vous protéger ? Pourquoi vous jeter dans la compagnie de soldats ou coquins parmi lesquels vous êtes sûr de vous échauffer au point de vous trahir ? Pourquoi crier à tue-tête vos chansons de Cavaliers, comme un soldat ivre du prince Robert ou un rodomont des gardes-du-corps de Wilmot ? — Parce que je puis avoir été l’un et l’autre dans mon temps, comme vous savez ; mais mille diables ! faut-il que je vous rappelle toujours notre mutuelle obligation de protection ? Notre ligue offensive et défensive, comme je peux l’appeler, devait s’exécuter sans avoir égard aux opinions politiques ou religieuses du parti protégé, sans qu’on fût tenu le moins du monde à se conformer à celles de son ami ? — C’est vrai, dit Éverard, mais à cette condition très nécessaire que l’on consentira à se conformer extérieurement aux circonstances, de manière à rendre le rôle de l’ami protecteur plus facile et moins dangereux. Eh bien ! vous violez sans cesse le traité, sans égard pour ma sûreté personnelle ni pour mon crédit. — Je vous dis, Mark, et je le dirais même à l’apôtre votre homonyme, que vous ne me rendez pas justice. On vous a prêché la sobriété et l’hypocrisie depuis le moment où vous portiez jupons jusqu’au jour où vous avez pris la soutane de Genève… depuis votre naissance jusqu’à présent enfin… c’est naturel chez vous ; et vous êtes surpris qu’un tapageur, un brave et honnête garçon, habitué toute sa vie à dire la vérité, et surtout en présence de la bouteille, ne puisse être un jeune homme aussi parfait que vous… Tudieu ! il n’y a pas égalité entre nous… Il en serait de même si un plongeur de profession, parce qu’il peut rester, sans inconvénient, dix minutes sans respirer, insultait un pauvre diable parce qu’il sentirait le besoin de sortir au bout de vingt secondes… Et après tout, à considérer depuis quand je travaille, je crois que je ne vais pas encore si mal… Essayez ! — A-t-on reçu d’autres nouvelles de la bataille de Worcester ? » demanda Éverard d’un ton si sérieux qu’il en imposa à son compagnon, qui répondit naïvement comme d’habitude. « De pires ! diable m’emporte, cent fois pires que toutes les autres !… déroute complète. Noll s’est très certainement vendu au diable, mais son bail finira un jour… C’est toute notre consolation pour le moment. — Comment ! et c’eût été là votre réponse au premier habit-rouge qui vous eût fait cette question ? dit Éverard. Par ma foi, on vous aurait au plus vite délivré un passeport pour le corps-de-garde le plus voisin. — Non, non, répliqua Wildrake, je croyais que vous m’adressiez vous-même la parole… Ouais ! en bien, voilà : Un grand merci… un glorieux merci… un meilleur, un magnifique, un inappréciable merci… vrai, les malveillants sont dispersés de Dan à Beersheba… ils ont été taillés en pièces jusqu’au coucher du soleil. — Avez-vous entendu parler des blessures du colonel Thornhaugh ? — Il est mort, c’est une consolation… le coquin de Tète-ronde !… Ah ! attendez, ma langue ne rend pas ma pensée ; je voulais dire le pieux et bon jeune soldat. — Et ne savez-vous rien du Jeune Homme, du roi d’Écosse, comme on l’appelle ? dit Éverard. — Rien, sinon qu’on l’a chassé comme une perdrix vers les montagnes. Puisse Dieu le délivrer, et confondre ses ennemis ! Tudieu ! Mark Éverard, je ne puis plaisanter plus long-temps. Ne vous rappelez-vous pas que dans nos parades de Lincoln’s-Inn, quoique vous n’y prissiez pas grand’part, je pense, je m’acquittais toujours fort bien de mes rôles à la représentation véritable, mais qu’aux répétitions il m’était impossible d’aller passablement ? C’est la même chose à présent. J’entends votre voix et j’y réponds naturellement, selon mon cœur. Mais quand je me trouve en compagnie de vos amis nasillards, vous avez vu que je remplissais passablement mon rôle. — Passablement est le mot, répondit Éverard, et pourtant je n’exige pas grand chose de vous ; de la modestie et du silence. Parlez peu, puis évitez autant que possible ces gros jurements, et plus de regards arrogants… Mettez aussi votre chapeau sur le front. — Oui, c’est là ma malédiction. J’ai toujours été remarqué par la manière élégante dont je me coiffe… Il est dur que les mérites d’un homme deviennent ses ennemis. — Vous devez vous rappeler que vous êtes mon clerc. — Dites au moins votre secrétaire, répliqua Wildrake, par amitié pour moi. — Il faut que ce soit clerc, et rien de plus… simple clerc… et songez à être poli et obéissant. — Mais alors vous ne me donnerez pas vos ordres avec une supériorité si affectée, maître Markham Éverard. N’oubliez pas que je suis votre aîné de trois ans. Que je sois confondu si je sais comment le prendre ! — Fut-il jamais tête plus mauvaise, plus capricieuse ?… Par égard pour moi, si ce n’est pour vous-même, faites un effort pour écouter la voix de la raison. Songez que je me suis attiré pour vous des risques et des reproches. — Oui, tu es un excellent compagnon, Mark, répliqua le cavalier, et je ferai beaucoup pour toi… mais aie soin de tousser et de m’avertir par des hem ! quand tu me verras prêt à passer les bornes… Et maintenant dis-moi, où allons-nous cette nuit ? — À la loge de Woodstock, veiller sur les biens de mon oncle, répondit Markham Éverard ; je suis informé que des soldats en ont pris possession. Mais comment est-ce possible, si tu as trouvé la compagnie qui buvait à Woodstock ? — Il y avait une espèce de commissaire ou maître-d’hôtel, ou quelque drôle semblable, qui était allé à la Loge, répondit Wildrake ; je l’ai aperçu. — Vraiment ? — Oui, en vérité, pour parler votre langage. Ma foi, en traversant le parc pour vous rejoindre, il y a une demi-heure au plus, j’ai vu de la lainière à la Loge… Tenez, d’ici vous l’apercevrez vous-même. — À l’angle du nord-ouest… C’est à une fenêtre de ce qu’on appelle l’appartement de Lee Victor. — Ah ! reprit Wildrake, c’est que j’ai servi long-temps dans les troupes légères de Landsfort, et je connaissais bien le métier de l’éclaireur… Que je meure, me suis-je dit, si je laisse une lumière derrière moi sans savoir d’où elle vient ! D’ailleurs, Mark, tu m’as tant parlé de ta jolie cousine, que si j’avais pu la voir, ne fût-ce qu’un moment, c’était toujours autant. — Inconsidéré, incorrigible jeune homme… à quels dangers vous exposez vous et vos amis, par pure fanfaronade !… Mais ensuite… — Par ce beau clair de lune ! je crois que vous êtes jaloux, Mark Éverard : ce n’est pourtant pas la peine ; car, en cas qu’il m’eût été possible de voir la belle, mon honneur mettait en sûreté les charmes de la Chloé de mon ami… et puis la belle ne devait pas me voir : elle ne pouvait donc faire de comparaison à ton désavantage, tu comprends. Enfin l’issue fut que nous ne nous vîmes ni l’un ni l’autre. — Je le sais parfaitement ; mistress Alice a quitté la Loge bien avant le coucher du soleil, et n’y est pas revenue. Mais qu’as-tu vu qui réponde à une telle préface ? — Ah ! pas grand’chose ; seulement en grimpant sur une espèce de pilier, car je sais grimper aussi bien que chat qui ait jamais parcouru les gouttières, et en m’accrochant aux treilles et aux vignes vierges qui poussent à l’entour, je suis parvenu dans un endroit d’où j’ai pu voir dans l’intérieur de ce même salon dont tu viens de me parler. — Eh bien ! qu’as-tu vu ? — Ah ! pas grand’chose, comme je vous l’ai déjà dit ; car dans ce temps-ci ce n’est pas chose nouvelle que de voir des rustres prendre leurs aises dans des appartements de rois ou de nobles. J’ai vu deux malotrus occupés à vider solennellement une cruche d’eau-de-vie et à dévorer un énorme pâté de venaison, qu’ils avaient placé, pour plus de commodité, sur une table à ouvrage de dame. L’un d’eux essayait un air sur un luth. — Ah ! les maudits profanes, s’écria Éverard ; c’était celui d’Alice. — Bien dit, camarade, je suis charmé d’avoir pu émouvoir votre flegme. Mais le luth et la table sont des incidents de mon invention, pour voir s’il était possible de tirer de vous une étincelle d’humanité, tout sanctifié que vous êtes. — Et quelle était la tournure de ces hommes ? — L’un avait un grand chapeau rabattu, un long manteau, et une vraie figure de fanatique, comme vous tous. J’ai pensé que ce pouvait être l’envoyé du commissaire dont j’ai entendu parler en ville. L’autre était un gros gaillard de petite taille, avec un couteau de chasse à sa ceinture et un long gourdin posé devant lui ; un drôle à cheveux noirs, des dents blanches et une joviale figure : il m’a paru être un des sous-gardes ou officiers de cette forêt. — Ces hommes alors sont le favori de Desborough, Fidèle Tomkins, dit Éverard, et Jocelin Joliffe le garde. Tomkins est la main droite de Desborough, un indépendant, un inspiré du ciel, du moins il se fait passer pour tel. On dit que les dons qu’il reçoit valent mieux pour lui que la grâce, et on prétend qu’il abuse des occasions. — Ils en profitaient bien quand je les ai vus, répondit Wildrake, et faisaient une jolie brèche au liquide, lorsqu’une pierre, comme par ordre du diable, qui avait été détachée du pilier en ruine, fut entraînée par mon poids. Un gaillard aussi simple que vous aurait réfléchi si long-temps sur le parti à prendre, qu’il serait tombé avec elle avant de savoir ce qu’il avait à faire ; mais moi, Mark, je m’accrochai comme un écureuil à une branche de lierre, et restai là malgré une balle qui faillit m’attraper, car le bruit avait épouvanté les deux convives. Ils mirent le nez à la fenêtre, et m’aperçurent en dehors. Le fanatique prit alors un pistolet, car ils tiennent toujours prêts de pareils textes, saisissant aussi la petite bible à fermoirs, tu sais ? le garde se saisit de son bâton, et moi… je leur ripostai par un hurlement et une grimace. Tu dois savoir que je puis grimacer comme un singe ; j’ai pris des leçons d’un baladin français qui pouvait tourner ses mâchoires en casse-noisettes. Puis je me laissai tout doucement glisser sur le gazon, et jouai si habilement des jambes, me faufilant le long du mur, du côté qui n’était pas éclairé, que je suis bien sûr qu’ils m’auront pris pour leur cousin le diable, venant sans invitation souper avec eux ; il n’en est pas moins vrai qu’ils ont eu une peur terrible. — Tu es bien téméraire, Wildrake : nous allons entrer à la Loge… s’ils venaient à te reconnaître ? — Eh bien ! suis-je coupable de haute trahison ? Personne n’a été puni pour avoir regardé depuis l’époque de Tom de Corantry ; et si on lui fit rendre compte, sois persuadé qu’il en avait vu plus que moi. Mais ne crains rien, ils ne me reconnaîtront pas plus qu’un homme qui n’a vu votre ami Noll qu’à une réunion de saints ne reconnaîtrait ce même Olivier à cheval, et chargeant en tête de son escadron couleur de homard, ou le même Noll se permettant une plaisanterie en versant bouteille avec le poète profane Waller. — Chut ! pas un mot d’Olivier, si tu tiens à ta vie et à la mienne ; il ne faut pas plaisanter avec le roc sur lequel on peut échouer. Mais voici la porte, nous allons interrompre les plaisirs de ces honnêtes messieurs. »

À ces mots il leva le large et pesant marteau, et le laissa retomber contre la grille.

« Rat-tat-tat-too ! dit Wildrake ; voilà une belle alarme pour vous, cocus et têtes-rondes. » Il se mit alors à battre la mesure tout en chantant la marche qui portait ce nom :

Béchez, cocus, à qui je fais la nique ;
Venez, cocus, danser à ma musique.

« Par le ciel ! ceci est le comble de la folie, » dit Éverard se retournant vers lui avec colère.

« Pas du tout, pas du tout, ce n’est qu’une légère expectoration, comme celle qu’on fait avant de commencer un long discours. Je vais être sérieux pendant tout une heure, à présent que j’ai chassé de ma tête cet air guerrier. »

À ces mots on entendit marcher dans le vestibule, et le guichet de la grande porte fut ouvert à moitié, mais retenu par une chaîne en cas d’accident. Le visage de Tomkins et celui de Jocelin par derrière se montrèrent à l’ouverture, éclairés par la lampe que le garde tenait à la main, et Tomkins demanda ce que signifiait un pareil tapage.

« Je veux entrer sur-le-champ, dit Éverard ; Joliffe, vous me connaissez bien ? — Oui, monsieur, répondit Jocelin, et je vous recevrais de tout mon cœur ; mais, hélas ! vous voyez que je n’ai pas les clefs, moi. Voilà le maître dont je dois exécuter les ordres… Le Seigneur me protège, en voyant des temps comme ceux-ci ! — Et quand monsieur, qui n’est, je crois, que le valet de maître Desborough… — L’indigne secrétaire de Son Honneur, s’il vous plaît, » s’écria Tomkins, pendant que Wildrake disait tout bas à l’oreille d’Éverard : « Je ne veux plus être secrétaire, Mark, tu as raison… le nom de clerc est beaucoup plus distingué. — Et si vous êtes secrétaire de maître Desborough, je présume que vous connaissez assez ma personne et mon rang, » dit Éverard s’adressant à l’indépendant, — pour ne pas hésiter à me recevoir avec mon compagnon, afin de passer la nuit à la Loge. — Sûrement non, sûrement non, répondit l’indépendant, si toutefois Votre Seigneurie pense qu’elle sera plus commodément ici qu’à l’auberge de la ville, qu’on appelle assez mal à propos l’auberge de Saint-George. Vous ne serez logé ici que d’une manière fort peu commode… et nous avons déjà failli mourir de peur d’une visite que Satan nous a faite ; mais sa fourche est à présent refroidie. — Ce conte pourra bien trouver sa place, monsieur le secrétaire, dit Éverard, et vous pourrez le placer dans votre sermon la première fois que vous serez tenté de faire le prédicateur ; mais il ne pourra vous excuser de me laisser à la porte lorsque le vent est si froid ; et si vous ne m’ouvrez pas aussitôt et ne me traitez pas convenablement, je rendrai compte à votre maître de l’insolence avec laquelle vous remplissez vos fonctions.

Le secrétaire de Desborough n’osa point faire une plus longue opposition : car il était bien connu que Desborough lui-même ne devait son crédit qu’à son titre de parent de Cromwell, du lord général qui commençait à devenir déjà souverain, et dont on connaissait les bonnes intentions à l’égard des deux Éverard, père et fils. Il est vrai qu’ils étaient presbytériens et lui indépendant, et que tout en partageant ces sentiments de moralité sévère et plus encore d’enthousiasme religieux qui distinguaient à peu d’exceptions près le parti parlementaire, les deux Éverard n’étaient pas prêts à se jeter dans le fanatisme, comme bien des gens le faisaient alors. Toutefois on savait bien que Cromwell, quelles que fussent ses opinions religieuses, ne s’y conformait pas toujours pour choisir ses favoris, mais accordait sa confiance à tous ceux qui pouvaient le servir, quand bien ils sortaient, pour employer les expressions du temps, des ténèbres de l’Égypte. Éverard père avait une grande réputation de sagesse et de loyauté ; de plus, appartenant à une bonne famille et maître d’une belle fortune, son adhésion devait donner de la considération à la cause qu’il lui plairait d’épouser. Ensuite son fils avait été un soldat heureux et distingué, remarquable par la discipline qu’il maintenait parmi les gens sous ses ordres, pour la bravoure qu’il déployait dans l’action, et l’humanité dont il était toujours prêt à user lorsqu’il était victorieux. Il importait de ménager de tels hommes, quand tout annonçait que le parti qui était parvenu à amener la déposition et la mort du roi allait, sous peu, se diviser pour se partager les dépouilles. Les deux Éverard étaient donc dans les bonnes grâces de Cromwel, et leur influence sur le Protecteur passait pour si grande que M. le secrétaire Fidèle Tomkins ne se souciait pas de s’attirer une mauvaise affaire en fâchant le colonel Éverard pour une bagatelle, en lui refusant l’hospitalité pour une nuit.

Jocelin, de son côté, fit preuve de zèle. Il doubla le nombre des lumières, mit plus de bois dans le feu, et les deux étrangers furent introduits dans le salon de Lee Victor, ainsi nommé à cause du tableau qui ornait la cheminée, et dont nous avons déjà parlé. Il fallut plusieurs minutes au colonel Éverard pour reprendre son air calme et stoïque, tant il était vivement ému de se trouver dans l’appartement même où il avait passé les heures les plus heureuses de sa vie ! C’était ce cabinet qu’il avait vu s’ouvrir avec de si grands transports de joie, quand sir Henri daignait lui donner des instructions sur la pêche et lui montrer ses hameçons et ses lignes avec toutes les drogues propres à fabriquer un appât artificiel alors peu connu. C’était aussi l’ancien portrait de famille qui, d’après quelques expressions bizarres et mystérieuses de son oncle, était devenu pour lui, dans son enfance et même dans sa première jeunesse, un sujet de curiosité et de crainte. Il se rappelait comment, lorsqu’on le laissait seul dans l’appartement, les yeux scrutateurs du vieux guerrier semblaient toujours fixés sur les siens dans quelque partie de la chambre qu’il se plaçât, et son imagination d’enfant était épouvantée d’un phénomène dont il ne pouvait se rendre compte.

Puis des milliers de souvenirs, plus chers et plus doux les uns que les autres, vinrent l’assaillir en songeant à l’amour qu’il avait conçu si jeune encore pour sa jolie cousine Alice, quand il l’aidait dans ses leçons, apportait de l’eau pour ses fleurs, ou l’accompagnait lorsqu’elle chantait. Il se rappelait encore que, tandis que son père les regardait avec un sourire de bonne humeur et d’insouciance, il lui avait entendu dire : « Et quand cela serait… ma foi, ils n’y perdraient ni l’un ni l’autre. » Quel espoir de bonheur il avait fondé sur ces paroles ! Tous ces rêves avaient été dissipés par la trompette guerrière qui entraîna sir Henri Lee et son neveu sous des drapeaux différents ; et l’entrevue de la journée prouvait clairement que les succès même d’Éverard, comme soldat et comme homme d’état, semblaient lui interdire absolument toute espérance,

Il fut tiré de cette pénible rêverie par l’arrivée de Jocelin, qui, buveur habitué peut-être, avait fait de nouveaux préparatifs avec plus de promptitude qu’on n’aurait pu l’attendre d’un homme qui s’était occupé comme lui depuis la chute du jour.

Il venait, disait-il, recevoir les ordres du colonel pour la nuit. « Souhaite-t-il prendre quelque chose ? — Non. — Son Honneur voudrait-il de préférence coucher dans le lit de sir Henri Lee, qui était déjà préparé ? — Oui. — Celui de mistress Alice Lee serait pour le secrétaire. — Si tu tiens à tes oreilles, qu’il n’en soit rien, répondit Éverard. — Où faudra-t-il donc loger le digne secrétaire ? — Dans le chenil, si tu veux. Puis, » ajouta-t-il en s’avançant vers la chambre à coucher d’Alice qui donnait sur le salon, il y jeta un coup d’œil et en ôtant la clef, « personne ne profanera cet appartement. — Son Honneur a-t-il d’autres ordres à me donner ? — Aucun, si ce n’est de faire sortir cet homme du salon… Mon clerc restera avec moi… j’ai des lettres à lui faire écrire… Mais, attendez… avez-vous remis ce matin ma lettre à miss Alice ? — Oui. Dis-moi, bon Jocelin, ce qu’elle a dit en la recevant. — Elle a paru très émue, monsieur ; et je crois même qu’elle a pleuré un peu… en vérité, elle semblait bien affligée… — Et quelle réponse t’a-t-elle chargé de me faire ? — Aucune. Cependant, excusez-moi !… elle avait commencé à dire : « Répondez à mon cousin Éverard que je communiquerai à mon père l’obligeante proposition de mon oncle si j’en puis trouver l’occasion ; mais je crains bien… » Là elle s’interrompit un moment, puis ajouta : « J’écrirai à mon cousin ; et comme je ne pourrai peut-être parler de suite à mon père, tu porteras ma lettre après le service. » J’allai donc à l’église pour tuer le temps ; mais voilà qu’en repassant par le parc j’ai trouvé cet homme qui avait sommé mon maître de quitter ces lieux, et il fallut, de gré ou de force, que je le misse en possession de la Loge. J’aurais bien voulu informer Votre Honneur que le vieux chevalier et ma jeune maîtresse allaient sans doute vous surprendre chez moi ; mais je n’ai pu en venir à bout. — Tu as bien fait, bonhomme, et je ne t’oublierai pas. Holà ! messieurs, » dit-il en s’avançant vers le clerc et le secrétaire qui pendant ce temps-là s’étaient tranquillement assis devant la cruche, avec laquelle ils avaient fait connaissance, « permettez-moi de vous rappeler que la nuit est déjà fort avancée. — Il y a encore dans cette cruche quelque chose qui fait glou glou, répondit Wildrake. — Hum ! hum ! hum ! » fit le colonel ; et s’il ne jura pas contre l’imprudence de son compagnon, je ne saurais répondre de ce qui s’éleva dans son cœur. « Eh bien ! » dit-il, observant que Wildrake venait de remplir son verre et celui de Tomkins, « avale ce dernier coup et décampe. — Ne vous plairait-il pas que je vous racontasse d’abord, dit Wildrake comment cet honnête monsieur a vu le diable regarder cette nuit à travers un carreau de cette fenêtre, et comment il trouve qu’il a une ressemblance frappante avec l’humble serviteur et respectueux clerc de Votre Honneur ? Ne voudriez-vous pas écouter cette histoire, monsieur, et accepter un verre de cette excellente eau-de-vie ? — Je ne bois rien, monsieur, répondit le colonel Éverard ; quant à vous, vous avez déjà bu un verre de trop. Monsieur Tomkins, je vous souhaite une bonne nuit. — Un mot de religion avant de nous quitter ! » dit Tomkins en se plaçant derrière le dos d’une grande chaise recouverte en cuir, crachant et se mouchant, comme pour se préparer à une longue exhortation.

« Excusez-moi, monsieur, » dit Markham Éverard sévèrement : « vous n’êtes pas assez en état de vous conduire vous-même pour diriger la dévotion des autres… — Malheur à ceux qui rejettent de pareilles propositions !… » dit le secrétaire des commissaires en traversant la chambre. Le reste de la phrase se perdit quand la porte se referma, ou fut supprimée de peur d’offense.

« Et maintenant fou de Wildrake, va te coucher… tiens, par là, » dit-il en lui montrant l’appartement du chevalier.

« Ah ! tu gardes celui de la demoiselle pour toi ! Je t’ai vu mettre la clef dans ta poche. — Non pas… en vérité, car je ne pourrais dormir dans cette chambre ; et comme je ne puis dormir nulle part, je sommeillerai dans ce fauteuil… J’ai fait remettre du bois au feu… Bonsoir, va-t’en au lit, et cuve ta boisson. — Ma boisson ! tu me fais rire de pitié. Mark… Tu es poule mouillée et fils de poule mouillée : tu ne sais pas ce que peut faire un honnête garçon quand il a bu un bon verre d’eau-de-vie. — Tous les vices de son parti sont réunis dans ce pauvre diable ! » se dit le colonel en suivant des yeux son protégé, pendant que celui-ci se retirait d’un pas mal assuré vers l’appartement qu’on lui avait désigné. « Il est étourdi, intempérant, dissolu ; et si je ne parviens pas à l’embarquer pour la France, il causera certainement sa ruine et la mienne. Pourtant, au fond, il est bon, brave et généreux, et il m’aurait rendu les services qu’il attend aujourd’hui de moi. En quoi consisterait le mérite de la bonne foi, si nous ne gardions notre parole qu’autant que nous ne craindrions aucun danger ? Cependant je vais me mettre en garde contre une nouvelle interruption de sa part. »

Alors il ferma la porte de communication qui conduisait de la chambre à coucher où le Cavalier s’était retiré, dans le salon ; et, après s’être promené d’un air pensif, il revint s’asseoir, alluma la lampe et tira un paquet de lettres. « Je les relirai encore une fois, dit-il, afin que, s’il est possible, en songeant aux affaires publiques, j’allège le poids de mes chagrins personnels. Divine Providence ! comment tout cela finira-t-il ? Nous avons sacrifié la paix de nos familles, les plus tendres espérances de nos jeunes cœurs pour affranchir notre pays natal et l’arracher à l’oppression : pourtant, il semble que chaque nouveau pas que nous faisons vers la liberté, nous découvre des périls nouveaux et plus terribles, comme le voyageur qui, gravissant une montagne élevée, se trouve, à chaque pas qui le rapproche davantage du sommet, exposé à un danger plus imminent. »

Il lut long temps et attentivement différentes lettres ennuyeuses et embrouillées, où ses correspondants, tout en plaçant devant lui la gloire de Dieu, les franchises et les libertés de l’Angleterre comme leur unique but, ne pouvaient déguiser à l’œil pénétrant de Markham Éverard, malgré toutes les circonlocutions qu’ils s’efforçaient d’employer, que l’égoïsme et des vues d’ambition étaient les principaux mobiles de leurs intrigues.


CHAPITRE VI.

CORRESPONDANCE.


Le sommeil nous surprend presque comme sa sœur la mort. Nous ne savons pas quand il vient… nous gavons qu’il doit venir… Nous pouvons affecter pour lui mépris et dédain ; car le plus grand orgueil de l’humaine misère est de dire qu’elle ne connaît pas de consolation : pourtant le père qui voit mourir un fils, l’amant désespéré, le pauvre condamné même qui attend son exécution sent ce doux oubli, contre lequel il croyait que son malheur avait armé ses sens, s’emparer de lui ; et malgré sa résistance, l’esprit est toujours forcé de céder au corps.
Herbert.


Le colonel Éverard éprouva combien sont vrais les jolis vers du vieux poète que nous venons de citer. Au milieu des chagrins privés et des inquiétudes que faisait naître un pays en proie à la guerre civile, et qui ne semblait devoir prendre de sitôt une forme de gouvernement solide et bien établie, Éverard et son père avaient, comme bien d’autres, jeté les yeux sur le général Cromwell, comme sur l’homme que sa valeur avait rendu l’idole de l’armée, dont la vaste sagacité l’avait emporté jusqu’alors sur les hauts talents qui lui étaient opposés dans le parlement, aussi bien que sur ses ennemis, et qui était seul capable d’arranger les affaires, comme on disait alors, ou, en d’autres termes, d’imposer un mode de gouvernement. Le colonel Éverard et son père passaient pour être au mieux dans les bonnes grâces du général ; mais Markham Éverard avait des raisons particulières pour douter si Cromwell, au fond du cœur, avait réellement pour lui et pour son père autant d’affection qu’on le croyait généralement. Il le connaissait pour un profond politique, qui pouvait déguiser fort long-temps ses véritables opinions sur les hommes et sur les choses, jusqu’à ce qu’il pût les mettre au jour sans nuire à ses intérêts ; il n’ignorait pas non plus que le général se rappelait probablement encore l’opposition des presbytériens à ce qu’Olivier appelait la grande affaire (le jugement et l’exécution du roi)… Son père et lui avaient été les plus fermes soutiens de cette opposition ; et ni les arguments de Cromwell, ni ses menaces, ne les avaient arrêtés dans leur marche ; et ils ne permirent jamais que leurs noms fussent compris avec ceux des commissaires nommés pour juger en cette occasion mémorable.

Cette hésitation avait produit quelque froideur momentanée entre le général et les Éverard ; mais comme le fils restait à l’armée, et avait servi sous Cromwell en Écosse, enfin, comme il s’était trouvé à Worcester, ses services attiraient souvent sur lui l’attention du général. Après la bataille de Worcester surtout, il fut du nombre de ces officiers à qui Cromwell, considérant plutôt l’étendue et l’exercice de son pouvoir que le nom sous lequel il l’exerçait, voulut, ce dont on eut grande peine à le détourner, conférer le titre de chevalier banneret à son gré et plaisir. Il semblait donc que tout nuage qui avait pu survenir entre eux était dissipé, et que les Éverard étaient, comme auparavant, dans les bonnes grâces du général. Quelques personnes, il est vrai, en doutaient encore, et s’efforçaient d’entraîner cet officier distingué dans un autre des nombreux partis qui divisaient la république naissante ; mais à toutes ces propositions, il répondit : « Assez de sang a coulé… il est temps que la nation se repose sous un gouvernement stable, assez fort pour défendre les propriétés, assez doux pour encourager le retour de la tranquillité publique ; ce résultat, Cromwell seul peut l’obtenir. » La plus grande partie de l’Angleterre était de son avis. Il est vrai que les gens qui se soumettaient ainsi à la domination d’un soldat heureux oubliaient les principes au nom desquels ils avaient tiré l’épée contre le dernier roi ; mais dans les révolutions, les grandes et belles théories sont souvent obligées de faire place au torrent des faits, et bien des fois une guerre, entamée pour des points de droit métaphysique, s’est enfin terminée, à la satisfaction générale, dans le simple espoir de rétablir la tranquillité publique ; de même que souvent, après un long siège, une garnison consent à se rendre sans autre condition que la vie sauve.

Le colonel Éverard reconnaissait donc que s’il appuyait les prétentions de Cromwell, c’était seulement dans cette conviction qu’ayant le choix des maux il fallait prendre le moindre, c’est-à-dire laisser le pouvoir à un homme que sa sagesse et sa valeur comme général avaient mis à la tête du gouvernement ; et il ne se dissimulait pas qu’Olivier lui-même trouvait probablement son affection tiède et imparfaite, et mesurait proportionnellement sa reconnaissance.

Néanmoins les circonstances le forçaient à éprouver l’amitié du général. Le séquestre était mis sur Woodstock, et le mandat qui ordonnait aux commissaires d’en disposer comme d’un bien national, était prêt depuis long-temps ; mais le crédit d’Éverard père en avait fait différer l’exécution de mois en mois et de semaine en semaine. L’heure approchait où le coup ne pouvait plus être paré, surtout depuis que sir Henri Lee s’était formellement refusé à reconnaître le gouvernement existant, et se trouvait, par ce fait seul, maintenant que l’heure de grâce était passée, inscrit sur la liste des malveillants entêtés et incorrigibles que le conseil d’état était déterminé à ne plus ménager. Le seul moyen de protéger encore le vieux chevalier et sa fille était d’intéresser, si faire se pouvait, le général personnellement à cette affaire ; et repassant dans sa mémoire toutes les circonstances de sa liaison avec lui, le colonel Éverard sentait qu’une demande qui blesserait si directement les intérêts de Desborough, beau-frère de Cromwell, et l’un des commissaires en question, allait mettre l’amitié de celui-ci à une rude épreuve : mais il n’y avait pas à choisir.

Dans cette vue, et à la demande même de Cromwell, qui en le quittant l’avait prié de lui écrire son opinion sur les affaires publiques, le colonel Éverard passa la plus grande partie de la nuit à mettre en ordre ses idées sur l’état de la république, d’après un plan qu’il croyait être agréable à Cromwell ; il l’exhortait à devenir, avec l’aide de la Providence, le sauveur de l’Angleterre, en convoquant un parlement libre, et en se mettant, avec le secours de cette assemblée, à la tête de quelque forme de gouvernement libéral et stable, qui pût sauver la nation de l’anarchie où elle semblait devoir être plongée. Examinant sous un point de vue général la situation tout-à-fait désespérée des royalistes, et celle des différentes factions qui agitaient alors l’État, il lui indiquait les moyens de les étouffer sans effusion de sang et sans violence. De cette manière, il fut ainsi amené à soutenir qu’il fallait entourer le pouvoir exécutif de la dignité convenable, en quelque main qu’il fût placé, et que Cromwell, fût-il stathouder, consul ou lieutenant-général de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, devait avoir des domaines et une résidence dignes de son titre. Il passa alors naturellement à la destruction, au ravage des résidences royales d’Angleterre, fit un touchant tableau de la démolition qui menaçait Woodstock, et demanda la conservation de ce magnifique château comme une faveur personnelle qui était pour lui de la plus haute importance.

Le colonel Éverard, après avoir terminé sa lettre, n’eut pas une très haute opinion de lui-même. Durant le cours de sa carrière politique, il avait évité jusqu’alors de mêler ses affaires personnelles aux raisons qui déterminaient sa conduite publique, et en cette circonstance il venait de déroger à ses habitudes. Mais il se rassura, ou du moins chercha à oublier cette triste réflexion, en songeant que le bonheur de l’Angleterre, par rapport au temps, exigeait impérieusement que Cromwell prît les rênes, et que l’intérêt de sir Henri Lee, ou plutôt sa sûreté et son existence ne demandaient pas moins expressément la conservation de Woodstock et la permission pour son oncle de l’habiter encore. Était-ce sa faute si l’on pouvait obtenir ce résultat de deux manières, ou si son intérêt privé et celui du pays se confondaient dans la même lettre ? Il s’enhardit donc à agir ainsi, plia sa lettre, y mit l’adresse du lord général, et la scella de ses armes. Cela fait, il se laissa tomber sur le dos de sa chaise, et, contre son attente, il s’endormit au milieu de ses réflexions, quelque inquiétantes et terribles qu’elles fussent ; il ne s’éveilla que lorsque le crépuscule commença à percer à travers la fenêtre.

Il tressaillit d’abord, se leva avec les sensations d’un homme qui se réveille dans un lieu qui lui est inconnu ; mais les localités revinrent bientôt s’offrir à sa mémoire. La lampe prête à s’éteindre, les tisons éteints et recouverts d’une cendre blanchâtre, le sombre portrait sur la cheminée, la lettre scellée sur la table… tout lui rappela les événements de la veille et le sujet de toutes ses réflexions de la nuit.

« Il n’y a pas à choisir, dit-il : Cromwell ou l’anarchie ; et l’idée qu’il ne doit son titre, comme chef du gouvernement exécutif, qu’au pur et simple consentement du peuple, pourra probablement arrêter le penchant trop naturel du pouvoir, et l’empêcher de se montrer arbitraire. S’il gouverne avec le concours des parlements, sans blesser les privilèges de ses sujets, pourquoi ne serait-ce pas Cromwell aussi bien que Charles ? Mais il faut que je prenne des mesures pour faire remettre ma lettre en main propre à ce futur souverain. Il n’est pas mauvais de prononcer le premier mot qui peut l’influencer, car il ne manquera pas de gens qui n’hésiteront pas à lui donner des conseils plus violents et par conséquent plus dangereux. »

Il résolut de confier l’importante missive aux soins de Wildrake, dont la témérité n’était jamais si apparente que lorsqu’il restait par hasard sans occupation. De plus, quand bien même ses principes d’honneur n’eussent pas été des plus solides, les services que lui avait rendus son ami Éverard lui assuraient sa fidélité.

Le colonel Éverard fit ces différentes réflexions en rassemblant les tisons épars dans le foyer, afin de raviver un peu le feu, et de chasser le désagréable frisson qui s’était emparé de son corps ; dès qu’il se fut un peu réchauffé, il retomba dans un sommeil d’où il ne fut tiré que par les rayons du soleil qui remplissaient l’appartement.

Il s’éveilla, se leva, se promena en long et en large dans la chambre, et contempla, à travers ses larges croisées en saillie, les objets les plus voisins. C’étaient des haies qu’on ne taillait plus, et des allées tout aussi négligées d’un certain désert, comme on l’appelait dans les anciens traités de jardinage, qui, autrefois bien entretenues et disposées avec la pompe de l’art horticulturaire, présentaient une suite d’ifs taillés en formes fantastiques, offrant d’étroites allées, puis de larges promenades, occupant trois acres de terre environ de ce côté de la Loge, et formant une séparation entre le parc et l’enclos du jardin. Cette clôture tombait alors en ruine en plusieurs endroits, et les biches avec leurs faons venaient tranquillement brouter l’herbe sous les fenêtres même du palais rustique.

Cet endroit avait été le théâtre favori des jeux de Markham dans son enfance. Il pouvait encore distinguer, quoiqu’il eût bien changé de forme, les créneaux verdoyants d’un château gothique, tous créés par les ciseaux du jardinier, vers lesquels il avait coutume de lancer ses flèches, ou de se promener comme le chevalier errant dont il avait lu l’histoire, sonnant du cor et envoyant des défis au géant ou au chevalier païen qui s’y défendait.

Il se rappelait comment il forçait ordinairement sa cousine, quoique de plusieurs années plus jeune que lui, à prendre part à ces folies d’enfant, et à jouer le rôle d’un page lutin, d’une fée ou d’une princesse enchantée. Il se rappelait aussi plusieurs circonstances de leur longue intimité, qui l’avaient porté nécessairement à croire que depuis long-temps leurs parents nourrissaient l’idée qu’on pourrait faire entre sa cousine et lui un fort bon mariage. Mille visions, qui avaient égayé une perspective si brillante, s’étaient évanouies depuis bien des années ; mais elles revenaient alors comme des ombres pour lui rappeler tout ce qu’il avait perdu… « Et pourquoi ? » se demandait-il en lui-même… « Pour l’amour de l’Angleterre, répondait fièrement sa conscience… de l’Angleterre exposée à devenir en même temps la proie de la bigoterie et de la tyrannie. » Puis il se fortifiait par cette réflexion : « Si j’ai sacrifié mon bonheur privé, c’est pour que mon pays puisse jouir de la liberté des consciences et de celle des personnes, qu’il allait perdre vraisemblablement sous un prince faible et des ministres usurpateurs. »

Mais cette noble réponse n’imposait pas silence à la cruelle furie qui déchirait son cœur. « Ta résistance, lui demandait-elle, a-t-elle donc été bien utile à ton pays, Markham Éverard ? Après tant de sang répandu et tant de misère, l’Angleterre n’est-elle pas au même niveau sous l’épée d’un soldat heureux qu’elle l’était avant sous le sceptre d’un prince dominateur ? Les parlements, ou leurs débris, sont-ils capables de lutter contre un capitaine, maître du cœur de ses soldats, aussi entreprenant et aussi subtil qu’impénétrable dans ses desseins ? Ce général, qui commande à l’armée et par elle tient le destin du peuple entre ses mains, se dépouillera-t-il de son autorité, parce que la philosophie viendra lui dire que son devoir est de redevenir sujet ? »

Il n’osait répondre que la connaissance du caractère de Cromwell l’autorisait à attendre de lui un tel acte d’abnégation ; puis il réfléchissait encore que, dans un temps si difficile, le meilleur gouvernement, quoique peu désirable en lui-même, devait du moins être celui qui rendrait le plus promptement la paix au pays, et cicatriserait les blessures que les partis opposés se faisaient chaque jour l’un à l’autre. Il s’imaginait que Cromwell était la seule autorité capable de fonder un gouvernement solide, c’est pourquoi il s’était attaché à sa fortune, mais non pas sans douter beaucoup et souvent jusqu’à quel point sa conduite, en servant les vues de ce général mystérieux et impénétrable, se conformait aux principes qui lui avaient mis les armes en main.

Pendant que ces différentes réflexions se présentaient en foule à son esprit, Éverard jeta les yeux sur la lettre qui se trouvait sur la table, adressée au lord général, et qu’il avait écrite avant de s’endormir. Il hésita plusieurs fois à l’envoyer, en s’en rappelant le contenu, en songeant aux engagements qu’il prenait avec ce personnage, et l’obligation forcée dans laquelle il se trouverait de favoriser ses plans d’agrandissement une fois que cette épître serait dans les mains d’Olivier Cromwell.

« Et pourtant il le faut, » dit-il enfin en poussant un grand soupir. « De toutes les factions qui s’entre-choquent, il est le plus fort… le plus sage et le plus modéré… Et quelle que soit son ambition, il n’est pas peut-être le plus dangereux ; il faut confier à quelqu’un le pouvoir de maintenir par force l’ordre général. Eh bien ! qui peut manier le pouvoir avec plus d’habileté que celui qui est à la tête des armées victorieuses de l’Angleterre ? Advienne que pourra par la suite ! la paix et le rétablissement des lois doivent être notre premier et plus puissant mobile. Ce reste de parlement ne peut demeurer de pied ferme contre l’armée par un pur appel à la sanction de l’opinion publique. S’il cherche à comprimer la force militaire, ce ne peut être que par la voie des armes, et le pays n’a que trop long-temps été abreuvé de sang. Mais Cromwell peut, et il le voudra, je pense, conclure un arrangement juste sur des bases qui pourront assurer la paix, et c’est à quoi nous devons songer, sur quoi il nous faut compter pour la prospérité du royaume ; hélas ! et pour éviter à mon entêté parent les conséquences d’une honnête mais absurde obstination. »

Faisant taire par de telles réflexions ses doutes et sa répugnance, Markham Éverard persista dans sa résolution de s’unir à Cromwell dans la lutte qui allait évidemment s’engager entre les autorités civiles et militaires : non pas que ce fût la route qu’il eût préféré suivre s’il eût été libre, mais c’était le plus sage parti qu’il eût à prendre entre deux périlleuses extrémités auxquelles les temps l’avaient réduit.

Il ne pouvait néanmoins s’empêcher de trembler en songeant que son père, qui avait jusqu’alors regardé Cromwell comme l’instrument qui avait exécuté tant de merveilles en Angleterre, pourrait bien n’être pas disposé à prendre parti contre le long parlement, dont il avait été un membre actif et diligent jusqu’à ce qu’une indisposition prolongée l’eût forcé d’être moins assidu… Ce doute, il lui fallut encore le surmonter comme il put ; mais il se consola avec cet argument commode, qu’il était impossible que son père vît les choses autrement que lui.


CHAPITRE VII.

LE MESSAGER.


Se déterminant enfin à envoyer sans délai sa lettre au général, le colonel Éverard s’avança vers la porte de la chambre où il avait enfermé Wildrake, qui savourait, comme le donnait à entendre un profond ronflement, les douceurs du sommeil sous la double influence de l’eau-de-vie et de la fatigue. En tournant la clef, le pêne, qui était presque rouillé, fit une résistance si bruyante que le dormeur l’entendit, sans qu’il s’éveillât cependant.

En s’approchant de son lit, Éverard l’entendit murmurer entre ses dents : « Fait-il jour déjà, geôlier ?… Ah ! chien que vous êtes, si vous aviez seulement un peu d’humanité, vous assaisonneriez vos mauvaises nouvelles d’un verre de vin sec… C’est une triste chose que d’être pendu, maître… et la tristesse dessèche le gosier. — Debout, Wildrake ! debout, rêveur à songes sinistres ! » lui dit son ami en le secouant par le collet.

« Lâchez-moi, répliqua le dormeur… je puis bien monter à l’échelle sans aide, je pense. »

Il se mit alors sur son séant, ouvrit les yeux, les promena autour de lui et s’écria : « Tudieu ! ce n’est que toi, Mark ? J’ai cru que c’en était fait de moi… On m’ôtait les fers des pieds… on me passait une corde autour du cou… et on me liait les mains… ma cravate de chanvre allait se serrer. Tout enfin était prêt pour une danse en plein air sur un parquet léger. — Trêve à toutes ces folies, Wildrake ; à coup sûr le démon d’ivrognerie, auquel tu as, je pense, vendu ton âme… — Pour une barrique de vin sec, interrompit Wildrake ; le marché fut conclu dans une cave. — Il faut que je sois aussi fou que toi pour te confier un message, dit Markham ; car je ne sais si tu as à peine recouvré ta raison. — Et pourquoi ?… Il me semble que je n’ai rien bu pendant mon sommeil ; j’ai rêvé seulement que je buvais avec le vieux Noll de la petite bière de sa brasserie… Mais ne prends pas un air si effaré, mon ami… je suis toujours le même Roger Wildrake, aussi vif qu’un canard sauvage, mais un vrai coq de combat. Je suis ton camarade… je te suis attaché par tes bienfaits… devinctus beneficio… c’est latin, je pense ? Et quel est le message que je ne voudrais pas ou n’oserais pas remplir, quand bien même ce serait de scier les dents du diable avec ma rapière, quand bien même il aurait fait son déjeuner de quelques Têtes-rondes ? — Il y a de quoi me rendre fou, dit Éverard… Quand je vais confier à tes soins ce que j’ai de plus précieux au monde, tu agis et tu parles comme un échappé de Bedlam ! La nuit dernière j’ai supporté ta folie, parce que je l’attribuais à l’ivresse ; mais comment endurer encore tes extravagances ce matin ?… C’est dangereux pour toi et pour moi, Wildrake… c’est un manque d’amitié… que je pourrais qualifier d’ingratitude. — Non ! ne dis pas cela, mon ami, » répliqua le Cavalier avec émotion ; « et ne méjuge pas si sévèrement. Nous qui avons tout perdu dans ces moments désastreux, qui sommes forcés de vivre, non pas au jour le jour, mais de repas en repas… nous dont le seul gîte est une prison, dont toute la perspective de repos est un gibet… que peux-tu exiger de nous, si ce n’est de supporter un tel destin avec indifférence, puisque nous en serions écrasés si nous paraissions nous en affliger. »

Wildrake parla sur un ton de sensibilité qui trouva dans le cœur d’Éverard une corde qui y répondit. Il prit la main de son ami, et la serra affectueusement.

« Ah ! s’il te semble que je t’ai parlé durement, Wildrake, je t’assure que c’était plutôt dans ton intérêt que dans le mien. Je sais que, malgré toute ta légèreté, tu as un principe d’honneur et des sentiments aussi élevés qu’il est possible d’en rencontrer dans un cœur d’homme ; mais tu es inconsidéré… tu es téméraire… et je te proteste que si tu allais te nuire à toi-même dans l’affaire dont j’ai l’intention de te charger, les suites fâcheuses qui en résulteraient pour moi m’affligeraient moins encore que l’idée de t’avoir exposé à un tel péril. — Diable ! si tu le prends sur ce ton, Mark, » dit le Cavalier en s’efforçant de sourire, évidemment pour cacher une émotion bien différente, « de par la garde de mon épée ! tu feras de nous des enfants… des poupons qui tètent encore. Allons, crois-moi : je sais être prudent quand il le faut… Personne ne m’a vu boire quand on pressentait une alarme… et je ne goûterai pas une seule pauvre pinte de vin avant d’avoir terminé ton affaire. Eh bien ! je suis ton secrétaire… ton clerc, j’oubliais… Il faut probablement porter ces dépêches à Cromwell en prenant bien garde toutefois de ne pas me laisser ravir mon paquet de loyauté, » dit-il en montrant la lettre du doigt ; « et je la remettrai entre les mains respectables de l’homme à qui elle est humblement adressée… Corbleu ! Mark, songes-y encore une fois… À coup sûr tu ne seras pas assez téméraire pour combattre sous les drapeaux de ce rebelle sanguinaire ?… Ordonne-moi de lui enfoncer trois pouces de mon poignard dans le ventre, et cette commission me plaira bien plus que de lui présenter ta lettre. — Va donc, répliqua Éverard ; il n’a été nullement question de cela dans le marché. Si tu veux me servir, rien de mieux ; sinon ne me fais pas perdre mon temps à disputer avec toi ; car chaque minute sera pour moi un siècle jusqu’au moment où cette lettre sera remise au général. C’est le seul parti qui me reste à prendre pour obtenir quelque protection et un asile pour mon oncle et sa fille. — Si c’est là ton affaire, dit le Cavalier, je n’épargnerai pas l’éperon. Mon cheval que j’ai laissé à la ville sera prêt à partir dais trois minutes, et tu peux compter que je serai près du vieux Noll… de ton général, je veux dire, en aussi peu de temps qu’il en faut à un homme pour galoper de Woodstock à Windsor ; car je trouverai, je pense, ton ami installé dans le palais où il a commis son meurtre. — Chut ! pas un mot de cela ! Depuis que nous nous sommes quittés la nuit dernière, je t’ai ouvert un chemin qu’il te sera plus facile de suivre que de prendre cet air mielleux, ces manières extérieures que tu possèdes si peu. J’ai averti le général des mauvais exemples que tu as constamment eus sous les yeux et de ta mauvaise éducation. — Ce qui doit signifier le contraire, j’espère, dit Wildrake ; car, à coup sûr, on m’a aussi bien élevé et aussi bien instruit qu’un jeune homme de Leicestershire pouvait le désirer. — Allons, paix ! je t’en prie… Entraîné quelque temps par le mauvais exemple, lui dis-je, tu as été malveillant et attaché au parti du roi déchu ; mais voyant les services que rendait le général à la nation, tu as fini par comprendre qu’il était envoyé par le ciel pour rendre la paix à ces royaumes déchirés. Ce compte que je lui rends de toi te fera, non seulement passer par dessus tes écarts, mais te donnera encore plus de crédit près de lui, comme si tu lui étais individuellement attaché. — Sans doute, dit Wildrake, comme tout pêcheur trouve toujours meilleur le poisson qu’il prend lui-même. — Il est probable, je pense, dit le colonel, qu’il te renverra ici avec des lettres qui me donneront le pouvoir d’arrêter les opérations de ces commissaires au séquestre, et accorderont au pauvre vieux sir Henri Lee la permission de finir ses jours au milieu de ces chênes qu’il contemple avec tant de plaisir : c’est là le seul but de ma requête, et je crois que la faveur dont nous jouissons, mon père et moi, pourra s’étendre jusque là, surtout dans la situation présente… Comprends-tu ? — Parfaitement, répondit le Cavalier. S’étendre, dis-tu ?… j’aimerais mieux étendre une corde que d’entretenir un commerce avec ce vieux coquin, cet assassin de roi ! Mais j’ai dit que je t’obéirais, Markham, et diable m’emporte si je ne le fais pas ! — Sois donc prudent ; observe bien tout ce qu’il fera, ce qu’il dira, plus particulièrement ce qu’il fera : car Olivier est un de ces hommes dont les pensées sont plus faciles à deviner par les actions que par les paroles… Ah ! attends… je parie que tu allais partir sans argent ? — C’est malheureusement trop vrai, Mark ; mon dernier noble s’est fondu hier soir en compagnie de vos bandits de soldats. — Eh bien ! Roger, c’est un malheur facile à réparer, i dit-il en glissant sa bourse dans la main de son ami. « Mais ne faut-il pas que tu sois fou et cerveau brûlé pour te mettre en route sans avoir de quoi payer ton écot ?… Comment aurais-tu donc fait ? — Ma foi, je n’y ai point songé… J’aurais crié, par exemple, Halte-là ! au premier bourgeois ou au fermier curieux que j’aurais rencontré en route. C’est la ressource de plus d’un honnête garçon dans ces mauvais temps. — Pars donc, dit Éverard, sois prudent, ne fréquente pas tes connaissances, ces débauchés… retiens ta langue… et gare à la chopine… car sans quoi tu ne seras pas en sûreté. Parle peu, et point de jurements, ni de fanfaronnades surtout. — En un mot, je vois qu’il faut que je me métamorphose en un jeune et beau cavalier comme toi. Mark… Soit ; je suis capable, je pense, de jouer aussi bien que toi le rôle de Hope-on-high-Bomby[42]. Ah ! c’était le bon temps que celui où nous vîmes Mills remplir le rôle de Bomby au théâtre de la Fortune ! Alors, Mark, je n’avais pas perdu mon manteau brodé ni mes pendants d’oreilles, et toi tu n’avais pas le front sourcilleux ni tes moustaches à la puritaine ! — Ce n’était que de mondains plaisirs, Wiidrake, doux à la bouche et difficiles à digérer… Mais hâte-toi de partir ; et quand tu me rapporteras réponse, tu me trouveras ici ou à l’auberge de Saint-George, au petit bourg. Bon voyage… Seulement sois prudent. »

Le colonel resta alors plongé dans une profonde méditation. « Il me semble, se dit-il, que je ne me suis pas trop avancé avec le général. Une rupture entre lui et le parlement semble inévitable, et rejetterait encore l’Angleterre dans la guerre civile dont nous sommes tous fatigués. Mon messager peut lui déplaire… pourtant je ne le crois pas. Il sait que je n’emploie que des gens sûrs ; et il connaît assez bien les sectes les plus rigides pour ne pas ignorer que dans celle-là, aussi bien que dans d’autres, il peut se trouver des hommes à deux visages. »


CHAPITRE VIII.

CROMWELL.


À son air altier on reconnaissait le protecteur sévère du pays par lui conquis ; armé de ce regard avec lequel il pleurait et jurait, chassait les membres du parlement et en fermait les portes, et forcé, après avoir expulsé les coquins qui le composaient, et quoique son âme en fût attristée, à gouverner seul.
Crabbe La franche galanterie.


Nous laisserons le colonel se livrer à ses méditations, pour suivre son joyeux camarade qui, avant de monter à cheval à l’auberge de Saint-George, ne manqua pas de prendre le coup du matin, avec quelques œufs et quelques verres de muscat, pour se donner la force de faire face au vent frais du matin.

Quoiqu’il se fût laissé aller à la licence extravagante à laquelle se livraient alors les Cavaliers, comme pour faire contraster leur conduite en tout point avec le rigorisme de leurs ennemis, Wildrake néanmoins, bien né et bien élevé, possédait beaucoup de bonnes qualités, et un air que même la débauche et la vie dissolue d’un Cavalier enthousiaste n’avaient pu corrompre tout-à-fait. Il marchait, pour remplir sa mission, accompagné d’un mélange bizarre de sensations, telles que, peut-être, il n’en avait jamais éprouvé de sa vie.

Ses sentiments, comme royaliste, le portaient à détester Cromwell ; et en toute occasion, il n’eût pas souhaité le voir, sinon sur un champ de bataille, où il aurait pu se donner le plaisir d’échanger avec lui quelques coups de pistolet. Mais à cette haine se mêlait un peu de peur. Toujours victorieux dans les combats qu’il avait livrés le fameux personnage près duquel Wildrake se rendait alors avait su prendre, sur les esprits mêmes de ses ennemis, cet ascendant qu’un succès constant est si propre à faire naître. Ils le craignaient tout en le haïssant, et il se mêlait à ces deux sentiments une curiosité insatiable qui était un des traits particuliers du caractère de Wildrake ; car, n’ayant eu depuis long-temps que peu d’affaires personnelles, et ne s’en inquiétant guère, il cédait aisément au désir qu’il éprouvait de voir tout ce qu’il y avait de curieux et d’intéressant autour de lui.

« Après tout, je voudrais voir le vieux coquin, se disait-il, ne fût-ce que pour dire que je l’ai vu. »

Il arriva à Windsor dans l’après-midi, et éprouva en y arrivant le grand désir de se loger dans quelques uns de ces repaires de gaîté qu’il fréquentait d’habitude quand il venait par hasard dans cette belle ville en des jours plus heureux ; mais se faisant violence, il descendit courageusement à l’auberge principale, dont l’ancienne enseigne, la Jarretière, avait depuis long-temps disparu. Le maître aussi, que Wildrake, très habile dans la connaissance des aubergistes et des hôtelleries, se rappelait comme un rival de Mon Hôte, de l’école de la reine Élisabeth, s’était alors résigné à l’esprit du temps ; quand il parlait du parlement, il remuait la tête, tournait sa broche avec toute la gravité d’un prêtre qui officie ; souhaitait à l’Angleterre une heureuse délivrance de toutes ses afflictions, et comblait d’éloges Son Excellence le lord général. Wildrake remarqua aussi que son vin était meilleur que de coutume, car les puritains avaient un tact excellent pour découvrir toute falsification, mais ses mesures étaient plus petites, et ses prix plus élevés ; circonstances qu’il dut d’autant mieux remarquer que Mon Hôte parla beaucoup de sa conscience.

Cet important personnage dit à Wildrake que le lord général recevait affectueusement tout le monde, et qu’il obtiendrait une audience le lendemain matin à huit heures, s’il voulait seulement se donner la peine de se présenter à la porte du château, et s’annoncer comme porteur de dépêches pour Son Excellence.

Le Cavalier déguisé se rendit donc au château à l’heure indiquée. Le soldat en habit rouge qui, le regard austère et le fusil sur l’épaule, montait la garde à la grille extérieure de ce noble édifice, le laissa librement passer. Wildrake traversa la première enceinte ou cour, jetant un coup d’œil en passant sur la magnifique chapelle qui venait de recevoir, pendant les ténèbres de la nuit, en silence et sans qu’on lui rendît les moindres honneurs, les restes du roi d’Angleterre assassiné. Vif comme il était, le souvenir de cet événement affecta si vivement Wildrake, qu’il fût presque retourné sur ses pas dans une sorte d’horreur, plutôt que de se trouver en présence de l’homme sombre, et audacieux que l’on regardait avec raison comme l’acteur principal de ce drame horrible. Mais il sentit combien il était nécessaire qu’il maîtrisât tout sentiment de ce genre, et se fit violence pour s’occuper d’une négociation que le colonel Éverard, à qui il avait de si grandes obligations, lui avait confiée.

À la montée qui traversait la Tour-Ronde, il aperçut l’endroit où flottait d’ordinaire la bannière d’Angleterre : elle avait disparu avec toutes ses riches armoiries, ses magnifiques rayures et ses superbes broderies. À sa place, était celle de la république, la croix de Saint-George bleue et rouge, mais non encore coupée par la croix diagonale d’Écosse, addition qu’on fit bientôt après pour marquer le triomphe de l’Angleterre sur sa vieille ennemie. Ce changement de bannière augmenta le torrent de tristes réflexions, où il s’enfonça si profondément contre son ordinaire, que la première chose qui le rappela à lui fut le cri de la sentinelle qui, laissant tomber lourdement la crosse de son fusil sur les dalles, lui demanda d’un ton qui le fit tressaillir :

« Où allez-vous ? Qui êtes-vous ? — Je suis porteur d’une lettre pour Son Excellence le lord général. — Attendez que j’appelle l’officier du poste. »

Alors arriva le caporal : il se distinguait des simples soldats qu’il commandait par un rabat deux fois plus long qui lui pendait au cou, par un chapeau pointu comme un clocher et deux fois plus haut que les autres, par un manteau beaucoup plus ample, et par une triple part de gravité sévère. On pouvait lire sur sa physionomie que c’était un de ces terribles enthousiastes à qui Olivier devait ses victoires, et dont le zèle religieux faisait des adversaires trop redoutables pour les Cavaliers les plus courageux et les mieux nés, qui épuisaient vainement leur valeur à défendre la personne et la couronne de leur souverain. Il examina Wildrake avec une gravité imposante, comme s’il dressait dans son esprit un inventaire de ses traits et de ses vêtements, et après les avoir considérés à loisir, il lui demanda quelle affaire l’amenait en ces lieux.

« Quelle affaire ?… » dit Wildrake aussi fermement qu’il put… car l’examen attentif de cet homme lui avait causé une irritation nerveuse et peu agréable… « Je désire parler à votre général. — À bon Excellence le lord général, voulez-vous dire ? répliqua le caporal ; tes paroles, l’ami, sont trop peu respectueuses envers Son Excellence.

« Au diable Son Excellence ! » allait dire Wildrake ; mais la prudence le guida, et intercepta le passage à ces mots injurieux. Il s’inclina seulement et garda le silence.

« Suis-moi, » dit le personnage empesé auquel il parlait ; et Wildrake le suivit dans le corps-de-garde, dont l’intérieur était l’image vivante de l’époque, et ne ressemblait guère aux postes militaires d’aujourd’hui.

Près du feu étaient assis deux ou trois mousquetaires, écoutant un camarade qui leur expliquait quelque mystère religieux. Il n’avait d’abord parlé qu’à voix basse, mais avec une grande volubilité, et son ton, à mesure qu’il approchait de la conclusion, devenait de plus en plus aigre et violent, comme voulant obtenir une réponse immédiate ou une conviction silencieuse. Ses auditeurs semblaient l’écouter avec des visages imperturbables, ne lui répondant que par des bouffées de fumée de tabac qu’ils laissaient échapper de dessous leurs épaisses moustaches. Sur un banc était couché un soldat, la face tournée vers la terre : dormait-il ? était-il dans l’extase ? c’est ce qu’il nous est impossible de dire. Au milieu de la salle se tenait un officier, du moins son baudrier brodé et l’écharpe qui lui ceignait le corps semblaient l’indiquer, et du reste simplement habillé. Il s’occupait à faire exécuter à un vigoureux paysan, nouvellement enrôlé, ce qu’on appelait alors le manuel. Il y avait au moins vingt mouvements à faire et vingt mots pour les commander ; et, avant que l’exercice fût régulièrement terminé, le caporal ne permit à Wildrake ni de s’asseoir, ni de dépasser le seuil de la porte du corps-de-garde. Il lui fallut donc entendre une kyrielle de « Posez votre mousquet… Levez votre mousquet… Armez votre mousquet… Prenez votre baguette… » et bien d’autres termes militaires oubliés aujourd’hui, jusqu’à ce qu’enfin les mots : « Votre mousquet au bras ! » suspendirent la leçon pour un moment.

« Ton nom, l’ami ? » dit l’officier au soldat de recrue.

« Éphraïm, » répondit le rustre, affectant de parler du nez.

« Éphraïm ; mais après ? — Éphraïm Cobb, de la sainte cité de Glocester, où j’ai servi sept ans comme apprenti chez un digne cordonnier. — C’est un métier fort bon, répliqua l’officier ; mais en cherchant fortune avec nous, ne doute pas que tu ne t’élèves au dessus de ton alêne et de ta forme à bottes. »

Un sourire refrogné du beau parleur accompagna cette pauvre plaisanterie ; puis, se tournant vers le caporal qui se tenait par derrière, dans l’attitude d’un homme brûlant du désir de parler : « Eh bien, caporal, quelles nouvelles ? — Voici un homme avec une lettre pour Votre Excellence, répondit le caporal… À coup sûr, sa présence ne réjouit pas mon cœur, car je le regarde comme un loup revêtu d’une peau de brebis. »

Ce fut seulement alors que Wildrake apprit qu’il était en présence du fameux personnage pour lequel il avait une mission, et il réfléchit de quelle manière il devait lui adresser la parole.

La figure d’Olivier Cromwell n’était, comme tout le monde le sait, nullement prévenante. Il était de taille moyenne, gros et vigoureux, et ses traits, quoique durs et sévères, indiquaient pourtant beaucoup de sagacité naturelle et une grande profondeur d’esprit. Ses yeux étaient gris et perçants, son nez trop large en proportion de ses autres traits.

Sa manière de parler, quand il avait l’intention de se faire distinctement comprendre, était énergique et impérieuse, quoiqu’elle ne fût ni gracieuse ni éloquente ; personne, en pareille occasion, ne pouvait être plus bref, et cependant plus concis. Mais, quand l’envie lui prenait, ce qui lui arrivait souvent, de faire l’orateur pour amuser le peuple sans éclairer son intelligence, Cromwell avait coutume de voiler son idée, ou ce qui semblait être son idée, d’un tel brouillard de paroles, en l’entourant de tant de restrictions et d’exceptions par bon nombre de parenthèses, que, quoiqu’il fût un des hommes les plus fins de l’Angleterre, il était peut-être l’orateur le plus inintelligible qui jamais fît souffrir un auditoire. Il y a long-temps qu’un historien a dit « qu’un recueil des discours prononcés par le Protecteur ferait, à peu d’exceptions près, le livre le plus stupide du monde ; « mais il aurait dû ajouter que rien n’était plus concis, plus intelligible que ce qu’il avait réellement l’intention de faire comprendre.

On a aussi remarqué de Cromwell que, bien qu’il fût né d’une bonne famille du côté paternel et du côté maternel, et qu’on l’eût mis à même de recevoir l’éducation et l’instruction qui en est la conséquence, le fanatique et démocrate Protecteur n’avait jamais pu acquérir, ou plutôt dédaignait d’employer ces manières polies ordinaires aux premières classes de la société dans leurs rapports mutuels. Ses manières étaient si brusques qu’elles allaient parfois jusqu’à la grossièreté ; et cependant, il y avait encore, dans son langage et dans ses gestes, une force et une énergie répondant à son caractère, qui imprimaient l’effroi, si elles n’inspiraient pas le respect ; et parfois même, cet aspect sombre et subtil s’épanchait de manière à lui concilier l’affection. Son goût prononcé pour la plaisanterie se montrait par accès, mais ses plaisanteries étaient communes et souvent ignobles. Quelquefois son caractère se rapprochait de celui de ses compatriotes : alors c’était mépris de la vanité, haine de l’affectation, horreur des cérémonies, ce qui, joint aux brillantes qualités de bon sens et de courage, faisait d’Olivier, à bien des égards, un convenable représentant de la démocratie d’Angleterre.

Sa religion sera toujours un grand sujet de doute, que probablement il lui eût été difficile d’éclaircir. Sans contredit, il y eut une époque de sa vie où il fut sincèrement enthousiaste, et où son caractère naturel, quelque peu sujet à l’hypocondrie, fut violemment agité par le fanatisme qui influait alors sur tant de personnes. D’un autre côté, durant sa carrière politique, il y eut des périodes où certainement nous ne serons pas assez injuste pour l’accuser d’une affectation hypocrite. Nous aurions probablement meilleure opinion de lui, ainsi que d’autres personnages du temps, si nous supposions que leurs opinions religieuses leur étaient dictées par la conviction plutôt que par leurs propres intérêts : le cœur humain est si ingénieux à se tromper lui-même ainsi que les autres, qu’il est probable que ni Cromwell, ni ceux qui avaient de pareilles prétentions à une piété ardente, n’eussent pu marquer exactement où leur enthousiasme finissait et où commençait leur hypocrisie ; ou plutôt ce rapport n’existait pas d’une manière absolue, mais il changeait avec la bonne ou la mauvaise fortune, et avec le courage ou le découragement des individus.

Tel était le fameux personnage qui, se tournant vers Wildrake, et examinant notre homme des pieds à la tête, sembla si peu satisfait, qu’il ramena, comme par instinct, son baudrier en avant, de manière à être en mesure de saisir la poignée de sa longue épée ; mais ensuite, croisant ses bras sous son manteau, comme si une autre pensée lui eût fait rejeter ses soupçons, ou croire une telle précaution indigne de lui, il demanda au Cavalier qui il était et d’où il venait.

« Un pauvre gentilhomme, monsieur… milord, répondit Wildrake, et j’arrive de Woodstock. — Et quelles nouvelles m’apportez-vous, monsieur le gentilhomme ? » demanda Cromwell avec emphase. « En vérité, j’ai vu bien des gens avides de porter ce titre, et qui néanmoins n’étaient ni sages, ni vertueux, ni loyaux. Pourtant, gentilhomme était un titre considéré dans la vieille Angleterre, quand on voulait bien se rappeler le sens propre de ce mot. — Vous dites vrai, monsieur, » répliqua Wildrake, supprimant, non sans peine, quelques unes de ces expressions qu’il employait ordinairement pour donner plus de force à ses discours. « Anciennement on trouvait les gentilshommes là où les gentilshommes devaient se trouver ; mais aujourd’hui le monde est si changé qu’on voit le ceinturon brodé à la place du tablier de cuir. — Est-ce à moi que tu parles ainsi ? demanda le général. Je te trouve bien hardi de le faire en termes si inconvenants… tu sonnes un peu trop fort pour être de bon métal, ce me semble. Mais encore une fois, quelle nouvelle apportes-tu ? — Cette lettre, dit Wildrake, vous est adressée par le colonel Markham Éverard. — Ah ! je me suis mépris sur ton compte, » reprit Cromwell, qui s’adoucit au seul nom d’un homme qu’il désirait vivement attirer dans son parti ; « excuse-moi, mon bon ami, car tu l’es, nous n’en doutons pas. Assieds-toi, et réfléchis, si tu peux, pendant que nous allons examiner le contenu de ce message. Qu’on ait soin de lui, et qu’il ne manque de rien. » À ces mots, le général sortit du corps-de-garde, où Wildrake prit place dans un coin et attendit patiemment le résultat de sa mission.

Les soldats se croyant obligés alors à le traiter avec quelque considération, lui offrirent une pipe de tabac de la Trinité et une grande cruche noire de bière d’octobre. Mais l’air soupçonneux de Cromwell, et la situation périlleuse où le mettait le moindre risque d’être découvert, décidèrent Wildrake à refuser ces offres hospitalières ; et s’appuyant sur le dos de sa chaise, il feignit de dormir, et évita de cette manière de se faire reconnaître et de causer, jusqu’à ce qu’une espèce d’aide-de-camp ou officier d’ordonnance de Cromwell vînt le chercher pour le conduire en présence du Protecteur.

Son guide, le faisant passer par une poterne, l’introduisit dans l’enceinte du château même, et à travers bien des galeries secrètes, bien des escaliers dérobés, ils arrivèrent dans un petit cabinet ou salon richement décoré ; on avait laissé subsister le chiffre royal sur quelques meubles, mais tout n’était que désordre et confusion, et même plusieurs tableaux à cadre massif étaient tournés vers la muraille du côté de la peinture, comme si on eût eu l’intention de les emporter.

Au milieu de cette scène de désordre, le général victorieux de la république était assis dans un large fauteuil recouvert en damas et surchargé de broderies dont la richesse contrastait singulièrement avec la simplicité et même la négligence de ses vêtements, quoique son œil et ses gestes indiquassent un homme qui sentait que le siège qu’avait autrefois occupé un prince n’était pas trop noble pour sa fortune et son ambition. Wildrake resta debout devant lui, et le général ne le pria point de s’asseoir.

« Pearson, » dit Cromwell en s’adressant à l’officier de service, « attendez dans la galerie, et assez près pour répondre à ma voix. » Pearson s’inclina, et allait se retirer, mais le général ajouta : « Qui est encore dans la galerie ? — Le digne M. Gordon, votre chapelain, y faisait tout à l’heure une exhortation au colonel O’Verton et à quatre capitaines du régiment de Votre Excellence. — C’est au mieux, dit le général ; nous voudrions qu’il n’y eût pas dans notre palais un seul coin où l’âme affamée ne rencontrât la manne céleste. Le digne homme avait-il un ton persuasif dans son discours ? — Il paraissait religieusement inspiré, répondit Pearson ; il traitait des droits légitimes que l’armée, et spécialement Votre Excellence, ont acquis en devenant les instruments du grand ouvrage… instruments qu’on ne doit point briser ni jeter au vent quand ils ne sont plus utiles, disait-il, mais qu’il faut conserver, estimer et regarder comme précieux, à cause de leurs honorables et fidèles travaux en combattant, en marchant, en jeûnant, en priant, et en supportant le froid et le chagrin, tandis que d’autres, qui se réjouissaient de les voir fatigués, rompus et brisés, faisaient gras dans des temps de jeûne, et buvaient des liqueurs. — Ah ! l’excellent homme ! et parlait-il avec tant d’onction ? Je pourrais dire quelque chose à cet égard… mais ce n’est pas le moment… Allez dans la galerie, Pearson ; que l’on reste sous les armes ; mais si l’on veille, il faut aussi que l’on prie. »

Pearson se retira, et le général, tenant la lettre d’Éverard à la main, demeura encore long-temps les yeux fixés sur Wildrake, comme réfléchissant au ton qu’il allait prendre avec lui.

Quand enfin il se décida à parler, ce fut pour prononcer un de ces discours ambigus dont nous avons déjà parlé, et dans lesquels il était fort difficile pour l’auditeur de le comprendre, si toutefois il savait lui-même ce qu’il voulait dire. Dans ce que nous allons en citer nous serons aussi concis que nous le permettra notre désir de rapporter les propres paroles d’un homme aussi extraordinaire.

« Cette lettre, lui dit-il, vous me l’apportez de la part de votre maître ou de votre patron Markham Éverard ?… excellent homme, aussi honorable que gentilhomme qui porta jamais épée, et qui s’est conduit d’une manière si distinguée lors de l’affranchissement des trois pauvres et malheureuses nations… Ne me réponds pas, je sais ce que tu me dirais… Et cette lettre, il me l’a envoyée par toi, son clerc ou son secrétaire, en qui il a confiance, et qu’il me prie d’honorer de la mienne, afin qu’il y ait entre nous un messager soigneux et actif : en un mot, il t’a envoyé près de moi… Ne me réponds pas, je sais ce que tu me dirais… Près de moi, disais-je, qui méritant si peu de considération, me trouverais déjà trop honoré de porter la hallebarde dans cette grande et victorieuse armée d’Angleterre, et suis néanmoins élevé au rang de chef, et porte le bâton de commandement… Non, ne me réponds pas, mon ami ; encore une fois, je sais ce que tu dirais… Or, tandis que nous conférons ensemble, notre discours, conformément à ce que je t’ai dit, embrasse trois sujets, et se divisera en trois points : le premier sera relatif à ton maître ; le second aura trait à ce qui me concerne, moi et la place que j’occupe ; le troisième et dernier te sera consacré… Or, quant à ce brave et digne gentilhomme, le colonel Markham Éverard, il s’est montré véritablement homme depuis le commencement de ces malheureuses dissensions, et ne s’est jamais un seul instant écarté du but qu’il se proposait d’atteindre. Oui, vraiment, c’est un honorable et fidèle gentilhomme, un soldat qui peut bien m’appeler son ami, et vraiment, c’est un titre que je suis charmé qu’il veuille bien me donner. Néanmoins, dans cette vallée de larmes, nous devons être moins gouvernés par les intérêts privés et personnels que par ces grands principes, ces belles règles du devoir, d’après lesquels le noble colonel Markham Éverard a toujours dirigé sa conduite, comme je m’efforce d’y conformer la mienne, afin que nous agissions tous comme il convient à de nobles Anglais et à de dignes patriotes. Ainsi, quant à Woodstock, c’est un grand privilège que sollicite le noble colonel ; ce sera encore autant de moins pour nos hommes pieux, qu’on laissera en la possession des Moabites, et particulièrement de ce malveillant Henri Lee, qui a toujours levé la main contre nous quand il en a trouvé l’occasion. Il demande, dis-je, un grand privilège en ce qui nous concerne, lui et moi ; car nous autres soldats de cette pauvre mais sainte armée d’Angleterre, nous sommes regardés par les membres du parlement comme des gens qui doivent lui livrer leur butin sans avoir le droit de le partager eux-mêmes : de même que le daim, terrassé par les chiens, ne peut leur servir de pâture, et ils en sont éloignés à coups de fouet, pour punir leur audace au lieu de récompenser leurs services. Pourtant, ce que j’en dis n’a pas seulement trait à cette concession de Woodstock, lorsque je considère que peut-être leurs Seigneuries du conseil, ainsi que les commissaires du parlement, peuvent gracieusement croire qu’ils m’en ont accordé une partie, attendu que mon parent Desborough est intéressé dans cette affaire ; et comme il a bien mérité cette récompense pour ses loyaux et fidèles services envers ce malheureux et saint pays, il serait inconvenant à moi de le diminuer à son préjudice, à moins qu’il n’y eût un grand motif d’utilité publique. Ainsi, tu vois dans quelle position je me trouve, mon honnête ami, et quelles sont mes intentions relativement à la requête que m’adresse ton maître ; non pas que je veuille dire absolument que je puisse l’accorder ou la refuser, avec ou sans conditions : je ne fais qu’exposer mes idées à cet égard. Tu me comprends, n’est-ce pas ? »

Mais Roger Wildrake, malgré toute l’attention qu’il avait été capable de donner au discours du lord général, s’était tellement embrouillé dans les diverses parties de sa harangue, qu’il en était tout troublé, comme un homme de la campagne qui se trouve dans un embarras de voitures, et ne peut faire un pas pour échapper à une sans s’exposer à être écrasé par les autres.

Le général, voyant son air de perplexité, commença un second discours dans le même genre que le premier. Il parla de son affection pour son cher ami le colonel ; de la considération qu’il avait pour son pieux et saint parent, maître Desborough ; de la grande importance du palais et du parc de Woodstock et de l’arrêt du parlement qui en ordonnait la confiscation pour en faire entrer le produit dans les coffres de l’État ; de sa profonde vénération pour l’autorité du parlement, et de la peine qu’il éprouvait de l’injustice qu’on faisait à l’armée. Ses souhaits, ses désirs étaient que tout s’arrangeât tranquillement et à l’amiable, sans vue d’intérêt privé, sans débats ni querelles entre ceux qui avaient servi la grande cause nationale tant par leurs conseils que par leurs actions : il souhaitait vivement de contribuer à l’accomplissement de cet ouvrage, en faisant non seulement le sacrifice de ses dignités, mais encore de sa vie, si on l’exigeait de lui, et qu’il pût y souscrire sans compromettre ces pauvres soldats, ces malheureux qu’il devait traiter avec toute l’affection d’un père, puisqu’ils l’avaient suivi avec la soumission et la tendresse qu’on trouve chez des enfents. Là il fit encore une bonne pause, laissant Wildrake aussi incertain qu’auparavant sur la question de savoir s’il accorderait ou non au colonel Éverard les pouvoirs que celui-ci avait demandés pour protéger Woodstock contre les commissaires du parlement. Il commençait intérieurement à penser que la justice du ciel ou l’effet des remords avait troublé la raison du régicide. Mais non, il ne pouvait voir que de la sagacité dans cet œil ferme et sévère qui, pendant qu’il répandait en profusion ses éternelles périphrases, semblait épier avec la vigilance la plus active l’effet que sa harangue produisait sur celui qui l’écoutait.

« Tudieu ! » pensa en lui-même le Cavalier, se familiarisant un peu avec sa nouvelle position, et fort impatienté d’une conversation qui ne menait à aucune conclusion ou fin visible : « ce Noll fût-il le diable lui-même au lieu de son protégé, je ne me laisserai pas ainsi conduire par le nez. Je m’en vais le pousser un peu, s’il continue de ce train, et essayer si je puis lui faire parler un langage plus intelligible. »

Prenant donc cette hardie résolution, mais effrayé à demi, Wildrake n’attendait plus qu’une occasion pour la mettre à exécution. Cromwell semblait embarrassé pour exprimer sa pensée : il commençait déjà un troisième panégyrique du colonel Éverard, en protestant toujours, sur tous les tons, de son désir de l’obliger, lorsque Wildrake profita d’une des pauses oratoires du général pour lui enlever la parole.

« Parlant par respect, » dit-il brusquement, « Votre Seigneurie a déjà traité dans deux points de son discours son propre mérite et celui de mon maître, le colonel Éverard ; mais, pour me mettre en état d’accomplir ma mission, il serait nécessaire qu’elle abordât en peu de mots le troisième. — Le troisième ? dit Cromwell. — Oui, sans doute ; celui qui, dans la division du discours de Votre Honneur, doit m’être relatif. Que dois-je faire ? quelle part dois-je prendre à cette intrigue ? »

Olivier quitta tout-à-coup le ton de voix qu’il avait pris jusqu’alors, et qui ressemblait un peu au bruit d’un chat faisant le rouet, pour rugir comme un tigre au moment où il s’élance sur sa proie. « Ta part, échappé de prison ! s’écria-t-il, la potence !… Tu seras pendu aussi haut qu’Aman, si tu trahis nos secrets ! Mais, » ajouta-t-il en adoucissant sa voix, « agis en honnête homme, et ma faveur te sera acquise. Écoute : tu es brave, quoiqu’un peu insolent ; tu as été malveillant jadis, m’écrit mon digne ami le colonel Éverard ; mais tu as enfin abandonné cette cause perdue. Je te dis, l’ami, que tout ce qu’aurait pu faire le parlement ou l’armée n’eût jamais renversé les Stuarts de leur trône si le ciel ne les avait pas abandonnés. Ah ! il est bien doux, je dirai plus, bien glorieux de revêtir son armure pour la cause du ciel ! autrement, en vérité, cette famille serait encore aujourd’hui sur le trône d’Angleterre. Je ne blâme personne de les avoir défendus jusqu’à ce que les grands jugements successifs d’en haut les eussent accablés, eux et leur maison. Je ne suis pas sanguinaire, car je connais la fragilité humaine ; mais, l’ami, quiconque met la main à l’œuvre pour avancer le grand projet qui s’exécute dans ces trois royaumes doit bien prendre garde de regarder en arrière : car, comptez sur ma parole, si vous me trompez, je ne vous pendrai pas à une potence moins haute que celle qui servit pour Aman… Apprends-moi donc, d’un mot, si le levain de la malveillance est entièrement expulsé de ton âme. — Votre respectable Seigneurie, » répliqua le Cavalier en se frottant les épaules, nous a si bien étrillés presque tous, que la malveillance nous a bien vite quittés. — Crois-tu ? » dit le général avec un sourire refrogné sur les lèvres, qui semblait annoncer qu’il n’était pas tout-à-fait insensible à la flatterie. « Oui, vraiment ! en ceci tu ne mens pas, nous n’avons été que les instruments du ciel ; et, comme j’ai déjà voulu te le faire comprendre, nous ne nous sommes pas montrés aussi sévères envers ceux qui ont combattu contre nous comme malveillants, que bien d’autres auraient pu l’être à notre place. Le parlement connaît son intérêt et son bon plaisir ; mais, selon moi, il est bien temps de terminer ces dissensions, et de mettre tout le monde à même de contribuer à la prospérité de leur pays ; nous croyons d’ailleurs que ce sera ta faute si tu ne parviens pas à t’employer utilement pour l’État et pour toi-même, à condition que tu chasseras ce vieil homme, et que tu prêteras plus d’attention à ce que je vais te dire. — Votre Seigneurie peut être certaine de mon attention, » répliqua le Cavalier.

Et le général républicain, après une nouvelle pause, comme un homme qui ne donne pas sa confiance sans hésitation, se mit à expliquer ses projets avec une clarté qui ne lui était pas habituelle, mais non pas toutefois sans de temps à autre s’embrouiller encore dans sa longue habitude de circonlocutions, dont il ne se défaisait jamais complètement que sur un champ de bataille.

« Tu vois, mon ami, lui dit-il, où en sont mes affaires : le parlement, peu m’importe qu’on le sache, ne m’aime pas… Le conseil d’État, qui met en action le gouvernement exécutif du royaume, m’aime encore moins. Je ne saurais dire pourquoi ils nourrissent des soupçons contre moi, si ce n’est parce que je refuse de leur livrer cette pauvre et innocente armée qui m’a suivi dans un si grand nombre de campagnes, et qu’ils veulent congédier, licencier, réduire, de sorte que ceux qui ont protégé l’État aux dépens de leur sang, n’auront pas, peut-être, les moyens de se nourrir, quels qu’aient été leurs travaux : et c’est, ce me semble, une criante injustice, puisque c’est dépouiller Ésaü de son droit d’aînesse, sans l’indemniser d’un pauvre plat de lentilles. — Ésaü saura bien le prendre lui-même, je pense, répondit Wildrake. — Ma foi, tu dis vrai, répliqua le général : c’est folie que de chercher à prendre par la famine un homme armé, si, pour avoir des vivres, il n’y a qu’à se baisser pour en prendre… Loin de moi la pensée, cependant, d’encourager la rébellion ou de manquer de subordination envers ceux qui nous gouvernent. Je voudrais seulement demander d’une manière décente et convenable, douce et harmonieuse, qu’on daignât écouter nos conditions et considérer nos pressants besoins. Mais, monsieur, lorsqu’ils me témoignent si peu d’égards, si peu d’estime, vous devez sentir que ce serait de ma part une provocation au conseil d’État, au parlement, si, dans le but seul de plaire à votre digne maître, j’allais m’opposer à leurs desseins ou à l’action des commissaires agissant sous leur autorité, qui est encore aujourd’hui la plus grande de l’État… et puisse-t-elle l’être encore long-temps pour mon bonheur !… pour empêcher le séquestre qu’ils ont ordonné. Et ne dirait-on pas aussi que je porte de l’intérêt aux malveillants, si je permettais que cet ancien refuge de tyrans sanguinaires et voluptueux fût de nos jours un asile pour un vieil et invétéré Amalécite, et que sir Henri Lee restât en possession du lieu où il s’est si long-temps glorifié ? Vraiment, la tentative serait dangereuse. — Dois-je donc aller dire au colonel Éverard, s’il vous plaÎt, répliqua Wildrake, que vous ne pouvez le servir dans cette affaire ? — Sans condition, oui mais avec condition, la réponse peut être différente… Je vois que tu n’es pas capable de comprendre ma pensée : je vais donc le l’expliquer plus au long… Mais sache bien que si ta langue divulguait mes secrets au delà de ce qui est nécessaire pour les communiquer à ton maître, partout le sang qui a été versé dans ces temps désastreux, tu mourrais plutôt mille fois qu’une ! — Ne craignez rien, monsieur, » dit Wildrake dont la hardiesse naturelle à son caractère insouciant était pour le moment abattue et dissipée comme celle d’un faucon en présence d’un aigle.

« Écoute-moi donc, et que pas une syllabe ne t’échappe. Ne connais-tu pas le jeune Lee, qu’on appelle Albert, un malveillant comme son père, et qui était avec le Jeune Homme à la dernière bataille que nous lui avons livrée à Worcester ?… Puissions-nous être reconnaissants de cette mémorable victoire ! — Je sais qu’il existe un jeune homme du nom d’Albert Lee. — Et ne sais-tu pas ?… Je te fais ces questions non pas que je veuille m’immiscer dans les secrets du cher colonel ; mais il faut que je prenne quelques renseignements afin de voir comment je dois le servir… Ne sais-tu pas, te dis-je, que ton maître, Markham Éverard, fait la cour à la sœur de ce jeune malveillant, fille du vieux conservateur, sir Henri Lee ? — J’en ai entendu parler, dit Wildrake, et je ne puis nier que je sois porté à le croire. — Allons, c’est bien… Quand le Jeune Homme, Charles Stuart, s’enfuit du champ de bataille à Worcester, et fut, par une poursuite des plus vives, forcé d’abandonner ses partisans, je sais de source certaine que cet Albert Lee fut un des derniers, s’il ne fut pas tout-à-fait le dernier de ceux qui restèrent avec lui. — C’est diablement possible, » dt le Cavalier, sans peser suffisamment ses expressions, et sans songer à la personne en présence de laquelle il parlait, « et je soutiendrai avec ma rapière que c’est un vrai copeau du vieux tronc… — Tiens, tu jures ? dit le général… Est-ce là ta réformation ? — Je ne jure jamais, » répliqua aussitôt Wildrake s’apercevant de sa folie, « que quand j’entends parler de malveillants et de Cavaliers ; oh ! alors la vieille habitude revient, et je jure comme un soldat de Goring. — Fi donc ! dit le général, pourquoi scandaliser par de si horribles sacrilèges les oreilles des autres, lorsque surtout ils ne sont pas profitables à celui qui les emploie. »

« Il y a sans doute dans le monde des péchés plus profitables que le vice de jurer, » fut la réponse qui vint à la pensée du Cavalier ; mais il y substitua l’assurance du regret qu’il éprouvait d’avoir offensé Son Excellence. De fait, la conversation devenait plus intéressante que jamais pour Wildrake, qui résolut en conséquence de ne pas perdre l’occasion d’arracher le secret qui semblait vouloir sortir des lèvres de Cromwell, et il ne pouvait y parvenir qu’en surveillant les siennes.

« Quelle espèce de maison est ce Woodstock ? » dit le général avec indifférence, comme pour changer de conversation.

« Un vieux manoir, répondit Wildrake, et, autant que j’en puis juger par une seule nuit que j’y ai passée, abondamment pourvu d’escaliers dérobés, de passages souterrains, et de toutes ces communications secrètes qui existent dans ces vieux nids de corbeaux.

— Cachette à receler des prêtres, sans doute ; il est rare que les vieux châteaux n’aient pas de secrètes étables pour héberger les veaux de Béthel. — Votre Honneur peut en jurer. — Je ne jure jamais, » répliqua le général sèchement. « Mais qu’en penses-tu, bon drôle ?… je vais te faire une terrible question… où est-il plus vraisemblable que les deux fugitifs de Worcester que tu connais aient trouvé un refuge… et il faut qu’ils aillent ailleurs assurément… que dans ce même vieux château, dont le jeune Albert connaît tous les coins et recoins depuis sa plus tendre enfance ? — Vraiment ! » dit Wildrake faisant un effort pour répondre à cette question d’un air d’indifférence, tandis que la possibilité de cet événement et ses conséquences se présentaient à son esprit sous un jour effrayant ; « vraiment, je partagerais l’opinion de Votre Honneur, si je pouvais croire que la compagnie qui, au nom des commissaires du parlement, a pris possession de Woodstock, ne dût pas les en écarter comme un chat met en fuite les pigeons du colombier. Le voisinage des généraux Desborough et Harrison, Dieu les protège ! ne conviendrait guère à des fugitifs de Worcester. — Je suis de ton avis, et je voudrais qu’il n’en fût pas autrement : puisse-t-il se passer bien du temps avant que nos noms cessent de répandre la terreur parmi nos ennemis ! Mais, dans cette affaire, si tu veux servir rondement les intérêts de ton maître, tu peux, je crois, seconder favorablement ses projets. — Ma cervelle est trop faible pour comprendre la profondeur de votre honorable dessein, dit Wildrake. — Écoute-moi donc, et fais-en ton profit. Assurément la victoire de Worcester fut un des grands bienfaits du ciel ; mais il me semble que nous paraîtrions bien peu reconnaissants envers Dieu, si nous ne faisions pas tout ce qui est en notre pouvoir pour hâter l’achèvement et la conclusion du grand ouvrage qui a tant prospéré entre nos mains, déclarant en toute humilité et sincérité de cœur que nous n’avons jamais désiré qu’on se ressouvînt de ceux qui en furent les instruments ; bien plus, nous prierions et supplierions d’ensevelir dans l’oubli nos noms, plutôt que de voir le grand ouvrage rester incomplet. Toutefois, en vérité, placés comme nous le sommes, il nous importe plus qu’à d’autres… c’est-à-dire que si de pauvres gens se disent plus ou moins intéressés aux changements que nous avons opérés dans ce pays, non pas, dis-je, par nous-mêmes, mais par la destinée qu’il nous fallait remplir, et que nous avons remplie avec conviction et humilité… il nous importe, dis-je, et beaucoup, que toute chose se fasse conformément au grand ouvrage qu’on a entrepris, et auquel on travaille encore dans le pays. Telles sont mes véritables et simples intentions. Pourtant, il est bien à désirer que ce Jeune Homme, ce roi d’Écosse, puisqu’il se donne ce nom, ce Charles Stuart ne vienne pas à s’échapper d’un pays où son arrivée a causé tant de désordre et fait verser tant de sang. — Je ne doute pas, » dit le Cavalier en baissant les yeux, « que la sagesse de Votre Seigneurie n’ait dirigé toutes choses au mieux pour arriver enfin à ce résultat ; et je demande au ciel qu’il vous récompense de vos peines comme elles le méritent. — Je te remercie, l’ami ; sans doute nous aurons nos récompenses, puisqu’elles sont entre les mains d’un maître qui ne passe jamais un samedi sans payer. Mais comprends-moi… je ne réclame que ma part dans cette bonne œuvre. Je voudrais de tout mon cœur donner à ton digne maître toutes les marques d’attachement qui sont en mon pouvoir, et à toi aussi, suivant ton rang… car des hommes tels que moi ne conversent pas avec des hommes ordinaires, pour que leur présence puisse s’oublier comme un événement commun. Nous parlons à tes semblables pour les récompenser ou les punir ; et je crois que tu te rendras digne, en accomplissant ton devoir, d’être récompensé de mes mains. — Votre Honneur, dit Wildrake, parle en homme habitué à commander. — C’est vrai ; c’est par la crainte ou par le respect que les hommes de ma trempe en imposent aux autres, dit le général… Mais en voilà assez ; je n’ai pas la présomption de paraître avoir seul dans celui qui est au dessus de nous plus de confiance que nous ne devons en avoir tous ensemble… Je voudrais cependant jeter cette balle d’or dans le bonnet de ton maître. Il a servi contre ce Charles Stuart et contre son père ; mais il est proche parent du vieux chevalier Lee, il a beaucoup d’affection pour sa fille… Toi aussi, l’ami, tu feras sentinelle… ton air engageant te gagnera la confiance de tout malveillant… et la proie ne pourra approcher du château où elle espère trouver un abri, comme un canard dans un rocher, sans que tu t’aperçoives de sa présence. — Je fais un effort pour comprendre Votre Excellence. Je vous remercie de tout cœur de la bonne opinion que vous avez conçue de moi, et je prie le ciel de me donner une belle occasion de la mériter, pour vous prouver au besoin ma reconnaissance. Mais encore, avec votre permission, le projet de Votre Excellence me semble inexécutable tant que les commissaires au séquestre resteront en possession de Woodstock. Le vieux chevalier et son fils, et bien plus encore un fugitif tel que celui auquel Votre Honneur a fait allusion, se garderont bien d’approcher du château avant que les envoyés du parlement s’en soient éloignés. — C’est de cela même que je t’entretiens depuis si long-temps ; je t’ai dit qu’il me répugnait un peu de déposséder les commissaires au séquestre pour un si léger motif, et de ma propre autorité, quoique j’aie peut-être assez de puissance dans le gouvernement pour prendre cet acte sur ma responsabilité, et ensuite pour mépriser les murmures de ceux qui m’en blâmeraient. Bref, je me soucierais peu d’user de mes privilèges et de faire essai de leur force, contre le pouvoir d’une commission nommée par d’autres, sans nécessité, ou du moins sans une grande perspective d’avantage… Enfin, si ton colonel veut entreprendre, par amour pour la république, d’aviser aux moyens de prévenir le plus imminent des périls qu’elle ait à redouter, et qui résulterait de l’évasion du Jeune Homme ; s’il veut faire tous ses efforts pour l’arrêter, je te donnerai un ordre qui enjoindra à ces commissaires du séquestre d’évacuer sans délai le château, et à une compagnie de mon régiment qui est cantonné à Oxford, d’employer la force pour les en chasser s’ils opposaient la moindre résistance, oui, quand bien même il faudrait, pour l’exemple, faire sortir Desborough le premier, quoiqu’il soit le mari de ma sœur. — J’espère, monsieur, dit Wildrake, pouvoir, avec votre ordre tout puissant, expulser les commissaires, sans avoir besoin de recourir à vos très braves et très dévoués soldats. — C’est ce qui m’inquiète le moins : j’aurais plaisir à voir le plus redoutable d’entre eux demeurer après que je lui aurais intimé l’ordre de partir… exceptant toujours la respectable Chambre au nom de laquelle nous remplissons notre commission, mais dont les mesures politiques seront en défaut avant qu’elle ait eu le temps de les changer. Avant tout, ce qui m’importe principalement, c’est de savoir si ton maître voudra favoriser une intrigue qui promet de si grands avantages. Je suis bien convaincu qu’un homme adroit comme toi, qui as été dans le camp des Cavaliers, peut reprendre à volonté ses habitudes de débauche et ses plaisirs profanes, découvrir où ce Stuart s’est caché, où le jeune Lee visitera son vieux père en personne, où il lui écrira, et enfin où il entretiendra avec lui une correspondance quelconque. En tout cas, Markham Éverard et toi devrez avoir un œil sur chaque cheveu de votre tête. »

À ces mots, le rouge lui monta au visage ; il se leva de son fauteuil et se promena dans l’appartement d’un air visiblement agité. « Malheur, oui malheur à vous, ajouta-t-il, si vous souffrez que ce jeune aventurier m’échappe !… Mieux vaudrait pour vous gémir dans le plus profond cachot de l’Europe que respirer l’air d’Angleterre, si vous songiez seulement à me tromper. Je t’ai parlé franchement, camarade… plus franchement que je n’ai coutume de le faire… mais la circonstance l’exigeait… Être admis à ma confiance, c’est mouler la garde devant un magasin à poudre : la moindre, la plus insignifiante étincelle te réduirait en cendres. Instruis ton maître de ce que j’ai dit… mais non comme je l’ai dit… Oh ! faut-il que je sois tombé dans les emportemens de la colère… Décampe, coquin ; Pearson te portera des ordres cachetés… Mais, arrête… n’as-tu rien à me demander ? — Je voudrais savoir, » dit Wildrake, à qui l’anxiété visible du général donnait quelque confiance, « quelle est la tournure de ce jeune damoiseau, en cas que je vienne à le rencontrer ? — On dit qu’il est devenu grand, maigre et basané. Voici son portrait peint par un bon maître, il y a déjà du temps. » Il retourna un des tableaux dont la peinture se trouvait du côté de la muraille : mais au lieu d’être celui de Charles Il, c’était celui de son malheureux père.

Le premier mouvement de Cromwell annonça l’intention de replacer aussitôt le portrait, et il sembla qu’il lui fallait un effort pour vaincre sa répugnance à le regarder ; néanmoins il le fit, et, replaçant le tableau contre le mur, il s’éloigna lentement et d’un air sévère, comme s’il eût voulu, pour défier sa propre émotion, chercher à le voir dans son plus beau jour. Heureusement pour Wildrake que son dangereux compagnon ne tourna point les yeux de son côté, car son sang s’enflamma aussi quand il aperçut le portrait de son souverain entre les mains du principal auteur de sa mort. Violent et capable de tout oser, ce fut à grand’peine qu’il contint son indignation ; et si, dans son premier accès de fureur, il avait eu l’arme nécessaire, il est possible que Cromwell n’eût jamais monté plus haut dans sa course rapide vers le pouvoir suprême.

Mais cette naturelle et subite étincelle de colère qui parcourut les veines d’un homme aussi ordinaire que Wildrake, s’éteignit tout-à-coup en présence de l’émotion violente, quoique étouffée, que laissait apercevoir Cromwell, malgré le calme habituel de son caractère. En considérant sa physionomie sombre et audacieuse, agitée par des sentiments intérieurs impossibles à décrire, le Cavalier sentit sa violence s’évanouir et se changer en crainte, en étonnement : tant il est vrai que de même qu’une plus grande lumière engloutit et fait disparaître l’éclat de celle qui est moins vive, de même les hommes d’un esprit large, vaste et plein d’ascendant, dissipent et subjuguent, dans la fureur de leurs passions, les volontés et les passions plus faibles des autres ; de même quand un ruisseau se jette dans un fleuve, le fleuve orgueilleux repousse l’humble filet d’eau.

Wildrake resta spectateur silencieux, immobile et presque épouvanté, pendant que Cromwell, rendant à ses yeux et à ses manières leur calme habituel en homme qui se fait violence à lui-même pour considérer un objet qu’un sentiment intérieur et puissant lui rend pénible et désagréable, continuait à parler par phrases courtes et interrompues, mais d’une voix ferme, faisant un commentaire sur le portrait du feu roi. Ses paroles semblaient moins s’adresser à Wildrake que décharger spontanément son cœur qui était gonflé par le souvenir du passé et l’anticipation de l’avenir.

« Ce peintre flamand, dit-il… cet Antoine Van Dyck ! quelle puissance il a ! L’acier peut mutiler, les guerriers peuvent dévaster et détruire… et cependant ce portrait du roi a résisté aux injures du temps ; et nos petits-fils, lorsqu’ils liront son histoire, pourront interroger ce portrait, et comparer ses traits mélancoliques avec sa triste histoire… Ce fut une cruelle nécessité… ce fut un acte terrible ! L’orgueil calme de cet œil aurait pu gouverner des mondes entiers de Français rampants, de souples Italiens, ou de fiers Espagnols ; mais ses regards n’ont fait qu’enflammer le courage naturel du fier Anglais… Ne rejetez pas sur un pauvre pécheur le blâme de sa chute, quand le ciel ne lui a pas donné assez de force de caractère pour résister. Le cavalier faible est renversé par son cheval fougueux qui l’écrase… L’homme vigoureux, le bon cavalier s’élance sur la selle vide, et fait jouer le mors et l’éperon jusqu’à ce que le fier coursier le reconnaisse pour son maître. Pourquoi reprocher à celui qui, au sommet des grandeurs, s’avance en triomphe au milieu du peuple, pourquoi lui reprocher ses succès, quand l’homme faible et malheureux a succombé et péri ? Véritablement il a sa récompense. Alors quelle importance dois-je attacher plus que d’autres à ce morceau de toile peinte ? Non, qu’il montre à d’autres les reproches de ce visage froid et calme, de cet œil fier et pourtant plaintif. Ceux qui ont agi d’après de plus nobles motifs n’ont pas sujet de tressaillir devant des ombres peintes. Ce n’est ni la richesse ni le pouvoir qui m’ont tiré de l’obscurité : l’oppression des consciences, la violation des libertés de l’Angleterre, voilà la bannière que j’ai suivie. »

Et, comme s’il eût plaidé sa propre défense devant un tribunal, il éleva la voix si haut, que Pearson, l’officier de service, allongea la tête dans l’appartement ; voyant son maître les yeux enflammés, le bras étendu, le pied en avant, entendant sa voix élevée comme si c’était un général qui commande à son corps d’armée de se mettre en marche, il se retira sur-le-champ.

« Il s’en fallait bien qu’ils fussent personnels, les motifs qui m’ont poussé à agir, continua Cromwell, et j’ose défier le monde entier… oui, je défie les morts et les vivants… de soutenir que j’ai pris les armes pour une cause privée, ou pour augmenter ma fortune. Il n’y avait pas un soldat dans le régiment qui y fût venu avec moins de mauvaise volonté contre ce malheureux. »

Il avait à peine prononcé ces mots que la porte de l’appartement s’ouvrit, et une jeune femme entra ; à sa ressemblance avec le général, quoique ses traits fussent doux et féminins, on pouvait, au premier coup d’œil, la reconnaître pour sa fille. Elle s’approcha de Cromwell, passa son bras sous le sien avec douceur, mais fermeté, et lui dit d’un ton persuasif : « Mon père, ce n’est pas bien… vous m’aviez promis que cela ne vous arriverait plus. »

Le général baissa la tête comme un homme honteux, ou de la colère à laquelle il s’était abandonné, ou de l’influence qu’on paraissait exercer sur lui. Il céda pourtant à cette douce impulsion, et sortit sans retourner la tête vers le portrait qui l’avait tant affecté.


CHAPITRE IX.

RETOUR DU MESSAGER.


Le médecin. Allez, allez, vous savez ce que vous ne devriez pas savoir.
Shakspeare. Macbeth.


Wildrake resta dans le cabinet, surpris et seul. On disait souvent que Cromwell, le profond et habile politique, le calme et intrépide général, l’homme qui avait surmonté tant de difficultés, qui était monté si haut qu’il semblait déjà planer sur le pays qu’il avait conquis, avait, comme beaucoup d’autres grands génies, une teinte de mélancolie naturelle qui parfois se montrait dans ses paroles et ses actions, et avait été, pour la première fois, observée dans un changement subit et singulier, quand il abandonna tout-à-fait les habitudes dissolues de sa jeunesse. Il s’astreignit sévèrement à des pratiques religieuses qu’il semblait considérer en certaines occasions comme le mettant de plus près et plus intimement en contact avec le monde spirituel. Cet homme extraordinaire s’abandonna, dit-on, quelquefois, à cette époque de sa vie, à des illusions mentales, ou, comme il se l’imaginait, à des inspirations prophétiques de grandeur future ou d’intrigues étranges, vastes et mystérieuses, dans lesquelles il devait un jour s’engager, de la même manière que les premières années de sa vie avaient été marquées par des excès inconcevables et vraiment inouïs de dissolution et de débauche. Quelque chose de ce genre pouvait seul expliquer les différentes émotions auxquelles il venait de s’abandonner.

Étonné de tout ce qu’il avait vu, Wildrake commença à concevoir quelques craintes pour son compte. Quoique peu réfléchi ordinairement, il avait assez de bon sens naturel pour comprendre qu’il est dangereux d’être témoin des faiblesses des grands ; et on le laissa si long-temps seul, qu’il commença à craindre intérieurement que le général ne fût tenté de prendre les moyens de renfermer ou de faire disparaître un témoin qui l’avait vu agité par les remords de sa conscience, et beaucoup au dessous de cet essor sublime où il affectait généralement de se maintenir, et d’où il dominait le reste du monde sublunaire.

Sous ce rapport, il faisait injure à Cromwell, à qui on ne pouvait reprocher ni un penchant excessif à des soupçons jaloux, ni rien qui ressemblât à la soif du sang. Pearson reparut une heure après, en prévenant Wildrake qu’il eût à le suivre : il le conduisit dans un appartement éloigné, où il trouva le général assis sur un lit de repos. Sa fille était dans l’appartement, mais placée à une certaine distance ; elle semblait travailler à quelque ouvrage de femme, et ce fut à peine si elle tourna la tête lorsque Pearson et Wildrake entrèrent.

À un signe du lord général, comme la première fois, Wildrake s’approcha de lui. « L’ami, lui dit-il, vos vieux amis les Cavaliers me regardent comme leur ennemi, et se conduisent envers moi comme s’ils voulaient que je le fusse réellement. Je déclare qu’ils travaillent contre leurs intérêts ; car je vois encore et j’ai toujours vu en eux d’honnêtes et honorables fous, assez sots pour se mettre la corde au cou et se briser la tête contre les murs, afin qu’aucun autre, excepté un nommé Stuart, ne soit leur roi. Les fous ! manque-t-on de mots formés de lettres qui sonnent aussi agréablement à l’oreille que Charles Stuart devant ce titre magique ? Ma foi, le mot roi est comme une lampe allumée qui répand la même clarté sur une combinaison quelconque des lettres de l’alphabet, et pourtant il vous faut verser votre sang pour un nom ! Mais toi, pour ta part, tu n’as rien à redouter de moi. Voici un ordre bien positif pour qu’on évacue la Loge de Woodstock, et que ton maître ou ceux qu’il désignera en prennent possession. Il y demeurera avec son oncle et sa jolie cousine, sans doute ? Porte-toi bien… Songe aux recommandations que je t’ai faites. On dit que la beauté est un aimant pour le Jeune Homme en question ; mais je pense bien qu’il a maintenant, pour diriger sa course, d’autres étoiles que des yeux brillants ou de beaux cheveux. Qu’importe : tu connais mes intentions… Guette surtout, guette ; braque tes yeux attentifs et vigilants sur les mauvais sentiers qui serpentent le long des haies… Nous sommes dans un temps où un manteau de mendiant peut facilement couvrir une rançon de roi. Tiens, voici quelque larges pièces de Portugal pour toi… un peu étrangères à ta poche, je suppose… Encore une fois, songe à ce que tu as entendu ; et, » ajouta-t-il d’un ton de voix plus bas mais plus solennel, « oublie ce que tu as vu. Mes amitiés à ton maître. Ah ! je ne saurais trop le répéter : souviens-toi et oublie… »

Wildrake obéit, et, retournant à son auberge, il s’éloigna de Windsor aussi vite que possible. Ce fut dans l’après-midi du même jour qu’il rejoignit son ami la Tête-ronde qui l’attendait avec anxiété à l’auberge de Woodstock, lieu de leur rendez-vous.

« Où as-tu été ?… qu’as-tu vu ?… Quelle étrange incertitude dans tous tes regards !… Et pourquoi ce silence ? — Parce que, » dit Wildrake en se débarrassant de son manteau et de sa rapière, « vous me faites trop de questions à la fois. Un homme n’a qu’une langue pour répondre, et la mienne est presque collée dans ma bouche. — Une chopine te fera-t-elle du bien ? quoique je puisse sans crainte dire que tu as essayé de ce talisman à tous les cabarets de la route. Eh bien ! demande ce que tu veux, l’ami ; seulement sois prompt. — Colonel Éverard, je n’ai pas même posé mes lèvres sur le bord d’un verre d’eau froide depuis ce matin. — Alors c’est cette sobriété qui t’a mis en mauvaise humeur ; guéris ton ulcère avec de l’eau-de-vie, si tu veux, mais quitte au plus tôt cette singulière taciturnité qui ne te va pas. — Colonel Éverard, » répondit le Cavalier fort gravement, « je suis un homme changé. — Je crois que tu changes à chaque jour de l’année et à chaque heure. Allons, maintenant, mon brave, dis-moi si tu as vu le général, et si tu apportes un ordre de lui pour expulser les commissaires au séquestre de Woodstock ? — J’ai vu le diable, et j’apporte, comme tu dis, un ordre de lui. — Donne-le-moi donc vite, » dit Éverard saisissant la lettre.

« Excuse-moi, Mark ; mais si tu savais à quelles conditions il t’accorde ta demande… Si tu savais… ce que je n’ai nulle envie de te dire… quelles espérances il fonde en supposant que tu y souscriras, j’ai trop bonne opinion de toi, Mark Éverard, pour ne pas croire que tu ne prendrais pas plutôt, la main nue, un fer rouge sur l’enclume que de recevoir entre tes doigts ce morceau de papier. — Allons, allons, voici encore quelques unes de tes fameuses idées de loyauté, qui, excellentes dans de justes limites, vous font perdre la tête quand on les exagère. Ne pense pas, puisqu’il faut te parler clairement, que je voie sans chagrin la chute de notre vieille monarchie et la substitution d’une autre forme de gouvernement en sa place. Mais faut-il que mon regret du passé m’empêche d’adopter et de favoriser des mesures qui paraissent devoir assurer l’avenir ? La cause royale est perdue, quand toi et tous les Cavaliers d’Angleterre réunis vous jureriez le contraire ; perdue et sans retour pour bien long-temps du moins. Le parlement, si souvent décimé, si souvent privé des membres qui étaient assez courageux pour maintenir la liberté d’opinion, est maintenant réduit à une poignée d’hommes d’état qui ne savent plus respecter le peuple, depuis que le pouvoir est resté si long-temps en leurs mains. Ils chercheront à réduire l’armée ; et les soldats, naguère serviteurs, sont les maîtres aujourd’hui, et ils ne souffriront pas cette réduction. Ils connaissent leur force ; ils savent qu’ils forment une armée que l’Angleterre soldera et logera tant qu’ils le voudront. Je te le répète, Wildrake, si nous négligeons le seul homme capable de les conduire et de les gouverner, attendons-nous à voir la loi militaire peser sur le pays ; et moi, pour ma part. Je ne m’en rapporte, pour la conservation des privilèges qu’on peut nous accorder, qu’à la sagesse et à la prévoyance de Cromwell. À présent tu connais mon secret ; tu sais que je ne fais pas comme je voudrais, mais bien comme je puis. Je souhaite… pas si ardemment que toi peut-être… pourtant je souhaite qu’il eût été possible de rétablir le roi à des conditions raisonnables, qui garantissent notre sûreté comme la sienne. Et maintenant, cher Wildrake, tout rebelle que je puisse paraître à tes yeux, ne me fais pas l’injure de croire que je le sois volontairement. Dieu m’est témoin que je n’ai jamais oublié l’amour et le respect dus au roi, même quand je tirais l’épée contre ses perfides conseillers. — Ah ! que la peste vous gagne ! dit Wildrake ; c’est bien là la chanson… C’est ce que vous dites tous ; tous, vous avez combattu contre le roi simplement par amour et loyauté, et non autrement. Toutefois je commence à reconnaître votre ruse et la trouve meilleure que je ne m’y attendais. L’armée est votre ours maintenant ; le vieux Noll en est le maître, et vous êtes comme un constable de campagne qui capte les bonnes grâces du gardien pour l’empêcher de démuseler sa bête[43]. Ah ! le soleil brillera peut-être un jour du côté de notre camp ; et alors vous, ainsi que ceux qui aiment le beau temps et qui épousent toujours le parti du plus fort, vous ferez cause commune avec nous. »

Sans prêter beaucoup d’attention à ce que disait son ami, le colonel Éverard étudiait soigneusement l’ordre de Cromwell. « Il est, pensa-t-il, plus ferme et plus péremptoire que je ne l’espérais : il faut que ce général sente sa puissance pour opposer aussi ouvertement sa propre autorité à celle du conseil d’état et du parlement. — D’après cet ordre n’hésiterez-vous pas à agir ? demanda Wildrake. — Non assurément ; mais il faut que j’attende l’assistance du maire, qui, je pense, verra avec plaisir ces drôles chassés de la Loge. Je ne veux pas agir tout-à-fait militairement, s’il est possible. » S’avançant alors jusqu’à la porte de l’appartement, il envoya un domestique de l’auberge chez le principal magistrat du lieu, pour lui dire que le colonel Éverard désirait le voir le plus tôt possible.

« Vous êtes sûr qu’il viendra comme un chien à un coup de sifflet, dit Wildrake. Le mot de colonel ou de capitaine fait trotter les gros bourgeois dans ces temps où une épée vaut cinquante chartes de corporation. Mais il y a des dragons là-bas, ainsi que ce drôle à mine refrognée que j’ai tant effrayé l’autre soir en me montrant à la fenêtre. Crois-tu que nous n’éprouverons pas quelques difficultés ? — L’ordre du général aura plus de poids à leurs yeux qu’une douzaine d’arrêts parlementaires… Mais il est temps que tu te mettes à table si tu as en vérité galopé de Windsor ici sans rien prendre. — Je ne m’en inquiète guère, répondit Wildrake ; le général m’a donné un déjeuner qui, je pense, me servira longtemps, si jamais je parviens à le digérer. Par la messe ! il me pesa tant sur la conscience que je l’ai porté à l’église pour voir si je pourrais l’y digérer avec mes autres péchés ; mais il n’y a pas eu moyen. — À l’église… à la porte de l’église, tu veux dire ? répliqua Éverard. Je te connais bien… Tu as coutume d’ôter très-humblement ton chapeau devant la porte, mais cela ne t’arrive pas tous les jours. — Eh bien ! si j’ôte mon chapeau et si je m’agenouille, n’est-il pas convenable de montrer dans une église le même respect que dans un palais ? Il est excellent, le nierez-vous ? de voir vos Anabaptistes, vos Brownistes, et vous autres enfin, écouter un sermon avec aussi peu de cérémonie que n’en font des pourceaux autour d’une auge. Mais voici le dîner, et je vais dire le Benedicite, si je m’en souviens encore. »

Éverard s’intéressait trop au sort de son oncle et de sa belle cousine ; il songeait trop au projet de les rétablir dans leur paisible demeure, sous la protection de ce formidable bâton qu’on regardait déjà comme le bâton de commandement de l’Angleterre, pour remarquer que certainement il s’était opéré un grand changement dans les manières et dans la tournure, extérieure du moins, de son compagnon. Sa conduite laissait souvent apercevoir en lui une espèce de lutte intérieure entre de vieilles habitudes de débauche et quelques résolutions d’abstinence nouvellement prises ; et il y avait plaisir à voir comme la main du néophyte se dirigeait naturellement vers une énorme bouteille de cuir qui contenait deux doubles flacons d’ale forte ; et combien de fois, détournée dans sa direction par les réflexions plus sages du buveur réformé, elle prenait à la place une cruche d’eau pure et salutaire.

Il était facile de voir qu’il n’était pas encore très-habitué au nouveau plan de conduite qu’il venait de se tracer, et que si intérieurement il s’en réjouissait, son corps ne paraissait s’y soumettre que lentement et avec répugnance. Mais l’honnête Wildrake avait été terriblement épouvanté des propositions de Cromwell ; et, avec des sentiments qui ne dépendaient pas absolument de son attachement à la religion catholique, il avait pris au fond du cœur la résolution solennelle que, s’il sortait sain et sauf, et à son honneur, de cette périlleuse entrevue, il se montrerait sensible à cette faveur du ciel, en renonçant à quelques-uns des péchés qu’il commettait le plus souvent, surtout celui de l’intempérance, duquel il était, comme beaucoup de ses grossiers camarades, fort coutumier.

Cette résolution lui fut autant dictée par prudence que par religion ; car il lui avait paru possible que des affaires d’une nature difficile et délicate lui tombassent entre les mains dans sa position critique, et il fallait, pour qu’il s’en acquittât convenablement, qu’il consultât un meilleur oracle que celui de la bouteille célébré par Rabelais. Aussi, pour ne pas manquer à cette prudente détermination, il ne toucha ni à l’aie ni à l’eau-de-vie qui furent placées devant lui, et refusa même le vin sec que son ami voulait faire mettre sur la table. Néanmoins, à l’instant où le garçon enlevait les assiettes et les serviettes, ainsi que la grande cruche noire dont nous avons déjà parlé, lorsqu’il fut à deux ou trois pas de la table dans la direction de la porte, le bras nerveux du Cavalier sembla s’allonger à dessein, car il s’étendit bien au-delà des plis de sa jaquette râpée, et saisissant la cruche, il l’approcha de ses lèvres, et murmura d’un air joyeux : « De par le diable !.. je veux dire le ciel me pardonne !… nous sommes de bien faibles créatures… Un modeste petit coup peut être permis à notre fragilité. »

Ayant ainsi parlé, il colla le large flacon à ses lèvres ; et comme la tête s’inclinait lentement et graduellement en arrière, à mesure que la main droite élevait le fond de la cruche, Éverard douta fort que le buveur s’en séparât avant de l’avoir entièrement vidée. Roger Wildrake s’arrêta pourtant lorsque, sans exagérer, il eut bu d’un seul trait environ un quart et demi de la cruche.

Il la replaça alors sur le plateau, respira longuement pour se rafraîchir les poumons, et ordonna au garçon de s’en aller avec le reste des liqueurs, avec un ton qui annonçait combien il était peu sûr de lui-même ; puis, se tournant vers son ami Éverard, il lui fit un éloge pompeux des avantages delà modération,

et ne manqua pas de lui faire observer que la gorgée qu’il venait de prendre lui avait plus profité que s’il fût resté à table à porter des santés pendant quatre heures.

Son ami ne répondit rien, mais il ne put s’empêcher de penser intérieurement que la tempérance de Wildrake avait d’un seul coup vidé la bouteille plus facilement que n’auraient pu faire quelques buveurs modérés qui seraient restés à boire une soirée entière. Mais la conversation changea par l’arrivée de l’aubergiste, qui vint annoncer à Son Honneur le colonel Éverard que l’honorable maire de Woodstock, ainsi que le révérend maître d’Holdenough, venaient prendre ses ordres.


CHAPITRE X.

LE MAIRE ET LE MINISTRE.


Nous avons ici une tête sur deux corps… Votre bœuf à deux têtes n’est qu’un ânon, en comparaison d’un tel prodige. Ces deux corps n’ont qu’un vouloir, qu’une pensée, qu’un désir ; et quand la tête a parlé, les quatre pieds grattent pour applaudir.
Vieille Comédie.


Il y avait dans la bonne tournure de l’honnête maire un singulier mélange d’importance et d’embarras, qui lui donnait la contenance d’un homme qui, sentant qu’il a un rôle important à remplir, ne sait au juste en quoi il consiste ; mais à ces deux sentiments se mêlait le grand plaisir qu’il éprouvait de voir Éverard, et il recommença plusieurs fois ses compliments avant de pouvoir se résoudre à écouter ce que le colonel lui répondait.

« Bon et digne colonel, vous êtes, à coup sûr, en tout temps un bienfait désirable pour Woodstock ; car, avant habité si long-temps ce palais, vous pouvez presque passer pour un de nos concitoyens. Vraiment les choses commencent bien à dépasser ma capacité, quoique je sois chargé des affaires de cette petite ville depuis bien des années ; et vous arrivez à mon secours comme… comme… — Tanquam Deus ex machinâ, comme dit le poète païen, reprit maître Holdenough, quoique je ne puise pas souvent mes citations dans de pareils livres. Certainement, maître Markham Éverard, ou plutôt digne colonel, vous êtes assurément l’homme le mieux venu à Woodstock depuis les jours du vieux roi Henri. — Nous avons une affaire à régler ensemble, mon bon ami, » dit le colonel en s’adressant au maire, « et je serai charmé si par la même occasion je puis vous être de quelque utilité, ainsi qu’à votre digne pasteur. — Vous le pouvez assurément, mon cher monsieur, » reprit brusquement maître Holdenough ; « vous avez tout ce qu’il faut pour cela, et les conseils d’un homme comme vous sont généralement très estimés. Je sais, digne colonel, que vous et votre digne père vous avez toujours montré dans ces temps malheureux un esprit vraiment chrétien et modéré, cherchant à verser de l’huile sur les blessures du pays, tandis que d’autres les auraient voulu frotter de vitriol et de poivre ; et nous n’ignorons pas que vous êtes de fidèles enfants de l’Église que nous avons réformée en la purgeant des maximes du papisme et de l’épiscopat. — Mon bon et révérend ami, je respecte la piété et le savoir d’un grand nombre de vos prédicateurs ; mais je suis grand partisan de la liberté de conscience. Je ne fais point cause commune avec les sectaires, mais je ne désire pas les voir en butte à la violence — Monsieur, monsieur, » dit le presbytérien vivement, « tout cela est bel et bon ; mais je vous donne à penser quel beau pays et quelle belle église nous sommes à la veille d’avoir, au milieu des erreurs, des blasphèmes et des schismes qui tous les jours sont introduits dans l’Église et dans le royaume d’Angleterre ; au point que le digne maître Édouard, dans son Gangrena, déclare que notre pays natal est l’évier et l’égout de tous les schismes, hérésies, blasphèmes et confusions, comme l’armée d’Annibal était, dit-on, le rebut de toutes les nations… colluvies omnium gentium… Ah ! croyez bien, digne colonel, que ces messieurs de l’honorable chambre ne surveillent tout cela que légèrement et ferment un œil de connivence, comme le vieil Élie. Les instructeurs, les schismatiques expulsent les ministres orthodoxes de leurs chaires, s’introduisent dans les familles pour y porter le désordre, et bannissent des cœurs des hommes la foi établie. — Mon cher maître Holdenough, il y a bien à gémir sur ces malheureuses discordes, et je conviens avec vous que l’exaltation du moment actuel a entraîné les esprits hors des limites d’une religion sincère et modérée, au delà du décorum et du bon, sens ; mais la patience est le seul remède. L’enthousiasme est un torrent dont l’écume ne s’affaisse qu’avec le temps, tandis qu’à coup sûr il entraîne toute barrière qu’il rencontre sur son passage. Mais quel rapport ont les intrigues schismatiques avec le motif de notre réunion ? — Ma foi ! le voilà en partie développé, monsieur, dit Holdenough, quoique peut-être vous puissiez en prendre moins de souci que je ne l’aurais pensé avant d’avoir eu l’honneur de vous entretenir. J’ai été moi-même, moi Whennah Holdenough, » ajouta-t-il d’un air d’importance, « j’ai été arraché de ma propre chaire, comme un homme peut l’être de sa maison, par un étranger, un intrus, un loup qui n’a pas eu même la précaution de se couvrir de la peau de la brebis, et qui est venu comme un loup, couvert de buffle et portant bandoulière, prêcher à ma place mes ouailles, qui sont pour moi ce qu’un troupeau est pour un berger… Ce n’est que trop vrai, monsieur.. Monsieur le maire l’a vu et a fait tous ses efforts pour empêcher le mal, et, » ajouta-t-il en se tournant vers lui, « je pense que vous auriez pu mieux faire encore. — En voilà assez, mon cher monsieur Holdenough, dit le maire ; ne parlons plus de cela. Guy de Warwick ou Bévis de Hampton pourraient faire quelque chose avec ces gens qui nous étaient opposés ; mais, en vérité, ils sont trop nombreux et trop forts pour le maire de Woodstock. — Je trouve que monsieur le maire a parfaitement raison, répliqua le colonel ; si on ne laisse pas aux Indépendants la permission de prêcher, tout me porte à croire qu’ils ne se battront pas… et puis s’il vous arrivait une nouvelle levée de Cavaliers ? — Il y a des gens qui sont plus à craindre que des Cavaliers, dit Holdenough. — Comment ! monsieur, répliqua le colonel ; permettez-moi de vous rappeler que ce langage est dangereux dans le moment actuel. — Je dis, » reprit aussitôt le presbytérien, « qu’il peut se lever des gens pires que les Cavaliers, et je vais le prouver. Le diable est pire que le plus mauvais Cavalier qui porta jamais une santé ou lança un jurement… et cependant le diable s’est montré à la Loge de Woodstock. — Oui, c’est la vérité, dit le maire… corporellement et visiblement, sous sa figure et sa forme… Dieu ! dans quel temps nous vivons ! — Messieurs, je ne puis réellement vous comprendre, dit Éverard. — Mais, ma foi, c’est bien du diable que nous avions l’intention de vous parler, dit le maire ; mais le digne ministre est toujours si ardent contre les sectaires… — Qui sont ses enfants et par conséquent le touchent de près, ajouta maître Holdenough ; mais il est certain que l’accroissement de ces sectes a produit le mauvais esprit sur la surface de cette terre, pour qu’il veille à ses intérêts où il les voit le mieux prospérer. — Maître Holdenough, reprit le colonel, si vous parlez au figuré, je vous ai déjà dit que je n’avais ni les moyens ni le talent nécessaire pour modérer le feu de ces discordes religieuses ; mais si vous soutenez qu’il y a eu une apparition réelle du diable, je suis fondé à croire que vous, avec votre doctrine et votre science, seriez contre lui un adversaire plus convenable qu’un soldat comme moi. — C’est vrai, monsieur, et j’ai assez de confiance dans la mission que j’ai reçue pour oser, sans perdre un moment, descendre dans l’arène contre le malin ennemi, dit Holdenough ; mais comme c’est à Woodstock qu’il est apparu, et que cet endroit est rempli de ces impies et dangereuses personnes dont je me plaignais il y a un instant, sans craindre d’entamer une argumentation avec leur grand-maître lui-même, pourtant, sans votre protection, très digne colonel, je ne vois pas que je puisse avec prudence m’approcher de ce bœuf furieux et menaçant Desborough, ou de cet ours cruel et sanguinaire Harrison, ou de ce froid et venimeux serpent Bletson… ni de tous ces coquins qui occupent à cette heure la Loge, y vivant à plaisir, et regardant comme leur propriété tout ce qui leur tombe sous la main, et où, comme tout le monde dit, le diable est venu leur servir de quatrième. — Tout ce que vient de dire maître Holdenough, digne et noble monsieur, reprit le maire, est l’exacte vérité : nos privilèges sont déclarés nuls, nos troupeaux nous sont pris dans les pâturages mêmes. Ils parlent d’abattre et de détruire le beau parc qui fit si long-temps les délices de tant de rois, et de ne pas plus respecter Woodstock qu’un chétif village ! Je vous avoue que nous avons appris votre arrivée avec joie, et que nous étions étonnés de voir que vous restassiez ainsi renfermé chez vous. Nous ne connaissions personne, excepté votre père et vous, qui pût défendre de pauvres bourgeois dans cette extrémité, puisque la plupart des nobles d’alentour sont malveillants, et leurs biens séquestrés. Nous espérons donc que vous interviendrez chaudement en notre faveur. — Certainement ; monsieur le maire, » dit le colonel, qui se vit avec plaisir déjà prévenu, « mon intention était d’intervenir dans cette affaire ; et je ne me suis tenu à l’écart que pour attendre les instructions du lord général. — Un pouvoir du lord général ! » dit le maire en poussant le coude du ministre… « Entendez-vous cela ?… quel coq osera combattre contre lui ? Nous ne les craignons plus maintenant, et Woodstock sera toujours le beau Woodstock. — Ne m’enfoncez donc pas votre coude dans le côté, l’ami, » dit Holdenough incommodé du geste dont le maire avait accompagné ces paroles ; « et puisse le Seigneur faire que Cromwell ne soit pas aussi dur pour le peuple anglais que vos os pour mon pauvre corps ! Cependant je suis d’avis que nous usions de son autorité pour mettre un frein à la licence de ces brigands. — Eh bien ! partons donc sur-le-champ, dit Éverard, et j’espère que nous trouverons ces messieurs raisonnables et obéissants. »

Les deux fonctionnaires, le laïque et l’ecclésiastique, y consentirent avec joie ; et le colonel pria Wildrake, qui ne s’y refusa point, de lui donner son manteau et sa rapière, comme s’il eût été réellement son valet. Le Cavalier eut pourtant l’adresse, en exécutant cet ordre, de lui pincer le bras pour maintenir secrètement le niveau de l’égalité entre eux.

En traversant les rues, le colonel fut salué par un grand nombre d’habitants inquiets, qui semblaient considérer son intervention comme la seule chance de sauver leur beau parc, ainsi que leurs droits communaux et particuliers, de la ruine et de la confiscation.

« De quelle apparition voulez-vous donc parler ? » demanda le colonel à ses compagnons en entrant dans le parc.

« Mais, colonel, dit le ministre, vous savez bien vous-même que Woodstock, a toujours été fréquenté par des esprits ! — J’y ai vécu bien des années cependant, et je sais que je n’en ai jamais vu la moindre apparence, quoique les oisifs parlassent de la Loge comme ils le font de tous les vieux châteaux, et qu’ils évoquent des esprits et des spectres pour tenir la place des grands personnages qui les ont jadis habités. — Ah ! ah ! cher colonel, reprit le ministre, j’espère que vous n’êtes pas entaché du péché dominant aujourd’hui, et que vous ne vous montrez pas incrédule lorsque des apparitions vous sont si clairement démontrées, surtout lorsque tout le monde, à l’exception des athées et des défenseurs de la sorcellerie, y croit sincèrement. — Je ne voudrais pas révoquer en doute ce qu’on croit si généralement, dit le colonel ; mais je suis, par caractère, peu disposé à écouter les histoires de ce genre que l’on m’a contées, et que ma propre expérience n’est jamais venue confirmer. — Bah ! vous pouvez cependant m’en croire, dit Holdenough ; il y eut toujours dans ce Woodstock un démon d’une espèce ou d’une autre. Il n’est pas un homme, pas une femme dans la ville qui n’ait entendu parler des apparitions qui ont eu lieu dans la forêt ou à l’entour du vieux château. Parfois c’est une même de chiens que l’on entend ; les ohé ! les holà ! d’un chasseur ; le son des cors ; le galop d’un cheval qui retentit d’abord dans le lointain, et puis tout près de vous… et de temps à autre, c’est un chasseur solitaire qui vous demande si vous pouvez lui dire de quel côté le cerf s’est retiré. Il est toujours habillé de vert ; mais la coupe de ses vêtements était à la mode il y a bien cinq cents ans. C’est ce que nous appelons Dœmon meridianum… le Spectre du Midi. — Mon digne et révérend monsieur, répondit le colonel, j’ai passé bien du temps à Woodstock, et j’ai traversé le parc à toute heure. Croyez-moi, ce que vous en disent les paysans n’est que le résultat de leur oisive folie et de leur superstition. — Colonel, répliqua Holdenough, une négation ne prouve rien. Je vous demande pardon, mais, parce que vous ne vîtes jamais rien, est-ce une raison pour rejeter le témoignage d’une vingtaine de personnes qui l’ont vu ?… et de plus, le Dœmon nocturmum, le démon qui marche dans les ténèbres… D’ailleurs, il a visité ces indépendants et ces schismatiques la nuit dernière… Oui, colonel, faites l’étonné ; la chose n’en est pas moins vraie… Ils verront, les profanes, s’il aura égard à leurs prétendus dons du ciel ! à leurs dons d’interprétation et de prière. Oui, monsieur, je le crois, pour dompter ce malin ennemi, il faut une connaissance compétente de la théologie, une longue habitude des lettres humaines, et surtout une éducation cléricale dans les formes, avec une vocation toute spéciale à cet effet. — Je ne mets nullement en doute, dit le colonel, vos qualités efficaces pour terrasser le démon ; mais je crois encore que quelque singulière méprise a occasionné cette confusion parmi eux, si elle a jamais réellement existé. Desborough est assez entêté, et Harrison assez fanatique pour tout croire. Mais, d’un autre côté, il y a Bletson qui ne croit rien… Que savez-vous de cette affaire, monsieur le maire ? — On vous a dit la vérité, et ce fut maître Bletson qui donna le premier l’alarme, répondit le magistrat, ou le premier, du moins, qui la donna distinctement. Il faut que vous sachiez, monsieur, que j’étais au lit avec ma femme ; je dormais aussi profondément qu’un homme peut le désirer à deux heures après minuit, quand on vint frapper à la porte de ma chambre à coucher pour me dire qu’il y avait une alarme à Woodstock, et que la cloche de la Loge sonnait, à cette heure terrible de la nuit, aussi fort qu’on l’entendît jamais pour avertir la cour que le dîner était servi. — Eh bien ! et la cause de cette alarme ? demanda le colonel. — Vous allez la connaître, digne colonel ; vous allez la connaître, » répondit le maire agitant la main avec dignité ; car il était de ces gens qu’il est impossible de faire aller plus vite que leur pas ordinaire : « ma femme voulait me persuader, dans son amour et dans son affection, la pauvre chère femme ! que me lever à pareille heure de la nuit, quitter un bon lit chaud, c’était m’exposer à un renouvellement de mon ancienne douleur de lumbago ; elle voulait que j’envoyasse les plaignants à l’alderman Dutson — À l’alderman de diable, mistress ! répondis-je… (je prie Votre Révérence de me pardonner une telle phrase…) croyez-vous que je puisse rester au lit quand la ville est en feu, les Cavaliers sur pied, et qu’il y a le diable à confondre ? (pardon encore une fois, maître Holdenough.)… Mais nous voici devant la porte du palais, ne vous plairait-il pas d’y entrer, colonel ? — Je voudrais d’abord connaître la fin de votre histoire, monsieur le maire, si toutefois elle en a une. — Toute chose a un bout, répondit-il, et ce que nous appelons un poudding en a deux… Votre Seigneurie me pardonnera la plaisanterie. Où en étais-je ? ah ! je m’élançai du lit, et je mis ma culotte de pluche rouge et mes bas bleus (car je me fais toujours un point d’honneur d’être vêtu convenablement à ma dignité, nuit et jour, été comme hiver, colonel Éverard) ; j’emmenai le constable avec moi, en cas que l’alarme fût occasionnée par des rôdeurs de nuit ou des filous, et j’allai tirer du lit le digne maître Holdenough, en cas que le vacarme fût l’œuvre du diable. Ainsi j’étais en mesure… Nous partîmes donc ; et le long de la route nous rencontrâmes des soldats venus à la ville avec maître Tomkins, qui avaient reçu l’ordre de prendre les armes, et qui se dirigeaient vers Woodstock aussi vite que possible ; je fis alors signe à ma troupe de les laisser courir devant et nous dépasser, et ce pour une double raison. — Une seule, interrompit le colonel, une seule, pourvu qu’elle soit bonne, me suffira. Vous désiriez que les habits rouges essuyassent le premier feu ? — Précisément, monsieur, précisément ; et aussi pour qu’ils essuyassent le dernier, attendu que se battre est leur principale affaire. Pourtant nous approchâmes à pas lents, comme des hommes déterminés à faire leur devoir sans crainte ni indulgence, lorsque tout-à-coup nous aperçûmes un objet blanchâtre se diriger en toute hâte vers l’avenue qui mène à la ville, et six de nos constables avec les spectateurs prirent aussitôt la fuite, croyant sans doute que c’était l’apparition qu’on nomme la Femme blanche de Woodstock. — Entendez-vous cela, colonel ? dit maître Holdenough ; je vous ai prévenu qu’il y avait des démons de plus d’une espèce qui fréquentent cet ancien théâtre des débauches et des cruautés royales. — J’espère que vous avez su maintenir votre terrain, monsieur le maire ? dit le colonel. — Je… oui… oh ! assurément… c’est-à-dire, non, rigoureusement parlant, je ne maintins pas mon terrain ; car le clerc de la ville et moi nous avons battu en retraite… en retraite, colonel, sans désordre ni déshonneur, et nous nous sommes retranchés derrière le digne maître Holdenough, qui, avec le courage d’un lion, barra le chemin au prétendu spectre, et l’attaqua avec une telle canonnade de latin que le diable lui-même en eût été épouvanté, et nous fit aussi découvrir qu’il n’y avait ni diable, ni femme blanche, ni femme d’aucune couleur, mais bien l’honorable maître Bletson, membre de la chambre des communes et l’un des commissaires envoyés ici pour mettre le malheureux séquestre sur la forêt, le parc et la Loge de Woodstock. — C’est ainsi que vous prétendez avoir vu le diable ? — Vraiment oui ! et je n’avais pas envie d’en voir davantage. Pourtant nous reconduisîmes, comme notre devoir l’exigeait, maître Bletson à la Loge, et il marmottait tout le long du chemin qu’il avait rencontré une troupe de diables écarlates incarnés, se dirigeant vers la Loge ; mais selon moi, ce devaient être les dragons indépendants qui venaient de nous dépasser. — Et des diables plus incarnés que l’on n’en ait jamais pu voir, » dit Wildrake qui ne pouvait rester plus long-temps sans parler. Sa voix, qui se fit entendre subitement, montra combien les nerfs du maire étaient encore affectés, car il tressaillit, et fit un saut du côté avec une vitesse dont il était impossible, au premier coup d’œil, de croire capable un homme d’une pareille corpulence. Éverard imposa silence à son indiscret compagnon ; et, curieux d’entendre la fin de cette histoire, il supplia le maire de lui dire comment la chose s’était terminée, et s’ils avaient arrêté le spectre supposé. — Vraiment oui, mon digne monsieur ! maître Holdenough fut assez audacieux pour regarder en quelque sorte le diable en face et le forcer à se montrer sous la forme réelle de maître Joshua Bletson, membre du parlement pour le bourg de Littlerath. — En vérité, monsieur le maire, ce serait étrangement méconnaître ma mission et mes privilèges si j’allais me faire valoir parce que j’ai attaqué Satan, ou bien un indépendant qui lui ressemblait, monstres que, au nom du Dieu que je sers, je défie tous, monstres auxquels je crache au visage et que je foule aux pieds. Mais comme monsieur le maire n’est pas très amusant dans sa narration, je dirai brièvement à Votre Honneur que cette nuit-là nous ne vîmes de l’ennemi que ce qu’il plut à maître Bletson de nous en dire dans le premier instant de sa frayeur, et ce que nous avons pu juger d’après l’air effaré de l’honorable colonel Desborough et du major-général Harrison. — Et dans quel état les avez-vous trouvés, je vous prie ? demanda le colonel. — Ma foi, mon digne monsieur, la moitié d’un œil suffirait pour voir qu’ils avaient combattu sans avoir l’honneur de la victoire, car le général Harrison arpentait ! le Sillon dans tous les sens, son épée nue à la main, se parlant à lui-même, son pourpoint déboutonné, ses aiguillettes détachées, ses jarretières dénouées, manquant de tomber toutes les fois qu’il marchait dessus ; enfin, grimaçant et ricanant comme un fou de comédie. Desborough était assis devant une bouteille de vin sec, qu’il venait de vider, et qui, bien qu’elle fût le spécifique qu’il lui fallait, ne lui avait rendu ni la force de parler, ni le courage de regarder par dessus son épaule. Il tenait une bible à la main, comme si ce livre dût livrer bataille au malin esprit ; mais je regardai par dessus son épaule, et, hélas ! le bon homme la tenait à l’envers. C’était absolument comme si un de vos mousquetaires, noble et respectable monsieur, eût présenté à l’ennemi la crosse de son fusil au lieu du canon… Ha, ha, ha ! c’était un spectacle d’après lequel on pouvait juger des schismatiques pour la tête et la présence d’esprit, comme pour l’instruction, le courage… Oh, colonel ! quelle belle occasion ce fut pour moi de reconnaître le véritable caractère de ces malheureux hommes qui, sautant dans la bergerie sans autorité ni motif légitime, osent en vérité prêcher, enseigner, exhorter, et poussent le blasphème jusqu’à appeler doctrine de l’Église un potage sans sel et un morceau de viande sèche ! — Je ne doute pas que vous ne fussiez prêt à affronter le péril, mon révérend monsieur ; mais je voudrais savoir un peu quel il était, et de quel côté il pouvait venir. — Ne fallait-il pas que je prisse des renseignements ? » dit l’ecclésiastique d’un air de triomphe. » Un brave soldat doit-il compter ses ennemis ou s’informer par où ils sont venus ? Non, monsieur, j’étais là, mèche allumée, le boulet dans ma bouche, mon arquebuse sur l’épaule pour faire face à tous les diables que l’enfer pourrait vomir, fussent-ils aussi innombrables que les atomes aux rayons du soleil, vinssent-ils des quatre parties du monde. Les papistes parlent de la tentation de saint Antoine… Bah ! qu’ils doublent les millions de diables sortis de la folle imagination d’un peintre hollandais, et vous trouverez encore un pauvre prêtre presbytérien… je réponds d’un du moins… qui, plein de confiance, non dans sa propre force, mais en celle de son maître, recevra l’assaut de telle façon que, loin de revenir à l’attaque contre lui, comme ils y sont revenus contre cette pauvre créature, jour après jour, nuit après nuit, il les repoussera du premier coup et à outrance, jusqu’aux extrémités de l’Assyrie. — Encore une fois, reprit le colonel, dites-moi, je vous prie, si vous avez, en cette occasion, trouvé le moyen d’exercer votre pieux savoir ? — Je n’ai rien vu, répondit le ministre ; non, vraiment, je n’ai rien vu, je n’ai rien aperçu du tout, et de même que les voleurs n’attaquent pas les voyageurs bien armés, de même les diables et les malins esprits ne s’élancent pas davantage contre celui qui porte en son sein la parole de vérité dans la langue même où elle fut dictée pour la première fois. Non, monsieur ; mais ils fuiront un théologien capable de comprendre les textes saints, comme un corbeau, dit-on, s’éloigne à tire d’aile d’un, fusil chargé de gros plomb. »

Ils étaient revenus un peu sur leurs pas pour se donner le temps de continuer cette conversation, et le colonel, s’apercevant qu’en définitive elle ne lui apprendrait pas la cause réelle de l’alarme survenue la nuit précédente, retourna en observant qu’il était temps d’entrer à la Loge : à cet effet, il se dirigea de ce côté avec ses trois compagnons.

Il commençait à faire nuit, et les tours de Woodstock s’élevaient bien au dessus du sombre dôme de verdure que la forêt étendait autour de l’ancien et vénérable château. L’une des plus hautes tourelles, qu’on pouvait encore distinguer sur le fond bleu d’un ciel pur, envoyait une clarté semblable à la lumière d’une chandelle à l’intérieur de l’édifice. Le maire s’arrêta tout court, et saisissant fortement le ministre, puis le colonel Éverard, s’écria d’un ton tremblant et vif, mais à voix basse : « Voyez-vous cette lumière ? — Oui vraiment, je la vois, répondit Éverard. Eh bien ! après… Une lumière dans un château comme Woodstock ne doit pas étonner, je pense ? — Mais on doit l’être d’en voir une dans la tour de Rosemonde ! dit le maire. — Oui, » reprit le colonel un peu surpris, quand, après avoir regardé attentivement, il eut reconnu que les conjectures du digne magistrat étaient véritables. « C’est bien la tour de Rosemonde ; et comme le pont-levis qui y conduisait est détruit depuis des siècles, il n’est pas facile de deviner quel hasard peut avoir mis une lumière dans un endroit si inaccessible. — Cette lumière n’est pas alimentée par des matières terrestres, dit le maire ; elle ne l’est ni par l’huile de baleine ou d’olive, ni par la cire, ni par la graisse de mouton. Je débitais de toutes ces denrées, colonel, avant d’être revêtu de ma nouvelle dignité, et je puis vous assurer que je distinguerais l’une de l’autre, les espèces de lumière qu’elles donnent, à une plus grande distance que celle où nous sommes de cette tourelle… Regardez, ce n’est pas une flamme terrestre ; ne voyez-vous pas sur les côtés du bleu et du rouge ?… Ceci indique assez d’où elle vient… Colonel, à mon avis, nous ferions mieux de retourner souper en ville et de laisser les habits rouges et le diable s’arranger ensemble cette nuit ; et quand nous redescendrons demain matin, nous souhaiterons le bonjour au parti qui sera resté maître du champ de bataille. — Vous agirez comme il vous plaira, monsieur le maire, mais mon devoir exige que je voie les commissaires cette nuit. — Et le mien veut que je voie cet ennemi malin, dit Holdenough, s’il ose se présenter à mes yeux. Je ne m’étonne pas que, sachant qui s’approche, il se réfugie dans la citadelle même qui est la plus haute et la dernière défense de ce vieux château. Il est friand, je vous assure, et il préfère pour se loger des appartements qui respirent la luxure et qui sentent le meurtre. Dans cette tourelle pécha Rosemonde, et ce fut dans cette tourelle qu’elle périt… et là, assure-t-on, elle se montre encore, ou plutôt c’est l’ennemi sous ses traits, comme je l’ai entendu dire ici à des personnes véridiques de Woodstock… Je vous accompagne, mon cher colonel… Monsieur le maire fera comme il lui plaira. Un homme fort s’est retranché dans cette maison ; mais il y en aura bientôt un plus fort que lui. — Pour moi, dit le maire, qui suis aussi mauvais théologien qu’inhabile soldat, je ne livrerai pas bataille ni aux puissances de la terre ni au prince de celles de l’air, et je retournerai à Woodstock… Mon brave ami, » dit-il à Wildrake en lui frappant sur l’épaule, « écoute : si tu veux m’accompagner, je te donnerai un shelling mouillé et un shelling sec. — Corbleu ! maître maire, » répondit Wildroke, qui n’était ni flatté du ton familier que prenait avec lui le magistrat, ni séduit par sa munificence… « je ne sais qui diable nous a rendus si camarades. Et d’ailleurs, croyez-vous que je pense à retourner à Woodstock avec votre respectable tête de morue quand, en agissant comme il faut, je puis lancer un regard à la belle Rosemonde, et voir de mes yeux si elle était réellement un si brillant et incomparable joyau, comme le disaient les rimeurs et faiseurs de ballades ? — Parle moins légèrement, ami, moins inconsidérément, dit le ministre ; nous devons résister au diable afin de l’expulser loin de nous, et ne pas demeurer avec lui ni entrer dans ses conseils, ni trafiquer des marchandises de sa grande Foire de Vanité. — Fais attention à ce que dit le digne homme, Wildrake, reprit le colonel, et tâche qu’une autre fois ton esprit ne mette pas ta discrétion en déroute. — Je remercie bien le révérend ministre de ses bons conseils, » répondit Wildrake à qui il était impossible de fermer la bouche, même quand sa propre sûreté lui imposait silence ; « mais, corbleu ! malgré toute l’expérience qu’il peut avoir pour combattre le diable, il n’en a jamais vu un si noir que celui auquel j’eus affaire… il n’y a pas cent ans. — Comment, l’ami, » dit le ministre, qui prenait tout à la lettre dès qu’il s’agissait d’apparition, « avez-vous eu depuis si peu une visite de Satan ? Alors, en vérité, je ne m’étonne plus que tu oses prononcer son nom si souvent et si légèrement. Mais quand et où as-tu donc vu le malin esprit ? »

Éverard intervint au plus vite, de peur qu’une allusion encore plus directe à Cromwell, faite comme pure fanfaronnade par son imprudent écuyer, ne trahît le secret de son entrevue avec le général. « Ce jeune homme extravague, dit-il ; il se rappelle qu’il rêva la nuit dernière que nous couchions ensemble dans la chambre de Victor Lee, dépendante des appartements du conservateur de la Loge. — Grand merci de l’à-propos, cher patron, » dit Wildrake en se penchant à l’oreille d’Éverard qui cherchait en vain à l’éloigner, « un fanatique n’a jamais été embarrassé pour mentir. — Vous aussi, digne colonel, vous parlez trop légèrement de ces terribles choses, surtout quand on a une mission aussi importante à accomplir, dit le ministre presbytérien. Croyez-moi, ce jeune homme a dû plutôt avoir une apparition dans cet appartement que faire un rêve stupide ; car j’ai toujours entendu dire qu’après la tour de Rosemomde, où Rosemonde se prostitua, et fut ensuite empoisonnée par la reine Éléonore, ainsi que j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, la chambre de Victor Lee était l’endroit de la Loge de Woodstock le plus particulièrement affectionné par les mauvais esprits. Je vous prie, jeune homme, de me conter ce songe, cette vision. — De tout mon cœur, monsieur. » Puis se tournant vers son patron qui s’apprêtait à l’interrompre,

« Allons, monsieur, vous avez tenu la conversation pendant une heure, pourquoi n’aurais-je pas mon tour ? De par cette obscurité, si vous me contraignez au silence, je redeviens prédicateur indépendant, et je soutiendrai, en dépit de vous, que chacun doit être libre de juger des choses… Ainsi, mon révérend monsieur, je rêvais à un divertissement mondain appelé combat de taureaux, et il me semblait voir les chiens s’élancer dans l’arène aussi bravement que je l’ai jamais vu faire aux combats de Trilbury ; et j’ai cru aussi entendre dire à quelqu’un que le diable était venu assister à la fête. Eh bien, corbleu ! pensais-je, il me plairait fort de lancer un coup d’œil à sa majesté infernale. Je regardai donc. Il y avait un boucher habillé d’une étoffe de laine crasseuse avec son couteau au côté ; mais ce n’était pas le diable. Il y avait ensuite un Cavalier ivre, jurant sans cesse, plein de vanité, portant une veste brodée en or dans un état pitoyable ; un chapeau tout uni orné d’un petit plumet ; ce n’était pas encore le diable. Il y avait plus loin un meunier les mains couvertes de farine dont il avait volé jusqu’au moindre grain ; puis un cabaretier avec un tablier vert taché de vin dont chaque goutte était frelatée. Mais le vieux monsieur que je cherchais ne se trouvait pas au nombre de ces artisans d’iniquité. À la fin, j’ai aperçu un grave personnage ayant les cheveux presque rasés, une paire de longues et proéminentes oreilles, un rabat aussi large qu’une bavette d’enfant, un justaucorps brun recouvert d’un manteau de Genève, et j’eus dès lors devant les yeux le vieux Nicolas[44] accoutré de son harnais véritable ; car… — C’est une honte ! s’écria le colonel. Quoi ! tenir un tel langage devant un vieillard et surtout un ministre ! — N’importe, laissez-le continuer, » répliqua celui-ci avec une égalité d’âme parfaite « Votre ami ou votre secrétaire veut rire. Il faudrait que j’eusse moins de patience qu’il ne sied à ma profession pour ne pas savoir endurer une plaisanterie et pardonner à celui qui la lance. Ou bien si, d’un autre côté, l’ennemi s’est réellement présenté à ce jeune homme dans l’accoutrement qu’il décrit, pourquoi serions-nous surpris que celui qui peut prendre la forme d’un ange de lumière, revête celle d’un faible mortel, dont la vocation et la profession spirituelle doit, il est vrai, le pousser à faire des avis qu’on lui donne un modèle pour les autres, mais dont la conduite néanmoins (telle est l’imperfection de notre nature abandonnée à elle-même !) nous présente quelquefois un exemple de ce que nous devrions éviter ? — Eh bien, par la messe ! honnête Dominie[45]… je veux dire révérend ministre… je vous demande mille pardons, » dit Wildrake, ému de sa patience et de la douceur de sa réprimande. « Par saint George ! s’il suffit d’être patient, vous êtes bien capable de tirer une botte au fleuret avec le diable lui-même, et je me contenterai de tenir les enjeux. »

Comme il finissait ces excuses bien méritées, et qui semblaient être reçues de très bonne part, ils approchèrent si près de la porte extérieure de la Loge, qu’ils furent salués d’un emphatique Qui vive ! que leur cria une sentinelle qui y montait la garde. « Ami ! » répondit le colonel ; et la sentinelle, répétant son ordre, « Halte-là, ami, » appela le caporal de garde. Le colonel lui déclina ses noms et ses titres, aussi bien que ceux de ses compagnons, sur quoi le caporal dit qu’il ne doutait point qu’on n’ordonnât de le faire entrer tout de suite, mais qu’en premier lieu il fallait consulter sir Tomkins, afin qu’il pût prévenir Leurs Honneurs les commissaires. — Comment, caporal, osez-vous, sachant qui je suis, avoir l’impudence de me laisser à la porte de votre poste ? — S’il plaît à Votre Honneur d’entrer, répliqua le caporal, j’y consens, à condition que vous prendrez sur vous la responsabilisé, car telle est ma consigne. — Eh bien, non ; faites votre devoir. Les Cavaliers sont-ils donc en marche ? qu’y a-t-il enfin pour ne pas démordre d’une surveillance si stricte et si sévère ? "

Le drôle ne répondit pas distinctement, mais il murmura entre ses moustaches quelque chose sur le diable et sur le lion rugissant qui vient voir ce qu’il peut dévorer. Aussitôt après parut Tomkins, accompagné de deux domestiques portant des lumières dans de grands chandeliers massifs de cuivre. Ils marchèrent devant le colonel Éverard et sa troupe, se tenant tous deux si près l’un de l’autre qu’ils se coudoyèrent en traversant plusieurs galeries sinueuses. Ils montèrent un large et vaste escalier en bois dont les appuis, les balustrades et les rampes étaient en chêne noir, et arrivèrent enfin dans un long appartement ou salon, où il y avait un feu d’enfer et environ douze chandelles des plus grosses fichées autour des murs. Là étaient assis les commissaires qui tenaient alors en leur pouvoir l’ancienne demeure et le domaine royal de Woodstock.


CHAPITRE XI.

LES COMMISSAIRES.


L’ours sanguinaire, bête indépendante, aux formes mal léchées, s’était exprimé en rugissements… Prés de lui, le singe plaisant imitait toutes les sectes, comme fait l’athée, et avait encore la sienne à choisir.
Dryden. La Chèvre et la Panthère.


Le salon dont nous venons de parler était si bien éclairé, qu’il mit Éverard à même de reconnaître aisément ses vieilles connaissances Desborough, Harrison et Bletson, qui s’étaient réunis autour d’une table en chêne placée près de la cheminée. Sur cette table se trouvait du vin, de l’ale, et tout ce qu’il fallait pour fumer, seuls plaisirs qu’on se permît généralement à cette époque. Il y avait entre la table et la porte un buffet mobile, destiné originairement à renfermer la vaisselle dans les grandes occasions, mais qui alors ne servait plus que de paravent, et il en tenait si bien lieu qu’Éverard, avant de l’avoir côtoyé tout entier, entendit Desborough qui disait avec sa grosse voix rauque : « Il l’envoie pour partager avec nous, je le parierais Ce fut toujours l’habitude de Son Excellence mon beau-frère… S’il traite cinq amis, il invite plus de que la table ne peut en contenir… Je l’ai vu prier trois convives pour manger deux œufs. — Chut ! chut ! » dit Bletson ; et les domestiques sortant de derrière l’immense buffet, annoncèrent le colonel Éverard. Peut-être ne sera-t il pas indifférent au lecteur de connaître la compagnie au milieu de laquelle il arrive.

Desborough était un homme vigoureux, à cou de taureau, de taille moyenne, avec des traits excessivement communs, des sourcils grisonnants et des yeux vairons[46]. L’éclat de la fortune de son tout-puissant parent n’avait pas peu contribué à lui procurer des vêtements assez riches et surtout beaucoup plus ornés qu’il n’était d’usage parmi les Têtes-rondes. Il avait des broderies à son manteau et de la dentelle à sa cravate. À son chapeau flottait une plume retenue par une agrafe d’or. Enfin, tout son costume était plutôt celui d’un Cavalier ou d’un courtisan que l’accoutrement simple d’un officier parlementaire. Mais, le ciel le sait ! il y avait bien peu des grâces et de la dignité d’un homme de cour dans la tournure et l’extérieur de ce personnage, à qui son bel habit allait aussi bien que sied au pourceau d’une enseigne sa riche armure d’or. Il n’était pas précisément laid ou difforme, car, pris en détail, chacun de ses traits était assez bien ; mais ses membres semblaient se mouvoir d’après des principes d’action différents et contradictoires. Ils n’étaient pas, comme a dit un auteur comique, dans une parfaite concaténation ; sa main droite agissait comme si elle n’eût pas été d’accord avec la gauche ; et ses jambes se montraient disposées à marcher dans des directions différentes et contraires. Bref, pour employer une comparaison extravagante, les membres du colonel Desborough paraissaient plutôt ressembler aux représentants querelleurs d’un congrès fédératif qu’à l’union fortement cimentée des ordres de l’État dans une monarchie ferme et immuable, où chacun est à sa place, et où tous obéissent aux mêmes lois.

Le général Harrison, deuxième commissaire, était un homme grand, sec, de moyen âge, qui s’était élevé jusqu’au grade éminent qu’il occupait dans l’armée, et avait mérité la faveur de Cromwell aussi bien par son courage intrépide sur le champ de bataille que par la popularité qu’il s’était acquise au milieu des saints militaires, des sectaires et des indépendants qui composaient l’armée en majeure partie. Harrison était sorti de basse extraction, et destiné à prendre l’état de son père, qui était boucher. Toutefois sa physionomie, quoique grossière, n’était pas commune comme celle de Desborough, qui avait sur lui l’avantage de la naissance et de l’éducation. Il avait, comme nous avons dit, la grandeur et la force qui siéent à un homme ; il était bien fait, et ses manières annonçaient un caractère de soldat qu’on pouvait craindre, mais qui ne devait pas le rendre un objet de mépris ou de ridicule ; son nez aquilin, ses yeux vifs et noirs, faisaient avantageusement ressortir une figure d’ailleurs irrégulière ; et l’enthousiasme sauvage qu’on y voyait pétiller parfois quand il cherchait à entraîner les autres à ses opinions, et qui parfois semblait sommeiller sous ses longs cils noirs quand il réfléchissait, lui donnait un air imposant et même noble. Il était un des principaux chefs de ceux qu’on appelait les hommes de la cinquième monarchie, qui, dépassant de beaucoup le fanatisme ordinaire de l’époque, interprétaient présomptueusement les livres des révélations d’après leurs fantaisies, regardaient le second avènement du Messie et le millenium, ou règne des saints sur la terre, comme à la veille d’arriver, et s’imaginaient qu’éclairés, comme ils le prétendaient, par le pouvoir de prédire les événements prochains, ils étaient les instruments choisis pour l’établissement du nouveau règne, ou de la cinquième monarchie, comme on disait, et qu’ils étaient par cette raison destinés à en gagner les honneurs, soit au ciel, soit sur la terre.

Lorsque cet esprit d’enthousiasme, qui agissait sur lui comme une folie partielle, n’affectait pas immédiatement l’esprit d’Harrison, c’était un homme aussi habile dans le monde que bon soldat ; quoique paraissant négliger l’occasion d’améliorer sa fortune en attendant l’exaltation de la cinquième monarchie, il était néanmoins un des instruments principaux de l’établissement de la puissance souveraine du lord général. Fallait-il s’en prendre à sa première profession et à l’habitude qu’il avait de voir avec indifférence les souffrances et le sang, à une disposition naturelle et à un manque de sensibilité, ou bien enfin au caractère ardent de son enthousiasme, qui lui faisait considérer tous ceux qui n’étaient pas de son avis comme contraires à Dieu même, et par conséquent ne méritant ni grâce ni merci ? c’est ce qu’il n’était pas facile de décider ; mais tout le monde convenait qu’après une victoire ou la prise d’assaut d’une ville, Harrison était un des hommes les plus cruels et les plus impitoyables de l’armée de Cromwell, ayant toujours une citation toute prête, qu’il appliquait mal à propos pour autoriser l’exécution sans délai des fuyards, et parfois même mettant à mort ceux qui s’étaient rendus comme prisonniers. On dit que de temps à autre le souvenir de ses cruautés lui troublait la conscience « dérangeait les rêves de béatitude auxquels son imagination s’abandonnait.

Lorsque Éverard entra dans l’appartement, ce représentant des soldats fanatiques qui remplissaient les régiments que Cromwell avait, par politique, maintenus sur pied, tandis qu’il travaillait à réduire ceux où prédominait le parti presbytérien, était assis un peu à l’écart des autres, ses jambes croisées et étendues vers le feu dans toute leur longueur, la tête appuyée sur son coude, et les yeux levés en l’air, comme s’il étudiait le plus gravement du monde la sculpture à moitié détruite du plafond gothique.

Nous n’avons plus maintenant à parler que de Bletson. Pour la tournure et le visage, il était totalement opposé aux deux autres ; il n’y avait ni négligence ni recherche dans sa mise, et il ne portait sur lui aucun signe militaire ni les marques distinctives de son grade ; une petite rapière semblait portée simplement pour indiquer son titre de gentilhomme, sans que sa main eût la moindre envie de faire connaissance avec la poignée, ou son œil avec la lame ; sa physionomie était vive et fine, son visage sillonné par des rides que la réflexion y avait imprimées plutôt que l’âge. Un ricanement habituel, même quand il souhaitait le moins exprimer le dédain sur ses traits, semblait assurer à la personne avec qui il parlait, qu’on devait trouver en lui un homme d’une intelligence bien supérieure à la sienne. C’était un triomphe d’intelligence seulement ; car en toute occasion où il différait avec d’autres personnes pour des opinions spéculatives, et même dans toutes les controverses possibles, Bletson évitait l’utlima ratio des querelles sérieuses et des coups.

Pourtant cet homme pacifique s’était trouvé contraint à servir personnellement dans l’armée parlementaire au commencement de la guerre civile, jusqu’à l’instant où, ayant eu le malheur de se trouver en contact avec le bouillant prince Robert, on jugea sa retraite si précipitée, qu’il fallut toute l’intervention de ses amis pour empêcher qu’il ne fût mis en accusation et traduit devant un conseil de guerre. Mais comme Bletson parlait bien et avait beaucoup d’influence dans la chambre des communes qui était sa sphère naturelle, et qu’il avait, sous ce rapport, conquis l’estime de son parti, sa conduite à Edgehili fut oubliée, et il continua de prendre une part active à tous les événements politiques de ce temps orageux, ne se mêlant que de loin aux opérations militaires.

En politique, les principes théoriques de Bletson l’avaient longtemps poussé à embrasser les opinions d’Harrison et autres qui adoptèrent l’idée visionnaire d’établir une république toute démocratique dans un pays aussi étendu que la Grande-Bretagne ; c’était une téméraire théorie dans un peuple distingué par une variété infinie dans les rangs, dans les habitudes de l’éducation, dans les mœurs, où la fortune des individus est si disproportionnée, et enfin où le plus grand nombre des habitants se compose des classes inférieures des grandes villes et des districts manufacturiers, tous gens incapables de jouer un rôle dans la direction d’un État qui doit être rempli par les membres d’une république dans le sens propre du mot. Aussi les leçons de l’expérience eurent bientôt appris qu’une pareille forme de gouvernement, si on l’adoptait, n’avait pas la moindre chance de stabilité ; et la seule question fut celle-ci : Les débris, ou comme on l’appelait vulgairement, le Croupion du long parlement, alors réduit à une vingtaine d’individus, par l’expulsion d’un si grand nombre de membres, continuerait-il, en dépit de son impopularité, à diriger les affaires d’Angleterre ? Ou bien le parlement plongerait-il l’État dans le désordre, en se dissolvant lui-même après avoir rendu les ordonnances qui en convoquaient un nouveau dont on ne pouvait pas plus garantir la composition que les mesures qu’il prendrait une fois réuni ? Ou enfin Cromwell, comme il arriva effectivement, ne devait-il pas jeter son épée dans la balance, et s’emparer audacieusement du pouvoir que les rentes du parlement étaient incapables de retenir, et pourtant effrayés d’abandonner ?

Telle étant la position des partis, le conseil d’état, s’efforçait de calmer et d’adoucir l’armée en distribuant des faveurs dont il pouvait disposer, comme un mendiant jette une croûte de pain à un dogue pour le faire taire. Dans cette vue, Desborough avait été nommé commissaire au séquestre de Woodstock pour satisfaire Cromwell ; Harrison pour apaiser les hommes violents de la cinquième monarchie ; et Bletson, comme républicain sincère et formé du même levain que le parlement.

Mais s’ils supposaient que Bletson eût la moindre intention de devenir martyr du républicanisme, ou de se soumettre à quelque sacrifice considérable pour cette cause, ils se trompaient grossièrement. Il partageait au fond du cœur leurs principes, et tout autant depuis qu’on les avait reconnus impraticables ; car un essai malheureux ne convertit pas plus le spéculateur politique que l’explosion d’une cornue ne détrompe un alchimiste. Cependant Bletson était disposé à se soumettre à Cromwell, ou à tout autre qui aurait l’autorité suprême. En pratique, il était toujours sujet obéissant des pouvoirs établis, et faisait peu de différence entre les diverses espèces de gouvernement, persuadé, en théorie, que toutes étaient également imparfaites dès qu’elles s’écartaient du modèle que trace Harrington dans son Oceana. Cromwell le tenait déjà comme de la cire amollie qu’on place entre le pouce et l’index, et qui va recevoir l’empreinte du cachet ; souriant en lui-même de voir le conseil d’état combler Bletson de récompenses, comme un fidèle partisan ; tandis qu’il était certain de son obéissance aussitôt que le changement attendu dans le gouvernement aurait lieu. Mais Bletson était encore plus attaché à ses doctrines métaphysiques qu’à ses opinions politiques, et poussait sa croyance à la perfectibilité de l’espèce humaine aussi loin que celle sur la perfection imaginable d’un modèle de gouvernement. Et de même que, dans ce second cas, il se déclarait contre toute puissance qui n’émanait pas du peuple, de même, dans ses spéculations morales, il ne pouvait se résoudre à rapporter aucun des phénomènes de la nature à une cause finale. Quand on le pressait un peu, il est vrai, Bletson était contraint de développer à demi-voix une doctrine inintelligible d’un Animus mundi du pouvoir créateur dans les ouvrages de la nature, au moyen duquel la nature appelait d’abord à l’existence, et ensuite continuait à maintenir ses ouvrages. À ce pouvoir, disait-il, les plus purs métaphysiciens rendaient un certain degré d’hommage ; et lui-même n’était pas absolument porté à censurer ceux qui, par l’institution des jours de fête, des chœurs de danse, des chants, des repas et des libations innocentes, paraissaient disposés à adorer cette grande divinité, la Nature : car danser, chanter, manger et se divertir, étant choses aussi plaisantes pour les jeunes gens que pour les vieillards, on pourrait aussi bien se divertir, danser et se régaler pour célébrer les jours de fête que sous tout autre prétexte. Cependant, selon lui, ce système modéré de religion ne devait être mis en pratique qu’avec autant d’exceptions qu’en admet le serment de Highgate[47] ; et personne ne pouvait être forcé à danser, à chanter, à boire ou à manger, si son goût ne le portait pas à de tels divertissements ; personne non plus ne devait être contraint d’adorer le pouvoir créateur, que ce fût sous le nom d’Animus mundi, ou sous tout autre. L’intervention de la Divinité dans les affaires de ce monde, il la niait absolument, et c’était prouver, à sa propre satisfaction, que cette idée n’avait pour fondement qu’une ruse de prêtre. Bref, sauf cette exception métaphysique, M. Josué Bletson de Darlington, membre du parlement pour le banc de Little-Greed[48], était aussi près de prêcher l’athéisme qu’il est possible de le faire ; nous y mettons cependant toutes les restrictions nécessaires, car nous connaissons bien des gens comme Bletson, quoique leurs craintes ne soient sanctionnées par aucune croyance religieuse. Les démons, dit-on, croient et tremblent ; mais sur cette terre il y a bien des êtres qui, dans une situation pire même que celle des véritables enfants de la perdition, tremblent sans croire, et craignent même en blasphémant.

On doit en conclure tout naturellement que rien ne pouvait plus exciter le mépris de M. Bletson que les disputes entre les épiscopaux et les presbytériens, les presbytériens et les indépendants, les quakers et les brownistes, et toutes les sectes différentes qui avaient commencé la guerre civile, et qui en prolongeaient encore les désordres. C’était, disait-il, comme si les bêtes de somme allaient se quereller entre elles sur la mode de leurs licous ou de leurs bâts, au lieu de profiter d’une occasion favorable pour s’en débarrasser. Il avait coutume de faire d’autres remarques spirituelles et énergiques en temps et lieu, par exemple, au club appelé la Rota, fréquenté par Saint-John, et établi par Harrington pour la libre discussion des sujets politiques et religieux.

Mais lorsque Bletson était hors de cette académie ou de cette citadelle de la philosophie, il se gardait avec soin de porter son mépris pour le préjugé général en faveur de la religion et du christianisme plus loin qu’une objection couverte ou un ris moqueur. S’il trouvait occasion de causer en particulier avec un jeune homme ingénu et intelligent, il essayait quelquefois de faire un prosélyte, et montrait beaucoup d’adresse à séduire la vanité de l’inexpérience, en lui faisant observer qu’un esprit comme le sien devait s’armer contre les préjugés imposés à son enfance, en l’assurant qu’un homme tel que lui, prenant le clavus de la raison, et déposant la bulla[49] d’une incapacité de jeunesse, comme disait Bletson, pouvait examiner et décider par lui-même. Il arrivait souvent que le jeune homme était amené à adopter en totalité ou en partie les doctrines du sage qui lui avait découvert son génie naturel et l’avait pressé de s’en servir pour examiner et reconnaître par lui-même, et enfin prendre un parti. Ainsi la flatterie gagnait plus de prosélytes à l’incrédulité que n’eussent pu faire ni tout le pouvoir de l’éloquence, ni les artificieux sophismes de l’incrédule.

Ces tentatives, pour étendre l’influence de ce qu’on appelait liberté de pensées ou philosophie, étaient faites, comme nous l’avons dit, avec une précaution dictée par le caractère timide du philosophe. Bletson ne se dissimulait pas que ses doctrines étaient suspectes, et ses démarches surveillées par les deux principales sectes des épiscopaux et des presbytériens, qui, ennemies l’une de l’autre, étaient encore plus hostiles à celui qui s’opposait non seulement à l’établissement d’une église quelconque, mais encore au christianisme, sous quelque dénomination que ce fût. Il trouva plus facile de se cacher parmi les indépendants qui demandaient liberté entière de conscience, ou tolérance illimitée, et dont la croyance, différant des autres sous tous les rapports et dans tous les détails, était poussée par quelques uns jusqu’à de si grossières erreurs, qu’ils dépassaient de beaucoup les limites de toutes les espèces de christianisme, et s’approchaient de très près de l’incrédulité, car toujours les extrêmes se touchent.

Bletson jouissait d’une grande influence parmi ces sectaires, et on avait dans sa logique et son adresse une confiance si aveugle qu’il alla, dit-on, jusqu’à concevoir l’espérance de ramener enfin à ses opinions l’enthousiaste Vane, ainsi qu’Harrison, qui ne l’était pas moins, pourvu qu’il parvînt à leur faire abandonner leur vision d’une cinquième monarchie, et à obtenir d’eux qu’ils se contentassent du règne des philosophes en Angleterre, pour le temps naturel de leur vie, au lieu du règne des saints durant leur millenium.

Tel était le singulier groupe dans lequel Éverard venait d’être introduit, montrant, par la diversité de leurs opinions, sur combien de rivages écartés l’homme peut faire naufrage dès qu’il a une fois lâché l’ancre que la religion lui a donnée pour le retenir. Le subtil égoïsme et la science mondaine de Bletson, les téméraires et ignorantes conclusions du féroce et mal élevé Harrison, les entraînaient dans les extrêmes opposés de l’enthousiasme et de l’incrédulité, tandis que Desborough, stupide par nature, ne songeait nullement à la religion ; et pendant que les autres fournissaient à pleines voiles des courses différentes, mais également fausses, on pouvait dire de lui qu’il périssait comme un navire qui, faisant une voie d’eau, s’enfonce dans la rade même. Il était étonnant de voir cette étrange variété d’égarements et d’erreurs de la part du roi et de ses ministres, du parlement et de ses chefs, des royaumes alliés d’Angleterre et d’Écosse l’un envers l’autre, et qui s’était combinée pour faire de ces hommes d’opinions si dangereuses et d’un caractère si intéressé les arbitres de la destinée de la Grande-Bretagne. Ceux qui argumentent avec un esprit de parti, voient toutes les fautes d’un côté, sans daigner jeter un regard sur celles de l’autre ; ceux qui étudient l’histoire pour leur instruction, s’apercevront que c’est seulement le manque de concessions de part et d’autre, et la grande animosité qui s’était élevée entre le parti du roi et celui du parlement, qui pouvaient déranger totalement l’équilibre parfait de la constitution anglaise. Mais nous nous hâtons de quitter ces réflexions politiques, car nous doutons fort qu’elles puissent plaire ni aux whigs ni aux torys.


CHAPITRE XII.

L’APPARITION.


À trois, nous formons un collège… Si vous nous donnez un quatrième, faites qu’il apporte sa part avec lui.
Beaumont et Fletcher.


M. Bletson se leva et présenta ses hommages au colonel Éverard, avec l’aisance et la courtoisie d’un gentilhomme du temps ; cependant il fut mécontent de son arrivée sous tous les rapports, le regardant comme un homme religieux qui détestait ses principes sur la liberté de penser, et qui pouvait réellement l’empêcher de convertir Harrison et même Desborough, en supposant toutefois qu’il fût possible de mouler une pareille argile au culte de l’Animus mundi. D’ailleurs, Bletson savait qu’Éverard était un homme d’une probité inébranlable, et nullement disposé à favoriser un projet pour lequel il avait déjà, et avec succès, sondé ses deux autres collègues, et qui était combiné de manière à assurer aux commissaires quelque petite indemnité des peines qu’ils allaient se donner pour les affaires publiques. Le philosophe fut encore moins charmé de voir le magistrat et le pasteur qui l’avaient rencontré dans sa fuite le soir précédent, parmâ non benè relictâ[50], ayant oublié son manteau et son pourpoint à la Loge.

La présence du colonel ne fut pas plus agréable à Desborough qu’à Bletson ; mais le premier, qui n’avait en lui ni la moindre philosophie, ni la moindre idée qu’il fût possible à un homme de résister à la tentation de s’emplir les poches d’un argent non compté, fut surtout embarrassé en songeant que le butin qu’ils pouvaient espérer faire, serait, par cette funeste addition à leur nombre, partagé non plus en trois, mais en quatre. Et cette réflexion ajouta à la maladresse naturelle avec laquelle il souhaita une espèce de bonjour à Éverard.

Quant à Harrison, il demeurait comme livré à de plus hautes pensées ; il ne changea point de posture, et les yeux toujours fixés sur le plafond, rien n’indiquait en lui qu’il se fût le moins du monde aperçu que la compagnie où il se trouvait fût plus nombreuse.

Cependant Éverard prit place à table, comme un homme qui en a le droit, et fit signe à ses compagnons de se placer vers le bas bout. Wildrake comprit si mal, qu’il allait s’asseoir avant le maire ; mais un regard de son patron lui faisant sentir cette inconvenance, il se leva et alla s’asseoir plus bas, en sifflant toutefois, ce qui fit tressaillir la compagnie, qui fut choquée d’une liberté aussi inconvenante. Pour mettre le comble à son impolitesse, il prit une pipe, et la remplissant de tabac qu’il avait dans une énorme boîte, s’enveloppa bientôt d’un nuage épais de fumée, d’où l’on vit peu après une main sortir, saisir une cruche d’ale, l’entraîner dans ce vaporeux sanctuaire, et après avoir bu un bon coup, la replacer sur la table ; alors il recommença à renouveler le nuage qu’il avait laissé presque se dissiper pendant qu’il buvait.

Personne ne fit aucune remarque sur sa conduite, par égard probablement pour le colonel Éverard, qui se mordit les lèvres, mais garda le silence, dans la crainte qu’un reproche ne tirât de son compagnon réfractaire un geste ou un mot qui décelât plus ouvertement qu’il était Cavalier. Comme ce silence lui semblait ridicule, et que les autres ne faisaient pas d’avances pour le rompre, les premiers compliments échangés, le colonel Éverard dit enfin : « Je présume, messieurs, que vous êtes un peu surpris de me voir arriver ici, et me jeter sans cérémonie dans votre compagnie. — Et pourquoi, par tous les diables, en serions-nous surpris, colonel ? dit Desborough ; nous connaissons l’habitude de Son Excellence, de mon beau-frère Noll… je veux dire, de milord Cromwell, de loger dans les villes où il passe plus d’hommes qu’elles n’en peuvent contenir. Es-tu nommé commissaire avec nous ? — S’il en est ainsi, » dit Bletson souriant et s’inclinant, « le lord général nous a donné le plus agréable collègue qui pût nous être adjoint. Sans doute, votre autorité pour participer à nos opérations est établie par un ordre du conseil d’état ? — Par un ordre que je vais vous exhiber, messieurs, » leur répondit-il. Il tira donc son mandat, et allait leur en communiquer le contenu, lorsqu’il observa qu’il y avait trois ou quatre flacons presque vides sur la table, que Desborough avait l’air plus stupide que d’ordinaire, et que les yeux du philosophe Bletson lui roulaient dans la tête, malgré ses habitudes de tempérance ; il en conclut que les commissaires s’étaient fortifiés contre les horreurs d’une maison habitée par des esprits, en faisant bonne provision de ce qu’on appelle courage hollandais, et se détermina donc prudemment à attendre pour leur communiquer son importante affaire, que le matin leur eût rendu leur sang-froid. Ainsi au lieu de leur présenter l’ordre du général qui annulait leur commission, il se contenta de répondre : « Mon affaire, en effet, a quelques rapports avec vos opérations ici. Mais… excusez ma curiosité… voilà un révérend ministre, » leur montrant Holdenough, « qui m’a dit que vous aviez été si singulièrement embarrassés ici, qu’il vous avait fallu recourir à l’autorité civile et spirituelle pour prendre possession de Woodstock. — Avant d’entamer ce sujet, » dit Bletson en rougissant jusqu’au blanc des yeux, en pensant à la frayeur qu’il avait si évidemment montrée, et qui s’accordait si mal avec ses principes, « je voudrais d’abord savoir quel est cet autre étranger qui est venu avec le digne magistrat et le non moins digne presbytérien. — C’est probablement de moi que vous voulez parler, » reprit aussitôt Wildrake en ôtant sa pipe de sa bouche. « Corbleu ! il fut un temps où j’avais un plus beau titre à vous décliner ; mais à présent je ne suis que le pauvre clerc, le secrétaire de Son Honneur, quelque nom que vous vouliez bien me donner. — Par saint George ! mon joli drôle, tu es un gaillard à langue bien pendue, dit Desborough ; il y a en bas mon secrétaire Tomkins qu’on a assez sottement nomme Fibbet, et l’honorable secrétaire du lieutenant-général Harrison, Bibbet[51], qui sont maintenant à souper ; mais ils n’oseraient pas, sous peine de perdre les oreilles, parler autrement qu’à voix basse en présence de leurs supérieurs, quand on ne les interroge pas. — Oui, colonel Éverard, » dit le philosophe avec un tranquille sourire, content sans doute de détourner la conversation du sujet de l’alarme de la nuit dernière, et d’éloigner des souvenirs qui diminuaient à ses yeux son amour-propre et sa satisfaction de lui-même… « oui ; et quand maître Fibbet ou maître Bibbet s’avisent de parler, leurs affirmations sont si semblables que leurs noms feraient deux bonnes rimes dans une pièce de vers. Si maître Fibbet vient à inventer un conte, maître Bibbet jure que c’est vérité pure ; si maître Bibbet s’enivre en crainte du Seigneur, maître Fibbet jure qu’il est la sobriété même. J’ai appelé mon secrétaire Gibbet, quoiqu’il se nomme seulement Gibéon, un digne Isaélite, à votre service, colonel ; un jeune homme aussi pur qu’aucun de ceux qui ont pris leur part de l’agneau pascal ; mais je l’appelle Gibbet simplement pour fournir la troisième rime du saint trèfle. Votre écuyer, colonel Éverard, à en juger par son air, me semble bien digne de marcher de pair avec le reste de la confrérie. — Vous vous trompez, répondit le Cavalier, car je ne veux être accouplé ni à un chien de juif, ni à une juive non plus. — Point de plaisanterie là-dessus, jeune homme, dit le philosophe ; sachez que les juifs sont les frères aînés de la religion. — Les juifs sont plus vieux que les chrétiens, ajouta Desborough. Par saint George ! tu seras mandé à la barre de l’assemblée générale, Bletson, si tu oses parler ainsi ! »

Wildrake sourit, sans se gêner, de la crasse ignorance de Desborough, et un rire étouffé, parti de derrière le buffet, sembla l’approuver ; et lorsqu’on en voulut connaître les auteurs, on trouva que c’étaient les domestiques. Ces messieurs, aussi peureux que leurs maîtres, après avoir posé les lumières sur la table, au lieu de sortir de l’appartement, avaient seulement été se cacher dans l’endroit où l’on venait de les découvrir. — Comment, coquins, » s’écria Bletson avec colère ; « ne connaissez-vous pas mieux votre devoir ? — Nous demandons humblement pardon à Votre Honneur, répondit un des domestiques ; mais nous avons mis tous les chandeliers sur la table, et vraiment nous n’avons pas osé redescendre l’escalier sans lumière. — Sans lumière, infâmes poltrons ! dit le philosophe. Quoi ! est-ce pour voir lequel de vous pâlit davantage lorsqu’un rat vient à crier ? Mais prenez un chandelier et décampez au plus vite. Les diables dont vous êtes tant épouvantés n’ont besoin que d’être de chétives souris pour avoir affaire à des chauves-souris comme vous. »

Les domestiques, sans répliquer, ayant à leur tête Fidèle Tomkins, prirent un chandelier et se mirent en devoir de partir, lorsque tout-à-coup, au moment où ils arrivaient à la porte du salon restée entr’ouverte, elle s’ouvrit brusquement. Les trois domestiques reculèrent épouvantés, et vinrent tomber au milieu de l’appartement, comme si on eût déchargé une arme à feu sur eux, et tous ceux qui étaient attablés se levèrent précipitamment.

Le colonel Éverard, qui était incapable d’un mouvement de frayeur, resta immobile pour voir ce qu’allaient faire ses compagnons, et pénétrer, s’il le pouvait, la cause de leurs alarmes. Le philosophe semblait croire qu’il était intéressé plus que personne à montrer du courage en cette occasion.

Il s’élança donc vers la porte avec la vitesse d’un limaçon, en murmurant contre la lâcheté des domestiques, et il était facile de voir qu’il se fût vu avec grand plaisir désarmé par un de ceux que ses reproches venaient encourager. « Stupides poltrons ; » s’écria-t-il enfin, saisissant le bouton de la porte, mais sans le tourner de manière à ouvrir, « n’osez-vous plus ouvrir une porte ? » Puis tâchant encore de pousser le bouton : « N’osez-vous descendre un escalier à tâtons ? voyons, apportez-moi de la lumière, lâches vilains !… Par le ciel ! quelqu’un soupire en dehors ! »

À ces mots il quitta le loquet de la porte du salon, et recula de deux ou trois pas dans l’appartement, aussi pâle que la cravate blanche qu’il portait à son cou.

« Deus adjutor meus ! » dit le ministre presbytérien en se levant de son siège. « Faites place, monsieur, » s’adressant à Bletson : — il paraîtrait que je m’y connais mieux que vous, et j’en remercie le ciel : je suis armé pour le combat. »

Hardi comme un grenadier qui monte à la brèche, et non moins convaincu pourtant qu’il allait courir un grand danger, mais s’en remettant à la bonté de sa cause, le digne ministre passa devant Bletson, et, prenant d’une main une lumière accrochée à la muraille, ouvrit tranquillement la porte de l’autre, et dit en s’arrêtant sur le seuil : « Il n’y a rien ! » — Qui s’attendait donc à voir quelque chose, répondit Bletson, excepté ces grands benêts que le frisson prend à chaque bouffée de vent qui siffle dans les corridors de ce vieux manoir ! — Avez-vous remarqué, maître Tomkins, » dit un des valets à l’oreille du secrétaire de Desborough ; « avez-vous vu avec quel courage le ministre les a tous devancés ? Ah ! maître Tomkins, notre curé est le premier officier de l’Église ; tous vos prédicateurs laïques ne sont que des clubistes et des volontaires. — Me suive qui voudra, dit maître Holdenough, ou marche devant moi qui peut en avoir envie ; je visiterai tous les endroits habitables de la maison avant d’en sortir, et m’assurerai par moi-même si Satan s’est réellement logé dans cet affreux repaire d’anciennes iniquités, ou si, comme cet homme dont parle le saint David, nous sommes effrayés et prenons la fuite lorsque personne ne nous poursuit. »

Harrison, qui avait entendu ces mots, se leva tout-à-coup, et dégainant son épée, s’écria : « Y eût-il autant de démons dans la maison que j’ai de cheveux sur la tête, n’importe ! je les chargerai jusque dans leurs derniers retranchements. »

À ces mots, il brandit son épée, et fut en toute hâte se mettre à la tête de la colonne et à côté du ministre. Le maire de Woodstock rejoignit ensuite le bataillon, se croyant peut-être plus en sûreté en la compagnie de son pasteur ; et toute la bande se mit en marche, rangs serrés, accompagnée des domestiques qui servaient d’éclaireurs, pour chercher dans la Loge la véritable cause de la terreur panique qui semblait les avoir tous si subitement saisis.

« Holà ! je suis des vôtres, mes amis, » dit le colonel Éverard, qui était resté immobile de surprise, et qui se mettait en devoir de rejoindre la troupe, tandis que Bletson le tirait par son manteau et le suppliait de rester.

« Vous voyez, mon cher colonel, » en affectant un courage qui démentait sa voix tremblante, « il n’y a que vous et moi, ainsi que l’honnête Desborough, pour garder la garnison, tandis que les autres font une sortie. En pareil cas on ne doit point hasarder tout son monde… ce serait violer l’art militaire… ha, ha, ha ! — Au nom du ciel ! que veut dire tout cela ? répondit Éverard. J’ai entendu conter de ridicules histoires d’apparition en venant de ces côtés, et voici que je vous trouve à demi fous de frayeur, et ne puis obtenir de vous, tant que vous êtes, un seul mot de bon sens. Fi ! colonel Desborough ; fi ! maître Bletson… tâchez de vous remettre, et apprenez-moi, au nom du ciel, la cause de toute cette épouvante : on croirait que vous avez la tête perdue. — Et la mienne pourrait bien l’être, dit Desborough ; oui, elle est encore toute bouleversée, puisque l’on a culbuté mon lit la nuit dernière, et que je suis resté dix minutes les pieds en l’air, la tête en bas, comme un bœuf que l’on va tuer. — Que signifient ces sottises, maître Bletson ? Desborough a-t-il eu le cauchemar cette nuit ? — Ma foi, colonel, les spectres, ou qui que ce fût, ont été favorables à l’honnête Desborough, car ils ont fait reposer toute sa personne sur la partie de son corps qui… chut ! n’entendez-vous rien ?… est son centre de gravité, savoir : la tête. — Avez-vous rien vu qui vous effrayât ? demanda le colonel. — Rien, répondit Bletson ; mais nous avons entendu un bruit d’enfer, et tous nos gens aussi ; quant à moi qui n’ajoute pas foi aux esprits ni aux apparitions, j’en ai conclu que les Cavaliers venaient nous surprendre. C’est pourquoi me rappelant le sort de Ranisborough, je sautai par la fenêtre et courus à Woodstock pour envoyer les soldats au secours d’Harrison et de Desborough. — Et n’avez-vous pas tâché d’abord de voir où était le danger ? — Vous oubliez, mon cher ami, que j’ai rendu ma commission au moment où l’intolérance s’est répandue dans l’armée. C’eût été violer mon devoir, comme membre du parlement, que de déclamer au milieu d’une bande de coquins, surtout moi n’ayant aucune autorité militaire. Non… puisque le parlement m’a commandé de rengainer, colonel, j’ai trop de respect pour son autorité pour qu’il me voie jamais violer un pareil ordre. — Mais le parlement, » dit vivement Desborough, « ne vous a point commandé de faire usage de vos talons quand vous pouviez de vos mains empêcher un homme d’être étranglé, sacrés diables ! Vous auriez dû vous arrêter en voyant mon lit renversé et les pieds en l’air, et moi-même à demi étouffé entre mes draps ; vous auriez dû, dis-je, vous arrêter, mettre la main à l’œuvre pour me délivrer, au lieu de sauter par la fenêtre comme un mouton nouvellement tondu : c’eût été fait en moins de temps que vous n’en avez mis à parcourir ma chambre. — Ah ! digne maître Desborough, » dit Bletson en donnant un coup d’œil significatif à Éverard pour lui faire comprendre qu’il plaisantait aux dépens de son benêt de collègue, « savais-je comment vous étiez dans l’habitude de vous coucher ? Il y a bien des manières différentes… Je suis du nombre de ceux qui, par goût, dorment sur un lit dont la pente forme un angle de quarante-cinq degrés. — C’est fort bien ; mais avez-vous jamais vu, sans que ce soit un miracle, un homme se tenir droit sur la tête ? — Voyons, quant aux miracles… » répliqua le philosophe rassuré par la présence d’Éverard, et qui profita de cette occasion de se moquer de la religion pour faire diversion à ses craintes… « Je prétends qu’ils sont hors de la question, attendu que les preuves qu’on donne sur de telles matières seraient aussi peu propres à établir la conviction qu’un crin de cheval à traîner une baleine. »

Un long coup de tonnerre, ou un bruit non moins effroyable, retentit dans toute la Loge au moment où le plaisant finissait ; il demeura pâle et immobile ; et Desborough se jeta à genoux en faisant mille exclamations et en récitant des prières.

« Il faut qu’il y ait quelque manigance ! » s’écria Éverard ; et saisissant une des lumières, il sortit précipitamment de l’appartement, ne s’inquiétant guère des supplications du philosophe qui, au comble du désespoir, le conjurait par l’Animus mundi de rester pour défendre un philosophe menacé par les sorciers, et un membre du parlement assailli par des coquins. Quant à Desborough, il ouvrit la bouche comme un paysan qui assiste pour la première fois à une pantomime, ne sachant s’il devait suivre le colonel ou demeurer ; son indolence naturelle l’emporta, et il se rassit.

En arrivant sur le palier de l’escalier, Éverard s’arrêta un instant pour réfléchir de quel côté il devait diriger ses pas. Il entendit au rez-de-chaussée des voix qui parlaient vite et haut, comme si elles eussent voulu étourdir leur frayeur ; et sentant que ceux dont les recherches étaient dirigées si brusquement ne pourraient rien découvrir, il se détermina à prendre une direction différente et à examiner le second étage où il venait d’arriver.

Il connaissait tous les coins de la maison dans la partie habitée aussi bien que dans celle qui ne l’était pas, et se servit de sa lumière pour traverser deux ou trois corridors difficiles dont il avait peur de ne pas se rappeler suffisamment tous les détours. En avançant ainsi, il se trouva enfin dans une espèce d’œil-de-bœuf, de vestibule octogone, de petite pièce sur laquelle ouvraient plusieurs appartements. Parmi ces portes, Éverard en choisit une qui conduisait dans une galerie étroite, ruinée par le temps, construite tous Henri VIII, se prolongeant dans la partie sud-ouest du bâtiment, et communiquant, en divers endroits, avec le reste de la maison. Il pensa que ce pourrait être en cet endroit que s’étaient placés ceux qui voulaient faire les esprits ; d’autant plus que la longueur et la forme de ce corridor lui donnèrent à imaginer que l’endroit était très favorable pour imiter le bruit du tonnerre.

Résolu à s’assurer de la vérité, s’il était possible, il posa sa lumière sur une table dans le vestibule, et tâcha d’ouvrir la porte de la galerie. Mais alors il éprouva une forte opposition, soit qu’un verrou fût tiré en dedans, soit que, comme il le croyait plutôt, quelqu’un résistât à ses efforts. Cette dernière idée lui semblait d’autant plus probable que la résistance faiblissait et se renouvelait, au lieu de présenter l’opposition permanente d’un obstacle inanimé. Quoique Éverard fût jeune, vigoureux et endurci à la fatigue, il épuisa vainement ses forces en essayant d’ouvrir la porte ; après s’être arrêté un instant pour reprendre haleine, il allait recommencer ses efforts du pied et de l’épaule, et appeler même à son aide, quand, à sa grande surprise, en repoussant plus doucement la porte pour découvrir de quel côté elle résistait à ses efforts, elle céda tout-à-coup. Éverard entendit tomber à terre, comme brisé, quelque chose qui la retenait, et la porte fut toute grande ouverte. Le vent occasionné par l’ouverture soudaine de la porte éteignit la chandelle, et le colonel se trouva dans l’obscurité, sauf dans les endroits où le clair de lune, qu’arrêtait une longue file de fenêtres grillées, pénétrait imparfaitement dans la galerie qui se prolongeait devant lui dans des ténèbres noires à loger des esprits.

Cette mélancolique et douteuse lumière était encore affaiblie par une multitude de plantes grimpant à l’extérieur du mur, et qui, poussant en toute liberté depuis que l’on avait tout négligé dans ces antiques appartements, étaient parvenues à une hauteur extraordinaire, et avaient en certains endroits de beaucoup diminué et en d’autres tout-à-fait bouché les ouvertures des fenêtres, s’étendant entre les châssis de pierres massives et ciselées qui les partageaient en long et en large. De l’autre côté, il n’y avait pas du tout de fenêtres, et la galerie avait été autrefois entièrement revêtue de peintures, de portraits surtout, qui ornaient ce côté de l’appartement. La plupart des peintures avaient disparu ; mais des cadres vides d’un côté, et de l’autre des restes de portraits en lambeaux, se voyaient encore le long des murailles de la galerie délabrée. La vue en était si triste, et le lieu semblait si propre à de mauvais desseins, en supposant qu’il y eût des ennemis dans les environs, qu’Éverard ne put s’empêcher en entrant de s’arrêter et de se recommander à Dieu, avant de s’enfoncer dans le corridor ; son épée nue à la main, et marchant avec le moins de bruit possible, il se tint dans l’ombre autant qu’il le put.

Markham Éverard n’était nullement superstitieux ; mais il avait la crédulité ordinaire de son siècle, et quoiqu’il ne crût pas aisément aux histoires d’apparitions surnaturelles, pourtant il pensait, en dépit de lui-même, qu’il se trouvait dans un lieu où certes les visions, en supposant qu’on pût jamais en apercevoir, devaient se montrer ; son pas léger et vacillant, son épée nue et les bras étendus en avant (action et attitude du doute et du soupçon), contribuaient à augmenter dans son esprit ces lugubres pensées dont cette démarche est l’indice ordinaire et dont elles sont toujours accompagnées. Livré à ces fâcheuses impressions et persuadé qu’il avait près de lui quelque être malfaisant, le colonel Éverard avait déjà traversé presque la moitié de la galerie, lorsqu’il entendit soupirer et une voix douce et lente prononcer son nom.

« Me voici, » répondit-il, tandis que son cœur battait fort et vite ; « qui appelle Markham Éverard ? »

Un second soupir fut la seule réponse.

« Parlez, qui que vous soyez ! dites dans quelle intention vous êtes venu en ces lieux ? — Dans de meilleures que les vôtres, répondit la douce voix. — Que les miennes ! » reprit Éverard vivement surpris ; « et qui êtes-vous pour juger de mes intentions ? — Et vous-même, qui êtes-vous, Markham Éverard, vous qui rôdez au clair de la lune dans ces salles désertes d’un royal palais où on ne devrait rencontrer que ceux qui pleurent la chute de la royauté ou qui ont juré de la venger ? — C’est… et pourtant ce n’est pas possible, dit Éverard. Cependant c’est elle, ce doit être elle. Alice Lee, c’est le diable ou vous qui me parlez ; répondez-moi, je vous en conjure !… parlez sans détour… Quel dangereux projet avez-vous conçu ? pourquoi êtes-vous ici ?… pourquoi vous exposer à un si terrible péril ?… Parlez, je vous en conjure, Alice Lee ! — Celle que vous nommez est à bien des milles d’ici. Si c’était son génie qui vous parlât en son absence ?… l’âme d’une de ses aïeules et des vôtres qui vous adressât en ce moment la parole ?… Si… — Bien ! répondit Éverard ; mais si la plus chère des créatures humaines s’est laissée entraîner par l’enthousiasme de son père ; si elle expose sa personne au danger, sa réputation au scandale, en traversant sous un déguisement et dans l’obscurité une maison pleine de soldats… Parlez-moi, ma jolie cousine, montrez-vous sous vos véritables traits. J’ai obtenu des pouvoirs pour protéger mon oncle sir Henri… pour vous protéger aussi, chère Alice, même contre les suites de ce bizarre projet. Parlez… je vois où vous êtes, et malgré tout mon respect pour vous, je ne puis être plus long-temps votre jouet. Donnez-moi… donnez la main à votre cousin Markham, et croyez qu’il mourra ou qu’il vous placera dans une honorable sûreté. »

Tout en parlant, ses yeux cherchaient à pénétrer dans l’obscurité pour découvrir où se trouvait son interlocutrice. Il lui sembla apercevoir à trois pas de lui quelqu’un dont il ne pouvait pas même discerner les contours, placé comme il l’était dans l’ombre épaisse et prolongée que jetait un pan de muraille qui séparait deux fenêtres du côté de la galerie d’où partait la lumière. Il chercha à calculer à peu près la distance entre lui et l’objet qui attirait toute son attention, en pensant que, s’il pouvait, même en usant d’une légère violence, détacher sa chère Alice du complot où il supposait que le zèle de son père pour la cause de la royauté l’avait engagée, il leur rendrait à tous deux le plus signalé des services ; car il ne pouvait s’empêcher de craindre que, malgré la réussite de la conspiration qu’il croyait tramée contre le timide Bletson, le stupide Desborough et le fou Harrison, ces artifices ne dussent pourtant à la fin couvrir nécessairement de honte et même exposer au plus grand péril ceux qui les avaient conçus.

Il faut aussi se rappeler que l’affection d’Éverard pour sa cousine, quoiqu’il ne se fût jamais écarté des bornes du respect et du dévouement, avait moins de cette grande vénération qu’un amant de cette époque témoignait à sa dame, qu’il n’adorait qu’avec une humble défiance, que de cette amitié vive et familière qu’un frère conçoit pour une jeune sœur qu’il est appelé, à ce qu’il pense, à guider, à conseiller, et même parfois à réprimander. Leur liaison avait toujours été si tendre et si intime qu’il n’hésita point plus longtemps à tâcher de la resserrer pour qu’elle ne s’engageât point davantage dans la voie dangereuse où elle était entrée, même au risque de l’offenser pour un instant ; il hésita moins qu’il n’eût fait pour l’arracher à un torrent ou à un incendie, au risque de lui causer quelque saisissement par la promptitude de son action. Toutes ces réflexions traversèrent son esprit en l’espace d’une minute, et il résolut, à tout événement, de la retenir sur le lieu même, et de la forcer, s’il était possible, à lui donner des explications. Ce fut dans de pareilles intentions qu’Éverard conjura encore sa cousine, au nom du ciel, de laisser là cette ridicule et dangereuse mascarade ; et prêtant, une oreille attentive à sa réponse, il s’efforça, d’après le son, à calculer aussi exactement que possible la distance qui les séparait.

« Je ne suis pas celle pour qui vous me prenez, lui répondit la voix : et de plus chers motifs que tous ceux qui intéressent sa vie ou sa mort me commandent de vous engager à vous éloigner et à quitter ces lieux. — Non pas avant que je vous aie convaincue de votre folie d’enfant, » dit le colonel s’élançant de son côté, et tâchant de saisir celle qui lui parlait. Mais ses mains ne rencontrèrent aucune forme de femme ; au contraire, un coup qu’il reçut, et qui fut assez rude pour l’étendre sur le plancher, lui prouva que c’était plutôt à un homme à qui il avait affaire ; en même temps il sentit la pointe d’une épée sur sa gorge, et ses mains si fortement retenues qu’il ne lui restait pas la moindre possibilité de se défendre.

« Un cri au secours ! » dit une voix près de lui, mais qu’il n’avait pas encore entendue, « sera étouffé dans votre sang ! On ne vous veut aucun mal.. restez tranquille, et silence ! »

La crainte de la mort, qu’Éverard avait souvent bravée sur le champ de bataille, lui devenait plus horrible alors qu’il se sentait entre les mains d’assassins inconnus, et privé de tout moyen de défense. La pointe de l’épée lui piquait la gorge, et le pied de celui qui le retenait pesait sur sa poitrine. Il sentait que sa vie, et ces élans convulsifs de joie et de douleur qui nous agitent si étrangement, et que pourtant nous avons tant de répugnance à quitter, tenaient en ce moment à bien peu de chose. De grosses gouttes de sueur découlaient de son front… son cœur battait comme s’il eût voulu s’élancer hors de son sein… Il éprouvait cette agonie que la crainte cause à un homme courageux, cruelle en proportion de celle que la douleur inflige quand elle s’adresse à un homme robuste et bien portant.

« Cousine Alice ! » chercha-t-il à s’écrier, et la pointe de l’épée le piqua un peu plus fort, « Cousine, me laisserez-vous assassiner ainsi ? — Je vous dis, répliqua la voix, que vous parlez à une personne qui n’est pas ici ; mais votre vie n’est pas en danger, pourvu que vous juriez pourtant sur votre foi comme chrétien, et sur votre honneur comme gentilhomme, que vous cacherez ce qui vous est arrivé, tant aux gens qui sont en bas qu’à tout autre. À cette condition, relevez-vous ; et si c’est Alice Lee que vous cherchez, vous la trouverez dans la hutte de Jocelin, dans la forêt. — Puisqu’il m’est impossible de m’échapper autrement, dit Éverard, je jure par la religion et l’honneur de ne rien dire de cette violence, et de ne pas chercher à connaître ceux qui me l’ont fait souffrir. — Quant à cela, nous nous en inquiétons fort peu, lui répondit la voix ; nous t’avons montré à quel péril tu t’exposais, et nous sommes en état de braver tes menaces. Lève-toi et décampe ! »

Le pied et la pointe de l’épée le laissèrent libre, et Éverard se hâtait de se lever quand la voix, avec le même ton de douceur qui l’avait d’abord caractérisée, lui dit : « Pas si vite !.. le glaive est encore dirigé contre toi ! Maintenant… maintenant… maintenant… » les mots s’affaiblissaient de plus en plus dans le lointain, « tu es libre. Sois discret, et tu es sauvé. »

Markham Éverard en se levant s’embarrassa les pieds dans son épée qu’il avait lâchée en s’élançant, comme il supposait, pour saisir sa jolie cousine. Il la ramassa aussitôt, et quand sa main en eut serré la poignée, son courage, qui avait faibli devant la crainte d"être assassiné, commença à revenir ; il réfléchit, avec tout son sang-froid habituel, à ce qu’il devait faire ; vivement affecté de la honte qu’il avait encourue, il hésita un instant s’il était tenu à remplir une promesse qu’on lui avait arrachée de force, ou s’il n’appellerait pas plutôt à son secours, et ferait diligence pour découvrir et prendre ceux qui venaient de commettre envers lui une telle violence. Mais ces gens, quels qu’ils fussent, avaient eu sa vie en leur pouvoir… il avait donné sa parole pour la racheter… et, qui plus est, il ne pouvait se défaire de la persuasion que sa chère Alice était complice, du moins, sinon agente dans le complot, et faisait partie de ceux qui s’étaient amusés à ses dépens. Cette réflexion détermina sa conduite ; car, quoique mécontent d’avoir à supposer qu’elle eût contribué au mauvais traitement qu’il avait subi, il ne pouvait en tout cas penser à une recherche générale, qui, faite instantanément, pouvait compromettre sa sûreté ou celle de son père. « Mais j’irai à la hutte, dit-il ; j’irai sur-le-champ à la hutte m’assurer si elle a pris part à cette sotte et dangereuse confédération, et l’arracher à sa ruine, s’il est possible. »

Conduit par la résolution qu’il avait prise, Éverard revint en tâtonnant sur ses pas à travers la galerie et regagna le vestibule, où il reconnut la voix de Wildrake qui lui criait : « Ah !… oh !… holà… colonel Éverard… Mark Éverard… il fait noir ici comme dans la gueule du diable… Parlez…. où êtes-vous ?… Les sorcières font leur sabbat infernal ici, je pense… Où êtes-vous donc ? — Ici, ici ! répondit Éverard ; cessez vos cris ; prenez à gauche, et vous me trouverez. »

Guidé par cette voix, Wildrake se montra bientôt, une lumière d’une main et son épée de l’autre : « Où avez-vous donc été ?… qui vous a retenu ?… Croiriez-vous que Bletson et la brute de Desborough craignent pour leur vie, et qu’Harrison devient fou, parce qu’il prétend que le diable ne sera point assez poli pour venir le combattre ? — N’avez-vous rien vu, rien entendu en venant de ce côté ? demanda Éverard. — Rien, si ce n’est que d’abord, en entrant dans ce maudit labyrinthe en ruine, la lumière m’est tombée de la main, comme si on m’eût donné un coup de houssine, et qu’il m’a fallu en aller chercher une autre. — Il faut me trouver un cheval sur-le-champ, Widrake, et un autre pour toi, si c’est possible. — Nous pouvons en prendre deux de ceux qui appartiennent aux soldats, répondit Wildrake. Mais pourquoi donc nous mettre en campagne comme des rats, à cette heure ? la maison s’écroule-t-elle ? — Je ne puis vous répondre, » dit le colonel en s’avançant dans une autre chambre où étaient encore quelques meubles.

Là le Cavalier examina plus attentivement son ami, et s’écria avec étonnement : « Avec qui diable vous êtes-vous battu, Markham ! qui vous a mis dans cet état ? — Battu, répondit Éverard. — Oui, je dis battu. Regardez-vous dans le miroir. »

Il s’y regarda, et vit qu’en effet il était couvert de poussière et de sang. Le sang provenait d’une égratignure qu’il avait reçue au gosier, tandis qu’il se débattait pour échapper. Avec une inquiétude manifeste, Wildrake abaissa le collet de l’habit de son ami, et se mit en toute hâte à examiner sa blessure, les mains tremblantes et les yeux ardents, tant il craignait pour les jours de son bienfaiteur ! Quand, en dépit de la résistance d’Éverard, il eut examiné la plaie et reconnu que c’était une bagatelle, il reprit sa folie habituelle de caractère, d’autant plus aisément, peut-être, qu’il s’était senti honteux de l’abandonner pour prendre un air qui annonçait plus de sensibilité qu’on ne le croyait capable d’en montrer.

« Si c’est l’ouvrage du diable, Mark, lui dit-il, les griffes du malin esprit ne sont pas encore si terribles qu’on le pense généralement ; mais personne ne dira, tant que Roger Wildrake sera à votre côté, que votre sang a coulé sans qu’il en ait tiré vengeance. Où avez-vous laissé votre diablotin ? Je retournerai sur le champ de bataille lui montrer ma rapière ; et ses griffes, fussent-elles griffes de dix pouces, et ses dents aussi longues que celles d’une herse, il me rendra raison du mal qu’il vous a fait. — Folie… folie !… s’écria Éverard ; j’ai attrapé cette méchante égratignure en tombant… une cuvette et un essuie-mains vont la faire disparaître. Cependant, si vous tenez toujours à m’obliger, procurez-nous ces chevaux de soldats… demandez-les pour le service public, au nom de Son Excellence le général. Je vais me laver, et je vous rejoins à la porte. — Bien, je vous servirai, Éverard, comme un muet sert le grand-seigneur, sans savoir ni pourquoi ni comment. Mais partirez-vous sans voir ces messieurs d’en bas ? — Sans voir personne ; ne perdez pas de temps, pour l’amour de Dieu ! »

Wildrake alla trouver le sous-officier, et lui demanda les chevaux d’un ton d’autorité, à quoi il obéit aussitôt sans mot dire, en homme qui connaissait bien le rang militaire et le crédit du colonel Éverard. Ainsi tout fut dans une minute ou deux prêt pour l’expédition.


CHAPITRE XIII.

LA PRIÈRE.


Elle s’agenouilla, leva comme une sainte les yeux au ciel, et pria dévotement.
Shakspeare. Henri VIII.


Le départ du colonel Éverard à une pareille heure (car on regardait alors sept heures du soir comme une heure indue) fit beaucoup jaser. Il y eut dans la chambre extérieure du vestibule une réunion de domestiques, et nul d’entre eux ne doutait qu’il ne fallût attribuer ce départ subit à quelque apparition, comme ils disaient, et tous désiraient voir quelle figure faisait un homme d’un courage aussi reconnu qu’Éverard. Mais il ne donna point le temps de faire des commentaires ; car, traversant la salle, enveloppé dans son manteau, il se jeta en selle, et galopa en furieux, à travers le parc, vers la hutte du garde Joliffe.

Le caractère de Markham Éverard était vif, ardent, impatient, et décidé jusqu’à la précipitation. Les habitudes qu’il devait à son éducation, et que la discipline sévère, tant morale que religieuse de sa secte, avait beaucoup fortifiées, étaient assez puissantes pour le mettre à même de cacher aussi bien que de dompter cette violence naturelle et le mettre en garde contre son penchant à s’y abandonner. Mais quand elle était violemment agitée, l’impétuosité de caractère du jeune soldat était parfois capable de surmonter ces obstacles cachés ; puis, comme un torrent écumeux qui franchit une barrière, elle devenait plus furieuse, comme pour se venger du calme forcé qu’elle avait été contrainte de prendre. En pareil cas, il avait coutume de n’envisager que le but où se dirigeaient ses pensées, et d’y courir droit, que ce fût un objet moral ou la brèche d’une ville ennemie, sans calculer, sans même sembler voir les difficultés qui pouvaient se rencontrer sur son passage.

Pour le moment, son motif dominant, son seul motif était de détacher sa chère cousine, s’il le pouvait, d’une machination périlleuse et déshonorante dont il la soupçonnait d’être complice, ou de s’assurer qu’elle n’était réellement pour rien dans ces stratagèmes. Il saurait, jusqu’à un certain point, à quoi s’en tenir, pensait-il, s’il la trouvait absente ou présente à la hutte vers laquelle il courait au galop. Il avait lu, il est vrai, dans quelque ballade ou conte de ménestrel, un singulier tour, joué à un vieillard jaloux, au moyen d’une communication souterraine entre sa maison et celle d’un voisin, communication dont la dame faisait usage pour se trouver dans les deux endroits alternativement, avec tant de promptitude et d’adresse, qu’après des épreuves répétées, le radoteur s’était abusé jusqu’à croire que sa femme et la dame qui lui ressemblait si bien, celle à qui le voisin faisait une cour si assidue, étaient deux personnes différentes. Mais, dans le cas présent, pareille supercherie n’était pas possible ; la distance était trop grande, et puis, comme il avait pris le chemin le plus court en venant du château et couru à franc étrier, sa cousine, qui était si timide, n’aurait jamais pu se décider à monter un cheval en pleine nuit, et être par conséquent revenue à la hutte avant lui.

Son père pouvait sans doute se fâcher d’une nouvelle visite ; mais pour quelle raison ?… Alice Lee n’était-elle pas sa plus proche parente, le plus cher objet de son cœur, et devait-il hésiter à faire un effort pour la sauver des conséquences d’une sotte et folle conspiration, parce que la mauvaise humeur du vieux chevalier pouvait se renouveler à la vue d’Éverard, qui se présenterait malgré ses ordres dans l’asile qu’il habitait alors ? Non. Il était décidé à endurer les reproches du vieillard, comme les bouffées du vent d’automne qui sifflait autour de lui et agitait les branches claquantes des arbres sous lesquels il passait, sans pouvoir, toutefois, arrêter ni même retarder sa course.

S’il ne trouvait point Alice, comme il avait raison de le supposer, c’était à sir Henri Lee lui-même qu’il conterait tout ce qu’il venait de voir. Si pourtant elle avait consenti à remplir un rôle dans les jongleries exécutées à Woodstock, il ne pouvait pas croire que ce fût du consentement de son père : tant le vieux chevalier était un religieux observateur des convenances que doit garder une femme, tant il tenait au décorum qu’elle doit observer ! Il profiterait de l’occasion, pensait-il, pour lui communiquer les espérances bien fondées dont il se flattait, qu’il lui serait permis de retourner vivre à la Loge, et que les commissaires au séquestre s’éloigneraient du château et des domaines royaux, sans qu’il fallût recourir à ces stupides moyens d’épouvante qui semblaient avoir pour but de les en chasser.

Tout cela lui semblait si bien renfermé dans ses devoirs de parent, que ce ne fut qu’après s’être arrêté à la porte de la hutte du garde, et avoir jeté la bride à Wildrake, qu’Éverard se rappela le caractère fier, superbe et intraitable de sir Henri Lee, et sentit même, lorsque son doigt fut sur le loquet, de la répugnance à se présenter tout-à-coup devant le vieux et irritable chevalier.

Mais il n’était plus temps d’hésiter. Bévis, qui avait déjà aboyé plus d’une fois en se tournant vers la Loge, devenait impatient, et Éverard n’avait pas plutôt dit à Wildrake de tenir les chevaux jusqu’à ce qu’il lui envoyât Jocelin, que la vieille Jeanne tira le verrou de la porte pour demander ce qu’on voulait à pareille heure de la nuit. Essayer de faire comprendre la moindre chose à la pauvre ménagère Jeanne, eût été peine perdue : le colonel la repoussa doucement, et retirant de sa main le coin de son manteau qu’elle avait saisi, entra dans la cuisine de l’habitation de Jocelin. Bévis, qui s’était approché pour soutenir Jeanne dans sa résistance, quitta son air menaçant avec cet admirable instinct qui permet à ces animaux de se rappeler ceux avec qui ils ont été familiers, et reconnut le parent de son maître, en lui rendant hommage à sa mode, en remuant la queue.

Le colonel Éverard, de plus en plus incertain dans son projet, à mesure que le moment approchait de le mettre à exécution, marcha sur la pointe du pied comme dans la chambre d’un malade, et ouvrant la porte de la seconde pièce d’une main lente et tremblante, comme s’il eût tiré les rideaux du lit d’un ami mourant, fut témoin à l’intérieur de la scène que nous allons décrire.

Sir Henri Lee était assis dans un fauteuil d’osier, au coin du feu. Il était enveloppé d’un manteau, ses jambes allongées sur un tabouret, comme s’il eût souffert de la goutte ou d’une douleur. Sa longue barbe blanche, descendant sur son vêtement noir, lui donnait plutôt l’air d’un ermite que d’un vieux soldat ou d’un vieux gentilhomme ; et on pouvait encore le supposer davantage par la vive et profonde attention avec laquelle il semblait écouter un vénérable vieillard dont les hardes en lambeaux laissaient voir encore quelques traces d’habit ecclésiastique, et qui, d’une voix basse, mais pleine et sonore, lisait le service du soir suivant le rite de l’Église d’Angleterre. Alice Lee était à genoux aux pieds de son père, et faisait les réponses, d’une voix qui aurait pu se mêler au chœur des anges, avec une dévotion modeste et sérieuse qui allait à ravir avec la mélodie de son ton. Le visage du ministre qui officiait aurait été moins singulier, s’il n’eût pas été défiguré par un emplâtre noir qui lui couvrait l’œil gauche et une partie de la figure, et si ses traits n’eussent pas été visiblement marqués des traces du souci et de la souffrance.

Lorsque le colonel Éverard entra, le ministre lui fit un signe de la main comme pour l’engager à prendre garde de troubler le service divin du soir, et lui montra un siège. Profondément ému de la scène dont il était témoin, le nouvel arrivant entra avec le moins de bruit possible, et s’agenouilla dévotement comme un membre de la petite congrégation.

Éverard, tel que son père l’avait élevé, était ce qu’on appelle un Puritain, membre d’une secte qui, dans le sens primitif du mot, ne rejetait pas les doctrines de l’Église d’Angleterre, ne se déclarait même pas en tous points contre sa hiérarchie, mais s’en écartait seulement au sujet de certaines cérémonies, coutumes et formes du rite sur lesquelles insistait le célèbre et malheureux Laud[52] avec une obstination que l’époque repoussait. Mais quand bien même, adoptant les principes de sa famille, les opinions d’Éverard eussent été diamétralement opposées aux doctrines de l’Église d’Angleterre, il se fût, à coup sûr, réconcilié avec elles par la régularité qu’on mettait à célébrer le service dans la famille de son oncle à Woodstock qui, durant le cours de sa prospérité, avait presque toujours eu un chapelain à la Loge.

Quelque profond que fût le respect avec lequel Éverard entendait le service imposant de l’Église, il ne pouvait s’empêcher, toutefois, de tourner les yeux vers Alice, ni de détacher ses pensées du motif qui l’amenait. Alice semblait l’avoir aussitôt reconnu, car une rougeur plus vive que d’habitude colorait ses joues ; ses doigts tremblaient en tournant les feuillets du livre de prières, et sa voix, qui était avant aussi assurée que mélodieuse, faiblissait en récitant les réponses. Éverard crut s’apercevoir, aux regards qu’il lui lançait à la dérobée, que le caractère de sa beauté, ainsi que tout son extérieur, avaient changé avec sa fortune.

La belle et fière jeune dame portait alors les vêtements grossiers d’une simple fille de village. Mais ce qu’elle avait perdu en élégance, elle l’avait bien, il semblait, regagné en dignité. Les tresses de ses beaux cheveux d’un brun clair, tournées alors autour de sa tête, et frisées simplement comme il avait plu à la nature de les arranger, lui donnaient un air de simplicité qu’elle n’avait pas lorsque sa coiffure attestait l’adresse d’une habile femme de chambre. Son air joyeux, où se mêlait un peu de malignité, et qui semblait toujours épier l’occasion de rire, avait disparu devant une expression de tristesse, et à cette gaîté avait succédé une calme mélancolie qui semblait se consacrer à donner des consolations à d’autres. Peut-être la première expression de visage, cependant fort innocente, était-elle présente au souvenir de l’amant quand il pensait qu’Alice avait joué un rôle dans les troubles qui avaient eu lieu à la Loge. Il est certain qu’en la regardant alors, il fut honteux d’avoir conçu un tel soupçon, et il aima mieux croire que le diable avait imité sa voix que supposer qu’une créature si au dessus des choses de ce monde, et alliée de si près à la pureté de l’autre, eût pu avoir l’indélicatesse de prendre part à des manœuvres comme celles dont lui-même et d’autres avaient été victimes.

Ces réflexions se présentaient en foule à son esprit, malgré toute l’inconvenance qu’il y avait à s’en occuper dans un pareil moment. Le service allait finir ; et, à la vive surprise aussi bien qu’à la grande confusion du colonel Éverard, le prêtre, d’une voix ferme et intelligible, avec un ton de dignité plus majestueux, demanda au Tout-Puissant de bénir et de conserver le roi Charles, monarque légitime et incontestable de ce royaume. Cette prière, très dangereuse à cette époque, fut articulée d’une voix pleine, haute et distincte, comme si le prêtre eût voulu défier tous ceux qui l’écoutaient à le contredire s’ils l’osaient. Si l’officier républicain ne participa point à cette prière, il pensa du moins que ce n’était pas le moment de protester contre elle.

Le service se termina de la manière accoutumée, et la petite congrégation se leva. Wildrake s’y trouvait, car il était entré vers la fin de la prière, et fut le premier à rompre le silence ; en s’élançant vers le ministre, et on lui serrant avec affection la main, il lui témoigna combien il éprouvait de plaisir à le voir. Le bon ecclésiastique lui rendit la pareille avec un sourire, et en lui observant qu’on l’aurait cru sans qu’il eût eu besoin de jurer. Cependant le colonel Éverard, s’approchant du fauteuil de son oncle, s’inclina respectueusement devant sir Henri Lee d’abord, puis devant Alice qui était devenue toute rouge.

« J’ai mille excuses à vous faire, » dit le colonel en héritant, « d’avoir choisi un moment si peu convenable pour une visite que Je n’ose espérer devoir être bien agréable en aucun temps. — Vous vous trompez, mon neveu, » répondit sir Henri avec beaucoup plus de douceur qu’Éverard n’avait osé en attendre, « Vos visites à d’autres moments me seraient plus agréables, si nous avions le bonheur de vous voir souvent à nos heures de prières. — J’espère, monsieur, répliqua Éverard, que le temps viendra bientôt où les Anglais de toutes sectes et de toutes dénominations seront libres en conscience d’adorer le grand Père commun qu’ils appellent tous, à leur manière, de ce nom d’amour. — Je l’espère aussi, mon neveu, » continua le vieillard sur le même ton, « et je ne chercherai pas à savoir si vous préféreriez que l’Église d’Angleterre se réunît au conventicule, ou que le conventicule se conformât à l’Église d’Angleterre. Ce n’est pas, j’imagine, pour réconcilier nos différentes croyances que vous avez honoré de votre présence notre pauvre habitation, où, à vrai dire, nous osions à peine espérer vous revoir après l’air dur que vous avez pris en nous faisant votre dernier adieu. — Je serais heureux de pouvoir penser, » dit le colonel en hésitant, « que… que… en un mot, ma présence ne vous est plus aussi désagréable qu’elle le fut alors. — Neveu, je serai franc avec vous. La dernière fois que vous étiez ici, je croyais que vous m’aviez dérobé un précieux joyau, que jadis j’eusse été fier et heureux de remettre entre vos mains ; mais votre conduite depuis a été telle, que j’aimerais mieux m’engloutir dans les profondeurs de la terre que de vous en confier la garde. Cette idée échauffa quelque peu, comme dit l’honnête William, l’humeur impétueuse que je tiens de ma mère. Je croyais avoir été volé, et je voyais le voleur devant moi. Je me trompais, je ne l’ai point été ; et la tentative ayant été sans réussite, je puis la pardonner. — Je ne voudrais pas trouver d’offenses dans vos paroles, monsieur, dit le colonel Éverard, quand leur sens général est bienveillant ; mais je puis protester à la face du ciel que mes projets et mes désirs envers vous et votre famille sont aussi désintéressés que remplis d’amour pour vous et les vôtres. — Expliquez-nous-les donc, mon neveu, car nous ne sommes plus accoutumés à des souhaits favorables aujourd’hui, et leur rareté même les fera bien accueillir. — Je voudrais pouvoir, sir Henri, puisque vous ne voulez pas que je vous donne un nom plus tendre, convertir ces souhaits en réalité pour votre consolation. Votre sort, d’après la tournure actuelle des choses, est mauvais, et deviendra sans doute, j’en ai peur, pire encore. — Pire que celui auquel je m’attends, c’est impossible, mon neveu ! Je ne tremblerai pas devant un changement de fortune ; je porterai un habit plus grossier ; je prendrai une monture plus ordinaire ; des hommes ne m’ôteront plus leur chapeau, comme ils le faisaient quand j’étais le grand, le riche sir Henri. Eh bien ! quoi ? le vieux Henri Lee a préféré son honneur a ses titres, sa foi à ses terres et à son titre de seigneur. N’ai-je pas vu le 30 janvier ? Je ne suis ni littérateur ni astrologue ; mais le vieux William m’apprend que, quand les feuilles vertes tombent, l’hiver arrive, et que la nuit vient quand se couche le soleil. — Que penseriez-vous, monsieur, dit le colonel, si, sans exiger de vous aucune soumission, sans vous lier par aucun serment, sans vous imposer aucun engagement, sinon qu’à l’avenir vous ne chercherez pas à troubler la paix publique, l’on pouvait vous rendre votre habitation à la Loge, votre ancienne fortune et vos revenus ordinaires ? J’ai lieu d’espérer qu’on vous accordera cette faveur, sinon expressément, du moins par tolérance. — Oui, je vous comprends ; on me traitera comme les monnaies frappées au coin royal, mais marquées au sceau du croupion[53] pour être valables, attendu que je suis trop vieux pour qu’on puisse m’enlever l’empreinte royale. Je n’y consentirai jamais, mon neveu. J’ai vécu déjà trop long-temps à la Loge, et, permettez-moi de nous le dire, je l’eusse quittée avec mépris depuis plus long-temps, si je n’eusse respecté l’ordre d’un maître que je puis peut-être servir encore. Je ne recevrai rien des usurpateurs, qu’on les appelle Croupion ou Cromwell… qu’ils soient diables ou légions… Je ne recevrai pas d’eux un vieux chapeau pour couvrir mes cheveux blancs…. un manteau usé pour défendre mes faibles jambes de l’intempérie des saisons. Ils ne diront pas qu’ils ont enrichi Abraham malgré lui… Je vivrai comme je mourrai, le loyal Lee. — Puis-je espérer que vous y réfléchirez, monsieur, et que peut-être, en raison de la légère soumission que l’on exige de vous, vous me ferez une réponse plus favorable ? — Monsieur, si je change d’opinion, ce qui n’est pas mon habitude, vous en saurez des nouvelles… Voyons, neveu, avez-vous encore à me parler ? Nous tenons ce pauvre et digne minisire dans la cuisine. — J’ai encore quelque chose à ajouter… quelque chose concernant ma cousine Alice ; mais vos préjugés à tous deux contre moi sont si violents… — Monsieur, je ne crains pas de laisser ma fille seule avec vous… Je vais rejoindre le bon docteur dans l’appartement de la ménagère Jeanne. Je ne suis pas fâché que vous sachiez ainsi que je laisse à cette pauvre enfant, autant qu’il est raisonnable de le faire, le libre exercice de sa volonté. »

Il sortit et laissa le cousin avec la cousine. Le colonel Éverard s’approcha d’Alice et allait lui prendre la main. Elle se retira, prit le siège où son père s’était assis, et lui en montra un à quelque distance.

« Sommes-nous donc si étrangers l’un à l’autre, ma chère Alice ? lui dit-il. — Nous allons en causer tout à l’heure, répondit-elle ; permettez-moi d’abord de vous demander le motif de votre visite à une heure si indue. — Vous avez entendu ce que j’ai dit à votre père ? — Oui ; mais il semble que ce n’est point là le seul motif de votre visite… vous en aviez un autre qui paraissait me concerner spécialement. — C’était un caprice… une bizarrerie. Puis-je vous demander si vous êtes sortie ce soir ? — Certainement non, répliqua-t-elle ; Je ne suis plus tentée de quitter cette demeure, toute pauvre qu’elle est, surtout lorsque j’y ai d’importants devoirs à remplir. Mais d’où vient que le colonel Éverard me fait une si étrange demande ? — Dites-moi d’abord pourquoi votre cousin Markham Éverard a perdu ce nom qu’il devait à l’amitié, à la parenté, même à un sentiment plus doux, et je vous répondrai ensuite, Alice. — Il est facile de vous le dire. Quand vous tirâtes l’épée contre la cause de mon père… bien plus contre lui… je cherchai, plus que je ne l’aurais dû, à excuser votre conduite. Je connaissais, du moins je croyais connaître vos hautes idées du devoir public.. Je connaissais les opinions dans lesquelles on vous avait élevé, et je disais : Je ne l’en aimerais pas moins pour cela, il abandonna son roi parce qu’il est loyal à son pays. Vous fîtes tous vos efforts pour empêcher la grande et dernière catastrophe du 30 janvier, et ces efforts me confirmèrent dans l’opinion que Markham Éverard pourrait être égaré, mais jamais vil et égoïste — Et pourquoi avez-vous changé d’opinion, Alice ? ou qui ose, » dit Éverard en rougissant, « accompagner mon nom de telles épithètes ? — Vous ne pourrez pas exercer sur moi votre valeur, colonel, et je n’ai point voulu vous offenser ; mais vous trouverez assez de gens qui reconnaîtront comme moi que le colonel Éverard se soumet à l’usurpateur Cromwell, et que tous ses beaux prétextes de soutenir l’indépendance de son pays ne sont qu’un écran derrière lequel il conclut un marché avec l’heureux tyran, et cherche à obtenir les meilleures conditions possibles pour lui et sa famille — Pour moi… jamais ! — Pour votre famille du moins… Oui. je sais de science certaine que vous avez montré au tyran militaire et à ses satrapes le plus court chemin pour s’emparer du gouvernement. Croyez-vous que mon père ou moi nous accepterions un asile acheté au prix de la liberté de l’Angleterre et de votre honneur ? — Oh ! divine Providence ! Alice, que dites-vous là ? vous me faites un crime de suivre la route même que naguère encore vous approuviez ? — Quand vous parliez au nom de votre père, et nous engagiez à nous soumettre au gouvernement établi, quel qu’il fût, j’avoue que j’ai pensé que la tête blanche de mon père pourrait sans déshonneur reposer sous le toit où elle avait si long-temps trouvé un abri. Mais est-ce du consentement de votre père que vous êtes devenu le conseiller de cet ambitieux soldat pour une innovation pire que les autres, et son complice pour l’établissement d’une nouvelle espèce de tyrannie ?… Il y a une grande différence à établir entre se soumettre à l’oppression et servir d’agents aux tyrans… et, hélas ! Markham… être, pour ainsi dire, leurs limiers. — Comment ! leurs limiers ?… que voulez-vous dire ?… J’avoue que je verrais avec joie les plaies de ce pays se cicatriser, même au risque de voir Cromwell, après sa surprenante élévation, faire encore un pas de plus vers le pouvoir… Mais être son limier ! quelle est votre pensée ? — C’est donc faux ?… Je croyais pouvoir jurer que c’était faux. — Mais quoi ? Au nom du ciel, que me demandez-vous ? — Est-il faux que vous ayez promis de livrer le jeune roi d’Écosse ? — Le livrer ! moi, le livrer ! lui ou tout autre fugitif ? jamais ! Je voudrais qu’il fût hors d’Angleterre… Je l’aiderais à s’échapper, s’il était en ce moment dans cette maison ; et je croirais rendre un bon service à ses ennemis en les empêchant de se souiller de son sang… Mais le livrer, jamais ! — Je le savais bien… j’étais sûre d’avance que c’était impossible. Oh ! soyez encore plus innocent ; rompez tout lien qui vous unit à ce sombre et ambitieux soldat ! abandonnez-le, lui et ses projets, qui sont tous conçus avec injustice, et qu’on ne peut exécuter qu’en répandant encore plus de sang. — Croyez-m’en, répondit Éverard, j’ai choisi la ligne politique qui convient le mieux au temps actuel. — Choisissez plutôt, Markham, celle qui convient le mieux au devoir… le mieux à la vérité et à l’honneur. Faites votre devoir, et abandonnez le reste aux soins de la Providence… Adieu ! ne poussez pas trop loin la patience de mon père… Vous connaissez son caractère… Adieu, Markham. »

Elle lui tendit la main, qu’il pressa sur ses lèvres, et sortit de l’appartement. Un salut silencieux à son oncle, et un signe à Wildrake, qu’il trouva dans la cuisine de la chaumière, furent les seuls indices qui prouvèrent qu’il les reconnaissait ; et quittant la chaumière, il fut bientôt à cheval, et se hâta, avec son compagnon, de retourner à la Loge.


CHAPITRE XIV.

LA RENCONTRE.


Des crimes se commettent sur la terre ; les auteurs en sont punis avant que la terre se referme sur eux. Que ce soit l’ouvrage d’une imagination torturée par les remords, ou la vision réelle et distincte d’un être surnaturel, n’importe ! tous les siècles témoignent que devant la couche du barbare homicide se promène souvent celui qu’il a tué, en montrant sa noire blessure.
Vieille Pièce.


Éverard était venu à la hutte de Jocelin aussi vite que son cheval avait pu l’y mener. Il ne voyait pas de choix dans ce qu’il avait à faire ; et intérieurement, il se croyait autorisé à adresser des avis, même des reproches à sa cousine, toute chère qu’elle lui fût, relativement aux dangereuses machinations auxquelles elle semblait avoir pris part. Il s’en revint plus lentement et avec des idées bien différentes. Non seulement Alice, aussi prudente que belle, lui avait paru complètement étrangère à cette faiblesse de conduite qui semblait lui donner de l’autorité sur elle, mais encore ses vues en politique, moins faciles sans doute à exécuter, étaient du moins plus droites et plus nobles que les siennes ; si bien qu’il commença à douter s’il ne s’était pas trop avancé avec Cromwell, bien que l’état du pays, tourmenté et déchiré par les factions, fût tellement désespéré que la promotion du général à la tête du gouvernement exécutif semblait la seule chance possible d’échapper à un renouvellement de la guerre civile. Les sentiments plus exaltés et plus purs d’Alice lui faisaient perdre de sa dignité à ses propres yeux ; et, quoique toujours attaché à son opinion, qu’il valait mieux que le vaisseau fût dirigé par un pilote qui n’en aurait pas réellement le droit, que de le laisser se briser contre les écueils, il sentait qu’il n’épousait pas le côté de la question le plus droit, le plus noble et le plus désintéressé.

Tandis qu’il cheminait plongé dans ces déplaisantes méditations et considérablement rabaissé dans sa propre estime en raison de ce qui venait d’arriver, Wildrake, qui marchait à son côté, n’étant pas ami d’un long silence, entama la conversation : « J’ai réfléchi, Mark, lui dit-il, que si vous et moi nous avions été appelés au barreau… ce qui, soit dit en passant, a failli m’arriver dans plus d’un sens… je dis que si nous étions devenus avocats plaidants, j’aurais été le plus éloquent, j’aurais eu plus que vous le talent de la persuasion. — C’est possible, répondit Éverard, quoique je ne t’aie jamais entendu déployer ton éloquence que pour engager un usurier à te prêter de l’argent, ou un cabaretier à diminuer ton compte. — Et pourtant aujourd’hui, ou cette nuit plutôt, j’aurais fait, je pense, une conquête qui vous a passé devant le nez. — Vraiment ! » dit le colonel redoublant d’attention.

« Oui, voyez-vous ; votre principal but était de déterminer mistress Alice Lee… Ah ! par le ciel ; c’est une charmante créature… J’approuve fort votre goût, Mark… Je disais que vous vouliez lui persuader, ainsi qu’au fier et vieux Troyen son père, d’accepter vos offres, de retourner à la Loge, et d’y vivre tranquillement, par tolérance, comme tant d’autres, au lieu de se loger dans une hutte à peine bonne pour un Tom de Bedlam ? — Tu as raison ; tel était certainement mon plus grand motif dans cette visite. — Mais peut-être vous proposiez-vous de répéter souvent ces visites, afin de veiller sur la jolie mistress Lee… hein ? — Je n’ai jamais conçu une idée si égoïste ; et si ces sortiléges nocturnes qui troublent le château étaient expliqués et finis, je partirais sur-le-champ. — Votre ami Noll attend, ce me semble, davantage de vous ; il s’attend, en cas où la réputation de loyauté de sir Henri amènerait quelques uns de nos pauvres exilés, de nos fugitifs à la Loge, que vous serez aux aguets et prêt à les saisir ; en un mot… aussi bien que ses périodes à perte de vue m’ont permis de le comprendre, il voudrait faire de Woodstock une trappe ; de votre oncle et de sa jolie fille, une amorce de fromage grillé… (je demande pardon de la comparaison à votre Chloé) de vous, un ressort qui les empêcherait de s’échapper… à Seigneurie elle-même sera le gros et vieux chat à qui l’on jettera les souris à dévorer. — Cromwell a-t-il osé te tenir un pareil langage ? » dit Éverard tirant son cheval et l’arrêtant court au milieu du chemin.

« Non pas expressément ; car je ne crois pas qu’il ait de sa vie employé des termes positif ? mieux vaudrait espérer qu’un homme ivre marchât droit ; mais il m’a insinué l’équivalent, m’a fait entendre que vous mériteriez bien de lui… corbleu !… cette maudite proportion me tient au cœur… en trahissant notre noble et légitime roi (là il ôta son chapeau), à qui Dieu accorde un long règne avec santé et richesse ! comme dit le digne ministre, quoique je craigne bien que Sa Majesté soit à présent malade et triste, et n’ait pas deux sous dans sa poche à dépenser. — C’est absolument ce qu’Alice m’a donné à entendre ; mais comment a-t-elle pu le savoir ? Lui en aurais-tu, par hasard, dit quelque chose ? — Moi ! répliqua le Cavalier ; moi qui n’ai jamais vu mistress Alice de ma vie avant cette nuit, et encore un seul instant… Corbleu ! Mark, est-ce possible ? — C’est vrai, » répondit Éverard ; et il sembla se perdre dans ses réflexions. À la fin il parla… « Je devrais, dit-il, forcer Cromwell à motiver la mauvaise opinion qu’il a de moi ; car, en supposant même qu’il ne parlât point sérieusement, mais bien, comme j’en suis convaincu, dans la seule intention de vous éprouver, vous, et peut-être moi aussi, c’est néanmoins une injure qui crie vengeance. — Je lui porterai un cartel de votre part, dit Wildrake, de tout mon cœur et de toute mon âme, et me battrai contre le second de Sa Sainteté avec autant de plaisir que j’en ai jamais mis à boire un verre de vin sec. — Bah ! les gens si élevés en dignité n’acceptent jamais de combats singuliers. Mais, dis-moi, Roger Wildrake, m’as-tu cru, toi, capable de la perfidie et de la trahison qu’ordonne une pareille commission ? — Moi ! Markham Éverard, vous avez été mon ami dès l’enfance, mon constant bienfaiteur : quand Colchester fut prise, vous m’avez sauvé du gibet, et depuis vous m’avez empêché vingt fois de mourir de faim. Mais, par le ciel ! si je vous croyais capable d’une action aussi vile que celle que vous a commandée votre général… de par le firmament ! je vous poignarderais de ma propre main. — La mort ! je mériterais sans doute de la recevoir, mais non de vous peut-être… Heureusement que je puis, si je veux, ne pas me rendre coupable de la trahison que vous puniriez. Sachez qu’aujourd’hui j’ai reçu l’avis secret, et de Cromwell lui-même, que le Jeune Homme s’est échappé par mer de Bristol. — Ah ! béni soit le Dieu tout-puissant qui l’a défendu contre tant de périls ! s’écria Wildrake. Huzza ! courage, Cavaliers !… Cavaliers, en avant !… Dieu bénisse le roi Charles !… Lune et étoiles, recevez mon chapeau… » et il le jeta en l’air aussi haut qu’il put. Les corps célestes ne reçurent pas le présent qu’il leur envoya, mais, de même que le fourreau de sir Henri Lee, un vieux chêne noueux devint une seconde fois le dépositaire d’efforts perdus et égarés dans un loyal enthousiasme. Wildrake parut un peu sot de l’accident, et son ami saisit cette occasion pour le réprimander.

« N’es-tu pas honteux de te comporter comme un écolier ? — Ma foi, je n’ai fait que confier un loyal message à un chapeau de Puritain. Je ris en songeant combien les écoliers dont tu parlais seront attrapés sur l’arbre ébranché, l’année prochaine, s’attendant à trouver le nid de quelque oiseau inconnu dans cette énorme calotte de feutre. — Silence maintenant, pour l’amour de Dieu, et parlons avec calme, dit Éverard. Charles s’est échappé et je m’en réjouis ; je l’eusse vu bien volontiers reprendre le trône de son père par composition, mais non par force et avec l’aide d’une armée écossaise, et de royalistes irrités et vindicatifs… — Maître Markham Éverard ! s’écria le Cavalier en l’interrompant. — Allons, paix, cher Wildrake ! ne nous disputons pas sur un sujet sur lequel nous ne pouvons nous accorder, et laisse-moi continuer. Je disais, puisque le Jeune Homme a eu le bonheur de s’échapper, l’offensante et injurieuse proposition de Cromwell tombe d’elle-même, et je ne vois pas pourquoi mon oncle et sa famille ne rentreraient pas dans leur propre maison, tolérés aussi bien que tant d’autres royalistes. Quant à moi, c’est tout différent, et je ne puis décider quelle route je dois suivre avant d’avoir une entrevue avec le général, où, je pense, il finira par avouer qu’il n’a mis en avant cette offensante stipulation que pour nous éprouver : c’est tout-à-fait sa manière ; car il est émoussé, lui, et ne voit, ne sent jamais cet honneur pointilleux que les braves du jour poussent jusqu’à la délicatesse. — Oh ! je lui accorde de bon cœur, dit Wildrake, de n’être pas vétilleux sur l’honneur et l’honnêteté ; mais, pour en revenir où nous étions, en supposant que vous renonciez à demeurer personnellement à la Loge, que vous consentiez même à n’y jamais venir si ce n’est sur une invitation, quand la chose serait possible, je vous le dirai franchement, je pense qu’on pourrait persuader à votre oncle et à sa fille de retourner à Woodstock, et d’y demeurer comme d’habitude : du moins le ministre, ce digne et vieux coq, me l’a fait espérer. — Il n’a pas été long à l’accorder sa confiance, dit Éverard. — C’est vrai ; il s’est fié à moi tout de suite, lorsqu’il a pu juger de mon grand respect pour l’Église. Je remercie le ciel de n’avoir jamais passé devant un prêtre en habits sacerdotaux sans lui tirer mon chapeau… et tu sais, le duel le plus furieux que j’aie jamais eu, fut avec le jeune Groylen d’Inner-Temple, parce qu’il n’avait pas cédé le côté du mur au révérend docteur Bunce. Ah ! je sais gagner au plus vite une oreille de chapelain… Corbleu ! ils savent à qui ils ont affaire en se confiant à un homme tel que moi. — Crois-tu donc alors, ou plutôt le ministre croyait-il que la famille, si elle ne redoutait pas mes importunes visites, retournerait à la Loge, en supposant que ces commissaires intrus en fussent partis, et ce tapage nocturne expliqué et fini ? — Le vieux chevalier, répondit Wildrake, peut être déterminé par le ministre à y retourner, s’il n’a point à craindre vos importunités. Quant à ce vacarme, autant que j’en ai pu juger par deux minutes de conversation que j’ai eue avec lui, il en rit comme d’une œuvre de pure imagination, conséquence des remords que leur envoient leurs mauvaises consciences, et dit qu’on n’a jamais entendu parler de spectres ni de diables à Woodstock, avant que la Loge devînt la résidence de gens tels que ceux qui en ont à présent usurpé la possession. — Ah ! c’est plus que de l’imagination, dit Éverard. J’ai des raisons personnelles de croire qu’il y a quelque conspiration sous jeu, pour que la maison ne soit pas tenable aux commissaires. J’ai la certitude maintenant que mon oncle n’est pour rien dans ces sots artifices ; mais il faut que je les voie terminés avant de le laisser lui et ma cousine demeurer dans un lieu où s’exécute un pareil complot ; car on pourrait les accuser d’être auteurs de ces folies, quels que puissent être les véritables agents. — Pardon, Éverard, si je vais parler avec aussi peu de respect de votre plus intime connaissance, mais je soupçonnerais plutôt que le vieux père des Puritains… je vous demande encore une fois pardon… a trempé dans le complot ; et si mon soupçon est fondé, Lucifer ne regardera jamais de près la barbe du vieux et fidèle chevalier, ne lancera pas un regard sur les innocents yeux bleus de la jeune fille. Il me semble qu’ils seront à la Loge tout aussi en sûreté que l’or pur dans la cassette d’un avare. — As-tu rien vu toi-même qui te porte à penser ainsi ? — Pas une plume du bout de l’aile du diable, répliqua Wildrake ; il serait trop sûr d’un vieux chevalier qui, dans ces temps de crise, doit être pris, pendu ou noyé, pour se donner la peine de surveiller une proie certaine ; mais j’ai entendu les domestiques jaser de ce qu’ils avaient vu et entendu, et quoique leurs histoires soient assez embrouillées, pourtant, si elles renferment un mot de vrai, je jurerais que le diable s’était mis de la partie… Mais, holà ! on vient sur nous… Halte-là, l’ami… qui es-tu ? — Un pauvre journalier, travaillant au grand ouvrage de l’Angleterre… Joseph Tomkins de nom… secrétaire d’un chef pieux et très inspiré de cette pauvre armée chrétienne d’Angleterre, appelé Harrison. — Quelles nouvelles, maître Tomkins ? dit Éverard ; et pourquoi êtes-vous si tard en route ? — Je pense, dit Tomkins, que c’est au digne colonel Éverard à qui j’ai l’honneur de parler ; je suis en vérité ravi de rencontrer Votre Honneur. Le ciel sait si j’ai besoin de votre secours… Oh ! digne maître Éverard ! ç’a été un tintamarre de trompettes, un fracas de fioles, puis ensuite une pluie, puis… — De grâce, dis-moi vite ce dont il s’agit… Où est ton maître ? et, en un mot, qu’est-il arrivé ? — Mon maître n’est pas loin ; il se promène dans la petite prairie, près du vieux chêne qui porte le nom du dernier Homme ; faites avancer vos chevaux de deux pas, et vous allez le voir, marchant à grands pas par ici, par là, toujours son épée nue en main. »

En se dirigeant du côté qu’il leur indiquait, mais avec le moins de bruit possible, ils aperçurent un homme, qu’ils pensèrent devoir être Harrison, se promenant en long et en large, comme une sentinelle en faction, mais avec un air plus effaré. Le trot des chevaux n’échappa point à son oreille, et ils l’entendirent crier : « Baissez les piques contre la cavalerie ! voici venir le prince Rupert… Restez fermes, et vous les culbuterez, comme un boule-dogue ferait sauter un carlin… Baissez encore vos piques, mes braves, le bout appuyé sur le pied, un genou en terre, premier rang ; ne craignez pas de salir vos tabliers bleus. Ha ! Zorobabel… oui, c’est le mot. »

« Au nom du ciel ! de quoi et à qui parle-t-il ? dit Éverard ; pourquoi marche-t-il donc ainsi son épée à la main ? — Vraiment, monsieur, quand quelque chose trouble mon maître le général Harrison, sa raison s’égare, et il s’imagine commander une réserve de piques à la grande bataille d’Armageddon… Quant à son épée, hélas ! digne monsieur, pourquoi tiendrait-il l’acier de Sheffield dans son fourreau, lorsqu’il a des ennemis à combattre ? des ennemis incarnés sur terre, et sous terre des ennemis infernaux ? — C’est insupportable, dit Éverard. Écoute-moi, Tomkins : tu parles comme si tu étais en chaire, mais je me soucie peu de tes sermons. Je sais que tu ne peux rien dire d’intelligible quand tu es ainsi disposé. Songes-y, je puis te servir ou te nuire, et si tu espères ou crains quelque chose de moi, réponds sans détour. Qu’est-il arrivé pour que ton maître se jette au milieu de ce bois désert, à cette heure de la nuit ? — En vérité, mon digne et honorable monsieur, je parlerai avec le plus de précision possible. Il est vrai et certain que le souffle d’homme, qui est dans ses narines, va et vient… — Chut ! coquin, dit le colonel, tâchez d’être plus concis dans les réponses que vous m’adresserez. Vous n’ignorez pas comment, à la grande bataille de Duabar, en Écosse, le général lui-même tourna un pistole vers la tête du lieutenant Hewereed, le menaçant de lui brûler la cervelle s’il ne cessait pas son sermon, et s’il ne mettait son escadron sur la première ligne. Garde à toi, coquin !… — Véritablement, dit Tomkins, le lieutenant chargea en si bon ordre et avec tant de précision, qu’il poussa devant lui, et à travers le rivage, un millier de plaids et de bonnets dans la mer. Moi non plus, je n’omettrai pas, je ne négligerai pas les ordres de Votre Honneur, mais j’y obéirai promptement, et cela sans délai. — Allons donc, drôle, tu sais ce que je te demande, dit Éverard ; parle enfin… Je sais que tu le peux, si tu veux. On connaît mieux Fidèle Tomkins qu’il ne pense. — Mon digne, monsieur, » dit Tomkins, en abrégeant de beaucoup ses longues périphrases, j’obéirai à Votre Seigneurie autant que l’esprit me le permettra. « Vraiment il n’y avait pas encore une heure que mon respectable maître était à table avec maître Bibbet et moi, sans parler de l’honorable maître Bletson, et du colonel Desborough, quand nous entendîmes heurter à la porte, à grands coups, comme si on eût été bien pressé. Or, en vérité, notre logement avait été tellement harassé par les sorcières et les esprits, par les apparitions et le tumulte, qu’il était impossible de contraindre les sentinelles à rester en dehors à leurs portes, et c’était seulement en leur donnant force bœuf et force eau-de-vie que nous étions parvenus à maintenir une garde de trois hommes dans le salon, qui encore n’osaient ouvrir la porte, de peur d’être assaillis par quelqu’un des diablotins dont leur imagination était farcie, et ils restèrent à entendre les coups qui redoublaient toujours, si bien que la porte fut bientôt près d’être enfoncée. Le digne maître Bibbet était un peu pris de liqueur, ce qui lui arrive ordinairement tous les soirs à pareille heure, le brave homme !… non qu’il ait un penchant à l’ivrognerie, mais parce que depuis la campagne d’Écosse il est sujet à une fièvre continue qui l’oblige à fortifier son corps contre l’humidité ; c’est pourquoi, comme Votre Honneur a pu remarquer que je m’acquitte des droits d’un fidèle domestique, aussi bien envers le major Harrison et les autres commissaires qu’envers mon juste et légitime maître, le colonel Desborough… — Je sais tout cela… et maintenant que tous deux se fient à toi, je prie le ciel que tu puisses mériter leur confiance, lui répondit le colonel Éverard. — Et moi je prie dévotement, dit Tomkins, que vos dignes prières soient exaucées ; car véritablement, les noms et les titres d’honnête Joseph et de fidèle Tomkins, ainsi que la possession réelle de ces qualités, sont choses à moi plus précieuses qu’un titre de comte, si l’on en accordait de pareils sous ce gouvernement régénéré. — Bien ! continue… continue… ou si tu t’écartes plus long-temps, nous allons nous disputer chaudement sur l’article de ton honnêteté. J’aime les histoires courtes, coquin, et me méfie de ce qui est conté avec de longues périphrases inutiles. — Eh bien, mon bon monsieur, pas d’impatience… Comme je vous disais, les portes craquèrent si fort que vous eussiez cru que les coups se répétaient dans toutes les chambres du château. La cloche sonnait comme lorsqu’elle annonce le dîner, sans que nous vissions personne tirer le cordon, et les sentinelles dégainèrent, ne trouvant pas qu’il y avait rien de mieux à faire. Maître Bibbet étant, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, incapable de remplir ses fonctions, je m’en allai à la porte avec ma pauvre rapière, et demandai qui était là. La voix qui me répondit, j’oserais l’affirmer, ne m’était pas inconnue, et on demanda le major-général Harrison. Comme il était tard alors, je répondis d’un ton aimable que le général Harrison était sur le point de se mettre au lit, et que quiconque souhaitait lui parler devait revenir le lendemain matin, attendu qu’après la nuit tombée la porte du château en était la seule garnison et ne s’ouvrait plus à personne : alors la voix répliqua et m’ordonna impérativement d’ouvrir, sans quoi on lancerait les deux battants de la porte jusqu’au milieu du vestibule. Le bruit recommença en dehors avec tant de violence que nous crûmes que la maison allait s’écrouler ; et moi, je fus pour ainsi dire forcé d’ouvrir la porte, tout comme une garnison assiégée et qui ne peut tenir plus long-temps. — Sur mon honneur, vous avez agi en brave, il faut l’avouer, dit Wildrake qui avait écouté avec une vive attention ; je suis assez hardi pour défier le diable, mais pourtant, lorsque j’ai deux pouces de chêne entre le malin esprit et moi, je veux être pendu si je renverserais cette barrière ; autant vaudrait faire un trou à un vaisseau en pleine mer et y laisser l’eau pénétrer, car vous savez que nous comparons toujours le diable à la mer profonde. — De grâce, silence, Wildrake, et laisse-le achever son histoire… Eh bien ! que vis-tu quand la porte fut ouverte ?… le grand diable avec ses cornes et ses griffes, vas-tu dire sans doute. — Non, monsieur ; voici l’exacte vérité. Quand la porte fut ouverte, je n’aperçus qu’un homme qui ne semblait rien avoir d’extraordinaire. Il était enveloppé d’un manteau de taffetas couleur écarlate, avec une bordure rouge ; il paraissait avoir été dans son temps un très joli garçon, mais on voyait sur sa figure pâle les tracas du chagrin… Ses cheveux étaient longs et bouclés, à la mode de ces abominables Cavaliers, boucles qui sont, comme les a bien nommées le savant Prynne[54], l’horreur des boucles d’amour… il portait un joyau à l’oreille… une écharpe bleue, passée sur son épaule comme un officier au service du roi, enfin un chapeau avec un plumet blanc, et un cordon d’une espèce toute particulière. — C’était probablement quelque malheureux officier de Cavaliers, de ceux qui se cachent et cherchent un asile dans le pays ? » répliqua brièvement Éverard.

« Vrai, mon digne monsieur, explication juste et judicieuse. Mais il y avait dans cet homme, si toutefois c’en était un, quelque chose de tel que, moi seul à la porte, je ne pouvais le regarder sans trembler, et les soldats qui étaient dans le vestibule furent si effrayés qu’ils avalèrent, d’après leur dire, les balles qu’ils avaient dans la bouche pour charger leurs carabines et leurs mousquets. Bien plus, les chiens à loups et à daims, qui sont les plus hardis de leur race, s’enfuirent devant l’étranger et se cachèrent de tous les côtés, grondant et aboyant d’un ton lourd et rompu. Il s’avança au milieu du vestibule, et ne paraissait pas encore plus qu’un homme ordinaire, seulement sa mise était un peu bizarre : il avait sous son manteau un pourpoint de velours blanc avec des taillades en satin écarlate ; un joyau à l’oreille, avec de grosses bouteilles à ses souliers, et tenait à la main un mouchoir, qu’il appuyait parfois sur son côté gauche. — Divine Providence ! » dit Wildrake en se rapprochant d’Éverard, et en lui parlant bas à l’oreille d’une voix que la terreur rendait tremblante, sentiment très extraordinaire chez cet audacieux jeune homme, et qui semblait le dominer… « il faut que ce soit le pauvre Dick Robison, le comédien, dans le costume même où je lui ai vu jouer Philaster[55]… Oui, et même après j’ai bu bouteille avec lui à la Syrène ! Je me rappelle les joyeux propos que nous avons tenus ensemble, et toutes ses petites manières fantastiques. Il servit son vieux maître Charles dans la compagnie de Mohum, et j’avais entendu dire qu’il avait été assassiné par ce chien de boucher, après la bataille de Naseby. — Chut ! j’en ai entendu parler, dit Éverard : pour l’amour de Dieu, laisse-lui achever son histoire… Cet inconnu t’a-t-il parlé, l’ami ? — Oui, monsieur, d’un ton de voix agréable, mais un peu emphatique dans la prononciation, et qui ressemblait moins à une conversation ordinaire qu’au ton d’un avocat qui parlerait devant un auditoire nombreux, ou un prédicateur en chaire. Il demanda à voir le major-général Harrison. — Il la demandé ! dit Éverard, qui payait aussi tribut à l’esprit du temps qui, on le sait, portait à voir en toutes choses une puissance surnaturelle… Qu’avez-vous fait alors ? — Je montai au salon pour prévenir le major que quelqu’un désirait le voir. Il tressaillit, et se hâta de me demander des détails sur l’habillement de l’étranger, à peine l’eus-je fait, et lui eus-je parlé du joyau qu’il portait à l’oreille, qu’il s’écria : « Au diable ! Dis-lui que je refuse de lui parler ; dis-lui encore que je le défie et le combattrai vaillamment à la grande bataille dans la vallée d’Armageddon, quand la voix de l’ange rassemblera tous les oiseaux qui volent sous la voûte des cieux pour se repaître de la chair du capitaine et du soldat, du cheval de guerre et du cavalier. Enfin, dis au malin esprit que j’ai le pouvoir de différer notre combat, même jusqu’à ce jour, et qu’en ce jour terrible il retrouvera Harrison. » Je revins faire cette réponse à l’étranger, qui me fit une grimace comme n’en fit jamais figure humaine. « Retourne vers ton maître, répliqua-t-il ; dis-lui que ce moment est mon heure ; et que, s’il ne vient pas me parler, je vais monter moi-même ; dis-lui que je lui ordonne de descendre, et la preuve en est que, sur le champ de bataille de Naseby, il n’a point mis négligemment la main à l’ouvrage. — J’ai entendu dire, » marmotta Wildrake, qui ressentait de plus en plus violemment la contagion de la superstition, « qu’Harrison prononça ces mots par blasphème lorsqu’il tira sur mon pauvre ami Dick. — Qu’arriva-t-il ensuite ? dit Éverard. Songe à dire la vérité. — Je dis aussi vrai qu’un évangile sans commentaire, répliqua l’Indépendant ; mais mon histoire tire à sa fin. Je vis descendre mon maître, la figure blême, mais l’air résolu ; quand il entra dans le vestibule et qu’il aperçut l’étranger, il s’arrêta. L’étranger se dirigea vers la porte, en lui faisant signe de le suivre. Mon digne patron y semblait tout disposé ; mais il s’arrêta encore lorsque l’inconnu, homme ou diable, revint et dit : Écoute ta sentence :

Par le chemin sans trace et par le vert bocage,
Ami, c’est ton destin de suivre mon voyage ;
De me suivre aux rayons de Phœbé qui nous luit ;
De me suivre à travers les ombres de la nuit ;
De me suivre toujours, voilà ta destinée :
Je t’en conjure, au nom d’une plaie incarnée.
Et par les derniers mots que prononce un mourant,
Alors qu’il va descendre au fond du monument.

À ces mots il ressortit, et mon maître le suivit dans la forêt… Je les accompagnai à distance ; mais quand je m’approchai, mon maître était seul et se démenait comme vous voyez maintenant. — Tu as une merveilleuse mémoire, l’ami, » dit le colonel froidement, « pour avoir si bien retenu ces vers que tu n’as entendus qu’une fois. Il me semble que tout cela était convenu d’avance. — Que je n’ai entendus qu’une fois, mon honorable monsieur !.. Hélas ! ces vers ne sortent guère de la bouche de mon pauvre maître quand il est moins triomphant, ce qui arrive quelquefois dans ses luttes avec Satan. Mais je les ai entendu réciter avant par un autre ; et, à vrai dire, mon maître semble toujours les répéter malgré lui, comme un enfant récite une leçon, et comme s’ils ne lui étaient pas rappelés par sa propre mémoire, pour me servir de l’expression du psalmiste. — C’est étrange ! ajouta Éverard… J’ai bien entendu dire que les esprits des gens assassinés avaient un singulier pouvoir sur leurs assassins ; mais je ne puis croire qu’avec peine qu’il y ait du vrai dans de pareil contes… Roger Wildrake, de quoi as-tu peur ?… pourquoi t’agiter ainsi ? — Peur ! Ce n’est pas peur… c’est haine, haine à mort… Je vois le meurtrier du pauvre Dick devant moi… et, regarde, il se met en posture de défense… Pa… pa… parle, chien de boucher : tu ne manqueras point d’antagonistes. »

Avant qu’il fût possible de l’arrêter, Wildrake se débarrassa de son manteau, tira son épée, et d’un seul saut franchit la distance qui le séparait d’Harrison, et croisa sa lame avec la sienne, qu’il continuait de brandir comme s’il s’attendait à être attaqué en ce moment. Le général républicain se mit aussitôt sur ses gardes ; mais au moment où le fer se croisait, il s’écria : « Ha ! je te tiens maintenant, tu es venu en corps à la fin… sois le bienvenu ! le bienvenu ! le glaive du Seigneur et de Gédéon ! — Séparons-les ! séparons-les ! » s’écria Éverard, tandis que Tomkins et lui, étonnés d’abord d’un combat si promptement décidé, se hâtaient de les arrêter. Éverard, saisissant le Cavalier, le fit reculer de force, tandis que Tomkins s’efforçait à grand’peine et à ses risques d’empoigner l’épée d’Harrison, le général s’écriant toujours : « Ha ! deux contre un… deux contre un !… c’est ainsi que combattent les démons. » Wildrake, de son côté, proférait d’horribles jurements, et criait : « Markham, vous avez effacé de mon cœur toutes les obligations que je vous devais… elles sont toutes perdues… oubliées, diable m’emporte ! — Il est vrai, dit Éverard, que vous les avez bien rarement acquittées. Qui sait comment on expliquera cette affaire ? qui en rendra-t-on responsable ? — J’en répondrai avec ma vie, répliqua Wildrake. — Voyons, silence ! dit Tomkins, et laissez-moi faire. Je m’y prendrai de telle sorte que le digne général ne se doutera jamais qu’il a combattu contre un mortel ; tâchez seulement que le Moabite remette sa lame dans le fourreau et reste tranquille. — Wildrake, de grâce, rengaine, dit Éverard, ou sinon, sur ma vie, il faut que tu tournes ton épée contre moi. — Non, par saint George, je ne suis pas encore si fou ; mais je le retrouverai un autre jour. — Toi, un autre jour ! » s’écria Harrison dont les yeux étaient encore fixés sur la place où il avait rencontré une résistance si opiniâtre. « Oui, je te connais bien ; chaque jour chaque semaine, tu m’adresses un aussi lâche défi, car tu sais que mon cœur frissonne à ta voix… Mais ma main ne tremble pas quand elle rencontre la tienne… l’esprit est fort au combat, si la chair y est faible quand elle lutte contre ce qui n’est pas chair. — Allons, paix ! pour l’amour du ciel, que ce soit fini ! » dit l’écuyer Tomkins ; puis il ajouta, en s’adressant à son maître : « Il n’y a personne ici, avec la permission de Votre Excellence, que Tomkins et le digne colonel Éverard. »

Le général Harrison, comme il arrive souvent dans les cas de folie momentanée, en supposant qu’il ne fût égaré que par une illusion mentale, quoique fermement et solidement convaincu de la réalité de ses visions, n’était pourtant pas trop disposé à en causer avec des gens qui, il le savait, devaient les regarder comme imaginaires. En cette occasion, il reprit un air de calme et d’aisance parfaite après la violente agitation à laquelle il venait de s’abandonner, ce qui montrait combien il désirait cacher ses véritables sentiments à Éverard, qui ne les eût pas sans doute partagés.

Il salua le colonel profondément et avec cérémonie, parla de la beauté de la nuit qui l’avait engagé à sortir de la Loge et à faire un tour de promenade dans le parc pour jouir d’un temps si agréable. Il prit ensuite Éverard par le bras, et se dirigea avec lui vers la Loge ; Wildrake et Tomkins suivaient de près par derrière et conduisaient les chevaux. Éverard, qui brûlait d’obtenir quelques renseignements sur ces mystérieuses aventures, s’efforça plus d’une fois de ramener Harrison sur ce sujet par quelques questions, mais le général (car les fous ne sont pas toujours bien disposés à s’entretenir de leur erreur mentale) parait toutes les attaques avec habileté, ou demandait du secours à son secrétaire Tomkins, qui était habitué à défendre son maître en toute occasion, ce qui lui avait valu, selon Desborough, l’ingénieux sobriquet de Fibbet.

« Et pourquoi avez-vous tiré l’épée, mon digne général, lui demandait Éverard, lorsque vous faisiez réellement par plaisir une promenade du soir ? — Vraiment, cher colonel, nous vivons dans un temps où il faut veiller les reins ceints, les mèches allumées, et les glaives nus. Le jour approche, croyez-moi ou ne me croyez pas, comme vous voudrez, où il faudra se tenir sur ses gardes pour ne pas se trouver nu et désarmé quand les sept trompettes sonneront : En bottes, en selles ; et que les flûtes de José joueront : À cheval et partez ! — C’est vrai, digne général ; mais il me semble que je vous ai vu faire des passes, tout à l’heure, comme si vous combattiez ? — J’ai une étrange manie, mon cher Éverard, quand je me promène seul et qu’il m’arrive, comme à présent, d’avoir mon épée à la main ; je m’amuse parfois, pour m’exercer, à porter des bottes contre des arbres. C’est un sot orgueil aux hommes de porter des armes. J’avais la réputation d’être excellent tireur, et j’ai obtenu des prix dans des assauts d’armes, avant d’être régénéré, avant d’être appelé à participer au grand ouvrage, lorsque j’entrai comme simple soldat dans le premier régiment de cavalerie de notre général victorieux. — Mais il me semble, dit Éverard, que j’ai entendu une lame se croiser avec la vôtre ? — Comment ! une épée se croiser avec la mienne ? Qui ce pouvait-il être, Tomkins ? — Ma foi, monsieur, c’était peut-être une branche d’arbre ; il y en a de toutes les espèces ici, et Votre Honneur peut avoir donné dans une branche de l’arbre que les Brésiliens appellent bois de fer, et qui, frappé avec un marteau, dit Purchas dans son Voyage, retentit comme le marteau sur l’enclume. — Ma foi ! je crois que tu as raison ; car ces souverains que l’on a fait déguerpir ont rassemblé dans cette résidence de plaisir une foule d’arbres et de plantes étrangères, quoiqu’ils n’aient pas recueilli le fruit de cet arbre qui en porte de douze espèces, et dont les feuilles sont la guérison des nations.

Éverard continua ses objections ; car il était frappé de la manière dont Harrison éludait ses questions et de la dextérité avec laquelle il étendait ses connaissances transcendantes et exaltées comme une roue sur les plus sombres visions qu’excitaient les remords et la conscience du crime.

« Mais, dit-il, si je puis en croire mes yeux et mes oreilles, je suis forcé de vous avouer que vous aviez réellement un adversaire… même, je suis sûr d’avoir aperçu le drôle, en jaquette noirâtre, se retirer au travers du bois. — Dites-vous vrai ? » demanda Harrison d’un ton de surprise, tandis que sa voix tremblait en dépit de lui-même. « Qui pouvait-ce être ?… Tomkins, avez-vous vu le drôle dont parle le colonel, avec la serviette dans sa main… la serviette sanglante qu’il appuyait toujours sur son côté ? »

Cette dernière expression qui dépeignait l’adversaire d’Harrison d’une manière toute différente de ce que venait de dire Éverard, mais conforme au portrait qu’avait tracé d’abord Tomkins du prétendu spectre, eut plus de force sur Éverard pour le confirmer dans la réalité de l’histoire contée par le secrétaire, que tout ce dont il avait été témoin, ou ce qu’il avait entendu. Tomkins répondit à la demande aussi vite que d’ordinaire, en disant qu’en effet il avait aperçu un individu se glisser près d’eux dans les buissons… qu’il osait affirmer que c’était un traqueur de daims, car il savait qu’ils étaient devenus d’une excessive audace.

« Regardez donc par ici, maître Éverard, » dit Harrison, se hâtant de changer la conversation, « et répondez : N’est-il pas temps enfin de laisser de côté nos controverses, et de nous donner la main pour réparer les brèches de Sion ? Je serais heureux et content, mon excellent ami, d’être, en cette occasion, un gâcheur de mortier, de porter la hotte même, sous les ordres de notre grand chef avec qui la Providence a travaillé dans cette importante controverse nationale ; et vraiment, je suis dévoué à ce point à notre excellent et victorieux général Olivier… puisse le ciel lui accorder longue vie !… que s’il me l’ordonnait, je ne me ferais pas scrupule de culbuter de son haut fauteuil l’homme qu’on appelle orateur, comme j’ai poussé de mes pauvres mains pour culbuter celui qu’on appelle roi… C’est pourquoi, sachant que vos opinions s’accordent avec les miennes à ce sujet, laissez-vous engager amicalement d’agir en bon frère pour relever les ruines et rétablir les remparts de notre Sion anglaise, où nous servirons sans doute de piliers et d’arcs-boutants, sous notre excellent lord général, pour supporter et soutenir l’édifice ; où nous serons dotés des revenus et des bénéfices convenables, tant spirituels que temporels, nous servant de piédestal pour nous établir, attendu qu’autrement nos fondations seraient bâties sur le sable mouvant. Néanmoins, » confirma-t-il, son esprit abandonnant ses projets d’ambition temporelle pour revenir à ses rêves de la cinquième monarchie, « toutes ces choses ne sont que vanité en comparaison de l’ouverture du livre qui est scellé ; car le moment approche où on verra briller l’éclair, où le tonnerre retentira, et où s’échappera de l’abîme sans fond le grand dragon qui y est enchaîné. »

Avec ce concours de phrases de politique mondaine et de prédictions fanatiques, Harrison dompta si bien le colonel Éverard, qu’il ne lui laissa point le temps de le presser davantage sur les détails de son duel nocturne, quoiqu’il fût évident qu’il redoutait d’autres interrogations. Ils arrivèrent alors à la Loge de Woodstock.


CHAPITRE XV.

LES FANTÔMES.


C’est l’heure où les tisons consumés ne sont plus que braise ; où le chat-huant, à la voix criarde, présente au malheureux qui gît sur son lit de douleur le spectacle effrayant du linceul. C’est le temps de la nuit où toutes les tombes entr’ouvertes et vides permettent aux esprits des morts de voltiger dans le chemin du
Shakspeare. Rêve d’une nuit d’été.


Devant la porte du château les sentinelles étaient alors doublées. Éverard en demanda la raison au caporal qu’il trouva dans le vestibule avec ses soldats assis ou endormis autour d’un grand feu alimenté aux dépens des chaises et des bancs sculptés, ainsi que l’indiquaient plusieurs morceaux qui étaient encore là.

« Ma foi, vraiment, répondit le caporal, le corps-de-garde, comme dit Votre Seigneurie, va être bien fatigué d’un pareil service ; la peur nous a tous gagnés, et personne ne veut monter la garde tout seul. Nous avons donc rappelé un ou deux avant-postes de Banbury, et un nouveau renfort nous arrivera demain matin d’Oxford. »

Éverard continua à s’enquérir minutieusement de la position des sentinelles au dehors aussi bien qu’au dedans du château, et trouva que, comme elles avaient été placées sous les yeux d’Harrison lui-même, les règles d’une prudente discipline avaient été exactement observées dans la distribution des postes. Il ne restait donc rien à faire au colonel Éverard, sinon à recommander, en se rappelant sa propre aventure de la soirée, qu’on plaçât une sentinelle de plus, avec un compagnon, si c’était jugé nécessaire, dans ce vestibule ou antichambre sur laquelle ouvraient la longue galerie et d’autres files d’appartements, et où il avait lui-même rencontré un inconnu. Le caporal lui promit respectueusement que tous ses ordres seraient ponctuellement exécutés. Les domestiques, appelés, apparurent aussi en double force. Éverard demanda si les commissaires étaient couchés, et s’il était impossible de leur parler.

« Ils sont déjà dans leur chambre, répondit l’un d’eux ; mais je crois qu’ils ne sont pas encore déshabillés. — Quoi ! dit Éverard, » est-ce que le colonel Desborough et maître Bletson couchent tous les deux dans le même appartement ? — Leurs Honneurs l’ont voulu, répliqua le domestique ; et leurs secrétaires feront le guet toute la nuit. — Il paraît que c’est la mode de doubler les postes dans la maison, dit Wildrake ; si je pouvais seulement découvrir une ménagère à mine réjouie, je saurais bien aussi me mettre à la mode. — Paix, fou ! dit Éverard… Et où sont le maire et maître Holdenough ? — Le maire est retourné au bourg, à cheval derrière le soldat qui va à Oxford chercher le renfort ; et le digne ministre s’est logé dans la chambre où le colonel Desborough a passé la nuit dernière, dans celle où il pense avoir le plus de chances à recevoir la visite de… Votre Honneur doit comprendre. Que le Seigneur ait pitié de nous, car nous sommes bien tourmentés ! — Et où sont les gens du général Harrison ? dit Tomkins, les poltrons qui ne se hâtent pas de le reconduire à son appartement. — Voilà… voilà… voilà !… maître Tomkins, » répondirent trois gaillards en s’avançant avec la même consternation qui s’était emparée de tous les habitants de Woodstock.

« Parlez donc vite… et ne parlez pas à Sa Seigneurie… vous voyez qu’elle n’est pas de bonne humeur. — Ma foi, observa le colonel Éverard, il a la mine singulièrement pâle… les traits tirés comme s’il allait tomber en paralysie ; et quoiqu’il ait tant parlé en route, il n’a point ouvert la bouche depuis que nous avons retrouvé la lumière. — C’est son habitude après de telle visites, dit Tomkins…. Donnez le bras à Son Honneur, Zedekiah et Jonathan, pour l’emmener… je vous suis à l’instant… Vous, Nicomède, restez pour m’accompagner… il ne fait pas bon courir seul dans la maison. — Maître Tomkins, dit Éverard, j’ai souvent entendu parler de vous comme d’un homme pénétrant et sensé… dites-moi franchement, redoutez-vous bien les apparitions surnaturelles de cette maison ? — Je ne serais pas tenté d’en courir les risques, monsieur, » répondit gravement Tomkins ; — rien qu’en regardant mon honorable maître, vous pouvez vous figurer un peu quel air ont les vivants après qu’ils ont parlé aux morts. » Il s’inclina profondément, et prit congé du colonel Éverard, qui se dirigea vers la chambre où les deux autres commissaires, pour se prêter assistance mutuelle, étaient convenus de coucher en compagnie. Ils allaient se mettre au lit quand il arriva dans leur appartement ; tous deux tressaillirent lorsque la porte s’ouvrit… mais aussi tous deux se réjouirent en voyant que c’était seulement Éverard qui entrait.

« Écoutez-moi, » dit Bletson au colonel en le tirant à part ; « n’avez-vous jamais vu un âne pareil à Desborough ?… Le coquin est aussi gros qu’un bœuf et aussi peureux qu’un mouton. Il a voulu à toute force que je couchasse ici pour le défendre. Aurons-nous une bonne nuit, hein ?… sans doute, si vous consentez à occuper le troisième lit qu’on avait préparé pour Harrison. Mais il s’en est allé, comme un benêt, chercher la vallée d’Armageddon dans le parc de Woodstock. — Le général Harrison vient de rentrer avec moi, lui répondit Éverard. — Soit ; mais tant que je vivrai, il ne viendra point dans notre appartement, » ajouta aussitôt Desborough qui avait entendu la réponse de son ami. « Jamais homme qui a soupé, à ma connaissance, avec le diable, n’a droit de coucher avec des chrétiens. — Il n’en a point l’intention, dit Éverard ; il couche, à ce qu’il paraît, séparément… et seul. — Oh ! seul, non pas, j’ose le dire, continua Desborough, car Harrison a une espèce d’attraction pour les esprits… Ils voltigent autour de lui, comme des moucherons autour d’une chandelle. Mais de grâce ! cher Éverard, reste avec nous. Je ne sais pas comment cela se fait, mais quoique tu n’aies pas toujours ta religion à la bouche, et que tu ne t’élances pas dans des phrases difficiles à comprendre, comme Harrison… quoique tu ne fasses pas de longs sermons comme un certain de mes très honorable parents que tu connais fort bien, pourtant je me sens plus en sûreté dans ta compagnie que dans celle des autres. Quant à notre ami Bletson, c’est un si hardi blasphémateur, que j’ai grand’peur que le diable ne l’enlève avant demain — Avez-vous jamais entendu un plus misérable poltron ? » dit Bletson bas à Éverard. « Restez pourtant, mon digne colonel… je connais votre zèle à assister les gens malheureux, et vous voyez que Desborough se trouve en position d’avoir besoin près de lui d’un bon exemple pour l’empêcher de rêver aux esprits et aux diables. — Je suis fâché de ne pouvoir vous obliger, messieurs, dit Éverard ; mais je suis résolu à coucher dans l’appartement de Victor Lee ; ainsi je vous souhaite une bonne nuit, et si vous désirez dormir en repos, je vous conseille de vous recommander, pendant la nuit, à celui qui y voit aussi bien qu’en plein jour. J’avais l’intention de vous informer ce soir du sujet de ma présence ici ; mais je remets l’entretien à demain, et je serai, je pense, en état de vous alléguer d’excellentes raisons pour que vous quittiez Woodstock. — Oh ! nous en avons déjà de fort bonnes, dit Desborough : d’abord je suis venu ici pour le service de l’État, comptant retirer sans doute quelques petits profits de mes peines ; mais si on me met encore droit sur la tête, cette nuit comme la précédente, je ne reste pas plus long-temps ici, dussé-je gagner une couronne de roi ; car ma tête, j’en suis sûr, n’aurait pas la force d’en soutenir le poids. — Bonne nuit ! » s’écria Éverard ; et il se retirait quand Bletson se rapprocha encore de lui, et lui dit à l’oreille : « Écoutez, colonel… vous connaissez mon amitié pour vous… je vous supplie de laisser la porte de votre chambre ouverte, afin que si l’on venait vous troubler, je puisse vous entendre crier au secours, et vous rejoindre en un instant. Consentez, cher Éverard ; autrement mes craintes pour vous me tiendront éveillé ; car je n’ignore pas que, malgré votre sain jugement, vous conservez de ces idées superstitieuses qui nous viennent en naissant, et qui constituent le fondement de nos craintes en des occasions comme celle-ci. Laissez donc votre porte ouverte, si vous m’aimez, afin que je puisse vous secourir aussitôt en cas d’alarme. — Mon maître, dit Wildrake, a confiance d’abord en sa Bible, monsieur, ensuite dans sa bonne épée ; il ne s’imagine pas que le diable puisse craindre le charme de deux hommes couchant dans une même chambre, encore moins que le malin esprit ait une existence avouée par les Nullifidiens de la Rota. »

Éverard prit son imprudent ami par le collet, et l’entraîna pendant qu’il parlait ainsi, sans le lâcher, jusque ce qu’ils fussent arrivés tous deux à la chambre de Victor Lee, où ils avaient déjà couché la première nuit ; il continua même de le retenir jusqu’à ce que le domestique eût disposé les lumières, et fût sorti de l’appartement ; alors, le lâchant, il lui adressa cette ironique question : « N’es-tu pas un prudent et habile personnage, toi qui, dans le temps où nous vivons, cours au devant de toutes les occasions de te mettre dans l’embarras par des discours irréfléchis ? Honte à toi ! — Oui, honte à moi, bien sûr, dit le Cavalier ; honte à moi, pauvre et bonne créature, qui consens à me laisser ainsi mener par un homme qui n’est ni mieux né, ni mieux élevé que moi. Je te le dis, Mark, tu n’uses pas généreusement des avantages que tu as sur Wildrake : pourquoi ne pas vouloir que je te quitte, que j’aille vivre et mourir à ma mode ? — Parce qu’avant une semaine de séparation, j’entendrais dire que vous êtes mort comme un chien. Allons, mon bon ami, quelle folie avais-tu donc pour attaquer Harrison, et puis entamer une dispute inutile avec Bletson ? — Ma foi ! nous sommes dans la maison du diable, je crois, et je paie volontiers à mon hôte ce qui lui est dû, partout où je m’arrête en route. Lui envoyer Harrison ou Bletson pour le moment, c’est une bagatelle pour modérer son appétit, jusqu’à ce que Crom… — Chut ! les murailles nous entendent, » dit Éverard en regardant autour de lui. « Tiens, voilà de quoi boire avant de te coucher. Ne quitte pas ton épée, car il nous faut être sur nos gardes comme si le vengeur du sang était derrière nous. Voilà ton lit ; et le mien, comme tu vois, est préparé dans le salon, cette porte seule nous sépare. — Et je la laisserai ouverte, en cas que tu aies besoin de secours, comme disait Nullifidien. Mais comment as-tu donc si bien arrangé tout cela, bon maître ? — J’ai averti le maître-d’hôtel Tomkins que je voulais coucher ici. — Tomkins ! dit Wildrake, un étrange drôle, qui a pris, on dirait, mesure du pied à chacun… Tout paraît lui passer par les mains. — C’est, à ce que je pense, répliqua Éverard, un de ces hommes formés par les circonstances… Il a le don de prêcher et de pérorer, ce qui lui donne un grand crédit parmi les Indépendants ; et il se recommande aux gens plus modérés par son activité et son intelligence. — A-t-on douté jamais de sa sincérité ? demanda Wildrake. — Jamais que je sache, répondit le colonel ; au contraire, on lui a donné le sobriquet d’honnête Joseph et de fidèle Tomkins. Pour moi, je pense que sa sincérité a toujours marché de pair avec son intérêt… Mais, allons, vide ton verre, et au lit… Comment ! tu bois tout d’un seul trait ? — Corbleu ! oui… mon vœu me défend d’en faire deux gorgées ; mais n’aie pas peur… ce sera un bonnet de nuit qui m’échauffera seulement la tête, sans mettre la cervelle en fermentation ; ainsi, homme ou diable, si on t’éveille, appelle-moi, et compte sur moi en un clin d’œil. » À ces mots, le Cavalier se retira dans son appartement séparé, et le colonel Éverard, ôtant ceux de ses habits qui le gênaient le plus, sa culotte et sa veste, se disposa à dormir et s’endormit en effet.

Il fut éveillé par une musique lente et solennelle dont les sons allaient se perdre dans le lointain. Il tressaillit, et chercha ses armes qu’il trouva près de lui ; son lit, préparé pour la nuit, n’avait pas de rideaux : il put donc regarder sans peine autour de lui ; mais comme ce qui restait de braise rouge avait été enterré dans les cendres, il lui fut impossible de rien distinguer ; il sentit donc, en dépit de son courage naturel, cette indéfinissable frayeur qui accompagne la conviction d’un péril imminent et une ignorance absolue de sa cause et de sa nature. Quoiqu’il ne crût qu’avec répugnance aux apparitions surnaturelles, nous avons déjà dit qu’il n’était pas absolument incrédule ; car peut-être, même en ce siècle si sceptique, se trouve-t-il moins de gens d’une incrédulité complète et absolue à cet égard, qu’on n’en voit s’en glorifier. Incertain s’il n’avait pas rêvé entendre ces sons qui semblaient retentir encore à son oreille, il n’osait guère s’exposer aux railleries de son ami en l’appelant. Il se mit donc sur son séant, non sans ressentir cette agitation nerveuse ordinaire au brave comme au poltron, avec cette différence que l’un en est atterré, et que l’autre rassemble toute son énergie pour s’en débarrasser, comme le cèdre du Liban soulève, dit-on, ses branches, pour secouer la neige qui s’y accumule.

L’histoire d’Harrison, en dépit de lui-même, et malgré un secret soupçon de machination et de complot, lui revint à l’esprit dans ce moment. Il se rappela qu’Harrison, en parlant de l’apparition, avait donné un détail autre que celui qui lui passait dans l’esprit en ce moment. Cette serviette sanglante, pressée toujours sur le côté, était une circonstance alors présente à ses yeux et à son imagination agitée. Était-il donc possible qu’un homme assassiné revînt dans l’habitation de celui qui l’avait expulsé de la scène avant qu’il eût reçu absolution de ses péchés ? Et si cela était, cette permission ne pouvait-elle pas autoriser d’autres apparitions de la même nature, pour avertir… pour instruire… pour punir ? Sa conclusion était que, s’il fallait être téméraire et crédule pour admettre comme vraie toute histoire de ce genre, il n’y avait pas moins de témérité à limiter la puissance du Créateur sur les ouvrages qu’il a produits, et à supposer que les lois de la nature ne pouvaient, dans des cas particuliers et pour de grands motifs, être momentanément interrompues du consentement de leur auteur.

Tandis que ces pensées se présentaient à l’esprit d’Éverard, des sentiments qu’il n’avait jamais connus, même quand il s’était trouvé pour la première fois dans la mêlée chaude et périlleuse d’une bataille, envahissaient son esprit. Il craignait sans savoir pourquoi ; et lorsqu’un danger visible et inévitable eut enflammé son courage, l’incertitude absolue de sa position lui rendait ses craintes bien plus grandes. Il avait bien envie de sauter en bas de son lit, et de rallumer le feu couvert, espérant que la flamme lui montrerait quelque étrange spectacle dans sa chambre. Il était aussi violemment tenté d’éveiller Wildrake ; mais la honte, plus forte que la crainte, l’empêcha de le faire. « Quoi ! pensera-t-on que Markham Éverard, qui a la réputation d’être un des meilleurs soldats qui aient tiré l’épée dans cette triste guerre… Markham Éverard, qui a mérité un si haut grade dans l’armée parlementaire, quoique encore si jeune, a eu peur de rester seul dans une chambre obscure, à minuit ?… On ne le dira jamais. »

Ces réflexions ne furent pourtant pas un charme contre le cours désagréable de ses pensées. Les différentes traditions que l’on avait faites sur l’appartement de Victor Lee se représentaient à lui ; et quoiqu’il les eût souvent regardées comme des bruits vagues, sans authenticité et sans fondement, engendrées par la superstition de nos pères, et transmises de génération en génération par la crédulité bavarde, cependant elles avaient quelque chose qui ne tendait guère à apaiser en ce moment l’irritation de ses nerfs. Puis quand il se rappelait les événements de la soirée même, l’épée qu’on appuyait sur sa gorge, le bras vigoureux qui le retenait étendu sur le plancher… si ce souvenir servait à dissiper les idées de fantôme en campagne, et de poignards imaginaires, il le portait certainement à croire qu’il y avait, dans quelque coin de cette immense maison, une bande de Cavaliers logés de manière à sortir la nuit de leur cachette pour épouvanter les sentinelles, et exécuter sur elles, mais en particulier sur Harrison, l’un des juges régicides, cette vengeance dont la soif dévore si ardemment les partisans fidèles d’un monarque assassiné.

Il tâcha de dissiper ses craintes, en réfléchissant au nombre des gardes et à leur position. Il se repentit encore de n’avoir pas pris de plus sévères précautions, et d’être obligé de garder la promesse de silence qu’on avait exigée de lui, et qui pouvait exposer tant des siens au péril d’un assassinat. Ces pensées, jointes à ses devoirs militaires, éveillèrent en lui une autre suite de réflexions. Il pensa que tout ce qu’il pouvait alors faire était de visiter les sentinelles, de s’assurer qu’elles étaient éveillées, actives, aux aguets, et placées de façon à se pouvoir, en cas de besoin, secourir l’une l’autre… « Voilà qui me convient mieux, pensa-t-il, que de rester ici comme un enfant, à frissonner de la légende d’une vieille femme dont j’ai ri dans mon enfance. Si Victor Lee s’est montré sacrilége, comme on le dit communément ; s’il a brassé de la bière dans des fonts baptismaux par lui enlevés dans l’antique palais d’Holy-Rood, pendant que l’église et l’édifice étaient la proie des flammes ; si son fils aîné est mort en tombant dans le même vase, qui était rempli d’eau bouillante ; en bien, quoi ? combien d’églises ont été démolies depuis son temps ! Combien de fonts baptismaux profanés ! Tel est le nombre de ces crimes que, si la vengeance du ciel voulait punir de tels attentats d’une manière surnaturelle, il n’y aurait pas un coin en Angleterre, pas même la plus petite paroisse, qui n’eût son apparition… Bah ! ce sont des jeux d’imagination ridicules, indignes surtout d’être admis par les gens élevés à croire que la sainteté consiste dans l’intention et dans l’œuvre, non dans les édifices ou dans les vases sacrés, ni dans la forme du culte. »

Au moment où il concluait ainsi en faveur des articles de sa foi calviniste, le marteau de la grande horloge (les horloges sont rarement silencieuses dans de tels récits) sonna trois heures, et alors on entendit retentir immédiatement les cris rauques des sentinelles à travers les voûtes et les galeries au rez-de-chaussée et aux étages supérieurs, s’appelant et se répondant les unes aux autres par le mot de veille ordinaire, tout va bien ; leurs voix se mêlèrent au bourdonnement sourd de l’horloge, mais cessèrent avant qu’elle redevînt muette. Les échos produits par l’airain, et qui semblaient s’éloigner progressivement, retentirent encore pendant quelques secondes aux oreilles d’Éverard, et le tintement sembla recommencer. Il ne put distinguer d’abord si un nouvel écho avait répété un nouveau coup du marteau, ou si quelque bruit d’une autre nature avait troublé le silence où l’horloge, en cessant de sonner, avait replongé l’antique manoir et les bois d’alentour.

Mais son doute fut bientôt éclairci. Il reconnut des airs de musique qui s’étaient mêlés au glas mourant de la cloche et qui en se prolongeant finirent par lui survivre. Une mélodie d’un ton grave, de plus en plus bruyante à mesure qu’elle approchait, semblait passer de chambre en chambre, des cabinets dans les galeries, du vestibule à la voûte, à travers les ruines désertes et profanées de l’ancienne résidence de tant de souverains ; et, pendant qu’elle avançait, nul soldat ne donnait l’alarme, nul des nombreux habitants de la Loge qui passaient une nuit si désagréable et si horrible dans ce vieux manoir, ne semblait oser faire part à un autre de cette cause inexplicable d’appréhension.

L’agitation d’Éverard ne lui permit pas de rester si passif. Les sons approchaient alors tellement de lui, qu’on eût dit, à les entendre, qu’on célébrait dans la pièce voisine un service solennel des morts. Il donna l’alarme en appelant de toute sa force son fidèle écuyer Wildrake, qui ronflait dans la chambre voisine de la sienne, séparée seulement par une porte à demi ouverte.

« Wildrake… Wildrake… sur pied… sur pied ! n’entends-tu pas l’alarme ? »

Wildrake ne répondit pas, quoique la symphonie qui retentissait alors dans l’appartement même, comme si les musiciens eussent été dans son enceinte, fût assez bruyante pour éveiller une personne endormie, même sans qu’un camarade ou un maître eût besoin de l’appeler ainsi.

« Alarme… Roger Wildrake… alarme ! » s’écria toujours Éverard sautant en bas de son lit et saisissant ses armes… « Trouve de la lumière, et donne l’alarme ! »

Point de réponse. Les sons de la musique parurent mourir lorsqu’il eut prononcé ces derniers mots, et la même douce voix qui, selon lui, ressemblait à celle d’Alice Lee, se fit entendre dans l’appartement et non loin de lui :

« Votre camarade ne répondra point, lui dit-elle ; il n’y a que ceux dont la conscience n’est pas tranquille qui puissent prendre l’alarme. — Encore la même mascarade ! dit Éverard. Je suis mieux armé que la dernière fois, et si ce n’était le son de cette voix, celui qui me parle aurait payé cher la plaisanterie. »

Il était singulier, et nous pouvons l’observer en passant, que quand le son distinct de la voix humaine parvenait à l’oreille d’Éverard, toute idée d’apparition surnaturelle cessait, et que le charme qui l’avait d’abord enchaîné paraissait brisé. Quelle que soit, dans des hommes d’un jugement sain, l’influence d’une terreur imaginaire fondée sur le doute, bientôt ils saisissent la moindre idée précise, et par son aide ils rentrent aisément dans le cours de la vie ordinaire. La voix fit au colonel une réponse qui s’adressait aussi bien au sens qu’au son des paroles.

« Nous rions des armes dont tu penses nous épouvanter… Sur les gardiens de Woodstock, elles ne peuvent rien. Tire, si tu veux, essaie l’efficacité de tes armes. Mais sache que notre intention n’est pas de te nuire. De race, tu es un faucon ; ton caractère est noble, quoique tu aies été mal élevé et que tu vives avec le milan et la corneille ; prends ton vol demain matin, pour te sauver d’ici, car si tu demeures avec les chauves-souris, les chats-huants, les corbeaux et les vautours qui songent à poser leur nid en ces lieux, tu partageras inévitablement leur sort. Pars donc, et que ces appartements soient disposés pour recevoir ceux qui ont de meilleurs droits à les habiter. »

Éverard répondit à voix haute : « Je vous avertis une seconde fois, ne pensez pas me défier en vain. Je ne suis plus un enfant, pour avoir peur des histoires de revenants, ni un poltron, armé comme je le suis, pour m’alarmer des menaces d’un bandit. Si je vous donne un instant de répit, c’est par égard pour des amis chers et mal conseillés qui peuvent être complices de cette dangereuse pasquinade. Apprenez que je puis entourer le château de soldats qui rechercheront, jusque dans les cachettes les plus reculées, l’auteur de cette audacieuse plaisanterie ; et si cette recherche ne réussit pas, il n’en coulera que quelques barils de poudre pour faire de cette maison un monceau de ruines, et ensevelir sous les décombres les inventeurs d’un amusement aussi ridicule. — Vous parlez bravement, sir colonel, » dit une autre voix semblable à celle plus rauque et plus dure qui lui avait parlé dans la galerie ; « faites donc preuve de courage par ici. — Vous ne me provoqueriez pas deux fois, répondit le colonel Éverard, si j’y voyais assez pour tirer. »

À ces mots, un rayon de lumière, qui éblouit presque le hardi parleur, lui fit voir une figure distincte qui ressemblait assez à Victor Lee, tel qu’il était représenté dans son portrait, tenant d’une main une dame voilée des pieds à la tête, et de l’autre son bâton de commandement. Les deux figures étaient animées et se tenaient, à ce qu’il semblait, à six pieds de lui environ.

« Sans cette femme, dit Éverard, on ne m’aurait pas ainsi mortellement provoqué. — Ne faites pas attention à ma compagne, et n’épargnez rien contre nous, répliqua la même voix ; je vous défie de nouveau. — Répétez votre défi quand j’aurai compté jusqu’à trois, dit Éverard, et vous recevrez le châtiment de votre insolence. Une… J’ai armé mon pistolet… Deux… Je ne manque jamais le but… Par tout ce qu’il y a de sacré, je tire sur vous si vous ne partez à l’instant même. Si vous me laissez prononcer trois, vous êtes mort. Pourtant il me répugne à verser du sang… Je vous laisse encore le temps de partir… Une… deux… trois… »

Éverard visa au cœur, et lâcha son coup. La figure éleva ses bras comme par mépris ; puis commença un gros rire, et la flamme devenait de moins en moins brillante autour du vieux chevalier ; enfin elle disparut. Le sang d’Éverard se glaça dans ses veines « Si c’eût été une créature humaine, pensa t-il, la balle l’aurait percée Je n’ai ni le désir, ni le pouvoir de combattre des êtres surnaturels. »

Il éprouvait alors une oppression si forte, qu’il en fut tout anéanti. Il se traîna pourtant jusqu’à la cheminée, et jeta sur les charbons qui étaient encore allumés, une poignée de bois sec. Il flamba aussitôt, et éclaira la chambre assez pour qu’il l’examinât tout entière. Il regarda autour de lui avec précaution, presque avec timidité, craignant à moitié d’apercevoir quelque horrible fantôme. Mais il ne vit rien que les vieux meubles, le pupitre à lire, et d’autres objets tous dans le même état où sir Henri les avait laissés en partant. Il éprouva un désir irrésistible, quoique mêlé de répugnance, de considérer le portrait du vieux chevalier, auquel ressemblait tant celui qui venait de lui apparaître. Il hésita long-temps entre ces deux sentiments contraires. Mais enfin il prit, avec une résolution désespérée, la chandelle qu’il avait éteinte, et la ralluma avant que la flamme des broussailles mourût. Il la leva devant le portrait de Victor Lee, et le regarda avec une vive curiosité, non exempte de crainte. Les frayeurs puériles de son enfance revinrent toutes l’épouvanter ; il crut voir l’œil pâle et sévère du vieux guerrier suivre le sien, et le menacer de son déplaisir ; et quoiqu’il chassât promptement cette absurde idée de son esprit, cependant certains sentiments confus s’exhalèrent en paroles, qui semblaient presque s’adresser à l’ancien portrait.

« Âme d’un des ancêtres de ma mère, dit-il, que ce soit à bonne ou à mauvaise intention, par des hommes fourbes ou par des êtres surnaturels que soient troublés ces vieux appartements, je suis déterminé à en sortir demain matin. — Je me réjouis de l’apprendre, et de toute mon âme, » dit une voix derrière lui.

Il se retourna, vit une grande figure blanche avec une espèce de turban sur la tête, et laissant tomber la lumière, il s’élança pour la saisir.

« Tu es du moins palpable, s’écria-t-il. — Palpable ! répondit le corps qu’il empoignait si vigoureusement… Matamore ! il me semble que vous pourriez vous en assurer, sans faillir m’étouffer ; et si vous ne me lâchez pas, je vais vous montrer qu’à deux on peut s’amuser à lutter. — Roger Wildrake ! » dit Éverard lâchant le Cavalier et reculant de trois pas.

« Roger Wildrake ? oui, vraiment ! Me prenez-vous pour Roger Bacon, qui vient vous défendre contre le diable ? car il sent joliment le soufre ici. — C’est le pistolet que j’ai tiré. Ne l’avez-vous pas entendu ? — Mais si, c’est ce qui m’a éveillé pour la première fois ; car ce bonnet de nuit dont je me suis coiffé m’a fait dormir comme une marmotte. Ha ! je me sens encore le cerveau tout engourdi. — El pourquoi ne veniez-vous pas aussitôt ? Je n’ai jamais eu plus besoin d’assistance. — Je venais le plus vite que je pouvais, répondit Wildrake ; mais il m’a fallu du temps pour me remettre, car je rêvais à cette bataille de Naseby… et puis la porte de ma chambre était fermée, et si difficile à ouvrir que j’ai fait le serrurier avec mon pied. — Comment ! elle était ouverte quand je me suis couché, dit Éverard. — Elle était fermée pourtant quand je me suis levé, et je m’étonne que vous ne m’ayez pas entendu l’enfoncer. — J’avais l’esprit occupé d’autre chose. — Voyons, qu’est-il donc arrivé ? Me voilà sur pied, bien disposé, et tout prêt à combattre, si cette envie de bâiller veut bien me le permettre. La meilleur ale de mère Redcap est moins forte que celle que j’ai bue hier soir, il s’en faut d’un bon boisseau d’orge ; j’ai avalé du véritable élixir de drèche. Ah !… comme je bâille. — Avec quelques grains d’opium, je crois, dit Éverard. — Oui, sans doute… oui, sans doute… Il n’y avait qu’un coup de pistolet qui pût m’éveiller, moi qui, rien qu’avec le coup de grâce ordinaire du soir, dors aussi légèrement qu’une fille, au premier jour de mai, quand elle guette le premier rayon du soleil pour aller recueillir la rosée. Mais qu’avez-vous à m’ordonner ? — Rien. — Rien ? — Mais je déclare, reprit le colonel, moins pour t’en informer que pour en prévenir d’autres personnes qui peuvent m’entendre, que je quitte la Loge dès la pointe du jour et en fais déguerpir, s’il est possible, les commissaires. — Écoutez, dit Wildrake, n’entendez-vous pas du bruit, comme un bruit d’applaudissements ? Les démons de l’endroit se réjouissent de votre départ. — Je laisserai Woodstock en la possession de mon oncle sir Henri Lee et de sa famille, s’ils veulent bien y revenir, non que la peur me fasse céder aux artifices qu’on a mis en jeu contre moi en cette occasion, mais seulement parce que j’en avais déjà l’intention depuis long-temps. Mais je préviens, » ajouta-t-il en élevant la voix, « je préviens les complices de ces stratagèmes que s’ils peuvent réussir contre un fou comme Desborough, un visionnaire comme Harrison, un poltron comme Bletson… »

En ce moment la voix d’une personne qui semblait être près d’eux fit entendre : « Ou contre un homme sage, modéré et résolu, comme le colonel Éverard. »

« Par le ciel ! la voix vient du portrait, » s’écria Wildrake dégainant son épée : « il faut que je mette son armure à l’épreuve. — Point de violence, » dit Éverard qui avait tressailli à cette interruption, mais qui, reprenant avec fermeté ce qu’il allait dire, ajouta : « Qu’ils sachent, tous ces complices, qu’en dépit du succès qui favorise à présent leurs artifices, on pourra, si l’on s’en donne la peine, trouver le fin mot, et que leur découverte entraînera nécessairement la punition de tous les coupables, la démolition complète de Woodstock, et la ruine irrémédiable de la famille Lee. Que tous les coupables y songent, et cessent à temps. »

Il s’arrêta, espérant qu’on allait lui répondre, mais il fut trompé dans son attente.

« C’est vraiment bizarre, dit Wildrake ; mais, ha, ha, ha !… ma tête est incapable de donner la moindre explication en ce moment ; elle tourne comme une rôtie dans une cruche de muscadine ; je suis obligé de m’asseoir… ha, ha, ha !… et vais y songer à loisir. Grand merci, bon fauteuil. »

À ces mots, il se jeta, ou plutôt se laissa tomber dans un large siége à bras, qui avait souvent servi à sir Henri, et en moins d’un instant il fut profondément endormi. Éverard était loin d’avoir si grande envie de dormir, pourtant son esprit était débarrassé de la crainte d’autre apparition pour la nuit ; car il supposait son traité pour l’évacuation de Woodstock bien connu et très probablement accepté par ceux que l’invasion des commissaires avait portés à prendre de si singulières mesures pour les chasser. Son esprit, disposé un instant à voir quelque chose de surnaturel dans ce tapage extraordinaire, se sentait disposé à expliquer la chose d’une manière plus raisonnable : ce n’était plus qu’un adroit complot, pour lequel un château comme Woodstock offrait tant de facilités.

Il jeta du bois dans le feu, ralluma la chandelle, et, examinant la position du pauvre Wildrake, le mit à son aise dans le fauteuil, autant que possible ; le Cavalier laissait aller ses membres comme un enfant. Son état contribua beaucoup à confirmer son patron dans l’idée que les troubles du château étaient des ruses combinées à dessein, car les esprits n’ont pas coutume de droguer les gens avec de l’opium. Il se jeta sur son lit, et pendant qu’il réfléchissait à ces bizarres événements, il entendit les sons d’une musique lente et douce, puis ensuite ces mots : « Bonne nuit, bonne nuit, bonne nuit ! » Ces mots trois fois répétés, et chaque fois sur un ton plus doux et plus éloigné, semblaient lui annoncer que les démons et lui étaient en trêve sinon en paix, et qu’il en serait débarrassé pour la nuit. Il eut à peine le courage de répondre « Bonne nuit ! » car, quoique bien convaincu de l’existence d’un complot, il était si bien exécuté, qu’il tremblait toujours, de même qu’un spectateur qui assiste à une scène tragique, qu’il sait n’être pas réelle, se sent cependant ému par la vraisemblance qu’elle renferme. Le sommeil s’empara de lui enfin, et ne le quitta qu’en plein jour le lendemain matin.


CHAPITRE XVI.

RÉCITS.


Puis brille celle clarté, avant-courrière de l’aurore, dont l’approche chasse vers le cimetière les ombres çà et là errantes.
Shakspeare. Rêve d’une nuit d’été.


Avec l’air frais du matin et le lever du soleil, toutes les impressions de la nuit précédente s’étaient effacées de l’esprit du colonel Éverard. Néanmoins il était toujours à se demander comment on s’y était pris pour opérer les sortilèges dont il avait été témoin. Il examina toute la chambre, sonda le plancher, la boiserie, la serrure, avec son pied et sa canne ; mais la porte, assurée par un énorme verrou, et de plus par une serrure, était aussi solide que quand il l’avait fermée le soir précédent. L’apparition qui avait une si grande ressemblance avec Victor Lee fixa surtout son attention : de ridicules histoires avaient souvent couru au sujet de cette figure, ou d’une exactement semblable, qu’on avait rencontrée de nuit au milieu des appartements et des corridors déserts du vieux château ; et Markham Éverard avait souvent entendu faire de pareils contes dans son enfance. Il était honteux de se rappeler son manque de courage, et le frisson qui l’avait saisi la nuit précédente lorsqu’un tel objet lui était apparu.

« Assurément, se dit-il, cet accès de puérile folie n’a pu me faire manquer mon coup ; il est plus probable que la balle a été retirée secrètement de mon pistolet. »

Il examina celui qu’il n’avait pas déchargé ; il y trouva encore la balle. Il visita l’appartement à l’endroit où il avait tiré, et à cinq pas de la place, en ligne droite entre la ruelle du lit et le lieu où s’était montré l’apparition, une balle de pistolet s’était enfoncée tout récemment dans la boiserie. Il n’était donc plus douteux qu’il avait tiré dans la bonne direction ; et de fait, pour arriver à l’endroit où elle s’était logée, il fallait que la balle eût passé à travers le fantôme qu’il visait, et frappé le mur auquel il était adossé. C’était un vrai mystère, et il fut de là fondé à se demander si la sorcellerie et les arts cabalistiques n’avaient pas secondé les machinations de ces hardis conspirateurs qui, mortels eux-mêmes, pouvaient néanmoins, selon la croyance universelle de l’époque, demander et obtenir secours des habitants de l’autre monde.

Il dirigea ensuite ses investigations sur le portrait même de Victor Lee : il examina minutieusement quelle figure il lui voyait sur la toile, et compara les traits pâles, mal arrêtés, à peine tracés même du tableau, ses couleurs passées, la sombre immobilité de l’œil, et la pâleur de mort empreinte sur sa physionomie, avec l’être si différent qu’il avait vu la nuit précédente, quand il était éclairé par la lumière artificielle qui tombait en plein sur lui, tandis qu’elle laissait les autres parties de la chambre dans une obscurité presque complète. Il avait trouvé en ce moment sa figure plus animée, et le feu, en s’allumant et en s’éteignant, donnait à la tête et aux jambes quelque chose qui ressemblait à un mouvement réel. Vu au jour, ce n’était qu’une simple peinture de la dure et vieille école d’Holbein. Déterminé à pénétrer plus avant dans ce mystère, s’il était possible, Éverard examina le portrait de plus près encore, et voulut s’assurer qu’il n’existait aucun ressort caché au moyen duquel il s’abaissât, stratagème qui n’était point rare dans les vieux châteaux, abondamment pourvus d’issues qui n’étaient connues que des maîtres de la maison ou de leurs intimes confidents ; mais le panneau sur lequel était peint Victor Lee tenait solidement à la boiserie de l’appartement, dont il faisait même partie, et le colonel fut certain qu’il s’était trompé dans ses conjectures.

Il réveilla ensuite son fidèle écuyer Wildrake qui, quoiqu’ayant dormi très long-temps, se ressentait encore des effets du coup d’ale qu’il avait bu le soir précédent. C’était, ainsi qu’il le disait, la récompense de sa tempérance ; une seule gorgée l’ayant fait dormir plus tard et plus profondément que n’eussent fait une demi-douzaine ou même une douzaine de verres, quand il commettait l’énorme péché des arrière-soupers[56], et qu’il prenait ensuite de copieuses libations.

« Si ce que tu appelles ta petite gorgée, dit Éverard, eût été seulement un peu plus forte, tu aurais dormi si profondément que la trompette du jugement dernier aurait pu seule t’éveiller. — Et alors je me serais éveillé avec un grand mal de tête, Mark ; car je vois que mon modeste petit coup ne m’en a point exempté… Mais sortons de notre chambre, et voyons comment les autres ont passé cette nuit qui a été pour nous si étrange. J’imagine qu’ils n’auront pas grand’peine à quitter Woodstock, s’ils n’ont pas mieux dormi que nous, ou du moins s’ils ne sont pas tombés sur de meilleurs appartemens que nous. — En ce cas, je te dépêcherais à la hutte de Jocelin négocier le retour de sir Henri Lee et de sa famille dans leur vieille demeure, où, en raison de mon crédit auprès du général, et plus encore de la renommée de cette maison, qui n’est rien moins qu’indifférente, je pense qu’ils ne courront pas grand risque d’être troublés ni par les commissaires actuels, ni par de nouveaux. — Mais comment se défendront-ils contre les démons, mon brave colonel ? Il me semble que, si je prenais intérêt à cette jolie fille, comme tu t’en glorifies, je serais bien fâché de l’exposer aux frayeurs d’une habitation comme Woodstock, où ces démons (je les prie de m’excuser, car je suppose qu’ils entendent toutes nos paroles) ces joyeux diablotins… paraissent tant s’amuser du soir au matin. — Mon cher Wildrake, je crois aussi bien que vous qu’on peut nous entendre causer ; mais peu m’importe, et je n’en dirai pas moins franchement ce que je pense. J’imagine que sir Henri et Alice ne sont pour rien dans ce ridicule complot. Je ne puis concilier ni avec l’orgueil de l’un, ni avec la modestie de l’autre, ni avec le bon sens de tous les deux, qu’aucun motif ait pu les engager dans une si étrange conspiration. Mais les diables sont tous de votre opinion en politique, Wildrake, tous vrais Cavaliers bleus ; et je suis convaincu que sir Henri et Alice Lee, quoique n’étant pas leurs confédérés, n’ont pas le plus léger motif de craindre leurs diaboliques machinations. D’ailleurs, sir Henri et Jocelin doivent connaître tous les coins de ce château, et il sera bien plus difficile de faire jouer contre eux toutes ces machinations que contre des étrangers. Mais mettons-nous à notre toilette, nous chercherons ensuite ce qu’il y a de mieux à faire. — Bah ! mon mauvais habit de puritain ne vaut pas la peine d’être brossé, et avec cette bande de fer rouillée qui pèse au moins cent livres, dont tu m’as fait cadeau pour épée, j’ai plus l’air d’un quaker banqueroutier que de toute autre chose. Mais je vais vous rendre aussi propre que le fut jamais un bredouilleur de votre parti. »

À ces mots il se mit à fredonner l’air des Cavaliers :

Des longs tissus de l’araignée
Bien que White-Hall soit couvert,
Un jour l’Écosse résignée

Verra de nouveau Jacque à ses regards offert.

« Tu oublies ceux qui sont dehors ? lui dit le colonel. — Non, je songe à ceux qui sont en dedans. Je ne chante que pour mes joyeux diablotins qui m’en aimeront tous davantage. Allons, Mark, les diables sont mes bonos socios, et quand j’en verrai, j’espère qu’ils se montreront aussi bons enfants que je les ai connus quand je servais sous Lunsford et Goring, gaillards à longues griffes qui ne manquent rien, à estomacs sans fond que rien n’emplit, enragés à piller, à jaser, à boire, à se battre… dormant d’un profond sommeil dans les tranchées, et mourant bravement dans leurs boîtes. Ah ! ces joyeux jours sont passés ! Maintenant, c’est la mode parmi les Cavaliers d’avoir l’air grave ; et surtout les curés qui ont perdu leurs dîmes ; mais j’étais alors, moi, dans mon élément pur, et jamais je n’ai désiré ni ne pourrai désirer de plus joyeux jours que ceux que j’ai passés durant cette rébellion barbare, sanguinaire et dénaturée. — Tu fus toujours un sauvage oiseau de mer, Roger, comme l’indique ton nom, aimant mieux l’orage que le calme, l’Océan courroucé que le lac paisible, et de pénibles et fatigantes luttes contre le vent qu’une nourriture, un repos, une tranquillité de tous les jours. — Bah ! la colique à votre lac paisible et à votre vieille femme qui va me nourrir avec des grains de brasseur ! voilà le pauvre canard obligé d’accourir en se dandinant, au premier coup de son sifflet ! Éverard, j’aime à sentir le vent battre contre mes ailes… tantôt plongeant, tantôt au sommet de la vague, tantôt au fond de l’Océan, tantôt près des cieux… c’est la joie du canard sauvage, mon grave ami ! et dans la guerre civile, ç’a été notre sort… bas dans un comté, haut dans un autre, battus aujourd’hui, victorieux demain… tantôt crevant de faim chez un pauvre partisan… tantôt faisant bombance dans la demeure d’un presbytérien… ayant à nos ordres ses caves, sa vaisselle, son vieux anneau de juge, et sa jolie servante ! — Chut ! l’ami, dit Éverard ; souviens-toi que je partage ces croyances. — Tant pis, Mark, tant pis ! mais, comme vous dites, il est inutile d’en parler. Hâtons-nous de descendre et d’aller voir comment votre pasteur presbytérien, M. Holdenough, se porte, et s’il a mieux réussi que vous, son disciple et son paroissien, à châtier le malin esprit. »

Ils sortirent donc de leur chambre, et furent bientôt accablés par les nombreux et singuliers récits des sentinelles, de tout le monde enfin, car tous ils avaient vu ou entendu quelque chose dans le cours de la nuit. Je ne crois pas devoir rapporter en détail les différentes histoires que chacun mit à la masse commune avec d’autant plus d’ardeur qu’en pareille occasion il semble toujours y avoir une espèce de déshonneur à voir ou à souffrir moins que les autres.

Les plus modérés des narrateurs parlaient seulement des sons semblables au miaulement d’un chat ou au glapissement d’un chien, surtout au grognement d’un cochon. Il leur semblait aussi avoir entendu enfoncer des clous, crier des scies, remuer des chaînes, un bruit de robes de soie… puis des notes de musique, bref, toutes sortes de sons différents. Il y en eut qui juraient avoir senti différentes odeurs, surtout celle du bitume, indiquant une émanation satanique ; d’autres ne juraient pas, il est vrai, mais protestaient avoir vu des guerriers en armure complète, des chevaux sans têtes, des ânes avec des cornes, des vaches à six jambes, sans parler des noires figures dont les pieds fourchus annonçaient, à ne pas s’y méprendre, à quel royaume elles appartenaient.

Mais ces sortiléges nocturnes, si fortement attestés, avaient été si nombreux parmi les sentinelles qu’on n’avait osé ni donner l’alarme, ni porter du secours sur aucun point, de sorte que les soldats en faction appelaient vainement leurs camarades du corps-de-garde, qui eux mêmes tremblaient au poste ; enfin, un ennemi résolu aurait fait un massacre général de la garnison. Cependant, au milieu de cette alerte universelle, nulle violence, nul mal, nulle injure ne semblait avoir été tentée par les démons, si ce n’est envers un pauvre gaillard, un simple soldat qui avait suivi Harrison dans la moitié de ses batailles, et qui se trouvait alors en faction dans le vestibule même où Éverard avait recommandé qu’on montât la garde. Il avait présenté sa carabine à quelque chose qui était venu subitement sur lui, et elle lui fut à l’instant arrachée des mains, et lui-même terrassé d’un coup de baïonnette. Sa tête brisée, et l’inondation de Desborough dans son lit, sur lequel s’était vidée, durant son sommeil, une cuve d’eau bourbeuse, furent les seules pièces justificatives évidentes qui attestèrent les désordres de la nuit.

Le rapport de ce qui s’était passé dans l’appartement d’Harrison, fait par le grave maître Tomkins, établissait que véritablement le général avait dormi tranquillement, quoiqu’il fût encore plongé dans un profond sommeil, et qu’il eût étendu les mains avant de s’endormir, d’où Éverard conclut que les conspirateurs avaient jugé qu’Harrison avait suffisamment payé son écot, le soir précédent.

Il se rendit alors à l’appartement où se tenait la double garnison de l’honorable Desborough et du philosophe Bletson. Ils étaient tous deux sur pied et s’habillaient, le premier la bouche béante encore de crainte et de souffrance. De fait, dès qu’Éverard entra, le colonel, tout mouillé et mal à son aise, se plaignit de la manière dont il avait passé la nuit, et murmura seulement contre son honorable parent qui lui avait donné une mission dont il retirait de telles aubaines.

« Son Excellence mon parent Noll, dit-il, ne pouvait-il servir à un pauvre membre de sa famille, à son beau-frère, une soupe partout ailleurs que dans ce Woodstock, qui semble être la marmite du diable ? Je ne puis manger le potage avec le diable ; je n’ai pas une cuiller assez longue… Ne pouvait-il pas me loger dans quelque coin tranquille, et donner ce repaire de lutins à quelqu’un de ces prédicateurs et diseurs de prières qui connaissent aussi bien la Bible que le maniement des armes, tandis que, moi, je connais les quatre pieds d’un bidet bon trotteur ou les règles d’un attelage de bœufs mieux que toutes les lois de Moïse ? Mais je le quitterai une bonne fois et pour toujours. Les espérances d’un gain terrestre ne me feront jamais courir le risque d’être emporté en corps par le diable, ni d’être placé droit sur la tête tout une nuit, ou plongé dans l’eau bourbeuse celle d’après… Non, non… je suis trop sage pour cela. »

Maître Bletson avait un rôle différent à jouer. Il ne se plaignait pas de violences personnelles ; au contraire, il déclarait qu’il aurait dormi aussi bien que jamais en sa vie, sans l’abominable vacarme que faisaient autour de lui les sentinelles qui se donnaient l’alerte à chaque demi-heure dès qu’un chat venait à passer aux environs de leur poste… « Il aurait bien dormi, disait-il, au milieu d’un sabbat général de sorcières, si toutefois il en existait. — Alors vous pensez qu’il n’y a point d’apparitions, maître Bletson ? dit Éverard. Quoique sceptique sur cet article, je vous avouerai qu’il s’est passé des choses fort étranges. — Rêves, rêves, rêves, colonel ! » dit Bletson, quoique sa pâle figure et ses jambes tremblantes démentissent le courage qu’il voulait prendre en parlant. « Le vieux Chaucer, monsieur, vous a donné la véritable explication des rêves… Il fréquentait depuis long-temps la forêt de Woodstock ; là… — Chaucer[57] ? dit Desborough ; quelque chasseur sans doute, à en juger par son nom ?… Revient-il ici comme Hearn à Windsor[58] ? — Chaucer, mon cher Desborough, lui répondit Bletson, est un de ces admirables gaillards, comme le sait le colonel Éverard, qui vivent bien des centaines d’années après qu’ils sont morts et enterrés, et dont les paroles retentissent à nos oreilles long-temps après que leurs os sont réduits en poussière. — Ah, ah ! bien… J’aimerais mieux être à sa place qu’en sa compagnie… Un de vos magiciens, j’imagine ? Mais que dit-il à ce sujet ? — Rien qu’une petite strophe que je prendrai la liberté de réciter au colonel Éverard, dit Bletson, mais qui sera pour toi, Desborough, aussi inintelligible que du grec. Le vieux Geoffrey fait retomber la cause de nos visions nocturnes sur la superfluité des humeurs.

Qui font qu’on a peur dans les songes
De flèches, de rayons brûlants,
Comme, par de vagues mensonges,
L’homme, endormi dans ses tourments,
A peur des taureaux mugissants,
Des ours noirs et de vingt fantômes
Échappés du pays des gnomes. »

Tandis qu’il déclamait ainsi, Éverard aperçut un livre qui sortait un peu de dessous l’oreiller du lit où venait de dormir l’honorable membre du parlement.

« Est-ce Chaucer ? » demanda-t-il en montrant le volume… « Je voudrais y lire le passage… — Chaucer !.. » dit Bletson se hâtant de l’arrêter ; « non… c’est Lucrèce, mon cher Lucrèce. Je ne puis vous le laisser voir… J’y ai fait quelques notes que moi seul… »

Mais Éverard s’était déjà emparé du livre. « Lucrèce ! maître Bletson, non… ce n’est pas Lucrèce, mais un meilleur auxiliaire contre la mort et le danger… Pourquoi en seriez-vous honteux ?… Seulement, Bletson, au lieu d’y reposer votre tête, si vous pouviez vous pénétrer du contenu de ce volume, il vous servirait mieux que Lucrèce et Chaucer ensemble. — Mais, quel livre est-ce donc ? » dit Bletson, ses pâles joues se colorant de la honte d’être découvert… « Oh ! la Bible, ajouta-t-il en la jetant d’un air de dédain, quelque livre : appartenant à ce drôle de Gibéon… Ces Juifs sont toujours superstitieux,… toujours, depuis le temps de Juvénal même, comme vous savez…

Qualiacumque voles Judœi somnia vendunt[59].

« Il m’a laissé le bouquin comme un charme, je vous en réponds : quoique fou, il n’a pas de mauvaises intentions. — Je m’étonne qu’il ait laissé le Nouveau-Testament aussi bien que l’Ancien, dit Éverard. Allons, mon cher Bletson, ne rougissez pas de la meilleure action que vous ayez faite de votre vie, en supposant que vous ayez pris votre Bible dans un moment de crainte, avec l’envie de profiter de ses maximes. »

La vanité de Bletson était si cruellement froissée, qu’elle l’emporta sur sa poltronnerie naturelle. Ses petits doigts maigres frissonnèrent de dépit, son cou et ses joues devinrent aussi rouges que l’écarlate, et sa prononciation fut aussi agitée, aussi brusque que… que s’il n’eût pas été philosophe.

« Maître Éverard, dit-il, vous êtes un homme d’épée, monsieur… et, monsieur, vous semblez vous croire en droit de dire des jurisconsultes tout ce qui vous passe par la tête, monsieur… mais je prendrai la peine de vous rappeler, monsieur, qu’il est des bornes devant lesquelles la patience humaine doit s’arrêter, monsieur… et des plaisanteries que nul homme d’honneur ne peut endurer, monsieur… Ainsi donc, j’exige que vous me fassiez une réparation pour cette insolence, colonel Éverard, pour cette inconvenante plaisanterie, monsieur… où il pourrait vous arriver d’entendre parler de moi d’une façon qui ne vous plairait guère. »

Éverard ne put s’empêcher de rire à cette explosion de valeur produite par l’amour-propre blessé.

« Permettez, maître Bletson, dit-il. Je suis soldat, c’est vrai ; mais je ne fus jamais altéré de sang, et comme chrétien je n’ai nulle envie d’augmenter le royaume des ténèbres en y ajoutant un nouveau vassal avant son terme. Si le ciel vous donne du temps pour vous repentir, je ne vois pas pourquoi ma main vous priverait de cette faveur ; et si nous descendions en champ clos, ce serait mettre votre destinée à la pointe d’une épée ou au bout d’un pistolet… Je préfère donc faire des excuses ; et j’en appelle à Desborough, s’il est remis de ses frayeurs, pour témoigner que je vous demande excuse de vous avoir soupçonné, vous complètement esclave de la vanité, de la moindre disposition, si légère qu’elle soit, à la grâce et au bon sens, — et je vous demande même pardon d’avoir perdu mon temps à chercher à rendre un nègre blanc, ou à engager un athée obstiné à faire un raisonnement juste. »

Bletson, ravi de la tournure que l’affaire avait prise, car le défi était à peine sorti de sa bouche qu’il tremblait déjà pour les conséquences, répondit avec empressement et humilité : « Allons, cher colonel, n’en parlons plus… Des excuses suffisent entre gens d’honneur… elles ne déshonorent pas plus celui qui les demande, que celui qui les fait. — Et j’espère que vous considérez les miennes ainsi, dit le colonel. — Oh ! oui, oui… bien sûr, elles sont aussi bonnes que d’autres ; et Desborough pourra témoigner que vous les avez faites, et voilà tout ce qu’il y a à dire sur ce sujet. — Maître Desborough et vous, vous prendrez garde, j’espère, à la manière dont vous conterez la chose, et je vous recommande à tous deux, si vous citez mes paroles, de le faire exactement. — Allons, allons, nous n’en parlerons pas, dit Bletson ; tout est oublié dès ce moment. Seulement ne me supposez pas capable d’une faiblesse superstitieuse. Ai-je eu peur d’un danger apparent et réel ?… Eh bien, cette crainte est naturelle à l’homme… et je ne nierai pas que ce genre d’émotion m’arrive aussi bien qu’à d’autres. Mais être regardé comme capable de recourir à des talismans, de dormir avec des livres sous mon oreiller pour écarter les esprits, sur ma parole, c’en était assez pour forcer un homme d’honneur à se brouiller un instant avec son meilleur ami… Mais voyons, colonel, qu’avons-nous à faire et comment allons-nous remplir notre devoir dans ce maudit château ? Si j’avais reçu une douche comme Desborough, ma foi, je mourrais d’un catarrhe ; et lui pourtant, vous voyez, n’en souffre pas plus qu’un cheval de poste qui recevrait un seau d’eau. Je présume que vous êtes notre collègne dans cette commission : comment croyez-vous qu’il faille s’y prendre ? — Ah ! bien, Harrison arrive à propos, dit Éverard, et je vais vous communiquer à tous les ordres du lord général : il vous ordonne, comme vous voyez, colonel Desborough, de cesser votre mandat, et vous signifie que son bon plaisir est que vous évacuiez les lieux. »

Desborough prit le papier et examina la signature… « C’est bien celle de Noll, oui, vraiment… c’est bien elle ; seulement, depuis quelques mois, Olivier se comporte en géant, tandis que le Cromvvell rampe auprès de lui comme un nain. Ne dirait-on pas que le sobriquet va disparaître un de ces jours ? Mais si Son Excellence, notre parent, Noll Cromwell… puisqu’il porte encore ce nom… est assez peu raisonnable pour s’imaginer que ses proches et ses amis vont consentir à rester droits sur leurs têtes jusqu’à en gagner des douleurs horribles… À être trempés comme si on les jetait dans un abreuvoir… épouvantés nuit et jour par toutes sortes de démons, de sorcières et de fées, sans pour tout cela gagner seulement un schelling : corbleu ! excusez-moi le jurement… si tel est le cas, j’aime mieux m’en retourner vers ma ferme, soigner mes attelages et mes troupeaux, que de suivre un patron si ingrat, quoiqu’il soit mon beau-frère. Sa sœur était assez pauvre quand je l’ai prise, quoique Noll fasse tant le fier aujourd’hui. — Mon intention n’est pas, dit Bletson, de mettre le désordre dans cette honorable réunion ; et personne ne peut douter de mon attachement et de mon estime pour notre noble général, que le cours des événements, ses incomparables qualités aussi, son courage et sa constance, ont élevé si haut dans ces temps malheureux… Si je lui donnais le nom d’une émanation directe et immédiate de l’Animus mundi… c’est-à-dire d’un être que la nature a produit dans un instant d’orgueil, en cherchant à veiller, comme elle doit, à la conservation des créatures auxquelles elle a donné l’existence j’exprimerais à peine tout entière l’idée que je conçois de lui, protestant toujours que je ne dois nullement être regardé comme admettant, mais simplement comme supposant, pour la facilité du raisonnement, l’existence possible de ces espèces d’émanations, d’exhalaisons provenant de l’Animus mundi, dont j’ai parlé plus haut. J’en appelle à vous, colonel Desborough, qui êtes parent de Son Excellence… à vous, colonel Éverard, qui jouissez du précieux titre de son ami, ai-je trop fait valoir mon zèle pour Son Excellence ? »

Pour toute réponse Éverard s’inclina ; mais Desborough témoigna mieux encore son assentiment. « Oui, dit-il, j’en puis rendre témoignage. Je vous ai même vu jusqu’à attacher les lacets de son pourpoint à taillades, ou brosser son manteau, et bien d’autres choses encore… puis être traité avec tant d’ingratitude ! lui, vous retirer la belle occasion que vous aviez de… — Ce n’est pas pour cela, » dit Bletson, élevant gracieusement la main. « Vous me faites injure, maître Desborough… oui, bien sûr, mon cher monsieur… mais je sais que vous n’aviez pas mauvaise intention. Non, monsieur, ce n’est point la considération d’un intérêt privé qui m’a engagé à solliciter cette mission. Elle me fut conférée par le parlement d’Angleterre, au nom duquel commença cette guerre, et par le conseil d’état, dont les membres sont les conservateurs de la liberté anglaise. Mais la possibilité, la douce espérance de servir le pays, la confiance que j’en avais, moi… et vous aussi, maître Desborough… et vous aussi, digne général Harrison… tant je suis au dessus de toute considération personnelle ! et vous-même, j’en suis sûr, cher colonel Éverard, vous en seriez au dessus, si vous eussiez été de la commission, et plût au ciel qu’il en eût été ainsi !… Je disais donc que l’espérance de servir le pays, avec l’assistance de mes respectables collègues, de chacun et de tous ensemble… avec la vôtre aussi, colonel Éverard, en supposant que vous fussiez des nôtres… m’a porté à saisir cette occasion où je pouvais gratuitement, avec votre secours, messieurs, rendre de si importants services à notre chère mère la république d’Angleterre… Telle était mon espérance, ma foi, ma confiance, lorsqu’il nous arrive, de par le lord général, un ordre qui nous retire l’autorité en vertu de laquelle nous agissions. Messieurs, je demande à l’honorable assemblée… avec tout le respect dû à Son Excellence… si son pouvoir est valable contre un pouvoir duquel il tient immédiatement le sien ? personne ne le soutiendra. Je demande s’il est parvenu jusqu’au trône d’où le dernier Homme est descendu, s’il a un grand sceau ou s’il a le droit d’exercer, en pareil cas, sa prérogative ? Je ne vois aucune raison de le croire : je dois donc repousser une telle conduite. Je m’en rapporte à vous, mes braves et honorables collègues ; mais quant à moi, je me sens dans la malheureuse nécessité d’accomplir notre mission comme s’il n’était pas survenu d’ordre contraire ; avec cette différence, toutefois, que la réunion des commissaires au séquestre se tiendra le jour, dans cette même Loge de Woodstock ; mais que, pour remettre les esprits de nos faibles frères qui peuvent être abattus par des contes superstitieux, aussi bien que pour éviter toute violence contre nos personnes de la part des malveillants qui, j’en suis convaincu, conspirent contre nous dans le voisinage, nous donnions suite à nos séances après le coucher du soleil, à l’auberge de Saint-George, au bourg voisin. — Cher maître Bletson, répliqua le colonel Éverard, ce n’est point à moi à vous répondre ; mais vous devriez savoir en quels caractères cette armée d’Angleterre et son général écrivent leurs ordres. Je crains que le commentaire sur le mandat du général ne soit fait par un régiment de cavalerie qui viendra d’Oxford pour le faire exécuter. Des ordres sont, je crois, donnés à cet effet. Et vous savez par expérience, vous n’avez pas oublié que le soldat obéira à son général aussi bien contre le parlement que contre le roi. — Cette obéissance est conditionnelle, » dit Harrison se levant avec fierté. « Ne sais-tu pas, Markham Éverard, que j’ai suivi Cromwell d’aussi près que le boule-dogue suit son maître… ? et je le suivrai encore…. mais je ne suis pas plus un épagneul qui se laisse battre ou arracher la nourriture qu’il a gagnée, qu’un vil roquet dont les gages sont les coups de fouet et la permission de conserver sa peau. Je calculais qu’entre nous trois nous aurions pu honnêtement, pieusement, et pour le bien de l’État, gagner dans cette affaire, trois et peut-être cinq cents livres. Cromwell s’imagine-t-il que je vais renoncer à ma part pour un gros mot ? personne ne fait la guerre à ses dépens ; celui qui sert l’autel doit vivre de l’autel… et les saints doivent avoir les moyens de se fournir de bons harnais et de frais chevaux contre l’impiété et la profanation. Cromwell pense-t-il que je suis un tigre apprivoisé, pour se permettre de m’arracher à plaisir les morceaux qu’il me jette ? Certainement je résisterai, et les hommes qui sont ici, presque tous de mon régiment… hommes qui veillent et qui attendent, leurs lampes allumées, leurs reins ceints, leurs glaives pendus le long des cuisses, m’aideront à tenir bon dans la place contre tous les assauts… oui, même contre Cromwell, jusqu’aux derniers événements… Sehah !… Sehah !… — Et moi, dit Desborough, je lèverai des troupes et je protégerai vos postes du dehors, ne me sentant pas l’envie de m’enfermer à présent en garnison. — Et moi, ajouta Bletson, je jouerai aussi mon rôle ; je me rendrai à Londres et, reprenant ma place, j’exposerai l’affaire devant le parlement. »

Éverard fut peu ému de toutes ces menaces. La seule qui fût à craindre, en effet, était celle d’Harrison, dont l’enthousiasme, joint à son courage et à son obstination, ainsi que le crédit dont il jouissait parmi les fanatiques partisans de ses principes, en faisaient un dangereux ennemi. Avant d’entamer de nouvelles discussions avec le réfractaire major-général, Éverard s’efforça de modérer sa colère, et se mit à causer des visions de la nuit dernière.

« Ne me parlez pas de visions surnaturelles, jeune homme, ne me parlez pas d’ennemis ayant corps ou n’en ayant pas. Ne suis-je pas le champion choisi et nommé pour combattre et vaincre le grand dragon et la bête qui vient de la mer ? Ne suis-je pas chargé de commander l’aile gauche et deux régiments du centre, lorsque les saints se rencontreront avec les innombrables légions de Gog et de Magog ? Je vous dis que mon nom est écrit sur la mer de verre mêlée de feu, et que je défendrai ce château de Woodstock contre tous les mortels et tous les diables ; je les battrai en plaine et en chambre, dans la forêt et dans la prairie, jusqu’à ce que les saints régnent dans la plénitude de leur gloire. »

Éverard vit qu’il était temps de produire deux ou trois lignes que Cromwell lui avait écrites de sa propre main, depuis que Wildrake était de retour de son message. L’avis qu’elles contenaient était de nature à réparer le désappointement des commissaires. Cette pièce alléguait pour raison de différer le séquestre de Woodstock, qu’il proposerait, sans doute, au parlement de réclamer l’assistance du général Harrison, du colonel Desborough et de maître Bletson, l’honorable député du bourg de Little-Faith, pour une affaire bien plus importante, la disposition du domaine royal et le séquestre de la forêt du roi à Windsor. À ces mots, l’assistance dressa les oreilles, et les physionomies abattues, sombres et vindicatives, firent bientôt place à d’aimables sourires, et à une allégresse qui brillait dans leurs yeux et faisait dresser leurs moustaches.

Le colonel acquitta son excellent et très honorable beau-frère de tout reproche d’ingratitude ; maître Bletson observa que l’intérêt de l’État exigeait bien plus une bonne administration de Windsor que de Woodstock. Quant à Harrison, il s’écria sans feinte ni hésitation, que le grapillage de Windsor valait mieux que la vendange de Woodstock. En parlant ainsi, son œil noir exprimait autant de joie des avantages terrestres qu’il se promettait, que s’il ne lui eût pas fallu, suivant sa ridicule croyance, les échanger bientôt contre sa part dans le règne général du millenium. Bief, son ravissement ressemblait à la joie d’un aigle qui enlève une brebis sur le soir, sans la moindre volupté, parce qu’il aperçoit cent mille hommes qui vont se livrer bataille, à la pointe du jour, et lui préparer un banquet inépuisable des cœurs et du sang des vaillants guerriers.

Cependant, quoiqu’ils tombassent tous d’accord pour se rendre au bon plaisir du général en cette occasion, Bletson proposa, comme mesure de précaution, et tous y consentirent, d’établir, pour quelque temps, leur résidence à la ville de Woodstock, où ils attendraient leurs nouvelles commissions pour l’expédition de Windsor ; et ce, d’après une considération dictée par la prudence, qu’il n’était pas sage de délier un nœud avant d’en avoir formé un autre.

Chacun des commissaires écrivit donc individuellement à Olivier, lui démontrant, tous à leur manière, combien ils lui étaient plus ou moins dévoués. Chacun se disait déterminé à obéir exactement aux injonctions du général. Mais, avec la même soumission scrupuleuse au parlement, chacun déclarait qu’il se croirait coupable de négliger la mission qui lui était confiée par ce corps, et qu’en conscience il se croyait tenu de demeurer quelques jours au bourg de Woodstock, afin de ne pas paraître abandonner une besogne dont ils étaient chargés, avant d’être appelés à gérer l’affaire plus importante de Windsor. Ils terminaient en déclarant qu’ils étaient prêts à se mettre de suite à l’ouvrage, au premier signal de Son Excellence.

Tel était le style général de leurs lettres, varié par les embellissements caractéristiques des signataires. Desborough, par exemple, parla de l’obligation religieuse imposée aux pères de songer au bien-être de leur famille, seulement il écorcha le texte sacré. Bletson entassa de gros et longs mots sur le devoir politique qui ordonnait à tout membre de la communauté, à tout le monde, de sacrifier son temps et ses talents au service de son pays ; tandis qu’Harrison s’étendait sur la petitesse des affaires présentes, en comparaison du prochain et terrible bouleversement de toute chose sous le soleil. Mais quoique s’exprimant d’une manière différente, ils finissaient tous par dire qu’ils étaient déterminés à ne pas perdre du moins Woodstock de vue avant d’être bien certains d’une commission meilleure et plus profitable.

Éverard écrivit aussi une lettre de remercîments à Cromwell ; mais il ne l’aurait pas fait en de pareils termes, s’il avait connu plus positivement qu’il n’avait plu à son écuyer de la lui communiquer, la condition à laquelle le rusé général lui avait accordé sa demande. Il annonçait à Son Excellence qu’il avait l’intention de rester à Woodstock, d’abord pour surveiller les mouvements des trois commissaires, et s’assurer qu’ils n’essaieraient pas de mettre à exécution leur premier mandat, ce à quoi ils avaient renoncé pour le moment, et ensuite pour aviser à ce que certains événements extraordinaires, arrivés à la Loge, et dont le bruit transpirerait sans doute, ne fussent suivis d’aucune explosion capable de troubler le repos public. Il savait… ce sont ses propres expressions… que Son Excellence était tellement amie de l’ordre qu’elle préférait toujours prévenir les troubles et les insurrections plutôt que les punir, et il conjurait le général de s’en reposer sur les efforts qu’il ferait pour le bien public, ignorant, et il faut l’observer, dans quel sens on pourrait interpréter cette assurance si générale.

Les lettres, mises en un paquet, furent dépêchées à Windsor par un soldat envoyé tout exprès.


CHAPITRE XVII.

L’AMI DE COLLÈGE.


Notre zèle nous entraîne à agir : dans le calme, nous sommes effrayés de nos actions.
Anonyme.


Pendant que les commissaires se préparaient à quitter le château pour aller s’établir à l’auberge du bourg de Woodstock, avec tout cet embarras et ce bruit qui accompagnent ordinairement les mouvements des grands personnages, surtout quand ils n’ont pas l’habitude d’être aussi haut placés, Éverard engagea la conversation avec le ministre pretbytérien, maître Holdenough, qui était sorti de son appartement, sans être vu, comme pour défier les esprits qui étaient supposés faire tapage dans la maison, et dont les joues pâles, le front soucieux, donnaient à imaginer qu’il n’avait pas passé la nuit plus tranquillement que les autres habitants de Woodstock. Le colonel Éverard offrit au révérend ministre de lui procurer quelque rafraîchissement ; mais celui-ci lui répondit aussitôt : « Aujourd’hui je ne prendrai que la nourriture nécessaire pour vivre, puisqu’il nous est promis que notre pain nous sera donné, et qu’on nous assure notre eau ; non que je pense, avec les papistes, que le jeûne ajoute à ces mérites qui ne sont qu’un monceau de sales haillons, mais parce que je crois nécessaire de ne pas m’exposer à ce qu’une nourriture grossière obscurcisse mon jugement et rende moins pures, moins éclatantes les actions de grâces que je dois au ciel pour m’avoir conservé la vie d’une manière si merveilleuse. — Maître Holdenough, dit Éverard, vous êtes, je le sais, un digne et vaillant homme, et je vous ai vu la nuit dernière courir bravement à vos sacrés devoirs lorsque des soldats d’un courage éprouvé semblaient dominés par une vive frayeur. — Trop courageux… trop téméraire, » fut la réponse de maître Holdenough, dont l’air décidé semblait avoir complètement disparu. « Nous sommes de débiles créatures, maître Éverard, et plus faibles quand nous nous croyons plus forts. Oh ! colonel ! » ajouta-t-il après un moment de réflexion, et comme si la confidence lui échappait involontairement, « j’ai eu une vision à laquelle je ne survivrai pas ! — Vous me surprenez, mon révérend ami ! puis-je vous prier de vous expliquer plus clairement ? J’ai entendu conter d’étranges histoires arrivées cette nuit, et même j’ai vu aussi d’étranges choses ; mais, sur ma parole, je souhaiterais plus vivement connaître les apparitions qui vous ont troublé. — Monsieur, lui répondit le ministre, vous êtes un homme discret ; et quoique je ne veuille pas que ces hérétiques schismatiques, Brownistes, Mugletoniens, Anabaptistes, et autres aient une occasion de triomphe aussi belle que leur en donnerait une défaite dans cette triste aventure ; pourtant avec vous, qui avez toujours été un fidèle adhérent à la bonne cause pour la grande ligue nationale et le covenant, je puis vraiment être plus communicatif. Asseyons-nous donc, et permettez-moi de demander un verre d’eau fraîche, car je me sens encore un malaise physique, quoique, grâce au ciel, je sois non moins résolu, non moins calme d’esprit qu’un simple mortel peut l’être après une pareille vision… On prétend, digne colonel, que de telles choses sont les précurseurs d’une mort prochaine… Je ne sais si c’est vrai, mais s’il en est ainsi, je partirai comme une sentinelle fatiguée qu’on relève de faction, et je serai content de ne plus voir et de ne plus entendre ces Antimoniens, ces Pélagiens, ces Sociniens, ces Arminiens, ces Ariens et ces Nullifidiens, qui ont envahi notre Angleterre, comme ces hideux reptiles qui envahirent la maison de Pharaon. »

À ce moment un des domestiques qui avait été averti entra avec un verre d’eau, et fixant aussitôt ses stupides yeux gris sur la figure du ministre, comme s’il eût cherché à lire quelle tragique histoire était écrite sur son front, il sortit de la chambre en remuant la tête, comme un homme fier d’avoir découvert que tout n’allait pas bien, quoiqu’il n’eût pu deviner en définitive ce qui était mal.

Le colonel Éverard invita le digne ecclésiastique à prendre quelque rafraîchissement plus confortable que de l’eau pure, mais il refusa. « Je suis en quelque sorte un champion, dit-il, et quoique vaincu dans ma dernière rencontre avec l’ennemi, j’ai encore ma trompette pour sonner l’alarme, et mon glaive tranchant pour frapper : ainsi, comme le vieux Nazaréen, je ne boirai ni vin ni liqueur forte avant que mes jours de combat soient passés. »

Le colonel pressa une seconde fois maître Holdenough, d’un ton amical et respectueux, de lui apprendre ce qui lui était arrivé la dernière nuit ; et le bon ministre lui conta ce qu’on va lire, avec cette petite teinte caractéristique de vanité dans son récit, qui provenait naturellement du rôle qu’il avait joué dans le monde, et de l’influence qu’il avait exercée sur les esprits des autres.

« J’étais jeune encore à l’université de Cambridge, dit-il, et j’étais particulièrement lié d’amitié avec un de mes camarades, peut-être parce que nous passions… ce qu’il est inutile de vous dire… pour les deux clercs du collège qui promettaient le plus, et nous avancions d’un pas si égal, qu’il eût été difficile peut-être de dire lequel faisait plus de progrès dans ses études ; seulement notre professeur, maître Purefroy, avait coutume de dire que si mon camarade avait sur moi l’avantage de l’esprit, je l’emportais sur lui par la grâce ; car tandis qu’il s’attachait à l’étude profane des auteurs classiques, étude qui n’est jamais profitable, puisque le plus souvent elle ne donne que des leçons d’impiété et de corruption, moi j’étudiais avec ardeur les Livres sacrés. Nous ne partagions pas la même opinion à l’égard de l’Église d’Angleterre, car il pensait comme les Arminiens, comme Laud et tous ceux qui voudraient mélanger nos établissements religieux et civils, et rendre l’église dépendante du souffle d’un homme terrestre. Enfin il favorisait l’épiscopat, tant pour ses doctrines que pour les cérémonies ; et quoique nous nous quittassions avec des larmes et des embrassements, ce fut pour suivre des routes bien différentes. Il obtint un bénéfice et devint fameux écrivain controversiste dans le sens des évêques et de la cour. Moi aussi, comme vous savez bien, tirant le meilleur parti possible de mes faibles talents, je taillai ma plume pour soutenir la cause du pauvre peuple opprimé, dont les consciences plus délicates rejetaient les rites et les cérémonies plus convenables au papisme qu’à une église réformée, et qui, d’après l’aveugle politique de la cour, étaient défendues par des peines et des châtiments. Alors vint la guerre civile, et moi, entraîné à cette époque par ma conscience, ne craignant, ne soupçonnant rien des tristes conséquences qui s’ensuivirent par l’insurrection de ces Indépendants, je consentis à contribuer, par mon crédit et mon zèle, au grand ouvrage en devenant chapelain du régiment du colonel Harrison ; non pas que je marchasse jamais à l’ennemi sur un champ de bataille, les armes à la main (puisque le ciel le défend à un ministre des autels) ; mais je prêchais, j’exhortais, et, au besoin, je guérissais les blessures d’un corps aussi bien que celles de l’âme. Or, il arriva, vers la fin de la guerre, qu’une bande de malveillants s’empara d’un château fort dans le comté de Shrewsbury, situé sur une petite île, s’avançant dans un lac, accessible seulement par une étroite chaussée ; de là ils faisaient des excursions et tourmentaient le pays. Il était donc bien temps de les réprimer, et un corps de notre régiment alla les réduire ; on me pria de faire partie de l’expédition, car nos soldats étaient en bien petit nombre pour attaquer une place si forte, et le colonel croyait que mes exhortations enflammeraient leur courage. Ainsi, contre mon habitude, je les accompagnai jusqu’au champ de bataille, où s’engagea une chaude action. Les malveillants, qui avaient leur artillerie placée derrière les murailles, avaient sur nous un si grand avantage, que, faisant briser leurs portes par une volée de coups de canon, le colonel Harrison commanda à ses hommes de s’avancer par la chaussée et d’essayer d’emporter la place d’assaut. Nos hommes se mirent vaillamment à l’ouvrage : ils s’avancèrent en bon ordre ; mais assaillis de tous côtés par le feu ennemi, ils ne tardèrent pas à se débander, se retirant avec beaucoup de perte. Harrison lui-même conduisit vaillamment la retraite et défendit ses hommes le mieux qu’il put contre les assiégés qui s’élançaient à leur poursuite pour les tailler en pièces. Or, colonel Éverard, je suis de ma nature vif et véhément, quoique des instructions meilleures que l’ancienne loi m’aient rendu doux et patient, comme vous me voyez aujourd’hui ; je ne pus supporter la vue de nos Israélites fuyant devant les Philistins. Je m’élançai donc sur la chaussée, ma Bible d’une main et de l’autre une hallebarde que j’avais ramassée, et je forçai nos premiers fugitifs à retourner sur leurs pas, les menaçant de les assommer, leur montrant en même temps un prêtre en soutane, comme ils disaient, qui était au milieu des malveillants, et leur demandant s’ils ne feraient pas autant pour un vrai serviteur du ciel, que les incirconcis pour un prêtre de Baal. Mes paroles et mes coups produisirent leur effet ; ils retournèrent tous à la charge en s’écriant : « Périssent Baal et ses adorateurs ! » Ils tombèrent si soudainement sur l’ennemi, que non seulement ils le repoussèrent jusque dans les fortifications, mais encore s’y jetèrent pêle-mêle avec lui. J’y fus aussi entraîné par le torrent, mais avec la ferme intention d’engager nos soldats furieux à faire quartier, car mon cœur saignait en voyant des chrétiens et des Anglais hachés à coups de sabre et de fusil, comme des chiens enragés qu’on poursuit. Tandis que nos hommes se battaient et se tuaient, et que moi je les suppliais toujours de modérer leur fureur, nous gagnâmes le toit même de l’édifice qui était en partie couvert de plomb, et où ceux des Cavaliers qui avaient survécu s’étaient retirés comme dans une dernière tour de refuge. Je fus moi-même, je puis le dire, porté jusqu’au haut de l’étroit escalier par nos soldats qui se précipitaient comme des chiens de chasse sur leur proie, et lorsque enfin je me fus retiré du passage, je me trouvai au milieu d’une scène horrible : les malheureux assiégés se défendaient, les uns avec la furie du désespoir, les autres à genoux imploraient la pitié de leurs ennemis avec un ton et des paroles à briser le cœur d’un homme quand il se les rappelle. D’autres en appelaient à la merci de Dieu ; et il était temps, l’homme ne connaissait plus de merci, ils étaient assommés, percés de coups, jetés des créneaux dans le lac ; et les cris horribles des vainqueurs mêlés aux soupirs, aux gémissements, aux clameurs des vaincus, faisaient un affreux vacarme dont la mort seule peut arracher le souvenir à ma mémoire. Pourtant ces hommes qui étaient ainsi acharnés contre leurs semblables n’étaient ni des païens venus des contrées sauvages et lointaines, ni des brigands écume et rebut de notre pays : calmes et de sang-froid, c’étaient des hommes raisonnables, religieux même, jouissant d’une bonne réputation à la face du monde et à celle du ciel. Oh ! maître Éverard, combien votre métier de guerre est à craindre, à éviter, puisqu’il change de tels hommes en des loups acharnés contre leurs semblables ! — C’est une cruelle nécessité, » dit Éverard en baissant les yeux, « et c’est là la seule justification possible… Mais continuez, mon révérend ami ; je ne vois pas comment cet assaut, incident, hélas ! trop fréquent de part et d’autre durant la dernière guerre, peut se rattacher aux événements de la nuit dernière. — Vous allez le savoir, » dit M. Holdenough ; puis il s’arrêta, comme un homme qui fait un effort pour se remettre avant de continuer un récit dont le sujet l’a violemment agité. « Dans ce tumulte infernal, reprit-il (car sûrement, rien sur la terre ne ressemble tant à l’enfer que de voir des hommes s’abandonner ainsi à une haine mortelle contre leurs semblables), j’aperçus le même prêtre que j’avais distingué sur la chaussée, avec deux autres malveillants, presses dans un coin par les assaillants, et se défendant jusqu’à la dernière extrémité, comme des gens désespérés… Je le vis, je le reconnus… colonel Éverard ! »

À ces mots, il saisit de sa main gauche celle d’Éverard, et se couvrant la figure et le front avec la droite, il sanglota.

« C’était votre compagnon de collège ? » dit Éverard prévoyant la catastrophe.

« Mon ancien… mon seul ami… celui avec qui j’avais passé les heureux jours de ma jeunesse !… Je m’élançai… je fendis la foule… je voulus crier grâce ; mais mon émotion m’avait ôté l’usage de la parole et de la voix… Tout se perdait dans l’horrible cri que j’avais poussé, moi le premier : « Périsse le prêtre de Baal… Tuez Mathan… tuez-le, fût-il sur les marches de l’autel !… » Poussé jusqu’au bord d’un créneau, mais luttant encore pour la vie, je l’aperçus qui s’accrochait à une de ces pierres avancées hors du muret destinées à l’écoulement des eaux de la plate-forme… mais ils lui frappèrent sur les bras et sur les mains… J’entendis une chute lourde retentir dans l’abîme sans fond au dessous… Excusez mon émotion… je ne puis continuer. — Il a échappé peut-être ? — Oh ! non, non… la tour avait quatre étages de hauteur. Ceux mêmes qui s’étaient jetés dans le lac des plus basses fenêtres, pour échapper en plongeant, rencontrèrent la mort ; car des soldats à cheval sur le bord, aussi altérés de sang que leurs camarades qui avaient donné l’assaut, galopaient autour du lac, et tiraient sur les malheureux qui se débattaient dans l’eau contre la mort, ou les hachaient dès qu’ils étaient parvenus à en sortir. Tous furent taillés en pièces et massacrés… Oh ! puisse le sang versé ce jour-là rester silencieux !… Oh ! puisse la terre le recevoir dans ses plus profondes entrailles !… Oh ! puisse-t-il s’être mêlé pour toujours avec les noires ondes du lac, et ne crier jamais vengeance contre ceux dont la colère fut terrible, et qui massacrèrent dans leur colère !… Et, oh ! puisse-t-il être pardonné à ce pécheur qui augmenta leur nombre, et éleva sa voix pour exciter leur cruauté !… Albany, mon frère, mon frère… je t’ai pleuré comme David pleura Jonathas ! »

Le digne ministre sanglota, et le colonel Éverard partagea si bien son émotion qu’il différa de l’engager à satisfaire l’objet principal de sa curiosité, jusqu’à ce que le torrent impétueux de sa douleur et de ses regrets se fût calmé pour le moment, car cette douleur était vive et violente, d’autant plus violente peut-être, que le caractère rigide du ministre et sa vie ascétique l’avaient habitué à ne point s’abandonner à de fortes affections morales, et il lui était dès lors plus difficile de se maîtriser quand il en était une fois arrivé à ce point. De grosses larmes coulaient sur les traits tremblants de sa figure maigre, ordinairement sévère, ou du moins austère. Il serra affectueusement la main d’Éverard qui avait pris la sienne, comme pour le remercier de la sympathie qu’indiquait cette caresse.

Aussitôt après, maître Holdenough s’essuya les yeux, retira doucement sa main de celle d’Éverard, après l’avoir encore pressée, et continua sur un ton plus calme :

« Pardonnez-moi cet éclat d’émotion, digne colonel… Je sais qu’il ne sied guère à un homme de mon caractère, et qui devrait porter des consolations aux autres, de s’abandonner pour des chagrins personnels à un tel excès de désespoir, qui est une faiblesse du moins, sinon un péché ; car que sommes-nous pour pleurer et gémir de ce que la Providence permet ? Mais je regardais Albany comme mon frère. J’avais passé avec lui et près de lui les plus heureux jours de ma vie, avant que ma vocation à prendre part aux troubles du pays m’eût imposé de sacrés devoirs. Mais… oui… je dois abréger le reste de mon histoire. » Alors il rapprocha sa chaise de celle d’Éverard ; puis, prenant un ton solennel et mystérieux, il lui dit presque à voix basse : « Je l’ai revu cette nuit — Revu… Qui ? dit Éverard ; voudriez-vous parler de celui… que… — Que j’ai vu si impitoyablement massacrer… mon ancien ami de collège… Joseph Albany. — Maître Holdenough, votre habit et votre caractère devraient vous défendre de plaisanter sur un tel sujet. — Moi, plaisanter ! je plaisanterais plutôt à mon lit de mort, sur la Bible même. — Mais vous avez sans doute mal vu : cette scène tragique doit nécessairement revenir bien des fois à votre esprit ; et dans un moment où l’imagination l’emportait sur le témoignage des sens extérieurs, elle peut vous avoir présenté de fausses apparences ; rien n’est plus ordinaire quand l’esprit recherche des choses surnaturelles, que l’imagination vous présente en place des chimères ; et alors l’esprit, trop exalté, chasse difficilement l’illusion. — Colonel Éverard, » répliqua Holdenough avec gravité, « dans l’accomplissement de mon devoir je ne dois pas redouter la figure d’un homme ; ainsi, je vous dis clairement, comme je l’ai déjà fait avec plus de retenue, que quand vous employez votre jugement et vos connaissances mondaines (et vous n’êtes que trop disposé à pénétrer les événements cachés de l’autre monde), vous pourriez aussi bien mesurer avec le creux de votre main les eaux de l’Isis[60]. Certainement, mon cher monsieur, vous vous trompez sous ce rapport, et donnez par cela même aux malveillants une trop grande raison de confondre votre honorable nom avec ceux des défenseurs des sorcières, des exaltés, des athées, et même de ces gens semblables à ce Bletson, qui, si la discipline de l’Église ne se fût pas relâchée, mais fût restée telle qu’elle était au commencement de la grande lutte, eût été depuis long-temps rejeté de son sein, et abandonné au châtiment de la chair, afin de sauver son âme, si du moins c’était encore possible. — Vous êtes dans l’erreur, maître Holdenough ; je ne nie pas l’existence de ces apparitions surnaturelles, parce que je ne puis ou n’ose élever la voix contre le témoignage des siècles, soutenu par de si savants hommes que vous. Cependant, quoique j’en admette la possibilité, je vous avouerai que de mes jours je n’ai jamais entendu parler d’apparition assez positivement pour dire moi-même si le fait dénotait ou non une puissance plus qu’humaine. — Écoutez donc ce que j’ai à vous dire, répliqua le ministre, sur la parole d’un homme, d’un chrétien, et qui plus est d’un serviteur de notre sainte Église, d’un Ancien de cette même Église, tout indigne que je sois d’user de la parole sacrée parmi les fidèles. Je me suis posté cette nuit dans l’appartement presque démeublé où se trouve encore une glace immense qui eût pu servir à Goliath de Gath pour s’admirer quand il était revêtu, des pieds à la tête, de son armure d’airain. J’avais choisi cette chambre-là de préférence, parce que l’on m’avait prévenu que c’était l’appartement habitable le plus voisin de la galerie où vous fûtes vous-même, dit-on, assailli hier soir par le malin esprit… Est-ce vrai, je vous prie ? — Oui, j’eus en effet à combattre dans cet appartement quelques personnes dont les intentions n’étaient pas bonnes. Ainsi on ne vous a point trompé. — Eh bien, je choisis mon poste le mieux possible, comme un vaillant général approche son camp et pousse ses retranchements aussi près qu’il peut de la ville assiégée ; et, de fait, colonel Éverard, si j’éprouvai intérieurement des sensations de crainte (car même Élie et les prophètes, qui commandaient aux éléments, avaient une part de notre faible nature, et à plus forte raison un pauvre pécheur comme moi), cependant, je ne perdis ni mon courage ni mon espoir, et je songeai aux textes que je pourrais lancer, non comme charmes et talismans, ainsi que le font les aveugles papistes, en se signant et faisant d’autres cérémonies au moins aussi inutiles, mais comme nourrissant et soutenant cette foi et cette confiance dans les saintes promesses, qui est le vrai bouclier de la religion, contre lequel les traits de Satan s’arrêtent et s’émoussent. Ainsi armé et préparé, je me mis à lire et à écrire, afin de fixer l’attention de mon esprit sur des sujets convenables à la situation dans laquelle j’étais placé, comme capables de prévenir les écarts involontaires de mon imagination, et d’empêcher mon esprit de s’abandonner à des craintes chimériques. Dans cette ferme résolution, j’écrivis des réflexions appropriées à la circonstance, et dont peut-être quelque âme affamée pourrait encore profiter. — C’est agir avec sagesse et piété, mon respectable et révérend monsieur ; continuez, je vous prie. — Après avoir employé environ trois heures de cette manière sans me laisser aller au sommeil, un frémissement étrange s’empara de mes sens. Le vaste et gothique appartement me sembla devenir plus grand, plus sombre, plus lugubre, à mesure que l’air de la nuit devenait plus froid et plus glacial. Je ne sais si c’était que le feu commençait à s’éteindre, ou si, avant ce qui allait m’arriver, il devait se répandre comme un souffle et une atmosphère de terreur, ainsi que le dit Job dans un passage bien connu : « La crainte s’empara de moi, et le frisson fit tressaillir mes os. » Un bruit singulier tintait à mes oreilles, la tête me tournait ; j’éprouvais sans être en danger les sensations de ceux qui appellent au secours, et j’avais envie de fuir, bien que personne ne me poursuivît. À ce moment quelque chose passa derrière moi ; la grande glace devant laquelle j’avais placé ma table m’en retraça l’image : je le distinguai, grâce au flambeau qui était alors en face. Je levai les yeux, et je vis distinctement dans le miroir la forme d’un homme… Aussi vrai que je le dis, c’était ce même Joseph Albany… le compagnon de ma jeunesse, celui que j’avais vu précipiter du haut des murs du château de Clidesthrough, dans le lac profond qui est au bas. — Que fîtes-vous alors ? — Il me vint soudain à la pensée que le philosophe stoïcien Athénodore avait échappé à l’horreur d’une vision semblable, en continuant obstinément à étudier, et je fis en même temps la réflexion que moi, prédicateur du christianisme, chargé d’en annoncer les mystères, j’avais moins de raison de craindre, et bien plus de moyens d’occuper saintement mes pensées, qu’un païen qui était aveuglé par sa sagesse même. Ainsi au lieu de laisser paraître aucune alarme, sans même détourner la tête, je continuai à écrire : cependant, je dois avouer que le cœur me battait et que ma main était tremblante. — Si vous aviez encore la faculté d’écrire, quand votre esprit était frappé de cette impression, une telle intrépidité vous rend digne de marcher à la tête de l’armée anglaise. — Notre courage, colonel, ne nous appartient point, et nous ne devons pas nous en glorifier, comme de quelque chose qui soit notre propriété. Mais quand vous parlez de cette étrange vision comme d’une impression produite sur mon esprit, plutôt que comme d’une réalité qui frappait mes sens, permettez-moi de vous dire que votre sagesse mondaine n’est que folie, relativement aux choses qui ne sont pas de ce monde. — N’avez-vous pas jeté un second coup d’œil sur la glace ? — Oui, quand j’eus transcrit ce consolant passage de l’Écriture : « Tu fouleras Satan sous tes pieds. » — Et que fîtes-vous ensuite ? — L’image de ce même Joseph Albany, répondit Holdenough, semblait passer doucement derrière ma chaise ; sa taille et ses traits avaient une entière ressemblance avec celui que j’avais connu dans ma jeunesse, excepté que son visage portait les traces d’un âge plus avancé que celui où il était mort, et qu’il était très pâle. — Et que fîtes-vous ? — Je me détournai, et je vis distinctement la figure qui s’était réfléchie dans la glace se retirer vers la porte, ni lentement, ni rapidement, mais d’un pas ferme, et comme si elle eût glissé sur le parquet. Elle se retourna de nouveau, et, avant de disparaître, me montra une fois encore ses traits pâles et sombres. Mais comment elle sortit de la chambre, fut-ce par la porte ou autrement, c’est ce que je ne pus bien remarquer dans mon trouble extrême, et malgré tous les efforts de ma mémoire, je n’ai pu me retracer aucun souvenir distinct à ce sujet. — C’est une vision étrange, dit Éverard ; et attestée par vous, il est impossible de la révoquer en doute. Cependant, maître Holdenough, si un habitant de l’autre monde s’est, comme vous le dites, présenté à vous, ce dont je ne veux point contester la possibilité, croyez, d’un autre côté, que des personnes malintentionnées prennent part à ces intrigues. J’ai moi-même eu quelques rencontres avec des fantômes qui étaient doués d’une force corporelle, et qui portaient, j’en suis sûr, des armes comme les miennes. — Oh ! sans aucun doute ; Belzébut aime à charger avec sa cavalerie mêlée à son infanterie, comme c’était la mode du vieux général écossais David Leslie ; il y a des diables incarnés comme des diables sans corps ; il se sert des uns pour soutenir les autres, et former un corps de réserve. — Vous pouvez avoir raison, révérend docteur, mais, à votre avis, que faut-il faire en pareille circonstance ? — Je dois me consulter à ce sujet avec mes frères, et pourvu qu’il reste seulement dans nos environs cinq ministres de la véritable Église, nous chargerons Satan tous ensemble, et vous verrez si nous n’avons pas le pouvoir de lui tenir tête jusqu’à ce qu’il prenne la fuite. Mais à défaut de cette sainte guerre contre ces ennemis étranges, et qui ne sont pas de ce monde, en vérité j’opinerais pour que cette maison de sorcellerie et d’abomination, ce repaire souillé par l’ancienne tyrannie et la prostitution, fût consumé entièrement par les flammes, de peur que Satan, établissant son quartier-général en un lieu si fort à son gré, n’en fasse une citadelle et une place d’armes, de laquelle il tentera des incursions sur tout le voisinage. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne recommanderai à aucun chrétien de l’habiter. Si au contraire on l’abandonnait, elle deviendrait un rendez-vous où s’assembleraient les sorciers pour préparer leurs maléfices, où les sorcières feraient leur sabbat, et où viendraient aussi ceux qui, comme Démas, courent après les richesses de ce monde, cherchant l’or et l’argent, en pratiquant des talismans et des charmes au détriment des âmes cupides. Croyez-moi donc : le mieux serait que ce château fût dévasté et détruit de fond en comble, et qu’on n’y laissât pas pierre sur pierre. — À cela, mon bon ami, dit le colonel, je répondrai que la chose est impossible, car le lord général a permis au frère de ma mère, sir Henri Lee, et à sa famille, de revenir en cette maison qui a été habitée par ses pères, et qui est maintenant la seule où il puisse trouver un abri pour ses cheveux blancs. — Et cela s’est fait de votre avis, Markham Éverard ? » demanda le théologien d’une voix sévère.

« Oui, certainement. Et pourquoi n’aurais-je pas employé mon influence pour procurer un asile au frère de ma mère ? — De par votre âme, répondit le ministre, de la part d’un autre, je n’y aurais certainement pas ajouté foi. Dites-moi, n’est-ce pas ce même sir Henri Lee, qui, à l’aide de ses cottes de buffle et de ses pourpoints verts, fit mettre à exécution l’ordre donné par un laïque papiste, de placer l’autel à l’extrémité orientale de Woodstock ?… N’a-t-il pas juré par sa barbe qu’il ferait pendre, dans la rue de Woodstock, quiconque refuserait de boire à la santé du roi ?… Sa main n’est-elle pas teinte du sang des saints ? Y a-t-il eu sur le champ de bataille un défenseur plus infatigable et plus zélé pour l’épiscopat et l’autorité du roi ? — Tout cela peut être comme vous le dites, mon bon maître Holdenough ; mais mon oncle est maintenant vieux et faible ; il lui reste à peine un homme à ses ordres, et sa fille est un être que l’homme le plus farouche ne pourrait regarder sans pleurer de pitié, un être qui… — Est plus cher à Éverard que sa gloire, sa fidélité envers ses amis, son devoir envers sa religion. Ce n’est pas le moment de tenir un pareil langage. La voie où vous marchez est périlleuse. Vous travaillez à relever le chandelier papiste que le ciel dans sa justice a renversé, à ramener dans ce repaire de sorcellerie les pécheurs qui sont maudits comme lui. Je ne souffrirai pas que le pays soit trompé par leurs maléfices… Ils ne reviendront point ici. »

Il prononça ces mots avec véhémence, en frappant la terre de son bâton, et le colonel très mécontent lui répondit sur le même ton : « Vous auriez bien fait, maître Holdenough, avant de vous prononcer ainsi, d’examiner si vous avez le pouvoir d’accomplir vos menaces. — N’ai-je pas le pouvoir de lier et de délier ? — C’est un pouvoir que vous ne pouvez guère exercer que sur les membres de votre église, » dit Éverard d’une voix presque méprisante.

« Prenez garde, prenez garde, » répliqua le théologien, qui, bien qu’excellent homme, était, ainsi que nous l’avons vu, d’un caractère irritable ; « ne m’insultez pas, traitez honorablement le messager en considération de celui qui lui a confié le message. Ne me bravez pas, vous dis-je ; je suis obligé d’accomplir mon devoir, au risque de déplaire à mon propre frère. — Je ne vois rien qui vous regarde dans cette affaire, dit le colonel Éverard ; et, pour ma part, je vous avertis de ne pas vous en mêler. — Bien… vous voulez que je sois aussi docile que l’un de vos grenadiers ! » et ses membres délicats tremblaient par un même transport d’indignation qui agitait ses cheveux gris. « Prenez garde à vous, monsieur, j’ai plus de pouvoir que vous ne le supposez. Je ferai appel à tous les vrais chrétiens de Woodstock, pour qu’ils se ceignent les reins et s’opposent au rétablissement de l’épiscopat, de l’oppression, des doctrines perverses dans ces environs. J’encouragerai la colère du juste contre l’oppresseur, contre l’Ismaélite, l’Édomite, contre sa race et contre ceux qui le soutiennent et l’encouragent à relever la tête. Je crierai haut, je n’épargnerai rien, j’exciterai tous ceux dont l’amour s’est refroidi, et la multitude qui se montrerait indifférente. Quelques gens encore m’écouteront. Je prendrai la verge de Joseph qui était dans les mains d’Éphraïm ; je viendrai purger cette demeure de sorciers, de sorcières et d’enchantements ; je citerai et les exhorterai en disant : Voulez-vous défendre Baal ? voulez-vous le servir ? Emparez-vous des prophètes de Baal, que pas un d’entre eux n’échappe ! — Maître Holdenough, » dit le colonel Éverard avec beaucoup d’impatience, « d’après l’histoire que vous m’avez contée, vous avez prêché sur ce texte déjà une fois de trop. »

À ces mots, le vieillard frappa violemment sa main contre sa tête, et tomba sur une chaise, aussi subitement, et comme poussé par une force aussi irrésistible que si le colonel lui eût déchargé un pistolet dans la tête. Aussitôt, affligé du reproche qui lui était échappé dans sa mauvaise humeur, Éverard se hâta de lui en demander pardon et de lui offrir toutes les excuses que son esprit lui suggéra ; mais aucune ne fut agréée. Le vieillard était frappé au cœur ; il écarta la main du colonel, ferma l’oreille à ses paroles, et enfin se leva en disant d’une voix sévère : « Vous avez abusé de ma confiance, monsieur… abusé bassement pour vous en faire une arme contre moi. Si j’avais été un homme d’épée, vous n’auriez pas osé… mais jouissez, monsieur, de votre triomphe sur un vieillard, sur l’ami de votre père… Déchirez la blessure que son imprudente confiance vous a montrée. — Mon digne et excellent ami ! — Ami ! » répondit le vieillard avec un mouvement convulsif ; « nous sommes ennemis, monsieur… ennemis dès ce moment et pour toujours. »

Alors il se leva précipitamment de la chaise sur laquelle il était tombé plutôt qu’il ne s’y était assis, sortit de l’appartement d’un pas précipité qui lui était ordinaire quand il était irrité, ce qui certainement indiquait plus de mauvaise humeur que de dignité, surtout parce que, en s’éloignant, il se parlait tout bas, et semblait exciter sa propre colère, en se rappelant à lui-même l’offense qu’il avait reçue.

« Allons, dit le colonel, il n’y avait pas déjà assez d’inimitié entre mon oncle et les habitants de Woodstock, il faut que je l’augmente encore en irritant ce vieillard impétueux et irascible, obstinément attaché, comme je le connais, à ses idées sur le gouvernement de l’église, et opiniâtre dans ses préjugés contre tous ceux qui ne pensent pas comme lui. La populace de Woodstock se soulèvera. Il ne trouverait pas une âme disposée à le soutenir dans un projet honnête et raisonnable ; mais qu’il crie ruine et destruction, et je garantis qu’il trouvera autant de partisans qu’il voudra. Et mon oncle n’est pas moins vif et attaché à ses opinions. Pour la valeur de tous les domaines qu’il possédait jadis, il ne consentirait pas à laisser mettre en garnison dans le château une vingtaine de soldats pour le défendre ; quand il serait seul, ou n’aurait que Jocelin pour le soutenir, il fera feu sur les gens qui viendront attaquer la Loge, aussi intrépidement que s’il avait cent hommes sous ses ordres. Que pourra-t-il donc résulter de tout cela, si ce n’est des dangers et l’effusion du sang ? »

Il se serait abandonné plus long-temps à ses tristes réflexions, s’il n’eût été interrompu par le retour de maître Holdenough qui, s’élançant dans la chambre avec autant de précipitation qu’il en était sorti, marcha droit au colonel et lui dit : « Prenez ma main, Markham, prenez-la sur-le-champ ; car le vieil Adam me dit tout bas au fond du cœur que c’est une honte de la tenir si long-temps étendue. — Je la reçois de tout mon cœur, mon vénérable ami, et c’est, j’espère, en signe de réconciliation. — Sûrement, sûrement, dit le théologien en lui serrant affectueusement la main : vous m’avez, je l’avoue, un peu amèrement parlé ; mais néanmoins vous l’avez fait sincèrement, à propos : malgré toute votre sévérité, vous n’aviez pas, je pense, de mauvaises intentions. Je pécherais grossièrement si j’allais encore provoquer aveuglément un acte de violence, si je rappelais ce que vous m’avez reproché avec… — Pardonnez-moi, mon cher monsieur Holdenough, c’est un mot qui m’est échappé ; je ne voulais pas vous adresser sérieusement un reproche. — Paix ! je vous prie, paix ! Je dis que l’allusion sous laquelle vous m’avez très justement fait un reproche, quoiqu’elle ait soulevé en moi le levain du vieil homme, le tentateur interne qui se tient toujours aux aguets pour nous attirer dans son piège, devait, au lieu d’exciter mon ressentiment, être reconnue par moi comme une faveur ; car on doit considérer comme faveurs les blessures d’un ami qu’on peut appeler fidèle ; et sûrement moi, qui ai, par une malheureuse exhortation au combat ou au carnage, envoyé les vivants parmi les morts, et, j’en ai peur, ramené même les morts parmi les vivants, je dois maintenant travailler à la paix, à l’union, à la réconciliation des ennemis, laissant le soin de punir au grand Être dont les lois sont violées, et la vengeance à celui qui a dit : « Je l’exercerai. »

Les traits mortifiés du vieillard étaient en ce moment empreints d’une humble confiance, car il reconnaissait son tort, et le colonel Éverard, qui connaissait ses faiblesses naturelles, ses vieux préjugés sur l’importance de son état, et ses exclusives opinions de parti qu’il avait dû combattre avant de prendre ce ton de candeur, se hâta de lui témoigner toute son admiration pour sa charité chrétienne, tout en se reprochant à soi-même d’avoir si cruellement blessé ses sentiments.

« N’y pensez plus, je vous en prie, n’y pensez plus, excellent jeune homme ; nous avons tous deux erré… moi, en laissant mon zèle l’emporter sur ma charité, et vous, en pressant peut-être un peu trop vivement un homme vieux, mais brusque, qui venait de déposer ses souffrances dans le sein d’un ami. Que tout soit oublié ! Que vos amis, s’ils ne sont pas effrayés de tout ce qui est arrivé dans le manoir de Woodstock, reviennent l’habiter aussitôt qu’ils voudront. S’ils peuvent se défendre eux-mêmes contre les puissances de l’air, croyez que je suis disposé à faire tout mon possible pour qu’ils ne soient pas inquiétés par leurs voisins terrestres ; et veuillez vous persuader, mon cher monsieur, que ma voix a encore quelque crédit sur le digne maire, sur les bons aldermen, et les personnages les plus importants de notre ville, quoique les basses classes soient entraînées par l’impulsion de chaque nouvelle doctrine. Et soyez encore mieux persuadé, colonel, que si le frère de votre mère, ou quelqu’un de sa famille, s’apercevait qu’il a conclu un mauvais marché en revenant dans cette malheureuse demeure tant décriée, ou qu’il sentît au fond de son cœur et de sa conscience un mal qui exigeât de saintes consolations, Néhémiah Holdenough sera aussi bien à ses ordres, nuit et jour, que s’il avait été élevé dans le sein de la sainte Église dont il est l’indigne ministre ; et ni l’effroi des horribles visions qui peuvent apparaître dans ces murs, ni ma connaissance de l’aveuglement et des opinions exaltées de vos parents, comme imbus des doctrines épiscopales, ne m’empêcheront point d’employer mes pauvres talents pour les protéger et même les édifier, s’il est possible. — Je sens toute l’étendue de votre bonté, mon révérend monsieur, dit le colonel Éverard ; mais il n’est nullement probable, je pense, que mon oncle vous dérange pour l’un ou l’autre de ces deux cas. C’est un homme dès long-temps habitué à se défendre lui-même contre le péril temporel, et dans les doutes spirituels, à mettre sa confiance dans ses prières et dans celles de son Église. — Je crois avoir été présomptueux en offrant mon assistance, répliqua le vieillard un peu blessé de ce que l’offre de ses secours spirituels était accueillie avec tant d’indifférence ; je vous demande humblement pardon, je serais bien fâché de paraître présomptueux. »

Le colonel se hâta d’apaiser la nouvelle alarme que donnait au digne homme la vigilante jalousie de son importance, qui, avec une violence naturelle de caractère qu’il ne pouvait pas toujours maîtriser, étaient ses seuls défauts.

Ils étaient donc redevenus amis comme auparavant, lorsque Roger Wildrake revint de la hutte de Jocelin, et dit bas à son ami que son ambassade avait réussi. Le colonel s’adressa alors au ministre et lui annonça que, comme les commissaires avaient quitté Woodstock, et que son oncle sir Henri Lee se proposait de revenir vers midi à la Loge, il l’accompagnerait à la ville, si Sa Révérence y consentait.

« Ne resterez-vous pas, dit le révérend homme, d’une voix qui annonçait comme l’appréhension et la curiosité, pour féliciter vos parents de leur retour dans leur ancienne demeure ? — Non, mon bon ami ; la part que j’ai prise à ces malheureuses querelles, peut-être aussi le mode de culte dans lequel j’ai été élevé, m’ont tellement nui dans l’esprit de mon oncle, que je dois être pour quelque temps étranger à sa famille et à sa maison. — Vraiment ? Je me réjouis de tout mon cœur et de toute mon âme, dit le théologien. Excusez ma franchise… je m’en réjouis fort… parce que j’avais songé… mais peu importe ce à quoi j’avais songé !… je ne voudrais pas vous offenser encore. Vraiment, quoique la jeune fille ait une charmante figure, et que son père, comme on le dit généralement, soit irréprochable ici-bas… pourtant… Mais je vous afflige… Sur ma parole, je ne continuerai pas, à moins que vous ne me demandiez mon avis sincèrement et sans préjugés. Alors ordonnez-moi de vous le dire ; mais je ne serai pas assez présomptueux pour vous le dire malgré vous. Rendons-nous donc au bourg ensemble… L’agréable solitude de la forêt peut disposer nos cœurs à une confiance mutuelle. »

Ils se dirigèrent alors de compagnie vers la petite ville, et malgré l’attente de maître Holdenough, le colonel, après avoir causé de différentes choses, ne lui demanda aucun pieux avis à propos de son amour pour sa jolie cousine. De son côté, le ministre, à la grande surprise d’Éverard, retint sa langue, et, selon sa propre expression, ne fut point assez présomptueux pour offrir, sur un point aussi délicat, un conseil qui ne lui était pas demandé.


CHAPITRE XVIII.

DÉPART.


Voilà les harpies parties ; mais avant de nous percher où se juchaient ces oiseaux de mauvais augure, balayons l’impure obscénité qu’ils ont laissée derrière eux.
Agamemnon.


Le message de Wildrake avait réussi, surtout grâce à la médiation du ministre épiscopal que nous avons vu précédemment remplir les fonctions de chapelain dans la famille, et qui jouissait d’une grande influence sur son maître.

Un peu avant midi, sir Henri Lee, avec le petit nombre de ses domestiques, reprit sans obstacle possession de ses vieux appartements à la Loge de Woodstock ; et les efforts réunis de Jocelin Joliffe, de Phœbé et de la vieille Jeanne, furent employés à réparer le désordre occasionné par ceux qui l’avaient occupée en dernier lieu.

Sir Henri Lee avait, comme toutes les personnes de qualité de l’époque, un amour de l’ordre poussé jusqu’à la minutie, et, comme une belle dame dont la parure a été dérangée par la foule, il se trouvait insulté et humilié par la confusion où l’on avait jeté tous ses meubles, et n’était pas moins impatient de voir sa maison purifiée de tout ce qui rappelait les hôtes qui venaient de la souiller. Dans son empressement, il donnait plus d’ordres que le nombre limité des domestiques n’avait de temps et de mains pour les exécuter. « Les coquins ont laissé une odeur sulfureuse derrière eux, disait le vieux chevalier, comme si le vieux David Leslie et toute l’armée écossaise s’étaient logés ici avec eux. — Voilà qui ne vaut guère mieux, dit Jocelin ; on donne pour certain que le diable est descendu en corps au milieu d’eux et que c’est lui qui les a fait déguerpir. — Alors, reprit le chevalier, le prince des ténèbres est un gentilhomme, comme dit le vieux Will Shakspeare. Il n’intervient jamais qu’avec ceux de son bord, car les Lee demeurent ici de père en fils depuis cinq cents ans sans qu’il les ait une seule fois inquiétés ; et à peine ces rustres y sont-ils venus, contre toute justice, qu’il s’est mis à leur jouer de ses tours. — Dans tous les cas, dit Joliffe, ils nous ont laissé quelque chose qui vaut la peine qu’on les en remercie ; un garde-manger et une prébende remplis comme on en a rarement vu à la Loge de Woodstock depuis bien longtemps… Quartiers de mouton, larges tranches de bœuf, tonneaux de confitures, feuillettes et poinçons de vin sec, de Madère, de muscadine, d’ale, et que sais-je ! Voilà de quoi faire une chère de roi pendant la moitié de l’hiver ; et il faut que Jeanne se mette à mariner, à saler sur-le-champ. — Fi, misérable ! s’écria le chevalier ; mangerons-nous les restes qu’a dédaignés cette écume de la terre ?… qu’on les jette à l’instant… Oui, » ajouta-t-il en se frappant la poitrine, « ce serait péché ; mais donne-les aux pauvres, ou vois à les renvoyer aux propriétaires… Écoutez-moi bien, je ne veux pas de leurs liqueurs fortes… j’aimerais mieux boire de l’eau comme un ermite toute ma vie que de sembler faire raison à ces coquins avec leurs restes, comme un misérable cabaretier qui avale les fonds de bouteille quand les buveurs ont payé leur écot et sont partis… Écoutez-moi donc, je ne boirai pas une goutte d’eau de la citerne où ces misérables ont puisé… Allez m’emplir une cruche à la fontaine de Rosemonde. »

Alice entendit son père donner cet ordre, et sentant bien que les autres membres de la famille étaient assez occupés, elle prit tout doucement une petite cruche, et, jetant un manteau sur ses épaules, elle alla elle-même chercher l’eau demandée par son père. Cependant Jocelin fit observer avec quelque hésitation qu’il restait encore un homme, appartenant à la bande des étrangers, qui s’occupait à faire enlever les effets et les malles des commissaires, et qui recevrait les ordres de Son Honneur au sujet des provisions. — Faites-le donc venir ici ? » (La conversation se tenait sous le vestibule.) « Pourquoi hésiter et lambiner de la sorte ? — Voilà, monsieur, dit Jocelin, voilà ; c’est que peut-être Votre Honneur ne sera pas ravi de le voir, car c’est le même homme qui l’autre nuit… »

Il s’arrêta.

« Envoya ma rapière en l’air, veux-tu dire ? Mais quand m’est-il arrivé d’en vouloir à un homme parce qu’il a combattu contre moi ?… Tout Tête-ronde qu’il est, l’ami, je l’en aime d’autant mieux, non, d’autant moins. J’ai une envie démesurée de dégainer encore avec lui. J’ai réfléchi plus d’une fois à la botte d’hier, et je crois que si nous recommencions, je trouverais la passe qui la parerait… Qu’il vienne sur-le-champ. »

Fidèle Tomkins fut alors introduit ; il entra avec une gravité de fer, que ni les terreurs de la nuit précédente, ni l’extérieur plein de dignité du noble personnage en présence duquel il se trouvait, ne furent capables de troubler un seul instant.

« Comment donc ça va-t-il, mon digne adversaire ? lui demanda sir Henri. Je voudrais bien connaître un peu mieux ta botte qui m’a désarmé l’autre soir… Mais, vraiment, je pense que le jour était trop faible pour mes vieux yeux… Prends un fleuret, l’ami… Je me promène ici dans ce vestibule, comme dit Hamlet ; et c’est l’instant du jour où je respire…. Voyons, fleuret en main ! — Puisque Votre Seigneurie le désire, répondit le maître d’hôtel laissant tomber son manteau et recevant le fleuret, « hé bien, soit. — Allons, si le cœur vous en dit, je suis prêt, » lui dit le chevalier ; « il me semble que, depuis que je marche sur ces vieilles dalles, la goutte qui me menaçait s’est dissipée. Ça… ça… je me tiens aussi ferme qu’un coq de combat. »

Ils commencèrent alors un assaut des plus vifs ; et soit que réellement le vieux chevalier combattît avec plus de sang-froid avec une lame boutonnée qu’avec une épée pointue, soit que le digne maître d’hôtel lui donnât quelque avantage dans ce duel pour rire, toujours est-il vrai que ce fut sir Henri qui en sortit à son honneur. Sa victoire le mit d’excellente humeur.

« Ah, ah ! dit-il, j’ai trouvé votre ruse… Allons, vous ne me joueriez pas deux fois le même tour… C’était une feinte très palpable… Certes, si j’avais vu assez clair l’autre nuit… Mais autant vaut n’en plus parler… Je ne veux pas imiter nos imprudents Cavaliers, qui à force de vous battre, vous Têtes-rondes, vous ont appris à nous battre aussi, à votre tour. Mais, dites-moi, pourquoi laissez-vous votre garde-manger si bien garni ? Croyez-vous que moi ou ma famille allons manger des mets déjà entamés ? .. Quoi ! n’avez-vous pas moyen de mieux employer vos tranches de bœuf séquestrées que de les laisser derrière vous quand vous changez de quartiers ? — Il se peut que Votre Honneur, dit Tomkins, ne désire pas la chair des bœufs, des béliers et des chèvres ; pourtant lorsque vous saurez que ces provisions sont achetées et payées sur vos rentes et revenus de Ditchley, séquestrés au profit de l’État il y a plus d’un an, peut-être aurez-vous moins de scrupule d’en user à votre convenance. — Soyez bien convaincu que j’en userai, dit sir Henri ; et je vois avec satisfaction que vous partagez du moins avec moi ce qui m’appartient. Certainement il fallait que je fusse bien fou pour croire que vos maîtres pourraient subsister autrement qu’aux dépens des honnêtes gens. — Et quant aux croupions de bœuf, » continua Tomkins avec la même gravité, « il y en a un à Westminster qu’il nous faudra, à nous autres militaires, bien retailler et recouper encore, avant qu’il soit arrangé à notre goût. »

Sir Henri resta silencieux, comme cherchant à comprendre le sens de cette métaphore ; car il n’avait pas un esprit fort subtil. Mais croyant en avoir saisi le sens, il partit d’un long éclat de rire et se livra à une gaîté que Jocelin ne lui connaissait plus depuis long-temps.

« C’est bien, drôle, dit-il, je goûte ta plaisanterie ; c’est la morale de la pièce des marionnettes. Faustus a conjuré le diable, le parlement a conjuré l’armée… Et puis, comme le diable emporte Faustus, de même l’armée emporte le parlement… ou le croupion, comme tu l’appelles, ou la partie siégeante du parlement ainsi nommé… Et puis, voyez-vous, l’ami, le vrai diable en chef a mon plein consentement pour emporter l’aimée à son tour, depuis le plus haut général jusqu’au plus bas tambour. Allons, ne vous fâchez pas pour cela ; songez qu’il fait assez clair encore pour un assaut à fleurets déboutonnés. »

Fidèle Tomkins parut croire qu’il valait mieux ne pas se fâcher ; et remarquant que les chariots qui transportaient les effets des commissaires à la ville étaient prêts à partir, il prit gravement congé de sir Henri Lee.

Cependant le vieillard continua à se promener dans son vestibule qu’on lui rendait, se frottant les mains, et témoignant plus de joie qu’il n’en avait montré depuis le jour fatal du 30 janvier.

« Nous voilà donc rentrés dans notre vieux trou, et bien approvisionnés encore !… Comme le drôle a su lever mon doute de consciente… Le plus benêt d’entre eux est un excellent casuiste, quand il s’agit d’intérêt. Regarde bien s’il n’y a pas dans notre voisinage quelque soldat de nos régiments en guenilles pour qui un bon morceau serait un don du ciel, Jocelin… Et sa botte secrète, Jocelin ; quoique le drôle tire bien, ma foi… oui, fort bien… mais tu as tu comme j’ai retourné mon homme, aujourd’hui que j’y voyais assez clair. — Oui, Votre Honneur l’a bien traité, vous lui avez appris à distinguer le duc de Norfolk de Saunders-le-Jardinier. J’en réponds, il ne serait pas charmé de retomber sous la main de Votre Honneur. — Oui, je deviens vieux, dit sir Henri ; mais l’adresse ne se rouille pas avec l’âge, quoique les nerfs se roidissent ; mais ma vieillesse est semblable à un hiver rigoureux, comme dit le vieux William, froid, mais salutaire… Et que sera-ce, tout vieux que nous sommes, si nous voyons encore luire de meilleurs jours ! Je t’assure, Jocelin, que cette querelle entre les coquins du bureau et ceux de l’armée me plaît infiniment. Quand des voleurs se disputent, les honnêtes gens en profitent pour reprendre leurs biens. »

Le vieux chevalier triomphait ainsi de la triple gloire d’avoir recouvré sa demeure, rétabli, comme il pensait, sa réputation de bon tireur, et enfin d’avoir découvert une perspective de changement dans les affaires publiques, qu’il ne désespérait pas de voir tourner en faveur de la cause royale.

Cependant Alice, avec un cœur plus léger que les jours précédents, s’en allait avec une gaîté qui la veille encore lui était étrangère, contribuer pour sa part à l’accomplissement des travaux domestiques de la maison, en se rendant à la fontaine de Rosemonde pour y puiser de l’eau.

Peut-être se souvenait-elle que, lorsqu’elle n’était encore qu’une petite fille, son cousin Markham avait coutume, entre autres choses, de lui imposer cette tâche quand il lui faisait jouer le rôle d’une princesse troyenne captive, condamnée, par sa position, à puiser l’eau d’une fontaine grecque pour la servir à un fier vainqueur… En tous cas, elle se réjouissait certainement de voir son père réinstallé dans son ancienne demeure. Sa joie n’était pas moins sincère, parce qu’elle savait que leur retour à Woodstock avait été ménagé par les soins de son cousin, et que, même aux yeux de son père, et malgré ses préjugée, Éverard avait été jusqu’à un certain point disculpé des reproches que le vieux chevalier lui adressait, et que si une réconciliation n’avait pas encore eu lieu entre eux, les préliminaires donnaient fort à penser qu’une conclusion si désirable serait aisément obtenue. C’était comme le commencement d’un pont : lorsque les fondements en sont solidement assis, et que les pierres peuvent résister à la violence du torrent, on peut alors l’achever plus tard.

Le sort incertain de son frère unique aurait pu seulement obscurcir ce rayon de joie momentané. Mais Alice avait grandi durant les terribles et fréquentes luttes de la guerre civile, et avait acquis l’habitude d’espérer pour ceux qui lui étaient chers jusqu’à la dernière extrémité. En cette occasion, tous les rapports semblaient lui garantir la sûreté de son frère.

Outre ces agréables pensées, Alice Lee avait le plaisir de songer qu’elle était rendue à l’habitation, au berceau de son enfance dont elle s’était éloignée avec tant de peine, avec une peine d’autant plus vive peut-être qu’il lui avait fallu la cacher pour ne point aggraver la douleur de son père. Bref, elle éprouvait en ce moment cette satisfaction d’elle-même qui anime si souvent une jeune et heureuse fille, quand elle peut être utile, comme on dit, à ceux qu’elle aime, et remplir au besoin quelqu’une de ces petites tâches domestiques que la vieillesse a tant de plaisir à devoir aux mains prévenantes de la jeunesse. Aussi, comme elle traversait d’un pas rapide les restes et les débris de ce désert dont nous avons déjà parlé, pour aller de là à une demi-portée de fusil emplir sa cruche à la fontaine de Rosemonde, Alice Lee, les traits animés et le teint plus coloré que d’habitude par l’exercice qu’elle venait de prendre, avait, pour le moment, repris cette gaie et brillante vivacité de physionomie qui caractérisait autrefois sa beauté dans des jours plus heureux.

Cette fontaine antique avait été autrefois décorée d’ornements d’architecture dans le style du seizième siècle, et représentant un sujet mythologique. Tout était alors abattu, renversé ; l’on ne voyait plus que des ruines couvertes de mousse, et la source intarissable continuait à répandre tous les jours ses trésors incomparables en pureté, quoique la quantité n’en fût pas grande ; l’eau ne jaillissant qu’à travers des pierres mal jointes, bouillonnait au milieu des fragments de cette antique sculpture.

Le pas léger et l’air riant, la jeune demoiselle de Lee approchait de la fontaine, ordinairement solitaire, lorsqu’elle s’arrêta en voyant quelqu’un assis auprès. Elle avança pourtant sans crainte, quoique d’un pas un peu moins empressé, quand elle remarqua que c’était une femme ; quelque servante de la ville, peut-être, qu’une maîtresse capricieuse envoyait par hasard puiser de l’eau à une fontaine dont la pureté était si renommée, ou quelque vieille femme qui faisait le petit commerce de porter de cette eau aux familles riches qui la lui payaient : il n’y avait donc pas de raison pour avoir peur.

Cependant la terreur était si grande partout à cette époque, qu’Alice ne vit pas sans quelque frayeur une personne étrangère, quoique de son sexe. Des femmes dénaturées avaient, comme il arrive quelquefois, suivi les camps des deux armées durant la guerre civile, et tantôt avec l’audace de la prostitution et de l’impiété, tantôt avec le ton imposteur du fanatisme et de l’hypocrisie, avaient exercé presque au même degré leurs talents pour le pillage et le meurtre ; mais c’était en plein jour, et à si peu de distance de la Loge, que, quoiqu’un peu alarmée en voyant une étrangère dans un lieu où elle s’attendait à trouver une solitude profonde, la fille du fier et vieux chevalier tenait trop de lui pour craindre sans un motif connu et certain.

Alice s’avança donc lentement vers la fontaine, prit un air d’indifférence, tout en lançant un regard à la dérobée sur la femme qui était assise au bord, et se mit en devoir de remplir sa cruche.

L’inconnue, dont la présence avait, dans le principe, surpris et même effrayé Alice Lee, était une femme appartenant à la classe inférieure, dont la mante rouge, le cotillon brun, le fichu bordé de bleu et voltigeant, enfin le chapeau grossier et pointu, auraient pu facilement la faire passer pour l’épouse d’un petit fermier, ou peut-être même d’un simple paysan, si elle n’était rien de pire. Ses vêtements étaient sans doute de bonne étoffe, mais ce qui n’échappa pas à un œil de femme, ils étaient mis et arrangés sans soin. On eût dit qu’ils n’appartenaient pas à la personne qui les portait, mais que c’étaient des hardes dont elle avait acquis la propriété par quelque bizarre événement, sinon par un vol heureux. Sa taille aussi, comme il n’échappa point à Alice dans le court examen qu’elle fit de l’étrangère, était démesurée ; ses traits étaient basanés et extrêmement durs, sa physionomie nullement prévenante. La jeune demoiselle aurait bien voulu, lorsqu’elle s’arrêta pour puiser de l’eau, être retournée sur ses pas et avoir envoyé Jocelin remplir la commission ; mais le repentir venait trop tard, et il ne lui restait rien de mieux à faire que de déguiser le mieux possible ses craintes.

« Que les bénédictions de ce beau jour retombent sur celle qui est aussi belle que lui ! » dit l’étrangère d’un ton qui n’était pas hostile, quoique d’une voix dure.

« Je vous remercie, » répondit Alice ; et elle continua de remplir sa cruche au plus vite en s’aidant d’une grande tasse de fer qui restait encore enchaînée à une des pierres autour de la fontaine. « Peut-être, ma jolie fille, si vous vouliez accepter mon aide, votre cruche serait-elle plus tôt pleine ? — Je vous remercie ; mais si j’avais eu besoin d’aide, j’aurais pu amener avec moi quelqu’un. — Je n’en doute pas, ma jolie fille ; il y a trop de jeunes garçons à Woodstock, et qui y voient bien… et sans aucun doute, si vous l’aviez voulu, vous auriez pu amener avec vous le premier d’entre eux qui vous eût regardée. »

Alice ne répondit rien, car la liberté que prenait l’inconnue ne lui plaisait pas, et elle désirait rompre la conversation.

« Vous ai-je offensée, ma jolie demoiselle ? demanda l’étrangère : j’étais loin d’en avoir l’intention… Les bonnes dames de Woodstock ont-elles si peu soin de leurs jolies filles pour permettre à la plus belle d’errer dans ce parc désert, sans une mère, sans personne pour empêcher le renard de s’enfuir avec l’agneau ? Cette négligence me semble montrer peu de tendresse. — Rassurez-vous, bonne femme ; je puis, sans aller loin, trouver assistance et protection, » dit Alice, à qui l’effronterie de sa nouvelle connaissance déplaisait de plus en plus.

« Hélas ! ma jolie enfant, » reprit l’étrangère en passant sa large et dure main sur la tête d’Alice qui était toujours penchée en avant pour prendre de l’eau, « il serait difficile d’entendre de la ville une douce voix comme la vôtre, si haut que vous pussiez crier. »

Alice se débarrassa d’un air mécontent de la main de la femme, prit sa cruche, quoiqu’elle ne fût pas pleine, et voyant que l’étrangère se levait en même temps, dit, non sans crainte à coup sûr, mais avec un sentiment naturel de colère et de dignité : « Je n’ai pas besoin de faire entendre mes cris jusqu’à Woodstock ; s’il me fallait crier au secours, j’en trouverais plus près d’ici. »

Elle ne parlait pas sans être sûre de ce qu’elle disait, car, au même instant, elle vit s’élancer à travers les broussailles et se mettre à son côté le noble chien Bévis, fixant sur l’étrangère des yeux animés, hérissant chaque poil de sa belle crinière, comme les soies d’un sanglier pressé par une même, montrant en outre deux rangs de dents qui ne le cédaient en rien à celles d’un loup de Russie, et qu’il tenait pour ainsi dire en arrêt ; puis sans aboyer, ni se précipiter, semblant, par un grondement sourd et résolu, n’attendre que le signal pour se jeter sur la femme qu’il regardait évidemment comme suspecte.

Mais l’étrangère n’en fut pas épouvantée. « Ma jolie fille, dit-elle, vous auriez certainement là un formidable gardien s’il s’agissait de rustres ou d’enfants ; mais nous qui avons été à la guerre, nous avons des charmes pour apprivoiser ces furieux dragons : tâchez donc que votre protecteur ne s’élance pas sur moi, car c’est un noble animal, et ce ne serait que pour me défendre que je me résoudrais à lui faire du mal. » À ces mots, elle tira un pistolet de son sein, l’arma, ajustant le chien, comme si elle craignait qu’une se précipitât sur elle.

« Arrêtez, femme, arrêtez ! dit Alice Lee ; mon chien ne vous fera aucun mal… À bas, Bévis, couchez-vous là… Et vous, avant d’en venir à une pareille extrémité, sachez que c’est le chien favori de sir Henri Lee de Ditchley, conservateur du parc de Woodstock, qui punirait sévèrement tout le mal qu’on pourrait lui faire. — Et vous, ma belle, vous êtes la ménagère du vieux chevalier, sans doute ! car j’ai souvent entendu parler du bon goût des Lee. — Je suis sa fille, bonne femme. — Sa fille !… j’étais donc aveugle… mais aussi bien, c’est vrai ; rien ne répond plus exactement au portrait que tout le monde m’a fait de mistress Alice Lee. J’espère que ma folie n’a point offensé ma jeune mistress, et qu’elle me permettra, en signe de réconciliation, d’emplir sa cruche, et de la porter aussi loin qu’elle voudra. — Comme il vous plaira, bonne mère ; mais il faut que je retourne sur-le-champ à la Loge, où, dans un pareil moment, je ne puis recevoir d’étrangers. Vous ne pouvez me suivre que jusqu’à l’extrémité du désert, et il y a déjà trop long, temps que je suis absente de la maison : j’enverrai quelqu’un vous rejoindre et prendre la cruche. » À ces mots, elle se détourna avec une frayeur dont elle ne pouvait se rendre compte, et se dirigea d’un bon pas vers la Loge, espérant échapper ainsi à son importune connaissance.

Mais elle se trompa ; en un instant sa nouvelle compagne fut à ses côtés, ne courant pas, il est vrai, mais faisant des enjambées beaucoup trop longues pour une femme, qui la mirent bientôt au pas avec la timide jeune fille, malgré l’avance qu’elle avait prise. Cependant ses manières étaient plus respectueuses qu’auparavant, quoique le son de sa voix fût extrêmement dur et déplaisant, et que tout son extérieur inspirât une espèce de crainte indéfinissable, mais irrésistible.

« Pardonnez à une étrangère, aimable miss Lee, qui en vous voyant n’a pas eu l’esprit de distinguer entre une dame de votre haute qualité et une pauvre villageoise, et qui vous a parlé avec une liberté qui, à coup sûr, ne convient pas à votre rang et à votre condition, et qui, j’en ai peur, vous a offensée. — Offensée ! nullement ; mais, bonne femme, me voilà près de la maison, et je ne puis vous permettre de m’accompagner plus loin… Vous m’êtes inconnue. — Mais il ne s’ensuit pas de là, dit l’étrangère, que votre bonne fortune me le soit, belle mistress Alice. Regardez mon front basané… l’Angleterre n’en produit pas de pareils… et dans le pays d’où je viens, le soleil qui noircit notre teint, nous dédommage en plaçant dans nos cerveaux des connaissances refusées aux habitants de vos climats ; laissez-moi examiner votre jolie main, » lui dit-elle en s’efforçant de la lui saisir, « et, je vous le promets, vous entendrez des choses qui vous feront plaisir. — Celles que j’entends ne m’en font pas, » dit Alice avec dignité ; « allez vendre votre bonne aventure et vos tours de chiromancie aux femmes du village… Nous autres, gens bien élevés, nous les regardons comme une imposture, ou comme une science illégitimement acquise. — Vous voudriez pourtant, j’en réponds, entendre parler d’un certain colonel que de malheureuses circonstances ont éloigné de sa famille… vous me donneriez plus que de l’argent, si je pouvais vous assurer que vous le verrez dans un jour ou deux… oui, peut-être plus tôt, même. — Je ne sais ce que vous voulez dire, bonne femme ; si vous demandez l’aumône, voilà une pièce d’argent ; c’est tout ce que j’ai dans ma bourse. — Ce serait pitié que je la prisse ; mais pourtant donnez-la-moi… car la princesse, dans les contes de fées, doit toujours mériter par sa générosité la bonté de la fée bienfaisante, avant d’être récompensée par sa protection. — Prenez-la… donnez-moi ma cruche et partez, car je vois venir un des domestiques de mon père. Holà ! ho ! Jocelin, Jocelin ! »

La vieille diseuse de bonne aventure jeta vite quelque chose dans la cruche en la rendant à Alice Lee, et disparut promptement dans le taillis du parc.

Bévis se détourna, la regarda s’éloigner, et montra quelque envie de suivre cette femme suspecte ; pourtant, comme incertain de ce qu’il avait à faire, il courut à Jocelin et l’accabla de caresses comme pour lui demander son avis, Jocelin apaisa l’animal, et, rejoignant sa jeune maîtresse, lui demanda avec surprise ce que c’était, et si elle avait eu peur. Alice lui dit deux mots de son alarme, pour laquelle elle n’aurait pu en effet donner de motifs bien légitimes ; car les manières de l’inconnue, quoique hardies et importunes, n’étaient pas menaçantes. Elle avoua seulement qu’elle avait rencontré une diseuse de bonne aventure à la fontaine de Rosemonde, et qu’elle ne s’en était débarrassée qu’avec peine.

« Ah ! la coquine d’Égyptienne, dit Jocelin, comme elle avait bien senti que notre buffet n’était pas vide !… Ils ont autant d’odorat que des corbeaux, ces rôdeurs ; regardez, mistress Alice, vous ne voyez pas un corbeau, pas une corneille dans ce beau ciel à un mille autour de vous, mais qu’une brebis s’échappe un peu de la pelouse, et, avant que le pauvre animal soit mort, vous en entendrez une douzaine croasser comme pour inviter tous leurs frères à ce banquet… Il en est de même de ces valides mendiants… Vous n’en verrez guère quand on n’a rien à leur donner, mais quand on met le pot au feu, il faut qu’ils en aient leur part. — Vous êtes si fier de vos nouvelles provisions, dit Alice, que vous soupçonnez tout le monde de leur en vouloir. Je ne pense pas que cette femme ose approcher de votre cuisine, Jocelin. — Alors elle ne s’en portera que mieux, car je lui donnerai un plat dur à digérer… Mais donnez-moi la cruche, mistress Alice ; les convenances veulent que ce soit moi qui la porte… Comment donc ! qu’entends-je tinter au fond ? Avez-vous puisé les cailloux avec l’eau ?… — Je crois que cette femme a jeté quelque chose dans la cruche, dit Alice. — Ah ! regardons-y vite, car c’est peut-être un charme, et nous avons déjà assez de diableries à Woodstock… N’ayons pis peur de jeter l’eau ; je peux recourir à la fontaine en chercher d’autre. » Il vida l’eau sur le gazon, et au fond de la cruche, se trouva un anneau d’or dans lequel était enchâssé un rubis qui semblait d’un grand prix.

« Si ce n’est pas un talisman, je ne sais ce que c’est, dit Jocelin. Vrai, mistress Alice, je crois que vous feriez bien de le jeter ; de tels cadeaux venant de pareilles mains sont une espèce de paie que donne le diable d’avance pour enrôler dans son régiment de sorcières ; et ne recevrait-on qu’une fève de lui, on devient pour toute sa vie son esclave forcé… Oui, vous voyez bien ce bijou, en bien, demain matin vous trouverez une bague de plomb et un caillou ordinaire à sa place. — Ma foi, Jocelin, je pense qu’il vaudrait mieux retrouver cette vieille au noir visage, et lui rendre un objet qui me paraît être d’un grand prix. Cherchez-la donc, et remettez-lui son anneau ; il me semble être d’une valeur trop considérable pour qu’on le jette ainsi. — Ah ! voilà toujours comme sont les femmes, murmura Jocelin ; trouvez-moi la meilleure d’entre elles, et voyez si c’est volontiers qu’elle fera le sacrifice de la moindre bagatelle… Vraiment, mistress Lee, vous êtes trop jeune pour vous enrôler dans un régiment de sorcières. — C’est ce dont je n’aurai pas peur tant que vous ne deviendrez pas sorcier, dit Alice ; retournez donc vite à la fontaine où vous retrouverez probablement cette femme, et apprenez-lui qu’Alice Lee ne se soucie pas plus de ses cadeaux que de sa compagnie. »

À ces mots, la jeune demoiselle continua son chemin vers la Loge, tandis que Jocelin se rendit à la fontaine de Rosemonde. Mais la diseuse de bonne aventure, ou qui que pût être l’inconnue, ne s’y trouvait point, et Jocelin, ne la voyant pas du premier coup d’œil, ne se donna pas grand’peine pour la chercher.

« Si cette bague, que la coquine a, j’en suis sûr, volée quelque part, » se dit le garde en lui-même, « vaut seulement plusieurs nobles d’or, il vaut beaucoup mieux qu’elle soit en de pareilles mains qu’en la possession de vagabonds. Mon maître a droit aux objets perdus et trouvés sur ses domaines, et certainement une Égyptienne ne peut avoir une pareille bague sans l’avoir trouvée. Ainsi, je la confisque sans scrupule, et j’en emploierai la valeur pour la dépense de la maison de sir Henri Lee, qui n’est pas trop riche. Dieu merci ! mon expérience militaire m’a appris à me servir de mes doigts et de mes ongles… c’est la loi du soldat. Pourtant, malgré tout, je ferais mieux de la montrer à sir Éverard et de lui demander avis… Je le crois habile jurisconsulte, maintenant qu’il s’agit des affaires de mistress Alice, et savant docteur ; il gardera l’incognito pour tout ce qui concerne l’Église, l’État et sir Henri Lee… D’ailleurs, je consens à ce qu’on jette mes membres aux rats et aux corbeaux, si l’on me surprend à donner ma confiance à quelqu’un qui n’en soit pas digne. »


CHAPITRE XIX.

RETOUR.


Connaissant mal ces lieux qui, pour un étranger sans guides et sans amis, deviennent souvent terribles et inhospitaliers.
Shakspeare. La Douzième nuit.


Quelques tentatives d’apparat, vers l’heure du dîner, firent voir clairement que, dans l’opinion de ses domestiques, qui étaient en petit nombre mais fidèles, le bon chevalier était rentré en triomphe dans sa maison.

La grande coupe à couvercle, qui représentait en relief saint Michel terrassant l’archidiable, fut placée sur la table, et Jocelin ainsi que Phœbé se tinrent respectueusement debout, l’un derrière la chaise désir Henri Lee, l’autre derrière sa fille, cherchant tous deux à suppléer, par leur zèle et leur activité, au manque d’une plus grande quantité de domestiques.

« À la santé du roi Charles ! » dit le vieux chevalier en passant à sa fille une coupe massive. — Bois, mon amour, bien que ce soit de l’ale rebelle qu’ils nous ont laissée. Je te ferai raison ensuite, car ce toast doit en faire disparaître l’amertume, quand bien même ce serait Noll qui l’aurait brassée lui-même. »

La jeune demoiselle porta la coupe à ses lèvres, et la rendit ensuite à son père, qui en but une copieuse gorgée.

« Je ne dirai pas : À leur santé ! ajouta-t-il, quoique je doive avouer qu’ils boivent de bonne ale. — Ce n’est pas étonnant, monsieur ; la drèche ne leur coûte pas cher, ils n’ont pas besoin de l’épargner, dit Jocelin. — Pour avoir ainsi parlé, et en raison d’une aussi bonne plaisanterie, tu achèveras la coupe, » lui dit le chevalier.

Le domestique ne se fit pas prier pour faire raison à la santé du roi ; il s’inclina, et replaça la coupe sur la table en disant, après avoir jeté un regard de triomphe sur le bas-relief : « Je viens de dire à ce même habit rouge, ce que je pensais de ce saint Michel. — Tu as parlé d’habit rouge, je crois ? quel est cet habit rouge ? — demanda le vieillard d’un ton un peu brusque. « Y a-t-il encore quelqu’un de ces drôles à Woodstock ?… Fais-lui descendre l’escalier quatre à quatre, Jocelin… ne connaissons-nous pas les bidets de Galloway ? — C’est… c’est celui qui a eu une rencontre avec Votre Honneur dans le parc, répondit le garde « et qui a encore quelque chose à faire ici, mais qu’il aura bientôt terminé. — Ah ! ah ! je l’ai joliment traité dans le vestibule, ainsi que tu as pu le voir, reprit sir Henri. Je n’ai jamais mieux tiré de ma vie, Jocelin. Ce drôle, qui remplit les fonctions de maître-d’hôtel, n’a pas tout-à-fait le cœur aussi noir que la plupart des autres. Il tire bien, admirablement bien ; je voudrais te voir jouer du fleuret avec lui dans le vestibule demain, quoique je pense qu’il sera trop fort pour toi : je connais ta force à une ligne près. »

Sir Henri pouvait parler ainsi sans mentir ; car Jocelin avait coutume, quand il était appelé à faire assaut avec son patron (ce qui arrivait quelquefois), de ne déployer de sa force et de son adresse que ce qui était nécessaire pour obliger le vieux chevalier à ne pas remporter trop aisément la victoire, dont, en serviteur discret, il devait toujours finalement lui laisser l’honneur.

« Et qu’a dit cette Tête-ronde de notre coupe au grand saint Michel ? — Par ma foi, il plaisantait sur notre bon saint, et disait qu’il valait un peu mieux qu’un des veaux d’or de Béthel ; mais je l’ai engagé à ne pas parler ainsi, avant qu’un de leurs saints Têtes-rondes eût donné au diable une volée aussi complète que saint Michel lui en donne une sur cette coupe. Je l’ai alors de suite réduit au silence. Puis il a voulu savoir si Votre Honneur et mistress Alice, pour ne pas parler de la vieille Jeanne ni de moi, quoique le bon plaisir de Votre Honneur fait que nous couchions ici… vous n’aviez pas peur de dormir dans une maison qui a été tellement troublée ; mais je lui ai répondu que, lisant chaque soir les prières de l’Église, nous ne craignions ni diables ni fantômes. — Jocelin, » dit Alice en l’interrompant, « es-tu fou ? tu sais pourtant quel risque nous et le digne chapelain nous courons en accomplissant ce devoir, — Oh ! mistress Alice, « répondit Jocelin un peu déconcerté, « vous pouvez être sûre que je n’ai pas parlé du ministre. Je ne lui ai pas dit que nous eussions ici un si révérend chapelain. Je connais, je pense, la longueur du pied de cet homme : nous avons causé ensemble ou à peu près ; et nous sommes très bons amis, tout grand fanatique qu’il est. — Tu ne lui as déjà accordé que trop de confiance, reprit le chevalier ; je crains même que tu n’aies été trop loin, et qu’il soit dangereux pour le digne ministre de se rendre ici à la nuit tombante, comme il se le propose ; les Indépendants ont des nez de limiers, et peuvent flairer un royaliste à travers tous les déguisements possibles. — Si Votre Honneur pense ainsi, dit Jocelin, je veillerai de bon cœur sur le ministre, et l’introduirai dans la Loge par la vieille poterne condamnée, et de là dans cet appartement ; il est sûr que Tomkins n’oserait jamais monter ici. Le ministre pourra donc prendre un lit à la Loge, et notre homme ne s’en doutera jamais : ou, si Votre Honneur ne trouve pas mon expédient assez sûr, je puis lui couper la gorge ; je n’y ferai pas plus attention qu’à une épingle. — Dieu t’en garde ! il est sous notre toit, il est notre hôte, quoique sans invitation. Va, Jocelin, tu auras, pour pénitence d’avoir trop parlé, la peine de veiller sur le bon ministre, et tu réponds de sa sûreté jusqu’à ce qu’il nous ait rejoints : une nuit d’octobre ou deux dans la forêt mettrait un terme à la vie du digne homme. — Il est plus probable qu’il passera le mois d’octobre, qu’octobre ne l’achèvera, » répondit le garde ; et il sortit avec un sourire d’encouragement de son maître.

Il siffla Bévis pour l’emmener avec lui dans son expédition, et après s’être fait donner des renseignements précis sur le lieu où il pouvait rencontrer l’ecclésiastique, il assura son maître qu’il veillerait à sa sûreté avec la plus scrupuleuse attention. Quand les domestiques se furent retirés après avoir d’abord enlevé les restes du repas, le vieux chevalier, s’étendant sur le dos de sa chaise, s’abandonna à des rêves plus agréables que ceux qui avaient, la veille encore, occupé son imagination, jusqu’à ce qu’il fût peu à peu surpris par un sommeil complet. Sa fille, n’osant marcher que sur la pointe du pied, prit un ouvrage d’aiguille, et, se plaçant à côté du vieillard, fit glisser ses doigts sur l’étoffe, levant de temps à autre les yeux sur son père avec le zèle passionné, sinon le pouvoir efficace d’un ange gardien. Comme le jour baissait, et que la nuit venait à grands pas, elle fut sur le point de demander des lumières ; mais se rappelant alors combien son père avait mal dormi dans la cabane de Jocelin, elle ne put se résoudre à interrompre ce premier sommeil dont il avait le plus grand besoin, ayant aussi mal dormi depuis deux jours et deux nuits.

Assise en face d’une de ces grandes fenêtres en saillie, la même par où Wildrake avait, plusieurs jours auparavant, vu Jocelin et Tomkins occupés à boire de compagnie, elle n’avait pour tout divertissement que le plaisir de contempler les nuages qu’un faible vent écartait, tantôt du large disque d’une lune d’automne, tantôt s’accumulant et interceptant sa vive lumière. Il y a, je ne sais pourquoi, quelque chose de particulièrement agréable à contempler la reine des nuits quand elle vogue, comme on dit, au milieu des vapeurs qu’elle na pas la force de dissiper, et qui elles-mêmes ne peuvent voiler entièrement son éclat. C’est une image frappante de la vertu courageuse, qui poursuit sa route tranquillement, qu’on parle d’elle en bien ou en mal, ornée réellement de cette excellence qui devrait commander l’admiration à tous, mais qui est obscurcie aux yeux du monde par les souffrances, les infortunes et les calomnies.

Pendant qu’Alice se livrait peut-être à de telles réflexions, elle s’aperçut avec surprise et frayeur que quelqu’un était grimpé à la fenêtre et regardait dans l’appartement. L’idée d’une crainte surnaturelle ne l’agita point un seul instant, car elle connaissait trop bien les lieux où elle se trouvait, et on ne voit jamais de spectres au milieu des scènes auxquelles on est habitué depuis l’enfance. Elle avait plutôt à craindre une attaque de maraudeurs dans un pays encore si troublé, et cette pensée arma Alice, qui était naturellement hardie, d’un courage si désespéré qu’elle détacha un pistolet de la muraille où étaient suspendues des armes à feu, et pendant qu’elle criait pour éveiller son père, elle eut la présence d’esprit d’en diriger le canon sur l’inconnu, et d’autant plus promptement qu’elle crut reconnaître dans le visage qu’elle n’avait vu qu’à demi, les traits de la femme qu’elle avait rencontrée à la fontaine de Rosemonde, et qui lui avaient paru si méchants et si suspects. Au même instant, son père saisit son épée et se précipita vers la fenêtre, lorsque l’étranger, alarmé de ces préparatifs et cherchant à descendre, perdit pied, tout comme il était arrivé au Cavalier Wildrake avant lui, et tomba à terre avec bruit ; l’accueil qu’il reçut sur le sein de notre mère commune ne fut ni doux ni agréable ; car de sourds gémissements, puis de terribles aboiements leur apprirent que Bévis s’était saisi de l’inconnu avant qu’il lui eût été possible de se remettre sur pied.

« Tiens ferme ; mais ne mords pas ! » dit le vieux chevalier… « Alice tu es la reine des filles ! reste là pendant que je vais descendre et m’assurer de ce coquin. — Pour l’amour de Dieu ! non, mon cher père : restez ici ; Jocelin va arriver dans un instant… Écoutez !… je l’entends. — En effet, on entendit beaucoup de bruit au bas de la fenêtre ; plusieurs lumières circulaient, et ceux qui les portaient s’appelaient les uns les autres, mais à voix basse, comme s’ils n’eussent voulu être entendus que de ceux auxquels ils s’adressaient.

L’individu qui était tombé au pouvoir de Bévis était fort impatient de sortir de cette position, et s’écriait avec moins de précaution… « Ici, le… garde forestier… faites retirer ce chien, autrement je lui lâche mon coup. — Si tu tires, dit sir Henri par la fenêtre, je te brûle la cervelle à l’instant… Aux voleurs ! Jocelin, aux voleurs ! descends vite, et assure-toi de ce drôle… Tiens bon, Bévis. — Houste, Bévis ! à bas, monsieur, s’écria Jocelin… Je viens, je viens, sir Henri ; de par saint Michel ! j’en perdrai la tête. »

Une pensée terrible se présenta aussitôt à l’esprit d’Alice… Jocelin pouvait-il trahir ses maîtres, lui qui faisait retirer Bévis, au lieu d’encourager le fidèle chien à tenir ferme le coquin ? Cependant son père, poussé peut-être par un soupçon du même genre, s’éloigna au plus vite du clair de lune, et entraîna Alice près de lui, se plaçant de manière à n’être pas vu du dehors, mais à entendre encore ce qui se passait en bas. La lutte entre Bévis et son prisonnier semblait s’être terminée par l’intervention de Jocelin, et l’on entendit causera demi-voix, comme si on se concertait.

« Tout est tranquille maintenant, entendit-on dire, je vais monter et vous préparer le chemin. » Aussitôt un homme parut à l’extérieur de la croisée, ouvrit la fenêtre, et sauta dans le salon. Mais à peine y était-il entré, ou plutôt avant qu’il eût encore le pied bien assuré, le vieux chevalier qui était tout prêt, sa rapière tirée en asséna un coup si violent que l’inconnu en fut étendu sur le parquet. Jocelin qui le suivait, avec une lanterne sourde à la main poussa un cri effrayant quand il vit ce qui était arrivé : « Seigneur du ciel ! il a tué son fils ! — Non, non… je vous dis que non, » répondit ce jeune homme ainsi terrassé, et qui n’était autre que le jeune Albert, le fils unique du vieux chevalier ; « je n’ai point de mal… Surtout point de bruit, sur vos vies à tous… De la lumière sur-le-champ ! » Alors il se releva aussi vite qu’il put, car il était embarrassé par son manteau et son pourpoint, que la lame de la rapière du chevalier avait pour ainsi dire cousus ensemble, mais dont le coup, très heureusement, n’avait que froissé le corps d’Albert ; grâce à son manteau, la lame avait passé le long du flanc droit, percé ses habits, et la poignée, frappant les côtes avec une force que rien n’avait amortie, l’avait renversé à terre.

Cependant Jocelin recommandait le silence à tout le monde avec les plus vives instances. « Silence, si vous voulez vivre longtemps… silence, si vous voulez avoir une place au ciel… silence enfin pour quelques minutes… toutes nos vies en dépendent. »

En même temps il se procura des lumières avec une activité incroyable, et on s’aperçut alors que sir Henri, d’après les fatales paroles de Jocelin, était tombé sur un large fauteuil, pâle et sans signe de vie.

« Oh ! mon frère, comment avez-vous pu arriver de cette manière ? » lui demanda Alice.

« Pas de question… Bon Dieu ! quel sort m’est-il donc réservé ? » En parlant ainsi, il regardait son père, qui, les traits immobiles et les bras étendus sans la moindre force, ressemblait plutôt à l’image de la mort sur un monument qu’à un être dont l’existence était seulement suspendue. « Ma vie, » s’écria Albert en levant les mains au ciel avec un mouvement convulsif, « n’a-t-elle été épargnée que pour me rendre témoin d’un pareil spectacle ! — Il faut souffrir ce que le ciel permet, jeune homme… et endurer la vie tant qu’il nous la conserve. Laissez-moi approcher. » Le même ministre qui avait lu les prières dans la hutte de Jocelin s’avançait en ce moment. « De l’eau, dit-il, bien vite. » Alice, avec cette promptitude jointe à une vive tendresse qui ne s’arrête jamais à de vaines lamentations, tant qu’il reste une lueur d’espérance, fournit avec une promptitude incroyable tout ce que demandait le ministre.

« Ce n’est qu’un évanouissement, dit-il, en tâtant le pouls de sir Henri… un évanouissement produit par un coup subit et inattendu. Remets-toi, Albert ; je t’assure que ce n’est qu’une syncope… Une coupe, ma chère Alice, un ruban, un bandage… il faut que je lui tire un peu de sang… Quelques parfums aussi, si on peut s’en procurer, ma bonne Alice. »

Alice alla chercher un bassin et un bandage, releva la manche de son père, et semblait même, par intuition, deviner chaque mouvement du révérend docteur ; son frère au contraire n’entendait rien, ne voyait aucun signe de consolation, et restait les mains jointes et levées au ciel, image d’un désespoir muet. Chaque trait de son visage semblait exprimer cette pensée : « Voilà le cadavre de mon père, et c’est moi qui l’ai tué par mon imprudence ! »

Mais lorsque le sang commença à couler d’abord goutte à goutte, et bientôt après en un plus libre filet ; lorsque à l’aide de l’eau froide dont on lui frotta les tempes, et des parfums qu’on lui fit respirer, le vieillard respira faiblement, et fit un effort pour remuer les jambes, Albert Lee quitta son attitude pour se jeter aux pieds du ministre, et baiser, si on l’eût laissé faire, ses souliers et le bord de sa robe.

« Levez-vous, jeune insensé, » dit le brave homme, avec un ton de reproche ; « serez-vous donc toujours le même ?… Agenouillez-vous pour remercier le ciel, et non le plus faible de ses agents. Vous échappez encore une fois à un grand péril… Pour mériter la bonté du ciel, rappelez-vous dans quelle intention il vous a sauvé ! Partez, vous et Jocelin, vous avez un devoir à remplir ; et soyez convaincu que votre père se rétablira bien plus promptement s’il ne vous voit pas de quelques instants. Descendez… descendez au jardin, et emmenez votre compagnon. — Merci, mille fois merci ! » répondit Albert Lee, et s’élançant vers la fenêtre, il disparut aussi vile qu’il était entré… Au même instant Jocelin le suivit par le même chemin.

Alice, dont les craintes pour les jours de son père étaient un peu calmées, et voyant tout ce qui venait de se passer nouvellement parmi les différents personnages de cette scène, ne put s’empêcher d’en appeler au vénérable ministre. « Bon docteur, répondez à une seule question ; mon frère Albert était-il ici tout à l’heure, ou n’ai-je que rêvé tout ce qui est arrivé depuis cinq minutes ? Il me semblerait, si je ne vous voyais pas, que je croirais que ce terrible coup d’épée… ce cadavre… ce vieillard comme mort… et ce soldat livré à un muet désespoir n’étaient qu’un rêve de ma part. — Si vous avez rêvé, ma douce Alice, lui répondit le docteur, je souhaite que toutes les garde-malades aient vos qualités, puisque vous avez mieux soigné noire patient durant voire sommeil que la plupart de ces vieilles dormeuses ne peuvent le faire quand elles sont fort bien éveillées. Mais votre rêve est sorti par la porte de corne, ma chère amie, et vous me rappellerez cela pour que je vous l’explique quand nous en aurons le temps. Albert était réellement là, et il va revenir. — Albert ! répéta sir Henri : qui nomme mon fils ? — C’est moi, mon cher patron ; permettez-moi de vous bander le bras. — Ma blessure !… De tout mon cœur, docteur, » ajouta sir Henri se levant, et reprenant progressivement ses souvenirs. « Je savais depuis long-temps que vous guérissiez le corps aussi bien que l’âme, car vous avez servi dans mon régiment en qualité de chirurgien et de chapelain… Mais où est le coquin que j’ai tué… je n’ai jamais fait plus belle entaille de ma vie. La poignée de ma rapière a frappé contre ses côtes. Aussi le drôle est mort ou ma main droite a oublié son adresse. — Il n’y a personne de tué, répondit le docteur, et nous devons en remercier Dieu, puisqu’il n’y avait à tuer que des amis. Voici à terre un bon manteau et un pourpoint qui ont reçu une blessure qui exigera quelque habileté de la part du tailleur pour la guérir. Mais j’ai été, moi, votre dernier antagoniste, et je vous ai tiré un peu de sang, rien que pour vous préparer au plaisir et à la surprise de revoir votre fils qui, quoique vivement poursuivi, comme vous pouvez le croire, est venu de Worcester ici, où, avec l’aide de Jocelin, nous parviendrons bien à le tenir en sûreté. C’était même pour cette raison que je vous pressais d’accepter l’offre que vous faisait votre neveu de revenir à l’antique Loge, où cent personnes pourraient se cacher, et où mille recherches n’en découvriraient pas une. Jamais il n’y eut lieu plus commode pour jouer à cache-cache, comme je le prouverai, si je puis parvenir à publier mes Merveilles de Woodstock. — Mais, mon fils… mon cher fils ! dit le chevalier, pourquoi ne le verrai-je pas tout de suite ? et pourquoi ne m’annonciez-vous pas d’avance cet heureux événement ? — Parce qu’il était encore indécis sur le parti qu’il allait prendre, et qu’il croyait devoir suivre plutôt les côtes de la mer, et vous faire savoir ensuite qu’il était sauvé quand il serait embarqué et en pleine voile pour la France. Nous étions convenus de vous tout apprendre quand je reviendrais, à la nuit tombante, vous joindre ici ; mais il y a un habit rouge dans la maison, à qui nous devons cacher tout ce que nous pouvons ne pas lui laisser savoir, nous n’osions donc pas entrer par le vestibule ; de sorte qu’en tournant autour de la maison, Albert nous conta qu’une de ses prouesses d’enfance consistait à grimper par cette fenêtre. Un jeune homme qui nous accompagnait voulut absolument en faire l’essai, d’autant mieux qu’il ne paraissait pas y avoir de lumière dans l’appartement, et que le clair de lune nous exposait à être découverts si nous restions dehors. Le pied lui manqua, et notre ami Bévis s’est élancé sur nous. — De bonne foi, vous avez agi avec trop de simplicité, dit sir Henri ; attaquer une garnison sans avertir les gens ! Mais tout cela n’est pas mon fils Albert… où est-il ?… Il faut que je le voie. — Mais, attendez que vous soyez un peu remis, sir Henri. — Que je sois remis ? eh ! au diable ! » répondit le chevalier, la vieille impétuosité de son caractère recommençant à se réveiller. « Avez-vous oublié que je suis resté toute la nuit étendu sur le champ de bataille d’Edgehill, saignant de cinq blessures et plus, et que j’ai encore porté mon armure six semaines de suite ? Et vous me parlez des gouttes de sang qui coulent d’une égratignure semblable à celle qu’aurait pu me faire la griffe d’un chat ? — Eh bien ! puisque vous vous croyez si fort, je vais chercher votre fils… il n’est pas loin. »

À ces mots il sortit de l’appartement, faisant signe à Alice de rester, de crainte qu’un symptôme de faiblesse ne reparût.

Il fut heureux, peut-être, que sir Henri ne parût jamais se rappeler le motif précis de l’alarme qui avait subitement et comme un coup de tonnerre suspendu un moment toutes ses facultés. Il répéta plus d’une fois qu’il était certain d’avoir blessé avec son entaille, comme il disait ; mais son esprit ne lui rappelait jamais que ce fût son fils qui avait failli recevoir cette blessure. Alice, ravie de voir que son père parût avoir oublié une circonstance si terrible (comme on oublie souvent le coup ou toute autre cause soudaine qui vous a poussé dans un précipice), se dispensa facilement de donner des détails de l’affaire, en alléguant pour prétexte la confusion générale où tout le monde s’était trouvé. Au bout de quelques minutes Albert coupa court à toute question, en arrivant dans la chambre, suivi du docteur, et en se jetant tour à tour dans les bras de son père et dans ceux de sa sœur.


CHAPITRE XX.

LE PAGE.


Monsieur s’appelle ? — Attends, drôle. — Quel est votre nom ? — Ah ! Jacob. — Oui, je m’en souviens… c’est cela même.
Crabbe.


Tous les membres de cette famille, si chers les uns aux autres, se trouvaient alors réunis, comme ceux qui, après avoir éprouvé quelque grand malheur, se consolent en le supportant en commun. Ils s’embrassèrent plusieurs fois, et s’abandonnèrent à ces épanchements du cœur qui allègent même le poids des plus grandes afflictions. Enfin ces fortes émotions se cachèrent, et sir Henri, tenant toujours la main de son fils, reprit sur lui-même l’empire qu’il possédait toujours.

« Ainsi vous étiez à la dernière de nos batailles, Albert, lui dit-il, et les couleurs du roi ont échoué pour toujours devant les rebelles ? — Il n’est que trop vrai, lui répondit le jeune homme ; c’était notre dernier coup de dés, et hélas ! nous avons perdu la partie à Worcester ; la fortune de Cromwell a triomphé cette fois encore, comme partout où il s’est montré. — Ah ! ce n’est peut-être que pour un temps… Le diable, il est vrai, a le pouvoir d’élever et de pousser ses favoris, mais il ne peut conclure de longs baux. Et le roi ?… Albert ? parle-m’en bas à l’oreille. — Nos dernières nouvelles annonçaient qu’il s’était échappé de Bristol. — Dieu en soit loué !… Où l’as-tu quitté ? — Nos soldats furent presque tous taillés en pièces à la tête du pont ; mais je suivis Sa Majesté avec cinq cents autres officiers et gentilshommes, tous résolus de mourir autour de lui, jusqu’à ce qu’il plût à Sa Majesté, attendu que notre nombre et notre extérieur nous faisaient poursuivre avec plus d’acharnement, de nous congédier, avec mille remercîments et mille paroles de consolation à tous en général, et quelques expressions obligeantes à chacun de nous en particulier. Il vous envoie ses royales salutations, à vous en particulier, mon père, et m’en a trop dit pour que j’ose tout vous répéter. — Non ; je veux tout savoir, mot pour mot, mon fils : l’assurance que tu as rempli ton devoir, et que le roi Charles en a eu la preuve, n’est-ce pas assez pour me consoler de tout ce que nous avons perdu et souffert ? et tu voudrais m’en priver par une modestie mal placée ! Oh ! tu parleras, quand même je devrais t’arracher les paroles de la bouche ! — Vous n’aurez pas besoin d’employer un pareil moyen, mon père. Sa Majesté m’a ordonné de dire à sir Henri Lee, en son nom, que si son fils ne pouvait devancer son père en royalisme, il le suivait du moins de bien près, et que bientôt il pourrait marcher à ses côtés. Serait-ce vrai ? Alors le vieux Victor Lee te verra avec orgueil, Albert… Mais, j’oubliais… tu es las, et tu dois avoir faim ? — Ma foi, oui, mon père ; mais ce sont des maux que, dans ces temps, j’ai pris l’habitude de souffrir quand il s’agissait d’échapper à la mort. — Jocelin !… holà, Jocelin ! »

Le garde entra et reçut ordre de servir le souper sur-le-champ. « Mon fils et le docteur Rochecliffe sont à demi morts de faim, dit le chevalier. — Il y a aussi en bas un jeune homme, répondit Jocelin, un page, à ce qu’il dit, du colonel Albert, dont le ventre sonne aussi diablement le creux, et sur un fameux air encore ! car je crois qu’il mangerait un cheval avec sa selle, comme on dit dans le comté d’York ; il a déjà mangé tout un pain avec du beurre, à mesure que Phœbé lui faisait les tartines, et il n’a pas encore commencé à remplir son estomac. Vraiment, je crois qu’il vaudrait mieux que vous le gardassiez sous vos yeux ici, car s’il reste en bas, le maître d’hôtel Tomkins peut lui faire des questions embarrassantes… et puis il s’impatiente, comme tous vos pages gentilshommes, et tient des propos galants aux femmes. — De qui parle-t-il donc ?… Quel page as-tu amené, Albert, qui se comporte si mal ? demanda sir Henri. — Le fils d’un intime ami, d’un noble lord écossais qui suivit la bannière du grand Montrose, rejoignit ensuite le roi en Écosse, et vint avec nous jusqu’à Worcester. Il fut blessé la veille de la bataille, et me conjura de me charger de ce jeune homme : je promis, un peu malgré moi, mais je ne pouvais refuser à un père, peut-être sur son lit de mort, qui me priait de veiller sur la sûreté d’un fils unique. — Tu aurais mérité la corde si tu avais hésité, dit sir Henri ; le plus petit arbre peut toujours donner quelque ombrage… et j’ai plaisir à penser que la vieille touche de Lee n’est pas tout-à-fait abattue ni réduite à ne pouvoir plus offrir un asile aux malheureux. Va chercher ce jeune homme… il est de noble race, et nous ne sommes pas dans un temps où on doive observer le cérémonial ; il prendra place avec nous à notre table, tout page qu’il est, et si vous ne lui avez pas fait prendre de jolies manières, quelques unes de mes leçons ne lui feront probablement pas de mal. — Vous excuserez son accent national… nasillard, mon père, car vous ne l’aimez pas. — Et j’ai une petite raison pour cela, répondit le chevalier… j’ai une petite raison pour ne pas l’aimer… Qui a commencé ces désunions ? les Écossais. Qui a fortifié le parti du parlement quand sa cause était presque ruinée ? encore les Écossais. Qui a livré le roi, leur compatriote, qui s’était réfugié sous leur protection ? les Écossais encore. Mais le père de ce jeune homme, dis-tu, a combattu sous les drapeaux du noble Montrose ; et un homme tel que le grand marquis peut compenser la dégénération de tout un peuple. — Sans doute, mon père ; et je dois ajouter que ce jeune homme est brusque, capricieux, et, comme vous le verrez, un peu volontaire ; pourtant le roi n’a pas d’ami plus zélé en Angleterre, et quand l’occasion s’est présentée, il s’est battu vaillamment, et aussi pour ses jours… Je m’étonne qu’il ne vienne pas. — Il est au bain, dit Jocelin, et il n’a laissé personne en repos qu’on ne le lui eût préparé… « Le souper, a-t-il dit, se fera pendant ce temps-là. » C’est qu’il commande tout autour de lui, comme s’il était dans le vieux château de son père, où il pourrait bien appeler long-temps, j’imagine, sans que personne fût là pour lui répondre. — Vraiment ! dit sir Henri ; il faut que ce soit un oisillon bien avancé pour chanter si jeune… Quel est son nom ? — Son nom ! dit Albert. Je l’oublie souvent ; il est si dur… attendez… Il s’appelle Kerneguy… Louis Kerneguy ; son père était lord Killstewers de Kincardineshire. — Kerneguy, et Killstewers, et Kin… Comment dites-vous ? Vraiment, dit le chevalier, ces noms et ces titres du nord se ressentent de leur origine… ils sonnent comme un vent du nord-est que l’on entend gronder au milieu des bruyères et des rochers. — Ce ne sont que les âpretés des dialectes celtique et saxon, dit le docteur Rochecliffe, qui, suivant Vertegan, subsistent encore dans les parties méridionales de l’Île… Mais, paix !… voici le souper et maître Kerneguy. »

Le souper fut donc servi par Jocelin et Phœbé ; et derrière, s’appuyant sur un long gourdin noueux, le nez en l’air comme un chien qui flaire le gibier, car son attention était apparemment plus attirée sur les bonnes provisions qui marchaient devant lui que sur toute autre chose, venait maître Kerneguy, qui alla s’asseoir sans beaucoup de cérémonie au bas bout de la table.

C’était un garçon grand, maigre, ayant, comme la plupart de ses compatriotes, beaucoup de cheveux et d’un rouge foncé ; et la dureté de ses traits nationaux faisait ressortir le contraste de son teint qui s’était noirci à force d’être exposé aux injures du temps, malheur qu’avaient à supporter, dans leur genre de vie vagabonde et aventurière, les royalistes fugitifs. Sa manière de se présenter n’était nullement prévenante, car c’était un mélange de gaucherie et de hardiesse qui montrait assez que le manque de manières aisées est encore possible avec un admirable fonds d’assurance. Sa figure portait les traces de récentes égratignures, et le bon docteur Rochecliffe avait eu soin de les couvrir de bon nombre d’emplâtres qui lui donnaient l’air encore plus niais. Cependant ses yeux étaient brillants et expressifs ; et au milieu de sa laideur, car l’irrégularité de son visage allait jusque-là, sa physionomie n’était pas dépourvue de quelques traits qui indiquaient également la sagacité et la résolution.

L’habillement d’Albert lui-même était fort au dessous de sa qualité, comme fils de sir Henri Lee, et colonel d’un régiment au service du roi ; mais celui de son page était encore en plus mauvais état. Un vieux pourpoint vert, qui avait changé cent fois de couleur au soleil et à la pluie, et dont il était impossible de reconnaître la couleur première ; de gros souliers, une culotte de peau, telle qu’en portaient les bergers, de gros bas gris de laine filée, composaient le costume de l’honorable jeune homme, qui, en outre, boitait, ce qui mettait le comble à sa maladresse et à ses manières peu aisées, et montrait en même temps combien il souffrait. Son extérieur était pour ainsi dire si bizarre, qu’Alice même l’eût presque trouvé burlesque, si un sentiment de compassion n’eût pas dominé chez elle.

Le Benedicite fut dit ; et le jeune écuyer de Ditchley, ainsi que le docteur Rochecliffe, firent une excellente figure au repas, ce qui laissait croire que depuis long-temps ils n’en avaient pas fait un pareil. Mais ce n’était rien en comparaison du jeune Écossais ; car le pain et le beurre qu’il avait déjà mangé avant le souper, loin d’avoir apaisé son appétit, n’avait fait que l’aiguiser, ce qui aurait facilement fait croire qu’il avait jeûné pendant neuf jours. Le chevalier en fut tellement effrayé, qu’il pensa que le génie même de la faim, en personne, était venu de son pays natal du nord l’honorer d’une visite ; et maître Kerneguy, dans la crainte de perdre un seul moment qui était si précieux pour lui, ne regardait ni à droite ni à gauche, et ne disait mot à aucun des convives.

« Je suis ravi de voir que vous apportiez un si bon appétit à un souper de campagne, jeune homme, dit sir Henri. — Par le pain blanc que je viens de manger, monsieur, répondit le page, que l’on m’en serve un pareil tous les jours, et je m’en acquitterai de même. Mais la vérité est, monsieur, que ma faim s’aiguisait depuis trois ou quatre jours, car les vivres sont rares dans votre pays du sud, et difficiles à trouver ; ainsi je répare le temps perdu, comme dit le joueur de flûte de Sligo, lorsqu’il a mangé sa moitié de mouton. — Vous avez été élevé à la campagne, jeune homme, » dit le chevalier, qui, comme les autres de son temps, tenait haut la bride de la discipline à la génération nouvelle ; « du moins à en juger par les jeunes Écossais que j’ai vus autrefois à la cour du feu roi… Ils avaient moins d’appétit et plus… plus… » Tandis qu’il cherchait une expression synonyme, mais moins crue pour parler de ses manières, son hôte acheva la phrase à sa façon : « Et plus de plats à leurs soupers, voulez-vous dire ?… et tant mieux pour eux ! »

Sir Henri resta muet et interdit. Son fils parut penser qu’il était temps d’intervenir. « Mon cher père, lui dit-il, il s’est écoulé bien des années depuis celle de 1638, où commencèrent les troubles d’Écosse, et je suis sûr que vous ne serez plus étonné que, les barons écossais ayant presque toujours été en campagne, soit pour une cause, soit pour une autre, l’éducation de leurs enfants ait été beaucoup négligée, et que les jeunes gens de l’âge de mon ami sachent mieux se servir du sabre, ou agiter la pique, que déployer les manières polies de la société. — La raison est excellente, répondit le chevalier ; et puisque tu dis que ton camarade Kerneguy sait se battre, je ne lui couperai pas les vivres. Au nom de Dieu !… vois donc, il regarde encore de travers cette pièce de mouton froid… Pour l’amour de Dieu, mets-la lui tout entière dans son assiette ! — J’endurerai bien le mors et la gourmette, répliqua l’honorable maître Kerneguy… Chien affamé ne s’inquiète pas du coup qu’on lui donne quand on lui jette un os en même temps. — Ma foi, Dieu me pardonne, Albert ! mais si c’est le fils d’un pair écossais, » dit sir Henri à son fils et à voix basse, « je ne voudrais pas, quand même je serais charretier anglais, changer de manières avec lui contre son illustre sang, son ancienne noblesse et même ses domaines, en supposant qu’il en ait. Il a mangé, aussi vrai que je suis chrétien, près de quatre bonnes livres de viande de boucherie, avec la voracité d’un loup affamé sur une carcasse de cheval mort… Ah ! il va boire son dernier coup !… Il s’essuie la bouche… Il trempe ses doigts dans le pot à l’eau… et les essuie, oui, vraiment, à sa serviette !… Il a encore des manières, après tout. — Je bois à toutes vos bonnes santés ! » dit le jeune gentilhomme ; et il avala un coup d’ale proportionné aux fortifiants qu’il avait déjà pris. Alors il jeta bruyamment sa fourchette et son couteau sur son assiette, qu’il repoussa jusqu’au milieu de la table. Il étendit ses pieds par dessous jusqu’à ce qu’ils posassent sur ses talons, croisa les bras sur son estomac bien rempli, et, s’appuyant sur le dos de sa chaise, parut un moment siffler pour s’endormir.

« Oh ! dit le chevalier, l’honorable maître Kerneguy a mis bas les armes. Enlevez ces restes et donnez-nous des verres. Remlis-les à la ronde, Jocelin, et quand même le diable ou le parlement tout entier seraient aux aguets, ils entendront Henri Lee de Ditchley boire à la santé du roi Charles et à la confusion de ses ennemis. — Amen ! » dit une voix de derrière la porte.

Toute la compagnie resta stupéfaite, les convives se regardant les uns les autres, à une réponse si peu attendue. Elle fut suivie d’un coup sourd et particulier aux francs-maçons, et que les royalistes avaient adopté pour se faire reconnaître entre eux quand ils se rencontraient par hasard. — Il n’y a point de danger, » dit Albert qui connaissait le signal ; « c’est un ami… Pourtant j’aurais souhaité qu’il fut en ce moment loin d’ici. — Et pourquoi, mon fils, souhaiteriez-vous l’absence d’un homme loyal qui peut être bien aise de partager notre abondance dans une occasion aussi rare que celle-ci, et où nous avons tant de superflu à notre disposition ?… Va, Jocelin ; vois qui frappe, et si c’est un homme sûr, laisse-le entrer. — Ou sinon, dit Jocelin, je me flatte de pouvoir l’empêcher de troubler la bonne compagnie. — Point de violence, Jocelin, sur votre vie, » dit Albert Lee ; et Alice répéta : « Pour l’amour de Dieu, pas de violence ! — Point de violence inutile, du moins, ajouta le bon chevalier ; car, si la circonstance l’exige, je saurai faire voir que je suis maître dans ma maison. » Jocelin Joliffe secoua la tête en signe d’assentiment à tout le monde, et alla sur la pointe du pied échanger avec l’arrivant deux ou trois autres coups mystérieux ou signaux avant d’ouvrir la porte. On peut remarquer ici que cette espèce d’association secrète, avec ses symboles d’union, existait dans la classe la plus dissolue et la plus désespérée des Cavaliers, hommes accoutumés à la vie dissipée dont ils avaient pris l’habitude dans une armée mal disciplinée, où tout ce qui ressemblait à l’ordre et à la régularité passait trop aisément pour un signe de puritanisme. C’étaient ces jeunes vagabonds qui se rencontraient dans de pauvres cabarets, et quand ils avaient par hasard un peu d’argent ou de crédit, ils juraient alors de faire une contre-révolution, en déclarant leurs séances permanentes, suivant les paroles d’une de leurs chansons les plus choisies :

Nous boirons à pleine coupe
Et rapporterons, ma foi,
Soit en tête, soit en croupe,
En triomphe notre roi.

Les chefs et les royalistes d’un rang plus élevé et de mœurs plus régulières ne partageaient pas ces excès, mais ils avaient toujours les yeux sur une classe de gens qui, par leur courage et leur désespoir, étaient capables de servir dans une occasion avantageuse la cause abattue de la royauté. Ils se rappelaient les auberges et les tavernes borgnes où ils se réunissaient, comme les marchands en gros connaissent les maisons où se rassemblent leurs ouvriers, et peuvent dire où l’on doit les trouver quand ils en ont besoin. Il est à peine nécessaire d’ajouter que, dans les classes inférieures comme dans les plus hautes, il se trouvait des gens capables de trahir les projets et les complots de leurs associés, bien ou mal combinés, et d’en faire part aux chefs de l’État. Cromwell, en particulier, s’était procuré quelques agens de cette espèce, du plus haut rang et de la réputation la plus intacte parmi les royalistes, qui, s’ils se faisaient scrupule d’entraver ou de trahir les hommes qui se fiaient à eux, n’hésitaient pas à donner au gouvernement des renseignements généraux qui le mettaient à même de déjouer leurs projets de complots et de conspirations.

Mais revenons à notre histoire. En beaucoup moins de temps que nous n’en avons mis à rappeler au lecteur ces détails historiques, Joliffe avait terminé son mystérieux entretien. Comme toutes les réponses qu’il avait reçues annonçaient un affidé, il ouvrit la porte, et on vit entrer notre vieil ami Roger Wiidrake, costumé en Tête-ronde, ainsi que l’y forçaient sa sûreté et les ordres du colonel Éverard ; mais cet habillement, porté le plus cavalièrement possible, contrastait singulièrement avec les manières et le langage de l’homme qui en était bien revêtu, mais pour lequel il ne semblait pas avoir été fait.

Son chapeau puritain, imité de celui de Ralpho[61] dans les gravures d’Hudibras, ou, comme il l’appelait, son parapluie de feutre, était mis à dessein sur un coin de sa tête, comme si c’eût été un chapeau espagnol ; son manteau de couleur sombre, à collet étroit, était jeté sans prétention sur une épaule, comme s’il eût été de taffetas triple, bordé de soie cramoisie, et il faisait parade de ses grosses bottes en cuir de veau, comme si c’eût été des bas de soie ou des souliers de cuir d’Espagne avec des rosettes sur le cou-de-pied. Bref, les airs qu’il se donnait du plus accompli des braves et des Cavaliers, joints à un regard rayonnant qui annonçait satisfaction de lui-même, et l’espièglerie inimitable de sa démarche trahissant son caractère inconsidéré, suffisant et irréfléchi, le rendaient burlesque, et contrastaient singulièrement avec la gravité de son accoutrement.

D’un autre côté, on ne pourrait nier qu’en dépit de tout son ridicule et de la morale relâchée qu’il avait contractée dans la dissipation des plaisirs de la ville, et ensuite dans la vie désordonnée de soldat, Wildrake avait encore des qualités qui inspiraient la crainte et le respect. Il était beau, malgré son air libertin et effronté ; d’un courage intrépide, quoique sa jactance en pût faire douter parfois ; sincèrement attaché à ses principes politiques, quels qu’ils fussent, quoiqu’il eût souvent l’imprudence de s’en glorifier si haut que, sans parler de son attachement au colonel Éverard, les gens prudents étaient disposés à mettre en doute sa sincérité.

Quel qu’il fût, pourtant, il entra d’un pas assuré et avec la conviction qu’on devait lui faire bon accueil dans l’appartement de Victor Lee où personne ne désirait nullement sa présence. Ce ton d’assurance faisait supposer que si le joyeux Cavalier s’était borné à boire ce soir-là un seul coup pour remplir son vœu de tempérance, ce coup avait dû être des plus copieux et des plus longs.

« Bonjour à vous, messieurs. Bonjour à vous, sir Henri Lee, quoique j’aie à peine l’honneur de vous connaître… Bonjour à vous aussi, digne docteur, et que l’Église, d’Angleterre, aujourd’hui abattue, se relève bientôt ! — Soyez le bienvenu, monsieur, » dit sir Henri Lee, que son sentiment des devoirs de l’hospitalité et de l’accueil dû à un martyr de la royauté porta à tolérer cette visite importune plus patiemment qu’il n’eût fait en toute autre occasion. « Si vous avez combattu et souffert pour le roi, monsieur, c’est une excuse pour vous joindre à nous et venir réclamer les services qu’il est en notre pouvoir de vous rendre… quoique en cet instant nous soyons en famille. Mais je pense vous avoir vu à la suite de maître Markham Éverard, que l’on appelle le colonel Éverard. Si vous venez de sa part, vous souhaitez peut-être de me voir en particulier ? — Non, du tout, sir Henri, du tout… Il est vrai, ainsi que l’a voulu mon mauvais sort, que me trouvant du côté de la haie où bat l’orage (comme tant d’honnêtes gens)… vous me comprenez, sir Henri.. je suis charmé, pour ainsi dire, de mettre un peu à contribution le crédit de mon vieil ami et camarade… non pas en trahissant et désavouant mes principes, monsieur… je ne saurais le faire… mais bref, en lui rendant les services qui sont en mon pouvoir quand il lui plaît de recourir à moi. Or, je venais avec un message de sa part pour la vieille Tête-ronde, ce fils de… je demande pardon à mademoiselle depuis le haut de sa tête jusqu’à la semelle de ses souliers… Or, monsieur, pendant que j’errais dans cette maison au milieu de l’obscurité, je vous ai entendu porter une santé, monsieur, qui m’a réchauffé le cœur, et me le réchauffera toujours, monsieur, jusqu’à ce que la mort l’empêche de battre… or, j’ai eu à cœur de vous faire savoir qu’il y avait un honnête homme à portée de vous entendre. »

Telle fut la manière dont Wildrake s’annonça lui-même. Le chevalier lui répondit en le priant de s’asseoir et de boire un verre de vin sec à la glorieuse restauration de Sa Majesté. Wildrake, à ces mots, s’attabla sans cérémonie à côté du jeune Écossais, et non seulement fit raison au toast de son hôte, mais abonda dans son sens, en chantant un couplet ou deux de sa chanson royale favorite : « Le roi reprendra son royaume. » Le feu qu’il mit en chantant ouvrit encore davantage le cœur du vieux chevalier, quoique Albert et Alice se lançassent des regards qui exprimaient le mécontentement qu’une pareille visite leur faisait éprouver, et leur désir de la voir terminer promptement. Ou l’honorable maître Kerneguy possédait cette heureuse indifférence de caractère qui ne daigne pas faire attention à de telles circonstances, ou du moins il savait à merveille s’en donner l’air, car il s’amusa à boire le vin sec, à casser des noix, sans paraître avoir remarqué que la compagnie se fût augmentée d’un nouveau convive. Wildrake, qui aimait la liqueur et la société, se montra tout disposé à s’acquitter envers son hôte en se mettant en frais de conversation. — Vous parlez de combats et de souffrances, sir Henri Lee… le Seigneur nous soit en aide ! nous avons tous eu notre part. Tout le monde sait ce qu’a fait sir Henri Lee depuis la bataille d’Edgehill, partout où fut tirée une épée royaliste, où flotta une royale bannière. Ah ! Dieu nous protège ! j’ai fait quelque chose aussi…Mon nom est Roger Wildrake de Squattlerea-More, comté de Lincoln… non pas, je pense, que vous soyez resté jusqu’à ce jour sans l’avoir entendu prononcer ; et j’étais capitaine dans les chevau-légers de Lunsford, et ensuite j’ai servi sous Goring. J’ai été mangeur d’enfants, monsieur. — J’ai ouï parler des exploits de votre régiment, monsieur, et peut-être trouveriez-vous que j’ai été témoin de quelques uns, si nous causions dix minutes ensemble… et je pense aussi avoir entendu citer votre nom… Je bois à votre santé, capitaine AVildrake de Squattlerea-More, comté de Lincoln. — Sir Henri, je bois à la vôtre cette rasade d’une pinte, et mets un genou en terre ; j’en ferais autant pour ce jeune gentilhomme… en regardant Albert… et pour l’écuyer en manteau vert, en supposant qu’il le soit, car les couleurs ne sont pas à mes yeux fort claires, ni distinctes. »

Une partie remarquable de ce qui serait appelé par les gens de théâtre le jeu muet de cette scène, c’était qu’Albert conversait à part et à voix basse avec le docteur Rochecliffe, plus même que le ministre n’y semblait disposé… Pourtant, quel que fût le sujet de leur entretien, il ne privait nullement le jeune colonel de la faculté d’écouter ce qui se disait dans la conversation générale, et de s’en mêler de temps à autre, comme un chien de garde qui peut s’apercevoir de la moindre alarme, même quand il est tout occupé à prendre sa nourriture. — Capitaine Wildrake, dit Albert, nous n’avons aucune raison… je veux dire mon ami et moi… pour ne pas être communicatifs quand il le faut ; mais vous, monsieur, qui êtes un si vieux martyr, vous devez savoir qu’en des rencontres aussi imprévues que celle-ci, on ne décline pas son nom à moins d’extrême nécessité. Ce sera un point de conscience à vous, monsieur, de répondre, si votre patron le capitaine Éverard, ou le colonel Éverard, s’il est colonel, vous interroge sous la foi du serment : Je ne sais quelles sont les personnes par qui j’ai entendu porter telles ou telles santés. » — Ma foi, je saurais mieux m’y prendre que vous ne le pensez, digne monsieur, répondit Wildrake ; je ne pourrais jamais de ma vie me rappeler à quelle santé on a bu… C’est un étrange don d’oubli que j’ai reçu du ciel. — Bien, monsieur, répliqua le jeune Lee ; mais nous, qui avons des mémoires malheureusement plus tenaces, nous voudrions bien nous en tenir à la règle générale. — Oh ! monsieur, répondit Wildrake, de tout mon cœur. Je ne surprends la confiance de personne, diable m’enlève !… et je parle seulement par civilité, mon intention étant de boire à votre santé et de la bonne façon. Alors il entonna la chanson suivante :

Laissez porter une santé,
Et qu’elle circule à la ronde ;
Quoiqu’à votre bas tricoté
La blancheur de la soie abonde,
À terre placez les genoux ;
À l’amitié nous boirons tous.

— C’en est assez, dit sir Henri à son fils ; maître Wildrake est de la vieille école… un des enfants du grand galop ; et nous devons leur en passer un peu, car ils boivent ferme et se battent bien. Je n’ai jamais oublié comment une bande de ces gaillards-là vint nous secourir, nous clercs d’Oxford, comme ils appelaient le régiment où je servais, et nous tirer d’un mauvais pas durant l’attaque de Brentford. Nous étions pressés par les piques des badauds, en avant et en arrière ; et nous n’aurions jamais échappé si par bonheur les chevau-légers de Lunsford, les mangeurs d’enfants comme on les appelait, n’eussent chargé la lance au poing et ne nous eussent délivrés. — Je suis charmé que vous ne l’ayez pas oublié, sir Henri Lee, dit Wildrake : et ne vous rappelez-vous pas ce qu’a dit l’officier de Lunsford ? — Il me semble que si, répliqua sir Henri en riant. — Ne s’est-il pas écrié, au moment où les femmes étaient venues crier autour de vous, comme des sirènes qu’elles étaient : N’avez-vous pus un de vos gros poupons à nous donner pour rompre notre jeûne ? — C’est ma foi vrai, dit le chevalier. Et une grande femme, tenant un jeune enfant dans ses bras, s’avança gravement et l’offrit au supposé cannibale. »

Tous les convives, à l’exception de Kerneguy qui semblait penser qu’un bon morceau, de quelque genre qu’il fût, pouvait se manger sans scrupule, levèrent les mains en signe d’étonnement.

« Oui, dit Wildrake. La coquine de… (je demande encore une fois pardon à mademoiselle, depuis le bout de sa fontange jusqu’à l’ourlet de son vertugadin.) J’ai su depuis que cette maudite créature était une nourrice de charité qui avait été payée six mois d’avance pour l’enfant… Corbleu ! j’arrachai le poupon des griffes de cette chienne-louve ; et je suis parvenu, quoique Dieu sache que j’ai vécu dans la misère moi-même, à élever mon gros Déjeuner, comme je l’ai toujours appelé depuis : c’était payer assez cher une plaisanterie. — Monsieur, j’honore votre humanité… je vous remercie de votre courage, et suis charmé de vous voir ici, dit le bon chevalier, dont les yeux se remplissaient de larmes ; vous êtes aussi le brave officier qui vîntes couper nos rets !… Oh ! monsieur, si vous aviez seulement voulu vous arrêter quand je vous appelais, et que vous nous eussiez permis de balayer les rues de Brentford avec nos mousquets, nous allions ce jour-là jusqu’à Londres. Mais votre volonté était alors ce qu’on pouvait faire de mieux. — Eh ! oui vraiment : » dit Wildrake en se redressant d’un air glorieux et triomphant dans son fauteuil. « Je dois boire maintenant un coup en l’honneur de tous ces braves qui ont combattu et péri à ce même assaut de Brentford. Nous chassâmes tout devant nous comme le vent chasse la poussière, jusqu’à ce que les boutiques où se vendait l’eau-de-vie et d’autres articles aussi tentants nous arrêtassent… Corbleu ! monsieur, nous autres, les mangeurs d’enfants, nous avions trop de connaissances dans Brentford, et notre brave prince Rupert sut toujours mieux diriger une attaque qu’une retraite. Pour ma part, je ne fis qu’entrer dans la maison d’une pauvre veuve qui avait beaucoup de filles, et que je connaissais depuis long-temps pour m’être arrêté quelquefois chez elle à cheval et y avoir mangé un morceau, quand ces badauds de piqueurs, cette artillerie pointue, comme vous les nommez fort bien, se rallièrent et revinrent à la charge, les piques en avant, aussi intrépidement que des béliers de Cotswold. Je descendis l’escalier d’un saut… et m’élançai sur mon cheval… Mais ventrebleu ! j’imagine que tous mes soldats avaient aussi bien que moi des veuves et des orphelines à consoler, car je ne pus en emmener plus de cinq. Nous parvînmes pourtant à nous frayer un passage, et j’emportai mon petit Déjeuner sur le pommeau de ma selle devant moi, et tout le monde poussait des cris, comme si on eût pensé que j’allais tuer, rôtir et manger le pauvre enfant dès que je serais revenu à nos quartiers. Mais du diable si un seul badaud a tenté de me reprendre mon cher nourrisson et délivrer mon petit Gâteau ; ils se contentèrent de crier après moi : Holà ! arrêtez ! — Hélas, hélas ! dit le chevalier, nous cherchions exprès à nous faire pires que nous ne l’étions en effet, et notre méchanceté devait nécessairement nous priver des bénédictions de Dieu, même dans une bonne cause. Mais il est inutile de penser au passé. Nous ne méritons pas les victoires que Dieu nous a laissé remporter, car nous n’en avons jamais profité en dignes soldats, en bons chrétiens ; c’est ainsi que nous avons donné à ces vils faquins l’avantage sur nous, quand ils tenaient, par pure hypocrisie, à la discipline et au bon ordre, que nous, qui tirions nos épées pour une meilleure cause, nous observions par principes. Mais voici ma main, capitaine ; j’ai souvent souhaité de revoir l’honnête officier qui avait chargé si à propos pour nous sauver, et je vous estime en raison du soin que vous avez pris du pauvre enfant. Je suis charmé de pouvoir en cette maison ruinée vous offrir encore un asile, quoique nous ne puissions vous servir des poupons rôtis ou des nourrissons à l’étuvée… heim ! capitaine ? — Vraiment, sir Henri, c’est à grand tort qu’on nous avait fait à ce sujet une si mauvaise réputation. Je me souviens que Lacy, un vieil acteur, et un lieutenant de notre compagnie, s’en sont bien moqués dans une pièce qu’on jouait quelquefois à Oxford, quand nos cœurs étaient mieux disposés à la joie, et intitulée, je crois, la Vieille Troupe[62]. »

À ces mots, et croyant pouvoir se permettre plus de familiarité en raison du mérite qu’il supposait qu’on lui reconnaissait, il poussa sa chaise contre celle du jeune Écossais qui était assis près de lui, et qui, pour se faire de la place, fut assez maladroit pour marcher sur le pied d’Alice qui était vis-à-vis de lui. Elle en parut offensée ou embarrassée du moins, et éloigna sa chaise de la table.

« Je vous demande pardon, » dit l’honorable maître Kerneguy à Wildrake ; « mais, monsieur, c’est votre faute si j’ai marché sur les pieds de mademoiselle. — Je vous demande aussi pardon, monsieur, et bien plus encore à cette jolie demoiselle ; et j’oserai vous affirmer sur ma vie que ce n’est pas moi qui ai fait sauter votre chaise de la sorte. Corbleu, monsieur ! je n’ai ni la gale ni la peste, ni aucune maladie contagieuse pour vous reculer ainsi de moi, comme si j étais un lépreux, et faire mal à mademoiselle que je défendrais au péril de ma vie, monsieur. Si vous êtes né dans le nord, comme votre accent semble l’indiquer, c’était plutôt moi qui courais des risques en vous touchant ; vous n’aviez donc nulle raison pour vous éloigner ainsi. — Maître Wildrake, dit Albert, ce jeune gentilhomme est étranger comme vous, et sous la protection de sir Henri qui ne peut voir d’un bon œil des disputes s’élever parmi ses hôtes. Son accoutrement peut faire que vous vous mépreniez sur le rang qu’il occupe ; c’est pourtant l’honorable maître Louis Kerneguy, monsieur, fils de milord Killstewers de Kincardineshire, et, tout jeune qu’il est, il a déjà combattu pour le roi. — Je n’ai l’intention de quereller personne, monsieur, dit Wildrake ; votre explication suffit. Maître Louis Girnigo, fils de milord Kilsteer de Gringardenshire, je suis voire humble serviteur, et je bois à votre santé pour vous prouver que je vous honore, vous et tous les loyaux Écossais qui ont tiré leurs André Ferraro pour la bonne cause. — Bien obligé et grand merci, monsieur, » répondit le jeune homme avec un ton de hauteur qui contrastait avec sa rusticité ordinaire ; « et je vous souhaite une parfaite santé aussi civilement qu’on peut le faire. »

Toute personne qui aurait eu un peu de jugement aurait laissé tomber la conversation ; mais c’était un des traits caractéristiques de Wildrake de ne pouvoir jamais abandonner les choses au moment où elles étaient en bon chemin ; il continua donc à poursuivre le fier, l’impassible et maladroit jeune homme de ses observations. « Votre accent national se fait bien entendre, maître Girnigo, lui dit-il ; mais ce n’est pas tout-à-fait ainsi que je l’ai entendu prononcer aux galants hommes que j’ai connus parmi les Cavaliers écossais ; par exemple, quelques Cordons, et autres gens de distinction, qui mettaient toujours une f au lieu du wh, comme faat pour what, fan pour when, et cætera. »

Ici Albert Lee intervint encore, et dit que les provinces d’Écosse, comme celles d’Angleterre, avaient leurs différentes manières de prononcer.

« Vous avez grandement raison, monsieur, lui répondit Wildrake, et je puis me flatter moi-même de parler bien joliment leur maudit jargon… (sans vous offenser, jeune gentilhomme.) Et pourtant, lorsque je parcourus avec quelques gens de Montrose les montagnes du sud, nom qu’ils donnent à leurs ignobles déserts, toujours sans vous offenser, je me trouvai seul, et un jour je perdis ma route. Je dis alors à un berger en ouvrant la bouche aussi large et en élevant la voix aussi haut que possible : Whare am I gangin till[63] du diable si le benêt m’a pu répondre, à moins qu’il ne fît le sourd, il est vrai ; ce que ces rustres ont quelquefois l’habitude de faire à l’égard des gens qui portent épée.

Ces paroles un peu familières et adressées en apparence à Albert, touchaient de plus près le jeune Écossais, qui, par timidité ou quelque autre raison, ne semblait pas disposé à faire plus intime connaissance. Deux ou trois coups de coude que Wildrake lui donna vers la fin de sa phrase pour mieux attirer son attention, en tirèrent seulement cette réponse : « Des malentendus sont inévitables, quand on parle des dialectes nationaux. »

Wildrake, qui était alors plus en gaîté qu’on ne doit décemment l’être en bonne compagnie, répéta aussitôt : « Des malentendus, monsieur… des malentendus… Je ne sais comment je dois interpréter cela ; mais à en juger par les explications que donnent ces égratignures sur votre honorable visage, j’augurerais que vous avez eu tout récemment un malentendu avec un chat. — Eh bien ! vous vous trompez, l’ami, car c’est avec un chien, » répondit sèchement l’Écossais en lançant un coup d’œil à Albert.

« Nous avons eu un démêlé avec les chiens de garde en arrivant si tard, dit Albert, et ce jeune homme s’est jeté dans un buisson qui lui a fait toutes ces égratignures. — Mais, allons, cher sir Henri, interrompit le docteur Rochecliffe, permettez-nous de vous rappeler votre goutte et notre long voyage. Ce que j’en dis, c’est surtout parce que mon bon ami, votre fils, pendant tout le souper, m’a accablé encore en particulier d’une foule de questions auxquelles je ne répondrais volontiers que demain matin… Pouvons-nous donc vous demander la permission de nous retirer dans nos appartements ? — Les comités privés en joyeuse compagnie, dit Wildrake, sont un solécisme d’éducation ; ils me rappellent toujours ces maudits comités de Westminster… Mais irons-nous nous jucher avant de faire peur au chat-huant par une chansonnette ? — Ah ! tu peux donc citer Shakspeare ? » dit sir Henri charmé de découvrir une bonne qualité de plus dans sa connaissance, dont les services militaires pouvaient tout au plus excuser l’importune liberté de ses paroles. « Au nom du joyeux William, continua-t-il, que je n’ai jamais vu, quoique je me sois trouvé avec beaucoup de ses camarades, tels qu’Alleyn, Hemmings, et d’autres, une seule chanson, une santé ensuite, et puis au lit. »

Après la discussion d’usage sur le choix de la chanson, et les rôles que chacun devait jouer, ils furent tous d’accord pour une chanson loyale qui était alors en honneur parmi les gens du parti, et qui fut en effet, dit-on, composée par un personnage qui n’était rien moins que le docteur Rochecliffe lui-même.

chant pour le roi charles.

Apportez-moi votre coupe vantée,

Et remplissez-la jusqu’au bord ;

Buvons à lui, comme à qui l’aime fort :

Cette santé de cœur lui doit être portée.

Debout, intrépides guerriers ;
Ennemis lâches, en arrière :
La mort fût-elle dans le verre,

Buvons à Charle en dignes chevaliers !

Bien que sans aide, inconnu, sans asile,

Il coure à travers les dangers,
À la merci des étrangers,
Et loin de son palais tranquille,

Bien que partout on lui manque de foi,
Et que partout le trépas l’environne,

Soyons toujours à la couronne,
Buvons à la santé du roi !

Honorons tous notre monarque,
Autant du moins que nous pourrons ;
Que sur les verdoyants gazons
Nos genoux impriment leur marque,

Tandis que notre fer brave les bataillons.

Un temps viendra, j’espère, où ducs, lords et barons,

De l’État dirigeant la barque,

S’écriront : Vive Charle et ses vieux compagnons !

Après cette effusion de loyauté et une libation finale, les convives se séparèrent pour la nuit. Sir Henri offrit pour ce soir-là un lit à sa vieille connaissance, Wildrake, qui pesa l’offre de cette façon : « Ma foi, à vrai dire, mon patron va m’attendre au bourg… mais il est habitué à me voir passer les nuits dehors. Ensuite, il y a le diable qui visite, dit-on, Woodstock ; mais, avec la bénédiction de ce révérend docteur, je le défie, lui et toutes ses œuvres. Je ne l’ai pas vu du reste les deux fois que j’ai déjà couché ici, et je suis sûr que, s’il n’y était pas alors, il ne reviendra point avec sir Lee et sa famille. Ainsi, j’accepte votre proposition, sir Henri, et je vous en remercie comme un Cavalier de Lundsford doit remercier un des clercs-soldats d’Oxford. Dieu bénisse le roi ! Peu m’importe qui m’entende, et confusion à Noll et à son nez rouge ! » Il sortit ensuite avec un air arrogant que lui avaient donné ses copieuses libations, conduit par Jocelin, à qui Albert avait préalablement dit bas à l’oreille d’avoir soin de le loger assez loin du reste de la famille.

Le jeune Lee souhaita alors le bonsoir à sa sœur ; et, suivant les habitudes de l’époque, demanda et reçut la bénédiction de son père avec un tendre embrassement. Son page semblait désireux d’imiter en partie son exemple ; mais il fut repoussé par Alice, qui répondit seulement avec politesse au salut dont il l’honora. Il fit ensuite une gauche inclination de tête au père, qui lui souhaita une bonne nuit. « Je suis content de voir, jeune homme, ajouta-t-il, que vous avez du moins appris le respect que l’on doit à la vieillesse. Il faut toujours le lui rendre, monsieur ; parce qu’en agissant ainsi, vous rendrez aux autres l’honneur que vous désirerez vous-même recevoir quand vous serez dans un âge plus avancé. Je m’étendrai davantage, si nous en avons le loisir, sur vos devoirs de page ; car cette place était regardée autrefois comme une école de chevalerie ; au lieu que, depuis peu, grâce à la dépravation du siècle, elle n’est plus devenue qu’une école de désordre et de libertinage ce qui a contraint l’illustre Ben Johnson à s’écrier… — Allons mon père, » dit Albert en l’interrompant, « il faut songer aux fatigues de la journée ; et ce pauvre garçon dort presque debout… Demain matin il sera plus en état de profiter de vos tendres admonitions… Et vous, Louis, rappelez-vous au moins une partie de vos devoirs… Prenez les flambeaux, et éclairez-nous… Voici Jocelin qui vient nous montrer le chemin. Encore une fois, bonne nuit, bon docteur Rochecliffe… Je souhaite une bonne nuit à tout le monde.


CHAPITRE XXI.

LE COUCHER.


L’écuyer. Salut, noble prince !
Le roi Richard. Grand merci, noble pair ! celui qui de nous est à meilleur marché, est encore de huit sous trop cher.
Shakspeare. Richard III.


Albert et son page furent conduits par Jocelin dans ce qu’on appelait l’appartement espagnol : c’était une grande chambre à coucher, antique et dans un délabrement presque complet, mais encore meublée d’un large lit à pieds pour le maître, et d’un lit de camp pour le domestique, comme c’était l’usage, il y a encore peu de temps, dans les vieux châteaux d’Angleterre, où les hôtes avaient souvent besoin d’un valet de chambre pour les aider à se mettre au lit, d’après la manière dont ils avaient été reçus. Les murailles étaient tapissées en cuir de Cordoue incrusté d’or, représentant des batailles entre les Espagnols et les Maures, des combats de taureaux et d’autres amusements particuliers à la Péninsule, d’où la chambre tirait son nom de Chambre espagnole. Cette tenture était en quelques endroits entièrement usée, dans d’autres effacée ou pendante en lambeaux. Mais Albert ne s’arrêta point à faire des observations ; il semblait impatient de mettre Jocelin à la porte, et il y réussit en répondant vite et négativement à ses offres d’une nouvelle provision de bois, d’un nouveau flacon de liqueur, et en rendant au garde, avec la même concision, tous ses nombreux bonsoirs. Jocelin se retira enfin un peu fâché, et pensant que son maître aurait dû honorer de quelques mots de plus un vieux et fidèle serviteur après une si longue absence.

Joliffe ne fut pas plutôt sorti, et avant qu’Albert Lee et son page eussent échangé un seul mot, le premier s’approcha de la porte, examina serrure, loquet et verroux, et ferma le tout avec la plus scrupuleuse attention. Il ajouta, en outre, à toutes ces précautions, celle d’un verrou à vis qu’il tira de sa poche, et qu’il vissa sur la gâche de manière à ce qu’il fût impossible de le faire tomber ou d’ouvrir la porte, à moins de la briser ; pendant cette opération, qui fut exécutée avec beaucoup d’adresse et de promptitude, le page lui tint la lumière. Mais quand Albert se releva de dessus ses genoux, où il était resté pendant qu’il s’acquittait de sa tâche, les manières des deux compagnons changèrent aussitôt à l’égard l’un de l’autre. L’honorable maître Kerneguy, quittant tout-à-coup la rusticité feinte d’un ignorant Écossais, parut avoir acquis dans ses mouvements et ses manières une grâce, une aisance qu’il ne pouvait devoir qu’à une longue habitude de fréquenter souvent la meilleure compagnie de l’époque.

Il donna à Albert la lumière qu’il tenait, avec l’indifférence aisée d’un supérieur qui semble plutôt faire une grâce à son subordonné que lui imposer un devoir quand il exige un léger service. Albert, avec la plus grande marque de respect, prit à son tour le rôle d’éclaireur, et éclaira son page à travers la chambre, se gardant bien de lui tourner un seul instant le dos. Il plaça alors la lumière près du lit ; et s’approchant du jeune homme avec la plus profonde révérence, il reçut de lui son mauvais pourpoint vert avec autant de respect qu’un premier lord de la chambre, qu’un officier, ou quelque autre grand officier de la maison du roi eût ôté à son souverain le manteau de la Jarretière. Le personnage qui souffrait cette cérémonie l’endura un instant avec la plus sévère gravité ; mais alors, éclatant de rire, il s’écria : « Et que diable signifient toutes ces formalités, Albert ?… Tu es aussi poli pour ces misérables haillons que s’ils étaient de soie ou de martre, et pour le pauvre Louis Kerneguy que s’il était roi de la Grande-Bretagne. — Si les ordres de Votre Majesté et les circonstances de l’époque ont semblé pour un instant me faire oublier que vous êtes mon souverain, sire, il doit m’être permis, je pense, de vous rendre l’hommage qui vous est dû, lorsque vous êtes dans votre royal palais de Woodstock. — Vraiment, répliqua le monarque déguisé, le souverain et le palais se ressemblent bien… Cette tenture en lambeaux avec mon accoutrement en guenilles vont admirablement l’un avec l’autre. Ceci est Woodstock !… ceci est le berceau où le royal Normand s’abandonnait au plaisir avec la belle Rosemonde Clifford. Ma foi, c’est un lieu de rendez-vous pour les chats-huants ! » Puis, reprenant tout-à-coup sa courtoisie ordinaire, il ajouta, comme s’il eût craint de blesser la sensibilité d’Albert : « Mais l’endroit le plus obscur et le plus retiré n’en est que plus convenable à nos projets, Lee ; et si cette demeure ressemble à un nid de chats-huants, comme on ne peut le nier, nous savons qu’elle a pourtant aussi servi à des aigles. »

À ces mots, il se jeta sur une chaise, et reçut d’un air d’insouciance, mais cependant avec grâce, les bons offices d’Albert, qui défit les dures boutonnières de ses guêtres en cuir, et c’est alors qu’il lui dit : « Que votre père, sir Henri, est un bel échantillon du vieux temps ! il est étrange que je ne l’aie pas déjà vu… mais j’avais souvent entendu mon père en parler comme de la fleur de la vieille et vraie noblesse anglaise. À en juger par la manière dont il a commencé à me sermonner, vous avez dû avoir en lui un sévère instituteur, Albert… Je répondrais que vous n’avez jamais gardé votre chapeau sur votre tête en sa présence, n’est-ce pas ? — Je ne l’ai jamais, du moins, mis sur l’oreille devant lui, avec la permission de Votre Majesté, comme je l’ai vu faire à bien des jeunes gens ; et si cela m’était arrivé, il m’aurait fallu un solide castor pour l’empêcher de me casser la tête. — Oh ! je n’en doute pas, répondit le roi, c’est un fier gentilhomme… Mais il y a vraiment sur sa physionomie quelque chose qui vous assure que c’est par amitié pour son fils qu’il l’a corrigé quelquefois… Écoutez, Albert… en supposant que notre glorieuse restauration arrive, et s’il suffit de boire à sa santé pour en hâter le jour, il ne me semble pas très éloigné, car je suis certain que nos partisans ne négligeront jamais de faire leur devoir de cette manière ; supposons qu’elle ait lieu, et que ton père, comme de juste, devienne comte et membre du conseil privé, corbleu ! mon ami, j’aurai aussi peur de lui que mon aïeul Henri IV du vieux Sully… S’il y avait alors à la cour un bijou comme la jolie Rosemonde ou la belle Gabrielle, quel mal auraient les pages et les valets de chambre pour faire évader la jolie mignonne par l’escalier dérobé, comme contrebande, quand on entendrait dans l’antichambre les pas du comte de Woodstock ! — Je suis charmé de voir Votre Majesté si gaie après un aussi fatigant voyage. — La fatigue n’est rien, l’ami, dit Charles ; un tendre accueil et un bon souper la dissipent facilement. Mais ils doivent t’avoir soupçonné d’amener ici avec toi un loup de la forêt de Badenoch, au lieu d’un être à deux jambes qui n’a qu’un buffet ordinaire pour mettre ses provisions. J’étais vraiment honteux de mon appétit ; mais tu sais que je n’avais rien mangé depuis vingt-quatre heures, excepté l’œuf cru que tu avais volé pour moi dans le poulailler de la vieille femme… Je te le répète, je rougissais de me montrer si vorace devant ce sévère et respectable gentilhomme, ton père, et cette jolie jeune fille, ta sœur ? ta cousine ? lequel des deux ? — Ma sœur, » dit Albert Lee sèchement, puis il ajouta de suite : « L’appétit de Votre Majesté convenait à merveille au rôle qu’elle remplissait d’un gauche garçon du nord… Plairait-il à Votre Majesté d’aller prendre du repos ? — Non, encore une ou deux minutes, » lui répondit le roi restant toujours assis. « Sur ma foi, ami, j’ai à peine eu le loisir de parler aujourd’hui, et encore ce jargon du nord ! et qui plus est, la peine d’être obligé de peser chaque mot pour ne pas me trahir… ! corbleu ! c’est marcher comme les galériens sur le continent, avec un boulet de vingt-quatre livres aux pieds… ils peuvent le traîner, mais ils ne peuvent remuer facilement. Mais tu tardes bien à me payer un juste tribut de compliments pour la manière dont j’ai rempli mon rôle : et n’ai-je pas été parfait dans celui de Louis Kerneguy ? — Si Votre Majesté me demande sérieusement mon opinion, peut-être me pardonnera-t-elle de lui répondre que son accent était un peu forcé pour un jeune Écossais de bonne naissance, et ses manières un peu trop grossières. Je pense aussi… quoique je ne prétende pas être très compétent… que votre écossais n’était pas toujours pur. — Mon écossais n’était point pur ? impossible de te contenter, Albert… Ma foi, qui le parlerait plus purement que moi ?… n’ai-je pas été leur roi pendant dix mois entiers ? et si je n’ai pas appris leur langue, je ne sais vraiment pas ce que j’y ai gagné ? Les paysans de l’est, de l’ouest, du sud, et les montagnards ne venaient-ils pas tour à tour m’étourdir avec leur ton de voix rauque et guttural, fort et traînant ou aigre ?… Ventrebleu ! ami, n’ai-je pas dû avoir la patience d’écouter les harangues de leurs orateurs, les allocutions de leurs sénateurs, les réprimandes de leurs ministres ? ne me suis-je pas assis sur le tabouret de repentance ? L’ami… » continua le roi en reprenant l’accent écossais, « n’ai-je pas reçu comme une grâce du digne Mac John Gillespie la permission de faire pénitence dans ma chambre privée, au lieu de la faire en face de la congrégation ? et après tout cela, tu me diras que je ne parle pas assez bien l’écossais pour en imposer à un chevalier d’Oxford et à sa famille ? — Avec la permission de Votre Majesté… j’ai dit, en commençant, que je n’étais pas connaisseur en langue écossaise. — Fi !… c’est pure envie ! De même, vous disiez, chez Norton, que j’étais trop courtois, trop poli pour un jeune page… À présent vous me trouvez trop grossier. — Mais il y a un milieu qu’on pourrait saisir, » dit Albert, défendant son opinion sur le même ton que celui dont le roi l’attaquait ; ainsi, ce matin, par exemple, quand vous étiez habillé en femme, vous leviez vos jupons d’une manière indécente, pour traverser le premier petit ruisseau que nous avons rencontré ; et quand je vous ai averti d’y faire attention, vous êtes entré dans l’autre sans les lever du tout. — Oh ! que le diable emporte les habillements de femme ! dit Charles ; j’espère n’avoir plus besoin d’un pareil déguisement. Vrai ! ils me rendaient assez laid pour que robes, bonnets et cotillons passassent à tout jamais de mode… les chiens mêmes se sauvaient en me voyant… Si j’avais passé dans un village de cinq feux seulement, je n’aurais pas échappé la camisole de force. J’étais un libelle contre le beau sexe. Cet accoutrement de cuir n’est pas des plus agréables, mais c’est du moins propria quæ maribus[64], et je suis vraiment charmé de l’avoir repris. Je puis vous dire aussi, mon ami, qu’avec mes habits d’homme, je reprendrai mes privilèges masculins ; et puisque vous m’accusez d’avoir été ce soir trop grossier, je me conduirai demain matin en véritable courtisan près de mistress Alice. J’ai déjà fait avec elle un commencement de connaissance quand j’étais déguisé en femme, et j’ai découvert qu’il y avait d’autres colonels en meilleure odeur près d’elle que vous, colonel Albert Lee. — Avec la permission de Votre Majesté, » dit Albert… mais il s’arrêta court, ne sachant comment exprimer des sentiments d’une nature si désagréable. Charles s’en aperçut bien, cependant il continua sans scrupule : « Je me pique de lire aussi bien qu’un autre dans les cœurs des jeunes dames, quoique Dieu sache qu’ils sont souvent trop profonds, même pour les plus exercés d’entre nous. Mais je dis à ta sœur, en jouant mon rôle de diseuse de bonne aventure, et pensant, pauvre benêt, qu’une fille de campagne ne pouvait songer qu’à son frère, que certain colonel l’inquiétait. Je touchais bien le sujet, mais non la personne ; car je faisais allusion à vous, Albert ; et il m’a semblé que sa rougeur était trop vive pour que ce fût un frère qui l’occasionnât. Elle me quitta donc et s’envola comme un vanneau. Je puis l’excuser… car, en me regardant moi-même dans la fontaine, je crois que si j’avais rencontré une créature telle que j’étais alors, j’aurais crié contre elle au feu et au fagot… Or, qu’en penses-tu, Albert… et quel est ce colonel qui est plus que ton rival dans l’affection de ta sœur ? »

Albert, qui savait bien que la façon de penser du roi, quand il s’agissait du beau sexe, était plus gaillarde que délicate, s’efforça de mettre fin à cette conversation par une grave réponse.

« Ma sœur, lui dit-il, a été, pour ainsi dire, élevée avec le fils de son oncle maternel, Markham Éverard ; mais, comme son père et lui ont embrassé le parti des Têtes-rondes, les familles se sont conséquemment brouillées, et tous projets d’alliance, autrefois formés, ont par suite été depuis long-temps abandonnés de part et d’autre. — Tu es dans l’erreur, Albert, » répliqua le roi, poursuivant sans pitié sa plaisanterie, « Vous autres colonels, que tous portiez des écharpes bleues ou oranges, vous êtes trop beaux garçons pour être oubliés si aisément quand une fois vous avez été assez heureux pour inspirer de l’intérêt. Mais je pense qu’il ne faudrait pas permettre à mistress Alice, qui est si jolie, qui prie si bien pour la restauration du roi, avec l’air et l’accent d’un ange, et dont les prières doivent nécessairement être exaucées, de penser encore à un hypocrite de Tête-ronde… Qu’en dis-tu ?… me permets-tu de lui en faire sentir toute l’inconvenance ? Après tout, personne n’est plus intéressé que moi à maintenir une pure loyauté parmi mes sujets ; et si je gagne la bienveillance des jolies filles, celle des amants la suivra bientôt. C’était ainsi que faisait le joyeux roi Édouard… Édouard IV, tu sais, que le faiseur de rois, le comte de Warwick, le Cromwell de son époque, a détrôné plus d’une fois ; mais il avait pour lui les cœurs des belles dames de Londres, et les veines, les bourses des badauds s’ouvrirent libéralement pour lui, jusqu’à ce qu’il rentrât dans son palais. Qu’en dis-tu ? dépouillerai-je ma grossièreté septentrionale et parlerai-je à Alice sans feindre davantage, pour lui montrer par mon éducation et mes bonnes manières le dédommagement qu’on peut trouver près d’une laide figure ? — Sire, » dit Albert d’un air confus et embarrassé, « je ne m’attendais pas… »

Il en resta là, ne pouvant trouver des expressions assez fortes pour rendre sa pensée, et assez respectueuses pour ménager le roi, qui était dans la maison de son père et sous sa propre protection.

« Et qu’est-ce donc que n’attendait pas maître Lee ? » demanda Charles avec un grand sérieux.

Albert essaya encore de répondre, mais il ne put que dire : « J’espérais, avec la permission de Votre Majesté… » et il s’arrêta encore tout court ; son respect profond et héréditaire pour son souverain, et le sentiment des égards dus à ses infortunes, l’empêchèrent de donner un libre cours à son mécontentement.

« Qu’espère donc le colonel Albert Lee ? » demanda encore une fois Charles avec le ton sec et froid qu’il avait déjà pris. Point de réponse… « Eh bien, j’espère que le colonel Lee ne voit rien d’offensant pour l’honneur de sa famille dans une pareille plaisanterie, car autrement ce serait faire un compliment des moins agréables à sa sœur, à son père et à lui-même, pour ne pas parler de Charles Stuart, qu’il appelle son roi ; et je m’attends à ne pas être assez mal interprété pour qu’on me suppose capable d’oublier que miss Alice L-e est la fille de mon fidèle sujet et de mon hôte, et la sœur de mon guide et de mon sauveur… Allons, allons, Albert ! » ajouta-t-il reprenant tout à-coup son ton naturellement franc et peu cérémonieux, vous oubliez combien long-temps j’ai vécu sur le continent, où hommes, femmes et enfants parlent galanterie le matin, à midi et le soir, sans plus sérieuse pensée que celle de passer le temps ; et j’oubliais aussi que vous étiez de la vieille école anglaise, fils, d’après le cœur, de sir Henri, et que vous n’entendiez pas raillerie sur de tels sujets… Mais je vous demande sincèrement pardon, Albert, si Je vous ai réellement offensé. »

À ces mots, il tendit la main au colonel Lee qui, sentant qu’il avait été en effet trop prompt à mal interpréter la plaisanterie du roi, la baisa avec respect et voulut s’excuser.

« Pas un mot… pas un mot, » lui dit l’excellent prince en relevant son ami repentant qui voulait tomber à ses genoux ; « nous nous sommes compris. Vous êtes un peu effrayé de la joyeuse réputation que j’ai acquise en Écosse ; mais je vous promets d’être aussi niais en présence de miss Alice que vous ou le colonel Éverard vous le pourriez souhaiter, et de me montrer galant, si toutefois je le puis encore, avec la jolie petite femme de chambre qui nous servait à souper, à moins que vous-même, colonel Albert… — Il n’est nullement question de moi, sire, mais de Jocelin Joliffe, le sous garde, qu’il ne faut pas blesser, puisque nous lui en avons déjà tant confié, et à qui nous pouvons avoir besoin d’accorder confiance entière. Je croirais presque qu’il soupçonne les titres réels de Louis Kerneguy. — Vous êtes une bande d’accapareurs, vous autres amants de Woodstock, » dit le roi en riant ; « maintenant si l’envie me prenait, comme il arriverait à coup sûr à un Français en pareil cas, de conter fleurette à la vieille femme sourde que j’ai vue dans la cuisine, comme pis-aller. Je suis certain qu’on me dirait que son oreille a été accaparée par le docteur Rochediffe. — Je m’étonne de la bonne humeur de Votre Majesté, dit Albert, qui vous porte, après une journée de périls, de fatigues et d’accidents, à vous amuser ainsi. — C’est-à-dire que le gentilhomme de la chambre souhaite que Sa Majesté aille se coucher ?… Eh bien ! un mot ou deux sur de plus sérieuses affaires, et j’aurai fini. J’ai absolument suivi vos conseils et ceux de Rochecliffe… J’ai quitté en un instant mes habits de femme pour reprendre ceux d’homme ; au lieu d’aller droit à Hampshire, je me suis réfugié ici… Croyez-vous encore que ce soit le parti le plus sage ? — J’ai grande confiance dans le docteur Rochecliffe, répliqua Albert ; ses fréquents rapports avec les royalistes errants le mettent à même d’obtenir les renseignements les plus précis. Son orgueil pour l’étendue de ses correspondances et la complication de ses complots et projets pour le service de Votre Majesté, est sa principale nourriture. Mais sa sagacité rachète sa vanité. Je m’en rapporte d’ailleurs complétement à la fidélité de Joliffe, de mon père et de ma sœur ; je ne dirai rien pourtant ; je ne voudrais pas que Votre Majesté se fît reconnaître sans raison au delà de ce qui est indispensablement nécessaire. — Mais est-il bien de ma part de ne pas accorder mon entière confiance à sir Henri Lee ? — Votre Majesté sait dans quel évanouissement il est tombé ce soir, nous le croyions mort. Il faut s’y prendre avec ménagement pour lui apprendre une nouvelle qui l’agiterait bien davantage. — C’est vrai ; mais n’avons-nous pas à craindre une visite des rouges ?… il y en a aussi bien à Woodstock qu’à Oxford. — Le docteur Rochecliffe dit, et avec raison, répondit Lee, qu’il vaut mieux être assis auprès de la cheminée quand elle fume, et que Woodstock, hier en la possession des commissaires au séquestre, et encore entouré de soldats, serait moins suspect et moins sévèrement examiné que des coins plus éloignés qui pourraient sembler promettre plus de sûreté. D’ailleurs, ajouta-t-il, Rochecliffe connaît de curieuses et importantes nouvelles sur l’état des choses à Woodstock, grandement favorables au projet de cacher pendant deux ou trois jours Votre Majesté dans ce palais, jusqu’à ce qu’on ait trouvé un vaisseau prêt à mettre à la voile. Le parlement et le conseil d’État usurpateur avaient envoyé ici des commissaires au séquestre, que les remords de leurs consciences, ainsi que peut-être les mauvais tours de quelques audacieux Cavaliers, ont chassés par effroi de la Loge, sans leur laisser grande envie d’y revenir. Ensuite le plus formidable usurpateur, Cromwell, a délivré un mandat de possession au colonel Éverard, qui ne s’en est servi que pour restituer la Loge à son oncle, et qui veille en personne au petit bourg à ce que sir Henri ne soit pas inquiété. — Quoi ! le colonel de miss Alice, dit le roi… Voilà qui sonne l’alarme, en supposant qu’il tienne les autres drôles en arrêt ; ne pensez-vous pas, maître Albert, qu’il aura cent motifs par jour pour venir ici en personne ? — Le docteur Rochecliffe ajoute encore, répliqua Lee, que le traité conclu entre sir Henri et son neveu porte que ce dernier n’approchera de la Loge que sur invitation… De fait, ce n’a point été sans beaucoup de peine, sans beaucoup faire valoir les heureuses conséquences qui pourraient en résulter pour la cause de Votre Majesté, qu’on a pu décider mon père à rentrer à Woodstock ; mais soyez convaincu que l’envie ne lui prendra point d’envoyer une invitation au colonel. — Et soyez convaincu, vous, que le colonel y viendra bien sans y être invité, dit Charles. On ne peut être juge compétent quand il s’agit d’une sœur… On est trop familier avec l’aimant pour juger de son pouvoir d’attraction… Éverard va venir ici comme tombant des nues… Pour ne point parler de promesses, des chaînes ne sauraient le retenir, et alors, ce me semble, nous courons quelque danger. — J’espère que non, répondit Albert. D’abord, je sais que Markham est esclave de sa parole ; et ensuite, si un hasard l’amenait ici, Je pense que je parviendrai à faire passer Votre Majesté à ses yeux pour Louis Kerneguy. Quoique mon cousin et moi nous ayons peu vécu ensemble ces dernières années, je le crois incapable de vous trahir ; et, si je croyais qu’il pût s’en aviser, fut-il dix fois le neveu de ma mère, je lui enfoncerais mon épée au travers du corps avant qu’il eût eu le temps d’exécuter son infâme projet. — Encore une question, et je vous tiendrai quitte, Albert : vous semblez vous croire en sûreté contre toute recherche, cela peut être ; mais, dans tout autre pays, ce conte de revenants qui court sur le château y amènerait bon nombre de prêtres et d’officiers de justice pour examiner la réalité de cette histoire, et une foule de curieux pour satisfaire leur curiosité. — Quant à votre première objection, sire, nous croyons et nous comptons que le crédit du colonel Éverard empêchera toute recherche immédiate, de peur qu’on ne trouble la paix de son oncle et celle de sa famille ; et quant aux gens qui pourraient venir sans autorité quelconque, tous les voisins chérissent ou redoutent tellement mon père, que vous pouvez être parfaitement tranquille à ce sujet ; de plus, les revenants de Woodstock les ont tellement effrayés, que la crainte l’emportera sur leur curiosité. — Ainsi, dit Charles, les chances de sûreté semblent être en faveur du plan que nous avons adopté, et c’est tout ce que je puis espérer dans une situation où il ne faut point songer à une entière sécurité. L’évêque m’a recommandé le docteur Rochecliffe comme un des plus adroits, des plus hardis et des plus loyaux fils de l’Église d’Angleterre ; et vous, Albert Lee, m’avez donné cent preuves de votre fidélité. Je m’en rapporte à vous et à votre connaissance des lieux… Mais voyons à préparer mes armes. Je ne serai point pris vivant… mais je ne peux pas croire qu’un fils du roi d’Angleterre, héritier de son trône, puisse courir aucun danger dans son propre palais, et sous la garde des loyaux Lee. »

Albert Lee déposa des pistolets et des épées au chevet du lit du roi et du sien. Charles, après quelques légères excuses, choisit le lit le plus large et le meilleur en poussant un soupir de plaisir, comme pourrait le faire un homme qui n’a pas joui de long-temps d’une pareille douceur. Il souhaita une bonne nuit à son fidèle compagnon, qui se jeta sur son lit de camp ; et le monarque et le sujet dormirent bientôt profondément.


CHAPITRE XXII.

DÉJEUNER.


Louanges à sir Nicolas Throlkeld ; c’est à vous qu’on parle, brave homme, digne vieillard, arbre de refuge et de repos pour ce jeune oiseau malheureux. Sur les branches il se percha, et fut libre de s’amuser et de chanter, quand les faucons volèrent à d’autres proies.
Wordsworth.


En dépit du danger qu’il courait, le prince fugitif dormit d’un sommeil profond, qu’on ne pouvait attribuer qu’à la jeunesse et à la fatigue. Mais le jeune Cavalier, son guide et son garde, passa une nuit moins tranquille, se leva de temps à autre, et écoutait attentivement ; car, malgré toutes les assurances du docteur Rochecliffe, il aurait désiré être encore mieux informé qu’il ne l’était de tout ce qui se passait autour de lui.

Il se leva dès la pointe du jour ; mais, quoiqu’il marchât avec le moins de bruit possible, le sommeil du prince, qui était agité, en fut troublé ; il se mit sur son séant, et demanda s’il y avait quelque alarme.

« Aucune, sire ; seulement, en réfléchissant aux questions que m’a faites hier soir Votre Majesté, et aux divers événements imprévus qui pourraient compromettre votre sûreté, j’ai jugé à propos de sortir de bonne heure, d’abord pour communiquer avec le docteur Rochecliffe, et jeter ensuite un coup d’œil sur les entourages du château où repose pour quelque temps la fortune de l’Angleterre. J’ose supplier Votre Majesté, pour sa sûreté, d’être assez bonne pour consentir à refermer la porte quand je serai sorti. — Oh ! ne parle pas de Majesté, pour l’amour du ciel, cher Albert ! » lui dit le pauvre roi en s’efforçant, mais en vain, de passer quelques vêtements pour traverser la chambre. « Quand le pourpoint et les bas d’un roi sont en si mauvais état qu’il lui est aussi difficile de les mettre que de traverser sans guide la forêt de Deane, de bonne foi, il faut mettre de côté ce titre de Majesté jusqu’au jour où elle se pourra mieux costumer. D’ailleurs on court risque, en lançant à tout propos ces mots sonores, qu’ils soient entendus par des oreilles suspectes. — Vos ordres seront exécutés, » dit Lee, qui avait enfin réussi à ouvrir la porte. Il sortit, laissant au roi, qui s’était levé à la hâte à cet effet, le soin de la fermer derrière lui, et suppliant sa Majesté de n’ouvrir à qui que ce fût, à moins que le docteur Rochecliffe ou lui ne vinssent l’en prier.

Albert se mit alors à la recherche de l’appartement du docteur, qui n’était connu que de lui et du fidèle Joliffe, pour avoir servi différentes fois de retraite au courageux ecclésiastique. Là, cet homme que son caractère actif et entreprenant avait entraîné dans les plus audacieuses machinations en faveur du roi, avait été inutilement cherché par les émissaires du parti opposé. Depuis quelque temps on ne pensait plus à le saisir, parce qu’il s’était prudemment retiré du théâtre de ses intrigues ; mais depuis la perte de la bataille de Worcester, il les avait reprises avec plus d’ardeur que jamais, et il était parvenu, grâce à des amis, à des correspondants, et surtout à l’évêque de…, à diriger vers Woodstock le prince fugitif ; ce n’avait été que le jour même de son arrivée qu’il avait pu lui assurer un asile sûr dans cet ancien château.

Albert Lee admirait l’esprit intrépide et les ressources inépuisables de l’ardent et audacieux ecclésiastique, mais il sentait que le docteur ne l’avait pas mis à même de répondre à plusieurs des questions que lui avait adressées le roi, la veille au soir, d’une manière aussi précise qu’un homme qui s’était rendu responsable de la sûreté du roi l’aurait dû faire. Son intention était alors de se faire instruire personnellement, s’il était possible, des moindres détails de cette affaire si importante, comme le devait celui qui allait se charger d’une si pesante responsabilité.

Ses connaissances locales eussent même été insuffisantes pour trouver l’appartement secret du docteur, s’il n’avait senti un savoureux fumet de gibier rôti qui embaumait certains passages obscurs, certains escaliers presque impraticables qu’il fallait monter et descendre, et même les armoires et les trous qu’il fallait traverser pour pénétrer jusqu’à une espèce de sanctum sanctorum, où Jocelin Joliffe servait au bon docteur un solennel déjeuner de gibier, avec un pot de petite bière remuée avec une branche de romarin, boisson que le docteur Rochecliffe préférait à toutes les autres. À côté de lui était Bévis assis sur la queue, allongeant la langue et faisant l’aimable, séduit probablement par le rare fumet du déjeuner qui avait triomphé de la dignité naturelle de son caractère.

L’appartement qu’occupait le docteur était une petite chambre octogone ayant des murailles très épaisses, où étaient pratiquées différentes issues conduisant dans diverses directions et communiquant aux diverses parties du château. Autour de lui étaient des ballots d’armes, et un baril de poudre, à ce qu’il semblait ; beaucoup de papiers en liasses, plusieurs clefs facilitant la correspondance par chiffres ; deux ou trois rouleaux couverts d’hiéroglyphes, qu’Albert prit pour des thèmes de nativité, et différents modèles de mécanique, science dans laquelle le docteur était de première force. On y voyait encore des instruments de différentes espèces, des masques, des manteaux, une lanterne sourde, et une quantité infinie d’objets qu’on ne saurait décrire, mais nécessaires aux manœuvres d’un hardi conspirateur à une époque dangereuse. Enfin, on apercevait une cassette pleine de monnaies d’or et d’argent marquées au coin de différents pays, qui restait ouverte, comme si c’était la moindre des choses dont s’embarrassait le docteur Rochecliffe, quoique ses manières en général annonçassent la gêne, sinon l’absolue pauvreté. Près de l’assiette du prêtre étaient une Bible et un livre de prières, avec quelques épreuves, pour employer l’expression technique, qui semblaient nouvellement tirées. À portée de sa main était aussi un dirk ou poignard espagnol, une corne à poudre, un mousqueton, avec une superbe paire de pistolets. Au milieu de cette singulière collection, le docteur expédiait son déjeuner avec appétit, et semblait aussi peu troublé des instruments dangereux qui l’environnaient, qu’un ouvrier accoutumé aux périls d’une manufacture à poudre.

« Eh ! jeune homme, » dit-il en se levant et en tendant la main, « venez-vous faire avec moi un déjeuner d’ami, ou me priver de mon repas du matin comme vous avez fait hier soir de mon souper, en m’accablant de questions hors de propos ? — Je rongerai un os avec vous de tout mon cœur, répondit Albert ; et en même temps, docteur, je vous adresserai plusieurs questions qui semblent venir assez à propos. »

À ces mots il se mit à table et aida le docteur à expédier deux canards sauvages et une brochetée de sarcelles. Bévis, qui tenait sa place avec patience et se faisait comprendre admirablement, eut sa part d’une rouelle de veau qui était aussi sur la table ; car, comme la plupart des chiens bien élevés, il refusait de manger des oiseaux aquatiques.

« Voyons donc, Albert Lee, » dit le docteur en mettant son couteau et sa fourchette dans son assiette, et dénouant la serviette de son cou dès que Jocelin fut parti ; « tu es encore le même que lorsque j’étais ton précepteur. Tu ne te contentais pas d’avoir appris une règle de grammaire, mais tu me persécutais toujours de questions pour savoir pourquoi la règle était ainsi et non autrement, curieux à l’excès d’explications que tu ne pouvais comprendre, comme Bévis qui, ayant faim, demandait une aile de canard qu’il ne pouvait manger. — J’espère que vous me trouverez plus raisonnable, docteur ; et en même temps que vous vous rappellerez que je ne suis plus sub ferulâ, mais dans une position où je ne suis pas libre d’agir d’après l’ipse dixit de personne, à moins d’être convaincu par mon propre jugement. Je mériterais d’être pendu, écartelé et coupé en quatre, si par mon imprudence il arrivait quelque malheur dans cette affaire. — Et c’est pour cela même, Albert, que je voudrais que vous l’abandonnassiez toute à mes soins sans vous en mêler. Vous dites que vous n’êtes plus sub ferulâ ; mais songez que pendant que vous combattiez sur le champ de bataille, je conspirais dans le cabinet ; que je connais toutes les manœuvres des amis du roi et tous les mouvements de ses ennemis, aussi bien qu’une araignée connaît chaque fil de sa toile. Réfléchissez à mon expérience, jeune homme. Il n’est pas un Cavalier dans tout le pays qui n’ait entendu parler de Rochecliffe le conspirateur. J’ai toujours été la cheville ouvrière de tout ce qui a été tenté depuis 1642… J’ai rédigé des déclarations, entretenu des correspondances, communiqué avec les chefs, recruté des troupes, procuré des armes, trouvé de l’argent, et marqué les rendez-vous. Je faisais partie de l’insurrection de l’ouest, et avant, j’avais participé à la pétition et au soulèvement de sir John Owen dans le pays de Galles ; bref j’ai été le chef de presque tous les complots tramés pour le roi, depuis l’affaire de Tomkins et de Challoner. — Mais tous ces complots n’ont-ils pas échoué ? Tomkins et Challoner ne furent-ils pas pendus, docteur ? — Oui, mon jeune ami, ils le furent comme bien d’autres avec qui j’ai conspiré ; mais c’est seulement pour n’avoir pas suivi implicitement mes avis. Vous n’avez jamais ouï dire que j’aie été pendu, moi ? — Ce moment pourra venir, docteur : tant va la cruche à l’eau… Ce proverbe est un peu usé, comme dirait mon père ; mais j’ai aussi, moi, quelque confiance en mon jugement, et quoique je révère infiniment l’Église, je ne puis me soumettre à une obéissance passive. Je vous dirai en deux mots les points sur lesquels il me faut des explications, et vous n’aurez plus qu’à m’en donner ou à envoyer dire au roi que vous vous y êtes refusé, et alors il quittera Woodstock, et tâchera, comme il en avait primitivement l’intention, de gagner la côte sans délai. — Eh bien donc, monstre soupçonneux, interroge-moi, et si tes questions sont telles que je puisse y répondre sans trahir la confiance que l’on m’a accordée, j’y répondrai. — D’abord, qu’est-ce donc que toute cette histoire d’esprits, de sorcelleries, d’apparitions ? et croyez-vous qu’il soit sûr pour Sa Majesté de rester dans une maison exposée à de pareilles visites, réelles ou supposées ? — Il faut vous contenter de ma réponse in verbo sacerdotis… Les circonstances dont vous parlez ne reviendront plus troubler Woodstock tant que le roi y demeurera. Je ne puis donner de plus amples explications, mais j’en réponds sur ma vie. — Alors, dit Lee, nous prendrons le docteur comme caution que le diable restera en paix avec notre souverain seigneur le roi. À merveille. Ensuite il a rôdé dans cette maison, presque toute la journée d’hier, un drôle appelé Tomkins, qui y a peut-être couché, un Indépendant forcené, secrétaire, ou quelque chose comme cela, du régicide Desborough. Il est bien connu ; c’est un fanatique farouche quant à ses opinions religieuses, mais dans les affaires privées clairvoyant, rusé et intéressé comme pas un de ces coquins. — Soyez convaincu que nous profiterons de son stupide fanatisme pour mettre en défaut son adresse… Un enfant peut conduire un pourceau, s’il a l’esprit d’attacher une corde à l’anneau qu’on lui a passé dans le museau, répondit le docteur. — Vous pouvez vous tromper, dit Albert : on rencontre aujourd’hui beaucoup de drôles de cette espèce, dont les vues sur le monde spirituel et temporel sont si différentes qu’elles ressemblent aux yeux d’un homme louche, dont l’un, oblique et dirigé en travers, ne voit que le bout de son nez tandis que de l’autre il possède une vue forte, pénétrante et subtile, quel que soit l’objet qu’il examine. — Mais nous appliquerons un emplâtre sur le bon œil, dit le docteur, et il ne pourra plus voir que de celui qui est imparfait. Vous devez savoir que ce drôle a toujours vu les plus nombreuses et les plus hideuses apparitions ; il n’a pas le courage d’un chat en pareille occasion, tout vaillant qu’il est contre des antagonistes humains. Je l’ai recommandé aux bons soins de Jocelin Joliffe, qui, en le faisant beaucoup boire, et en lui racontant des histoires de revenants, le rendrait incapable de savoir ce qui s’est passé, quand même vous proclameriez le roi en sa présence. — Mais enfin pourquoi garder un tel garnement ici ? — Allons, monsieur, calmez-vous : c’est un assiégeant, c’est une espèce d’émissaire que nous avons deviné ; et nous n’avons à craindre aucune visite tant que ses dignes maîtres se procureront des nouvelles de Woodstock par Fidèle Tomkins. — La fidélité de Jocelin m’est bien connue, dit Albert, et s’il peut m’assurer qu’il veillera sur le drôle, je ne serai nullement inquiet. Il ne connaît pas la valeur de l’enjeu, il est vrai, mais dès qu’il sait qu’il y va de ma vie, c’en est assez pour le rendre vigilant. Eh bien donc, je continue… et si Markham Éverard nous arrivait ?… — Nous avons sa parole du contraire, répondit Rochecliffe. Sa parole d’honneur nous a été donnée par son ami… Le croyez-vous assez vil pour la violer ? — Il en est incapable, et de plus, je crois que Markham n’abuserait pas de ce qu’il pourrait apprendre. Pourtant, Dieu fasse que, dans une affaire d’une si grande importance, nous ne soyons pas obligés de nous fier à qui que ce soit qui ait jamais porté les couleurs du parlement. — Amen ! dit le docteur. Vos inquiétudes sont-elles calmées à présent ? — J’ai encore une objection à vous faire à propos de cet impudent, de ce débauché, qui veut se faire passer pour Cavalier, qui s’est introduit hier soir dans votre compagnie, et a gagné le cœur de mon père par une anecdote du siège de Brentfort, que le coquin, j’ose le dire, n’a jamais vu. — Vous le connaissez mal, cher Albert… Roger Wildrake, quoique je ne le connaisse que depuis peu, est gentilhomme, a étudié le droit, et dépensé sa fortune au service du roi. — Dites plutôt au service du diable, répliqua Albert : ce sont des drôles comme lui qui, après avoir introduit la licence dans l’armée, sont tombés dans la fainéantise et la débauche, infestent le pays par leurs excès et leurs brigandages, et braillent à minuit dans les cabarets borgnes et dans les obscures tavernes, et qui, avec leurs grands serments, leur chaude loyauté et leur valeur d’ivrogne, font que les honnêtes gens eux-mêmes ont horreur de ce titre de Cavalier. — Hélas ! ce n’est que trop vrai ; mais devait-on espérer mieux ? Quand les plus hautes et les plus nobles classes de la société sont dispersées et confondues indistinctement avec les classes inférieures, elles sont exposées à perdre les plus précieux titres de leur rang dans la confusion générale des mœurs et des manières ; et de même quelques médailles d’argent perdront leur couleur et s’effaceront si on les secoue parmi de vieilles pièces de cuivre. La première médaille de toutes, même, celle que nous autres royalistes voudrions si volontiers porter sur nos cœurs, n’a peut-être pas échappé à quelque détérioration… Mais je laisse à d’autres le soin de traiter un pareil sujet. »

Toutes ces observations firent sérieusement réfléchir Albert ; puis il dit au docteur : « On reconnaît généralement, sans en excepter même ceux qui partagent votre opinion, que vous avez été parfois trop empressé à pousser les gens dans des pas dangereux.

— Dieu pardonne à ceux qui ont une si fausse opinion de moi ! — Que néanmoins vous avez plus fait et plus souffert pour l’amour du roi que personne de votre état. — Sous ce rapport on me rend justice, justice complète. — Je suis donc disposé à suivre vos plans, si, tout bien considéré, vous croyez qu’il soit sûr de rester à Woodstock. — Ce n’est pas la question, répondit le docteur. — Et quelle est-elle donc ? — Voici : est-il un plan meilleur ? Je suis fâché d’avoir à dire que la question est toute relative, toute de choix. Nous avons beau faire, sûreté absolue est un mot que nous ne pourrons, hélas ! prononcer de long-temps. Or, je soutiens que Woodstock, défendu et gardé comme il l’est à présent, est un asile de beaucoup préférable à tout autre. — Soit ; je vous donne gain de cause, car vos connaissances dans ces importantes manœuvres, sans parler de votre âge et de votre expérience, sont plus profondes et plus étendues que ne peuvent l’être les miennes. — Vous faites bien, répondit Rochecliffe ; et si d’autres avaient agi avec autant de défiance de leurs propres talents, et autant de confiance dans les personnes dûment compétentes, le siècle s’en serait mieux trouvé. C’est ainsi que l’intelligence se barricade dans sa forteresse, et que l’esprit monte à sa haute tour. » Et promenant ses yeux autour de son cabinet avec un air de satisfaction, il ajouta : « C’est là que l’homme sage prévoit la tempête et s’en garantit. — Alors, docteur, que notre prévoyance serve à certaine personne bien plus précieuse que nous-mêmes. Permettez-moi de vous le demander : avez-vous bien réfléchi si nous devions laisser notre précieux dépôt faire société avec la famille, ou s’il ne serait pas mieux qu’il habitât quelque coin ignoré du château. — Hum !… Je pense que le plus sûr est qu’il passe toujours pour Louis Kerneguy, et se tienne près de vous. — Je crains qu’il ne soit nécessaire que je fasse une petite excursion au dehors et que je me montre dans quelque partie éloignée du pays, de peur qu’en me venant chercher au château on n’y fasse une prise plus importante. — Je vous en prie, ne m’interrompez pas. Qu’il se tienne près de vous ou de votre père dans l’appartement de Victor Lee, ou aux environs ; vous savez qu’en ces endroits il lui serait facile de s’évader en cas de péril… Voilà ce que je trouve de mieux à faire pour l’instant… J’espère recevoir des nouvelles du vaisseau aujourd’hui… ou demain au plus tard. »

Albert Lee salua l’ecclésiastique actif, mais obstiné, admirant comme ce genre d’intrigue était devenu un élément où le docteur se complaisait, malgré tout ce que les poètes ont dit des horreurs qui assaillent les conspirateurs entre le projet et l’exécution d’un complot.

En sortant de l’appartement du docteur, il rencontra Jocelin qui le cherchait avec inquiétude. « Le jeune Écossais, » dit-il d’un air mystérieux, « s’est levé, et, m’entendant passer, il m’a appelé dans sa chambre. — Bien, répondit Albert, je vais le rejoindre. — Et il m’a demandé du linge et des habits plus propres, ce qui doit vous faire voir, monsieur, qu’il a le ton d’un homme qui est habitué à se faire obéir. Je lui ai donc donné un habillement complet qui se trouvait dans une armoire de la tour de l’est, et, une fois habillé, il m’a commandé de le conduire en présence de sir Henri Lee et de ma jeune maîtresse. Je voulais l’engager à attendre votre retour, mais il m’a tiré tout doucement les cheveux ; car, malgré tout, il est, ma foi, d’une humeur charmante, et m’a dit qu’il était l’hôte de maître Albert Lee et non son prisonnier… et quoique je songeasse bien que vous ne seriez pas content que je le laissasse s’échapper, et peut-être courir les risques d’être aperçu par des gens qui ne doivent pas le voir, que pouvais-je faire ? — Vous êtes un gaillard intelligent, Jocelin ; pénétrez-vous toujours bien de ce qu’on vous recommande. Ce jeune homme, j’en ai peur, n’obéira à personne de nous ; mais il nous faut veiller de près à sa sûreté… Avez-vous toujours l’œil sur cette espèce de prétendu maître-d’hôtel ? — Fiez-vous à moi, monsieur, et n’ayez point d’inquiétude. Mais, je voudrais bien que vous fissiez reprendre au jeune Écossais ses vieilles hardes, car votre habit qu’il porte à présent doit lui donner une tout autre tournure. »

À la manière dont s’exprimait le fidèle domestique, Albert vit qu’il soupçonnait ce qu’était réellement le page écossais ; pourtant il ne jugea point convenable de lui dévoiler toute la vérité, quoiqu’il ne doutât point de la fidélité de Jocelin ; il préféra le laisser à ses propres conjectures.

Plein d’inquiétude, il se rendit à l’appartement de Victor Lee, où Joliffe le prévint qu’il trouverait la société réunie. Un éclat de rire qui partit au moment où il mettait le doigt sur le loquet de la porte le fit tressaillir, tant cette joie était peu en harmonie avec les inquiétantes et mélancoliques réflexions qui l’agitaient ! Il entra, et trouva son père d’excellente humeur, riant et causant sans se gêner avec son jeune hôte, dont la tournure était tellement changée en mieux à l’extérieur, qu’il semblait presque incroyable que le repos d’une nuit, un peu de toilette et un habillement décent, l’eussent changé à ce point et en si peu de temps. On ne pouvait pas cependant attribuer la métamorphose seulement au changement de costume, quoiqu’il y eût, sans doute, aussi contribué. Il n’y avait rien de splendide dans l’habillement de Louis Kerneguy, que nous continuerons d’appeler ainsi par la suite. C’était seulement un habit de cheval en drap gris, orné de quelque broderie en argent et taillé à la mode des gentilshommes campagnards de l’époque ; mais il lui allait parfaitement, et s’accordait à merveille avec son teint brun, surtout quand il levait la tête et déployait les manières d’un gentleman non seulement bien élevé, mais encore accompli. Sa démarche, qui la veille était gauche et grossière, ne décelait plus alors qu’un léger embarras qu’on pouvait attribuer à une blessure qu’il avait reçue dans ces temps désastreux, et qui cependant lui donnait l’air plus intéressant que maladroit.

Les traits du fugitif étaient toujours aussi durs qu’auparavant, mais il avait quitté sa perruque rouge ; ses mèches de cheveux noirs, frisés avec l’aide de Jocelin, retombaient en boucles sur ses yeux, et au milieu de ces boucles brillaient de beaux yeux noirs qui répondaient à son visage animé qui, sans être beau, était expressif. Dans sa conversation il avait mis de côté toute cette rudesse de dialecte qu’il avait si fortement affectée le soir précédent ; et quoiqu’il parlât toujours un peu écossais pour soutenir son rôle de jeune gentilhomme d’Écosse, il ne l’employait plus au point de rendre son langage grossier ou inintelligible, mais seulement pour jouer convenablement le rôle qu’il avait pris.

Personne au monde ne savait mieux que lui se mettre à la portée de la société dans laquelle il se trouvait ; l’exil lui avait fait connaître la vie dans toutes ses nuances et ses variétés. Son esprit, sans être égal, était cependant gai… Il possédait cette espèce de philosophie épicurienne qui, même dans les difficultés et dans les périls extrêmes, peut, dans un intervalle de repos, profiter des jouissances du moment. Bref, jeune et malheureux, il fut un voluptueux de bonne humeur, mais à cœur dur, et se montra toujours le même lorsqu’il fut roi : sage quand ses passions ne le dominaient pas, bienfaisant quand sa prodigalité ne lui ôtait pas les moyens de bien faire et quand ses préventions lui en laissaient le désir. Ses défauts étaient tels qu’ils auraient souvent pu lui attirer de la haine, s’ils n’eussent été accompagnés de tant d’urbanité que la personne offensée ne pouvait garder le souvenir de l’offense.

Albert Lee trouva sa sœur, son père et le page supposé qui déjeunaient, et il se mit lui-même à table ; il restait spectateur pensif et inquiet de ce qui se passait, tandis que le page, qui avait déjà complètement gagné le cœur du bon vieux chevalier en contrefaisant le ton avec lequel les ministres écossais prêchaient en faveur de mon bon lord marquis d’Argyle, de la ligue solennelle du covenant, cherchait ensuite à intéresser la jolie Alice par des anecdotes, des aventures de guerre et de danger, que les femmes ont toujours écoutées avec un vif intérêt depuis le temps de Desdémona. Mais ce n’était pas seulement de périls sur terre et sur mer que parlait le page déguisé ; c’était plutôt et plus souvent des fêtes, des banquets, des bals étrangers où l’orgueil de la France, de l’Espagne et des Pays-Bas, était déployé aux yeux de leurs plus éminentes beautés. Alice était encore toute jeune, et, par suite de la guerre civile, n’avait été presque élevée qu’à la campagne, et souvent dans la solitude ; il n’était donc pas étonnant qu’elle écoutât volontiers, et le sourire sur les lèvres, les récits que le jeune gentilhomme, leur hôte et le protégé de son frère, leur faisait avec tant de gaîté, et auxquels il savait si bien donner une teinte d’aventures périlleuses et qu’il savait parfois entremêler de sérieuses réflexions, pour que son discours ne parût pas simplement léger et frivole.

Enfin sir Henri Lee riait aux éclats, Alice souriait de temps en temps, et tous paraissaient contents, à l’exception d’Albert, qui aurait pourtant eu grand’peine à justifier son silence.

Les débris du déjeuner furent enfin enlevés, grâce aux soins de l’active et gentille Phœbé, qui plus d’une fois regarda par dessus son épaule et s’arrêta même pour écouter le feu roulant de paroles lancées par leur nouvel hôte, qu’elle avait le soir précédent, tandis qu’elle servait le souper, jugé comme le plus stupide des étrangers à qui se fussent ouvertes les portes de Woodstock depuis le temps de la belle Rosemonde.

Quand ils furent seuls dans l’appartement, et qu’ils ne furent plus troublés par l’interruption des domestiques, ni par le bruit continuel qu’avait occasionné le service ou la desserte du déjeuner, Louis Kerneguy parut s’apercevoir davantage que son ami et son patron en apparence, qu’Albert enfin, ne devait pas rester toujours sans prendre part à la conversation, tandis qu’il réussissait lui-même à se concilier l’attention des membres de la famille qu’il ne connaissait que de la veille. Il alla donc se placer derrière lui, et s’appuyant sur le dos de sa chaise, dit d’un ton de bonne humeur qui rendait son intention complètement intelligible :

« Ou mon bon ami, mon guide, mon patron, a appris ce matin de trop mauvaises nouvelles pour oser nous les dire, ou il s’est heurté contre mon justaucorps en guenilles et mes bas de peau, et a accaparé par contact cette stupidité dont je me suis défait la nuit dernière en quittant ces misérables vêtements. De la gaîté, mon cher colonel Albert, si votre page chéri peut se permettre de parler ainsi… Vous êtes en société avec des gens dont la compagnie, chère à des étrangers, doit l’être doublement pour vous. Ventrebleu ! ami, de la gaîté ! Je vous ai vu gai comme pinson, après avoir mangé un morceau de biscuit et une bouchée de cresson… et vous ne seriez pas gai après avoir ainsi déjeuné, et même bu du vin du Rhin ? —  Mon cher Louis, » dit Albert faisant un effort sur lui-même, et presque honteux d’avoir gardé aussi long-temps le silence, « j’ai moins bien dormi et me suis levé plus tôt que vous. — Soit, dit son père ; encore n’est-ce pas une raison valable qui puisse excuser ce silence obstiné. Albert, vous nous revoyez, votre sœur et moi, comme de simples étrangers, après avoir été séparés si long-temps, et nous avoir donné autant d’inquiétude sur votre compte ; pourtant vous êtes revenu sain et sauf, et vous nous avez retrouvés en bonne santé. — Revenu, oui… mais en sûreté, mon cher père, c’est un mot qu’on ne pourra nous appliquer d’ici à quelque temps, à nous autres échappés de Worcester. Pourtant ce n’est point ma propre sûreté qui me rend inquiet. — Et pour qui le seriez-vous donc ?… Tous les bruits s’accordent à dire que le roi n’est plus sous la dent du chien. — Non sans quelque danger pourtant, » dit à voix basse Louis, pensant à sa rencontre avec Bévis le soir précédent.

« Oui, non sans danger, répéta le chevalier ; mais comme dit le vieux Will[65] :

Quelque chose de si divin
Entoure un monarque suprême,
Que la trahison elle-même
N’ose observer son front serein.

Oui, oui… grâce à Dieu ! on y a veillé ; notre fortune, notre espoir est parvenu à s’échapper, toutes les nouvelles l’assurent ; échappé de Bristol… Si je pensais autrement, Albert, je serais aussi triste que vous. Du reste, je me suis caché pendant un mois dans cette demeure à une époque où ma découverte eût occasionné ma mort ; c’était après le soulèvement de lord Holland et du duc de Buckingham à Kingston ! Et que je sois pendu si j’ai jamais pensé une seule fois à froncer le sourcil comme vous le faites ; mais j’ai enfoncé mon chapeau sur ma tête, et me suis moqué de l’infortune comme tout Cavalier doit le faire. — Si je pouvais hasarder un mot, dit Louis, ce serait pour assurer au colonel Albert Lee que je crois fermement que le roi, quelle que soit la position dans laquelle il se trouve en ce moment, serait bien plus malheureux s’il apprenait le découragement de quelqu’un de ses plus fidèles sujets. — Vous répondez hardiment au nom du roi, jeune homme, dit sir Henri. — Oh ! mon père était si souvent prés de lui, » répondit Louis se rappelant le rôle qu’il jouait.

« Je ne m’étonne donc pas que vous ayez sitôt repris votre bonne humeur et vos bonnes manières quand vous avez appris l’évasion de Sa Majesté. Ma foi, vous ne ressemblez pas plus au jeune homme que nous avons vu hier au soir, que le meilleur cheval de chasse que j’aie jamais eu ne ressemble à un cheval de charrette. — Oh ! un bon lit, un bon repas et la main d’un domestique font beaucoup, répondit Louis. On ne reconnaîtrait guère la rosse fatiguée dont on est descendu la veille, quand on la revoit le lendemain matin, se cabrant et hennissant, reposée, rassasiée, et prête à recommencer la course, surtout si l’animal est de bonne race, car ce sont ceux qui se remettent le plus vite. — Eh bien ! puisque votre père était courtisan, et que vous avez appris, je pense, quelque chose du métier, parlez-nous un peu, maître Kerneguy, de celui dont nous aimons tant à nous entretenir… du roi ; nous sommes tous ici sûrs et discrets, n’ayez donc pas peur. Il donnait de grandes espérances dans sa jeunesse ; je pense que les fleurs doivent promettre aujourd’hui des fruits abondants ? »

Pendant que le chevalier parlait, Louis baissa les yeux, et parut d’abord chercher sa réponse. Mais avec son admirable habileté à se tirer de pareils embarras, il répondit : « Que réellement il n’osait traiter un pareil sujet en présence de son patron, le colonel Albert, qui avait été plus à même que lui de juger du caractère du roi Charles. »

Albert fut donc aussitôt assailli par le chevalier, qui le supplia, ainsi qu’Alice, de donner à la compagnie des détails sur le caractère de Sa Majesté.

« Je parlerai d’après les faits, répondit Albert, et alors on ne m’accusera point de partialité. Si le roi n’avait pas un génie entreprenant et des talents militaires, il n’aurait jamais tenté l’expédition de Worcester… S’il n’avait pas un grand courage, il n’aurait pas disputé si long-temps la bataille que Cromwell la crut un moment perdue… Qu’il est aussi prudent que patient, les circonstances de sa fuite le prouvent ; qu’il possède l’amour de ses sujets, c’est évident, puisque, nécessairement connu de beaucoup d’entre eux, il n’est trahi par personne. — Honte à vous, Albert ! s’écria sa sœur ; est-ce ainsi qu’un bon Cavalier doit peindre son prince, appliquant mesquinement un exemple à chacun des éloges qu’il lui donne, comme un colporteur qui mesure de la toile à l’aune ?… Ah, fi !… je ne m’étonne pas que vous ayez été vaincu si vous combattiez aussi froidement pour votre roi que vous en parlez maintenant. — J’ai fait tout mon possible, sœur Alice, pour tracer un portrait qui ressemblât à l’original que j’ai vu et connu… Si c’est un portrait d’imagination qu’il vous faut, adressez-vous à un artiste plus ingénieux que je ne viens de me montrer. — Eh bien ! c’est moi qui vais être cet artiste, dit Alice, et dans mon portrait, notre monarque paraîtra avec toutes les qualités dignes de sa naissance, il sera tout ce qu’il doit être, dans son malheur même… tout ce que je suis sûre qu’il est, ainsi doit le croire tout cœur loyal de son royaume. — Bien, bien, Alice ! s’écria le vieux chevalier… nous mettrons ton portrait en parallèle avec celui de ton frère, et notre jeune ami jugera. Je parierais mon meilleur cheval, c’est-à-dire, je le parierais si on m’en avait laissé un seul, qu’Alice sera le plus habile des deux peintres… Le cerveau de mon fils, je pense, est encore tout troublé depuis sa défaite… il n’en a pas encore chassé la fumée de Worcester. Honte à toi !… être jeune, et te laisser abattre par une seule défaite ! si tu avais été battu vingt fois comme moi, c’est alors qu’il y aurait de quoi prendre un air triste… Mais, voyons, Alice ; les couleurs doivent être broyées sur ta palette… En avant, et donne-nous quelque chose qui ressemble aux portraits vivants de Van Dyck, pour le comparer à la peinture fade et sèche que voilà, et qui nous représente notre ancêtre Victor Lee. »

Alice, il faut l’observer, avait été élevée par son père dans les sentiments de loyauté excessive et même exagérée qui caractérisaient les Cavaliers, et réellement elle était royaliste enthousiaste. D’ailleurs l’heureux retour de son frère lui avait rendu sa gaîté ; elle souhaitait prolonger la bonne humeur à laquelle son père s’abandonnait pour la première fois depuis si long-temps.

« Eh bien donc, dit-elle, quoique je ne sois pas un Apelle, je tâcherai de peindre un Alexandre dont le modèle existe, je l’espère, et même suis déterminée à le croire, dans la personne de notre souverain exilé. J’ai foi en une prochaine restauration, et je ne prendrai pas ses traits ailleurs que dans sa propre famille. Il aura tout le courage chevaleresque, toute l’habileté militaire de son aïeul Henri de France, pour remonter sur son trône ; ce sera la même bienveillance, le même amour pour son peuple ; la même patience à écouter un conseil désagréable ; toute sa joie sera de sacrifier ses désirs et ses plaisirs au bien public, afin qu’il soit béni durant tout son règne, et que l’on garde si long-temps sa mémoire après sa mort que, pendant des siècles, on regardera comme un sacrilège de médire du trône qu’il aura occupé. Long-temps après sa mort, tant qu’il existera un vieillard qui l’aura vu, fût-il palefrenier ou domestique, sa vieillesse sera soignée aux frais de l’État, et ses cheveux gris seront plus respectés qu’une couronne de baronnet, parce qu’il se souviendra de Charles II, le monarque de tous les clans d’Angleterre. »

Tandis qu’Alice parlait, elle songeait n’être entendue que de son père et de son frère, car le page s’était retiré à l’écart de la compagnie, et rien ne le rappelait à la pensée d’Alice. Elle se laissa donc aller à son enthousiasme, et lorsque des larmes brillèrent dans ses beaux yeux, que ses beaux traits commencèrent à s’animer, on eût dit un chérubin descendu du ciel pour proclamer les vertus d’un monarque patriote. La personne que ce portrait intéressait principalement s’était retirée en arrière, comme nous l’avons dit, et se cachait le visage, mais de manière à se ménager la vue de la belle enthousiaste.

Albert Lee, qui savait en présence de qui cet éloge était prononcé, était fort embarrassé ; mais son père, dont les sentiments les plus chers étaient satisfaits, s’abandonnait au ravissement : « Voilà pour le roi, Alice ; mais parlez-nous maintenant de l’Homme. — Quant à l’Homme, » continua Alice sur le même ton, « je ne puis faire plus que de lui souhaiter les vertus de son malheureux père. Ses ennemis ont reconnu que si les vertus morales et religieuses étaient considérées comme les qualités qui méritent une couronne, personne n’avait un droit plus incontestable que lui à la réclamer ; tempérant, sage, frugal et pourtant magnifique pour récompenser le mérite… ami des lettres et des muses, mais réprimant avec sévérité le mauvais usage de ces dons du ciel ; le plus estimable des hommes, maître bienveillant ; le meilleur des amis, le meilleur des pères, le meilleur des chrétiens… » Ici sa voix commença à s’altérer, et déjà le mouchoir de son père était à ses yeux.

« Il était tout cela, ma fille… il était tout cela, s’écria sir Henri ; mais n’en dites pas davantage, je vous en prie… pas davantage sur ce sujet… En voilà assez : que son fils possède seulement ses vertus avec de meilleurs conseillers et une meilleure fortune, et il sera tout ce que l’Angleterre pourra souhaiter, même dans ses désirs les plus exigeants. »

Il y eut après ces paroles un moment de silence, car Alice se trouva confuse, comme si elle avait parlé avec plus de franchise et d’enthousiasme qu’il ne convenait à son sexe et à sa jeunesse. Sir Henri s’abandonnait à de tristes souvenirs sur le sort de son dernier souverain ; pendant ce temps-là, Kerneguy et son patron supposé éprouvaient de l’embarras, peut-être parce qu’ils étaient convaincus que le véritable Charles était bien au dessous du portrait idéal que l’on venait de tracer avec de si brillantes couleurs. Il est certains cas où des louanges exagérées ou inopportunes deviennent la satire la plus sévère.

Mais de telles réflexions n’étaient pas de nature à occuper longtemps celui auquel elles auraient pu être si grandement utiles. Il prit un ton railleur, ce qui est peut-être le moyen le plus commode d’échapper aux reproches que fait la conscience. « Tout Cavalier, dit-il, devrait fléchir le genou devant mistress Alice Lee, pour avoir fait un portrait si flatteur du roi notre maître, en mettant à contribution à son profit toutes les vertus de ses ancêtres ; seulement il est un point qu’il ne s’attendait pas qu’une femme aurait passé sous silence. Après avoir fait de lui, du chef de son grand’père et de son père, un modèle de toutes les vertus royales et privées, pourquoi ne pas l’avoir aussi gratifié des grâces personnelles qui distinguaient sa mère ?… Comment le fils d’Henriette-Marie, la plus belle femme de son temps, ne joindrait-il pas à toutes les autres qualités la recommandation d’un beau visage et d’une tournure élégante ?… Il a le même droit héréditaire à la beauté du corps qu’aux qualités de l’esprit, et le portrait avec cette addition serait parfait dans son genre… Dieu fasse qu’il soit ressemblant ! — Je vous entends, maître Kerneguy, dit Alice ; mais je ne suis point une fée, et ne puis accorder, comme les fées dans les contes de nos nourrices, les dons que la Providence a refusés. Je suis assez femme pour avoir pris des informations à ce sujet, et je tiens de source certaine que le roi, qui a reçu le jour de parents d’une beauté si extraordinaire, est d’une laideur peu commune. — Bon Dieu, ma sœur ! » dit Albert se levant dans un mouvement d’impatience.

« Comment ! c’est vous-même qui me l’avez dit, » répliqua Alice surprise de l’émotion qu’il montrait ; « et vous avez ajouté même… — C’est intolérable, murmura Albert ; il faut que je sorte pour parler à Jocelin sur-le-champ. Louis, » continua-t-il en jetant un regard suppliant sur Kerneguy, vous viendrez sûrement avec moi ? — Ce serait bien volontiers, » répliqua ce dernier en souriant malicieusement ; « mais vous voyez combien je souffre encore de la blessure qui me fait boiter… Non, non, Albert, » lui dit-il tout bas en résistant aux efforts que faisait le jeune Lee pour l’engager à sortir ; « pouvez-vous supposer que je sois assez fou pour me fâcher de cela ?… au contraire, j’ai le désir d’en profiter. — Dieu le veuille ! » se dit en lui-même le jeune homme en quittant la chambre ; « ce sera la première leçon dont vous ayez jamais profité ; et que le diable confonde les intrigues et les intrigants qui m’ont décidé à vous amener dans cette maison ! » Et il alla dissiper sa mauvaise humeur dans le parc.


CHAPITRE XXIII.

RÉFLEXIONS.


C’est ici, dit-on, qu’il vient chaque jour avec ses fougueux compagnons de débauches ; et lui, jeune, léger, efféminé, se fait un point d’honneur d’être le patron de cette bande dissolue.
Shakspeare. Richard II.


La conversation qu’Albert avait inutilement tâché d’interrompre continua sur le même sujet après son départ. Elle plaisait à Louis Kerneguy, car la vanité personnelle et la susceptibilité contre un juste reproche, n’étaient pas au nombre de ses défauts ; et à vrai dire, elles étaient incompatibles avec un esprit qui, réuni à des principes plus solides, et à plus de résolution et de fermeté, avec moins d’égoïsme, aurait mérité à Charles un rang distingué parmi les monarques anglais. De son côté, sir Henri écoutait avec une joie bien naturelle les nobles sentiments exprimés par un être aussi cher que sa fille. Il avait un esprit plus sensé que brillant, et il possédait cette espèce d’imagination qui s’anime difficilement, à moins d’être excitée par une autre, comme le globe électrique ne produit des étincelles qu’après avoir été frotté contre ses coussins. Il fut donc charmé quand Kerneguy poursuivit la conversation, en faisant observer que mistress Alice Lee n’avait point expliqué comment la bonne fée, qui avait fait présent de toutes les qualités de l’esprit, n’avait point réparé les imperfections corporelles.

« Vous vous méprenez, monsieur, répondit Alice ; je ne parle point au présent ; seulement je m’efforce de peindre notre roi tel que j’espère qu’il est… tel que je suis sûre qu’il peut être, pourvu toutefois qu’il le veuille. La voix générale, qui m’a appris que son extérieur était désagréable, parle aussi de ses talents, comme étant du premier ordre. Ainsi, il a les moyens d’atteindre à la perfection, s’il les cultive soigneusement et s’il en fait un bon usage ; s’il maîtrise ses passions, et n’écoute que la voix de la raison… Tout homme honnête ne peut être habile ; mais tout homme habile peut, s’il le veut, se distinguer en même temps par ses vertus et ses talents. »

Le jeune Kerneguy se leva brusquement et fit un tour dans la chambre, avant que le chevalier pût faire aucune observation sur ce singulier mouvement de vivacité ; il se rassit sur sa chaise, et dit d’une voix un peu altérée : « Il paraît, à ce que je vois, mistress Alice Lee, que les bons amis qui vous ont fait le portrait de ce pauvre roi, l’ont aussi maltraité sous le rapport de la moralité que de la figure. — Vous avez été mieux que moi à même d’en juger, monsieur ; mais le bruit public l’accuse d’une licence qui, de quelque manière que les courtisans l’excusent, ne convient pas, pour ne rien dire de plus, au fils du martyr. Je serais heureuse si ces bruits étaient contredits par des personnes mieux informées. — Je suis étonné, dit sir Henri Lee, que vous soyez assez folle, Alice, pour faire allusion à de pareilles choses : ce sont de pures calomnies inventées par les coquins qui ont usurpé le gouvernement, des contes imaginés par nos ennemis. — Monsieur, » dit Kerneguy en riant, « votre zèle ne doit point vous porter à imputer à nos ennemis les calomnies dont ils ne sont pas coupables. Mistress Alice m’a fait une question : je puis seulement répondre que personne ne peut être plus dévoué que je ne le suis au roi, que je suis enthousiaste de ses mérites, et aveugle pour ses défauts ; en un mot, que je serais le dernier homme au monde à abandonner sa cause, tant qu’elle sera tenable. Néanmoins, je dois avouer que, si la morale un peu relâchée de son grand’père, le roi de Navarre, n’est pas tout-à-fait la sienne, le pauvre Charles a pris sa part de certains défauts qui ternirent la gloire de ce grand prince… j’avoue qu’il a le cœur un peu tendre près de la beauté… Ne le blâmez pas trop sévèrement, jolie mistress Alice ; quand le malheureux destin d’un homme l’a placé au milieu des ronces, on serait cruel de lui défendre de cueillir quelques roses qu’il rencontre parmi elles. »

Alice, qui pensait probablement en avoir dit assez, s’était levée pendant que maître Kerneguy parlait, et sortit avant qu’il eût achevé, n’ayant pas l’air d’entendre la question qu’il lui adressait en finissant. Son père approuva son départ ; il ne pensait pas que la tournure que Kerneguy avait donnée à l’entretien convînt beaucoup aux oreilles de sa fille ; et désirant rompre la conversation sans blesser les convenances : « Je vois, dit-il, que c’est le moment où, comme dit Will, les affaires du ménage réclament la présence de ma fille ; je vous inviterai donc, jeune homme, à prendre un peu d’exercice, en faisant assaut avec moi à la rapière seule ou à la rapière et au poignard, ou avec vos armes nationales, la claymore et le bouclier ; pour tous ces exercices, ou pour tout autre que vous voudrez choisir, nous trouverons tout ce qui sera nécessaire dans le vestibule. — Ce serait trop d’honneur pour un pauvre page d’essayer une passe d’armes avec un chevalier aussi renommé que sir Henri Lee ; et il aurait désiré en profiter avant son départ de Woodstock ; mais pour le moment sa blessure le fait tant souffrir que cette épreuve tournerait trop à son désavantage. »

Sir Henri Lee proposa alors de lui lire une pièce de Shakspeare, et, à cet effet, il ouvrit le volume de Richard II ; mais à peine eut-il débité :


Un Jean de Gand confédéré,
Lancastre long-temps honoré,


que le jeune homme fut saisi sur-le-champ d’une crampe violente qui lui rendait la promenade absolument nécessaire. En conséquence il demanda la permission de sortir quelques instants dans le cas où sir Henri Lee penserait qu’il pourrait le faire sans danger.

« Je puis répondre de deux ou trois de nos gens qui nous restent encore, dit sir Henri Lee, et je sais que mon fils leur a ordonné d’être constamment aux aguets ; si vous entendez sonner la cloche de la Loge, vous aurez soin de revenir sur-le-champ à la maison, en passant auprès du chêne du Roi que vous voyez dans cette clairière, et qui domine les autres arbres. Nous aurons quelqu’un qui restera en cet endroit pour vous introduire secrètement dans la maison. »

Le page écouta cet avis prudent avec l’impatience d’un écolier qui, désireux de mettre à profit son dimanche, entend sans y faire attention la recommandation de son précepteur ou de son père qui l’engage à ne pas s’échauffer.

Tout ce qui avait rendu l’intérieur de la Loge agréable avait disparu lorsqu’Alice Lee se fut retirée, et le jeune page alerte échappa au plus vite à l’exercice et à la lecture que sir Henri Lee lui avait proposés ; il attacha sa rapière à son côté, prit son manteau, ou plutôt celui qui faisait partie des vêtements qu’il avait empruntés, ayant soin de le relever de manière à se couvrir le visage, et à ne laisser voir que ses yeux. D’ailleurs, c’était la mode à cette époque de porter ainsi son manteau dans les rues, à la campagne, dans les lieux de rassemblement, toutes les fois que l’on voulait marcher tranquille, et s’éviter la peine de répondre aux saluts et aux félicitations. Il traversa l’esplanade qui séparait la Loge du bois avec la légèreté d’un oiseau échappé de sa cage, et qui, joyeux de sa liberté, sent en même temps qu’il a besoin de protection et d’abri ; le bois semblait propre à procurer l’un et l’autre au jeune fugitif.

Quand il fut à l’ombre des branches et dans l’obscurité de la forêt, à l’abri de toute observation, quoique à portée de voir encore la façade de la Loge et l’espace découvert qui se trouvait devant, le prétendu Louis Kerneguy donna cours à ses réflexions.

« Quelle mésaventure !.. Faire assaut avec un vieillard goutteux qui ne connaît pas, j’ose le dire, d’autres coups que ceux que l’on portait du temps du vieux Vincent Sariolo ; ou, misère d’une autre espèce, l’entendre lire un de ces imbroglios de scènes que les Anglais appellent une pièce de théâtre, du prologue à l’épilogue, depuis la première entrée jusqu’à l’exeunt omnes[66] ! C’eût été une horreur sans pareille, une pénitence qui aurait rendu une prison encore plus sombre, et ajouté à l’ennui de Woodstock. »

Il s’arrêta un instant en cet endroit, regarda autour de lui, et reprit le cours de ses méditations. « C’était donc ici qu’autrefois le vieux Normand cachait sa jolie maîtresse. Je garantis, sans l’avoir vu, que Rosemonde Clifford ne fut jamais à beaucoup près aussi belle que cette aimable Alice Lee ; quel feu il y a dans l’œil de cette jeune fille ! avec quel abandon, quel entraînement elle débita ce discours enthousiaste, ne cherchant qu’à exprimer les sentiments dont elle était alors pénétrée ! Si je reste long-temps ici, en dépit de la prudence et de beaucoup d’autres obstacles, je tenterai de la réconcilier avec la laide figure de ce prince si peu favorisé du ciel… Peu favorisé ! c’est une sorte de trahison pour une fille qui affecte tant de loyauté, de parler ainsi de son roi ; et, à mon avis, cela mérite châtiment… Ah ! jolie mistress Alice, bien des mistress Alice avant vous ont fait de semblables exclamations sur les irrégularités du genre humain, sur la perversité du siècle, et ont fini par être bien aises de se prévaloir de l’une et de l’autre pour leur propre compte.

« Mais son père, ce vieux et brave Cavalier, le vieil ami de mon père, si pareille chose arrivait, il en aurait le cœur navré… Il est trop raisonnable pour cela. Si je donnais à son petit-fils le droit d’ajouter à ses armes celles de l’Angleterre, qu’importe si l’on y voit en travers la barre de bâtardise !… Baste, au lieu de le déshonorer, c’est là une distinction glorieuse. Les hérauts, à leurs premières visites, le placeraient d’un degré plus haut sur le rôle de la noblesse ; ensuite, s’il se montrait un peu récalcitrant, le vieux traître ne le mérite-t-il pas ? Premièrement pour avoir eu la déloyale intention de faire à mon corps des marques de noir et de bleu, avec ses vils fleurets. Secondement, pour avoir comploté avec Will Shakspeare, un drôle aussi vieux que lui, de me lire, à m’en faire mourir, cinq actes d’une pièce historique, d’une chronique intitulée : La Vie et la Mort piteuse de Richard II. Ventrebleu ! ma propre vie est déjà assez piteuse elle-même, je pense ; et ma mort s’en ressentira beaucoup, autant que je puis le prévoir. Ah ! mais ensuite le frère… mon ami… mon guide… ma garde… cette intrigue que je médite le touche un peu ; elle ne lui semblerait pas des plus belles. Mais ces frères fanfarons, rodomonts et vindicatifs n’existent que sur le théâtre. Que, pour venger sa sœur qui a été séduite, si elle-même n’est pas coupable de séduction, ce qui peut arriver, un frère poursuive un malheureux avec autant d’acharnement que si celui-ci lui avait marché sur l’orteil sans s’excuser, c’est une chose entièrement passée de mode depuis que Dorset tua le lord Bruce, il y a déjà long-temps. Bah ! quand un roi est l’offenseur, le plus vaillant homme ne perd pas grand’chose à souffrir une petite injure qu’il ne peut personnellement venger. Et en France il n’est pas un noble seigneur qui ne retroussât son chapeau d’un pouce plus haut, s’il pouvait se vanter d’une pareille alliance avec le grand monarque. »

Telles furent les pensées qui vinrent assaillir l’esprit de Charles, dans les premiers moments après sa sortie de la Loge de Woodstock, et à son entrée dans la forêt dont elle était entourée. Cette logique perverse ne doit cependant pas être attribuée à la disposition naturelle de son cœur, et sa raison qui était droite ne l’admettait pas sans scrupule ; mais il avait été conduit à adopter ces arguments par suite d’une intimité trop étroite avec les jeunes seigneurs légers et corrompus parmi lesquels il avait passé sa vie. C’était le résultat de ses entretiens avec Villiers, Wilmot Sedley, et autres dont le génie devait corrompre ce siècle ainsi que le monarque. De tels hommes élevés dans la licence de la guerre civile sans être soumis au frein que dans les temps ordinaires l’autorité des parents et d’une famille impose aux passions fougueuses de la jeunesse, s’étaient livrés à toute espèce de vices ; ils étaient capables d’en inspirer le goût par leurs préceptes comme par leurs exemples ; et ils tournaient sans pitié en ridicule tous les nobles sentimens qui empêchent les hommes de satisfaire leurs passions désordonnées.

Les événements de la vie du roi l’avaient disposé à admettre cette doctrine épicurienne ; malgré tous ses droits à la compassion et à l’assistance, il s’était vu accueilli froidement par les Cours qu’il avait visitées ; il en avait été traité plutôt comme un suppliant qu’on n’ose repousser, que comme un monarque exilé. Il avait vu ses droits mêmes et ses prétentions n’exciter que le mépris et l’indifférence, et dans la même proportion, il s’était laissé aller à la dureté de cœur, à l’égoïsme et aux plaisirs qui lui assuraient des dédommagements immédiats. S’il se les procurait aux dépens du bonheur des autres, devait-il, à cet égard, être bien scrupuleux, quand il n’agissait que par imitation.

Mais quoique les bases de ce malheureux système fussent déjà consolidées chez lui, cependant le prince encore jeune n’était pas aussi complètement livré à ces principes pervers qu’il le fut plus tard, quand une porte s’ouvrit inopinément pour sa restauration. Au contraire, quoique les raisonnements d’un débauché que nous avons rapportés plus haut, comme s’il les avait exprimés lui-même, se présentassent sans aucun doute à son esprit comme ceux qui lui auraient été suggérés en pareille occasion par ses conseillers ordinaires, cependant il fit réflexion que ce qui aurait passé pour une peccadille en France et dans les Pays-Bas, ou qui aurait été le sujet d’un conte amusant ou d’une pasquinade pour les beaux esprits de sa cour errante, serait probablement regardé comme une horrible ingratitude et une trahison infâme par la noblesse anglaise, et porterait un coup funeste et peut-être irrémédiable à ses intérêts, parmi les plus vieux et les plus respectables gentilshommes qui lui étaient attachés. Il lui vint aussi à la pensée… car son intérêt personnel ne lui échappait pas même dans cette manière d’envisager la question… qu’il était au pouvoir des Lee, père et fils, qui avaient toujours passé au moins pour suffisamment scrupuleux sur le point d’honneur ; et s’ils soupçonnaient seulement un affront semblable à celui dont il avait conçu la pensée, ils ne seraient pas en peine de trouver les moyens d’en tirer une vengeance éclatante, soit par leurs propres mains, soit par celles de la faction dominante.

« Le danger de faire rouvrir la fatale fenêtre à Whitehall, et de renouveler la tragédie de l’homme masqué[67], serait une pénitence plus sévère, pensa-t-il en dernier lieu, que le vieux banc de repentance en Écosse[68], et, toute jolie que soit Alice Lee, je ne m’en gagerai pas pour cette intrigue à courir de pareils risques. Ainsi, adieu, charmante jeune fille ! à moins que, comme cela s’est vu quelquefois, il ne te prenne fantaisie de te jeter aux genoux de ton roi, et, dans ce cas, je suis trop magnanime pour te refuser ma protection… Et cependant, quand je me représente ce vieillard pâle et glacé comme un mort, ainsi que je l’ai vu hier au soir étendu devant moi, quand je me figure la fureur d’Albert Lee transporté d’indignation, la main sur une épée que la loyauté seule l’empêche de plonger dans le cœur de son souverain… Non, ce tableau est trop horrible ! Charles doit pour toujours changer son nom en celui de Joseph, quelque tentation qu’il puisse éprouver : et puisse la fortune bienveillante ne pas m’y exposer !… »

Pour dire la vérité sur un prince plus malheureux par le choix des compagnons de ses premières années et par l’endurcissement auquel il s’habitua, par les aventures et la vie désordonnée de sa jeunesse, que par ses dispositions naturelles, Charles se détermina d’autant plus facilement à prendre ce parti, qu’il n’était pas sujet à ces passions violentes et irrésistibles pour l’accomplissement desquelles on sacrifie sans regret le monde entier. Ses amours, ils furent comme bien d’autres de ce siècle, plutôt affaire d’habitude et de mode que de tendresse et de passion ; et, en se comparant à cet égard à son grand-père Henri IV, il ne rendait exactement justice ni à son aïeul ni à lui-même. Pour parodier les expressions d’un poète entraîné par ces passions orageuses qui ont besoin d’une occasion pour s’élever, il n’était

De ces gens aimant tendrement,
Et de ces gens aimant aveuglément.

Un amour n’était pour lui qu’un sujet d’amusement, une suite naturelle, à ce qu’il lui semblait, du cours ordinaire des choses dans la société. Il ne se mettait pas en peine de déployer l’art d’un séducteur, parce qu’il avait rarement trouvé l’occasion de le faire ; son rang, et la corruption de quelques femmes des sociétés où il avait vécu le lui rendant inutile ; de plus, il avait par la même raison rarement rencontré des parents ou même des maris qui s’étaient opposés à ce que les choses suivissent leur cours naturel.

Ainsi, malgré la perversité de sa morale, et quoiqu’il se fût fait un système de ne croire ni à la vertu des femmes, ni à l’honneur des hommes en ce qui concernait la réputation de leurs épouses ou de leurs filles, Charles n’était pas homme à introduire, de propos délibéré, le déshonneur dans une famille où une conquête pouvait être vivement contestée, entourée d’obstacles, et suivie d’une affliction universelle, indépendamment des passions plus violentes qui s’allumeraient contre l’auteur d’un pareil scandale.

Mais le danger de la société du roi consistait en ce qu’il ne croyait pas à la possibilité d’un cas où le remords pût remplir d’amertume le cœur de la principale victime, et le ressentiment passionné de sa famille exposer le séducteur à de grands périls. Il avait vu sur le continent de pareilles affaires traitées comme des choses fort ordinaires, et qui s’arrangeaient toujours aisément lorsqu’un homme d’un haut rang y était intéressé. En général, il était d’un scepticisme absolu sur la vertu des deux sexes, et disposé à la considérer comme un voile dont la pruderie s’enveloppait chez les femmes, et chez les hommes comme une hypocrisie pour faire payer plus cher leurs complaisances.

Pendant que nous discutons la nature de ses dispositions à la galanterie, ce monarque fut conduit par le chemin qu’il avait choisi au hasard, à travers mille détours, sous les fenêtres de l’appartement de Victor Lee, à l’une desquelles il aperçut Alice soignant et arrosant des fleurs placées sur le balcon. Il était facile, pendant le jour, d’y monter, quoiqu’il eût trouvé difficile de l’escalader pendant la nuit ; mais Alice n’était pas seule ; son père se montra aussi à la fenêtre, et il fit signe à Charles de venir le joindre. La réunion de famille paraissait alors plus attrayante qu’auparavant, et le monarque fugitif, las de combattre ainsi les remords de sa conscience, était disposé à laisser aller les choses au gré du hasard.

Il franchit lestement l’escalier en ruine et fut accueilli cordialement par le vieux chevalier qui faisait grand cas de l’agilité. Alice aussi parut revoir avec plaisir ce vif et intéressant jeune homme. Sa présence, et la gaîté naturelle que lui inspirèrent les saillies du page, excitèrent celui-ci à déployer cet esprit brillant et enjoué que personne ne possédait à un plus haut degré que lui.

Ses remarques satiriques enchantaient le vieux gentilhomme ; il riait aux larmes en voyant le jeune homme, dont il était si loin de soupçonner le rang, imitant, pour le divertir, différents membres du clergé presbytérien d’Écosse, le pauvre et orgueilleux hidalgo du Nord, la morgue, l’importance et l’accent celtique du chef montagnard, caractères que son séjour en Écosse lui avaient rendus familiers. Alice aussi riait et applaudissait ; elle s’amusait, et voyait avec joie son père s’amuser comme elle. Tous trois étaient d’une gaîté charmante quand Albert Lee entra ; il cherchait Louis Kerneguy pour aller ensemble causer avec le docteur Rochecliffe, que son zèle, sa persévérance, la variété merveilleuse de ses connaissances, avaient rendu leur pilote au milieu de ces circonstances difficiles.

Il n’est pas nécessaire de faire connaître au lecteur tous les détails de leur entretien : les renseignements obtenus étaient favorables ; l’ennemi paraissait ne s’être pas douté que le roi avait pris la route du Sud ; on continuait de croire qu’il s’était échappé de Bristol, comme le bruit en avait couru, et comme en effet le prince en avait eu le projet. Mais le capitaine du navire sur lequel il devait s’embarquer, craignant pour sa sûreté personnelle, avait mis à la voile sans son royal passager ; mais son départ et le soupçon du motif de son arrivée firent croire généralement que le roi était parti avec lui.

Ces nouvelles étaient consolantes, mais le docteur en avait reçu de la côte de moins agréables. On trouvait de grandes difficultés à se procurer un navire auquel on pût confier un dépôt si précieux, et surtout on engageait Sa Majesté à ne point s’approcher de la côte jusqu’à ce qu’on l’eût avertie que tout était près pour son départ.

Personne ne pouvait indiquer une retraite plus sûre que celle qu’il occupait en ce moment. Le colonel Éverard ne passait certainement pas pour ennemi personnel du roi, et Cromwell, à ce qu’on croyait, avait en lui une confiance sans bornes. L’intérieur de la Loge offrait des cachettes sans nombre, des issues secrètes connues seulement des anciens habitants du château… et du docteur Rochecliffe mieux que d’aucun d’eux ; car lorsqu’il était recteur de la ville voisine, son goût pour les recherches d’antiquités l’avait engagé à faire de nombreuses excursions parmi les vieilles ruines, et l’on croyait que, dans plus d’un cas, il avait gardé pour lui seul le résultat de ses découvertes.

Ces avantages étaient balancés par quelques inconvénients ; il n’était pas douteux que les commissaires du parlement étaient toujours dans le voisinage, et qu’ils profiteraient de la première occasion favorable pour user de leur autorité. Mais il n’était pas probable qu’une telle occasion dût se présenter, et l’on croyait généralement, comme l’influence de Cromwell et de l’armée augmentait de jour en jour, que les commissaires désappointés n’entreprendraient rien de contraire à ses volontés, et qu’ils attendraient avec patience une commission qui les indemniserait de celle qui venait de leur échapper. Le bruit, propagé par maître Joseph Tomkins, s’était répandu qu’ils s’étaient résolus à se retirer d’abord à Oxford, et qu’ils faisaient leurs préparatifs à cet effet. Cela devait augmenter la sécurité de Woodstock. Il fut donc arrêté que le roi, sous le nom de Louis Kerneguy, continuerait de demeurer à la Loge jusqu’à ce qu’on se fût procuré un vaisseau pour son départ dans le port qui serait jugé le plus sûr et le plus convenable.


CHAPITRE XXIV.

LE DUEL.


Les serpents les plus dangereux sont ceux qui se cachent sous les fleurs ; qui mêlent leur peau brillante aux boutons de diverses couleurs, dont l’œil étincelle comme une goutte de rosée, scintillant ainsi qu’une paillette sur les feuilles ; ils ressemblent si bien à tout ce que la nature a de moins redoutable, que la simple innocence, qui ne redoute point le danger, est atteinte de leur venin sans s’en douter.
Ancienne comédie.


Charles (car nous devons maintenant lui donner son vrai nom) se résigna sans peine aux circonstances qui rendaient nécessaire son séjour à Woodstock. Sans doute il aurait mieux aimé se mettre en sûreté en fuyant sur-le-champ de l’Angleterre ; mais il avait été déjà condamné à se retirer dans bien des retraites incommodes, à prendre bien des déguisements désagréables, à faire de longs et pénibles voyages, durant lesquels, poursuivi sans cesse par des officiers de justice du parti vainqueur, et des détachements de soldats dont les chefs prenaient sur eux d’agir de leur autorité privée, il avait couru plus d’une fois le risque d’être découvert. Il était donc joyeux de profiter de quelques moments de repos et de sûreté, en comparaison au moins de tout ce qu’il avait souffert.

Il faut ajouter aussi que Charles s’était entièrement réconcilié avec la société de Woodstock depuis qu’il la connaissait mieux ; il avait remarqué que, pour plaire à la belle Alice et se procurer souvent le plaisir de sa compagnie, rien n’était plus nécessaire que de se soumettre aux fantaisies et de rechercher l’amitié du vieux chevalier son père. Quelques assauts d’armes, dans lesquels Charles eut soin de ne pas déployer toute son habileté ni toute la force et l’activité de sa jeunesse ; la patience d’écouter quelques scènes de Shakspeare, que le chevalier lisait avec plus d’enthousiasme que de goût ; quelque talent en musique, art dans lequel le vieillard avait été grand amateur ; la déférence qu’il affectait pour quelques opinions surannées dont il riait en lui-même, tout cela était plus que suffisant pour obtenir au prince déguisé l’amitié de sir Henri Lee, et lui concilier au même degré la bienveillance de son aimable fille.

Il n’y eut jamais deux jeunes gens dont on pût dire qu’ils commencèrent un pareil genre de liaison avec des avantages si inégaux. Charles était un libertin ; et si de sang-froid il ne formait pas le dessein de conduire sa passion pour Alice à une conclusion déshonorante, il pouvait à chaque instant céder à la tentation de mettre à l’épreuve une vertu à laquelle il ne croyait pas. Alice de son côté savait à peine ce que signifiaient les mots de libertin et de séducteur : sa mère était morte dans les premiers temps de la guerre civile, et elle avait été élevée presque exclusivement avec son frère et son cousin. Il en était résulté que ses manières étaient celles d’une jeune fille inconséquente qui ne redoute rien et ne soupçonne rien. Charles pouvait, devait peut-être interpréter cette liberté d’Alice d’une manière favorable à ses propres vues ; de plus, l’amour d’Alice pour son cousin… cette première émotion qui inspire au cœur le plus simple et le plus innocent un sentiment de réserve et de crainte à l’égard des hommes en général, n’avait point éveillé cette alarme dans son sein, car ils étaient proches parents. Éverard, quoique jeune, était plus âgé qu’elle de quelques années, et dès son enfance il avait été l’objet de son respect autant que de son affection. Quand cette intimité enfantine se changea en un amour déclaré et payé de retour, elle différa toujours en quelque point de la passion qui existe entre deux amants qui ont vécu étrangers l’un à l’autre jusqu’au moment où leurs affections se sont unies par l’effet ordinaire de la galanterie. Leur amour était plus tendre, plus familier, plus confiant, peut-être aussi plus pur et moins exposé à des accès de passion violente et aux craintes de la jalousie.

La possibilité qu’un autre homme se déclarât le rival d’Éverard dans son cœur ne s’était jamais présentée à l’esprit d’Alice, et il ne lui était jamais venu à l’idée que ce singulier Écossais avec lequel elle riait à cause de sa bonne humeur et dont elle se moquait à cause de ses bizarreries, pût être pour elle un être dangereux et dont elle dût se méfier ; c’est ce que son imagination n’avait jamais conçu. L’espèce d’intimité qui existait entre eux ressemblait à celle qu’elle aurait accordée à une compagne de son sexe dont elle n’aurait pas toujours les manières, mais dont la société lui aurait semblé amusante. Il était naturel que la liberté de la conduite d’Alice, qui était le résultat de l’indifférence la plus complète, parût à son royal amant une sorte d’encouragement, et que la résolution qu’il avait prise de ne point céder à la tentation de violer l’hospitalité de Woodstock, commençât à chanceler à mesure que les occasions favorables devenaient plus fréquentes.

Ces occasions se multiplièrent, Albert étant parti de Woodstock le lendemain de son arrivée. Il avait été convenu en grand conseil entre Charles et Rochecliffe qu’Albert irait rendre visite à son oncle Éverard dans le comté de Kent, afin qu’en se montrant dans ce pays, il prévînt les soupçons qu’aurait fait naître sa résidence à Woodstock, et ne laissât aucun prétexte pour troubler la famille de son père, comme ayant donné asile à un officier qui avait si récemment pris les armes contre le roi. Il avait aussi entrepris, malgré tous les risques qu’il pouvait courir, de visiter différents points de la côte, et de reconnaître ceux qui offraient le plus de sécurité, et où le roi pourrait s’embarquer pour quitter l’Angleterre.

Ces mesures étaient prises pour le salut du roi et faciliter sa fuite ; mais Alice se trouvait ainsi privée de la présence de son frère, qui aurait été son plus vigilant gardien. À la vérité il avait attribué les propos légers du roi, dans une occasion récente, à la gaîté de son caractère, et il aurait cru faire grand tort à son souverain s’il l’avait soupçonné de violer indignement les lois de l’hospitalité en formant sur Alice des projets déshonorants.

Cependant, parmi les habitants de Woodstock, il en était deux qui voyaient toujours d’un mauvais œil et Charles et ses projets. Le premier était Bévis qui, depuis leur première rencontre peu amicale, semblait avoir conservé contre le nouvel hôte une aversion que toutes les avances de Charles ne pouvaient vaincre. Si par hasard le page se trouvait seul avec sa jeune maîtresse, il trouvait toujours moyen d’y être en tiers. Il s’approchait de la chaise d’Alice, et grondait quand le galant s’approchait d’elle. « C’est une pitié, dit le prince déguisé, que votre Bévis ne soit pas un boule-dogue ; car nous pourrions une fois le traiter comme une Tête-ronde. Il est trop beau, trop noble, trop aristocratique, pour entretenir des préjugés inhospitaliers contre un pauvre Cavalier proscrit. Je suis convaincu que l’esprit de Pym ou de Hampden a passé dans cet animal, et qu’il continue à montrer sa haine contre la royauté et tous ses partisans. »

Alice répondait alors que Bévis était loyal sous tous les rapports, et que seulement il partageait les préjugés de son père contre les Écossais, préjugés assez violents, ainsi qu’elle était obligée de le reconnaître.

« Eh bien donc ! dit le prétendu Kerneguy, il faut que je trouve quelque autre raison ; car je ne puis supposer que le ressentiment de Bévis n’ait d’autre cause qu’une antipathie nationale. Nous croirons donc que quelque galant Cavalier qui est parti pour la guerre et n’en est jamais revenu a pris ce déguisement pour reparaître dans les lieux qu’il quitta avec tant de regret, et qu’il est jaloux de voir le pauvre Louis Kerneguy auprès de la dame qui fut jadis l’objet de son affection… » En parlant ainsi, il approcha sa chaise, et alors Bévis se mit à gronder plus fort.

« En ce cas, vous ferez mieux de rester à quelque distance de moi, » dit Alice en riant ; « car la morsure d’un chien qu’anime l’âme d’un amant jaloux ne peut être que fort dangereuse. » La conversation que le roi continua sur le même ton, en laissant croire à Alice qu’elle n’avait rien à craindre de plus sérieux que la galanterie d’un jeune page éveillé, donnait lieu à Louis Kerneguy de penser qu’il avait fait une de ces conquêtes qui sont si souvent et si facilement le partage des souverains. Malgré la sagacité de son esprit, il ne remarquait pas assez que le grand chemin à la faveur des dames n’est ouvert aux monarques que quand ils voyagent en grand costume ; mais que, s’ils parcourent le pays incognito, le sentier de la galanterie est pour eux hérissé d’obstacles et de difficultés comme s’ils étaient de simples particuliers.

Indépendamment de Bévis, il y avait un autre membre de la famille qui voyait Louis Kerneguy d’un œil peu amical. Phœbé May-Flower, quoique simple villageoise, connaissait le monde bien mieux que sa maîtresse, et d’ailleurs elle avait cinq ans de plus qu’elle, et étant plus ignorante, elle était plus soupçonneuse. Elle trouva que ce jeune Écossais, si singulier, témoignait plus d’attention à sa maîtresse que son humble condition ne le lui permettait, et qu’Alice de son côté lui accordait plus d’encouragements que Parthenia ne l’eût fait pendant l’absence d’Argalus, car l’ouvrage qui traite des amours de ces célèbres Arcadiens était alors la lecture favorite des bergers et des bergères de toute l’Angleterre. Phœbé, préoccupée de tels soupçons, ne savait comment se conduire en cette circonstance, et cependant elle était résolue à protéger le véritable amour d’Éverard, sans cependant chercher à venir à son secours. Elle avait un attachement particulier pour lui ; et d’ailleurs c’était, comme elle le disait souvent, le jeune homme le plus beau et le mieux fait de tout le comté d’Oxford. Cet épouvantail d’Écossais ne pouvait lui être comparé en aucune manière ; et pourtant elle reconnaissait que maître Kerneguy parlait fort agréablement et à propos, et que des galants de cette espèce ne sont pas à mépriser. Que fallait-il donc faire ?… Elle n’avait aucun fait précis à alléguer, mais seulement de vagues soupçons ; elle n’osait parler à sa maîtresse, dont la bonté, quelque grande qu’elle fût, ne permettait pourtant pas cette familiarité.

Elle sonda Jocelin ; mais il était, sans qu’elle sût pourquoi, si bien disposé pour ce vilain page, il avait une si haute idée de son importance, qu’elle ne fit aucune impression sur lui. Le digne chapelain, qui était à Woodstock l’arbitre souverain de toutes les contestations, aurait été la ressource naturelle de la jeune suivante ; car il était aussi pacifique qu’attaché à la morale par sa profession, et profond politique par ses habitudes ; mais sans le vouloir il avait offensé Phœbé en la désignant par l’épithète classique de rustica fidelis ; comme elle ne la comprenait pas, elle la prit pour une injure, et déclara qu’elle n’aimait pas plus le violon (fiddle[69]) que les autres ; et depuis cette époque, elle n’avait eu avec le docteur Rochecliffe d’autres communications que celles qu’elle n’avait pu éviter.

Maître Tomkins allait et venait toujours dans la maison sous différents prétextes ; mais c’était une Tête-ronde, et elle était trop fidèlement attachée aux Cavaliers pour introduire un de leurs ennemis dans leurs discordes intestines… D’ailleurs il avait parlé à Phœbé sur un ton qui l’empêchait de prendre avec lui la moindre familiarité. Enfin, elle pouvait encore consulter le Cavalier Wildrake ; mais elle disait avec emphase, et elle avait des motifs plus que suffisants pour le dire, que le Cavalier Wildrake était un impudent libertin de Londres. Enfin elle se détermina à faire part de ses soupçons à la personne qui avait le plus d’intérêt à vérifier leur exactitude.

« J’avertirai maître Markham Éverard qu’une guêpe bourdonne autour de sa ruche, dit Phœbé, et que, de plus, je sais que ce jeune mauvais sujet écossais a quitté les habits de femme pour prendre ceux d’homme chez Goody Green, et qu’il a donné à Dolly, la servante de Goody, une pièce d’or pour n’en rien dire ; elle n’en a parlé à personne qu’à moi ; elle seule peut dire si elle lui a rendu la monnaie de sa pièce… Mais maître Louis est un niais assez malin pour la lui demander. »

Trois ou quatre jours s’écoulèrent, et les choses restèrent dans cet état… le prince déguisé s’occupant quelquefois de l’intrigue que la fortune semblait avoir jetée sur sa route pour son amusement, et profitant de toutes les occasions qui se présentaient pour augmenter son intimité avec Alice Lee, mais plus souvent accablant le docteur Rochecliffe de questions sur la possibilité de sa fuite. Le brave homme, se trouvant hors d’état de lui répondre, échappait aux importunités du prince en se réfugiant dans les retraites inexplorées de la Loge, connues de lui seul, pour avoir passé une vingtaine d’années à décrire les merveilles de Woodstock.

Le hasard voulut que le quatrième jour un motif de peu d’importance appelât le chevalier hors de chez lui, et qu’il laissât le jeune Écossais, qu’on traitait maintenant dans la maison sans cérémonie, seul avec Alice dans l’appartement de Victor Lee. Il pensa que l’occasion était favorable pour commencer un cours de galanterie qu’on pourrait appeler expérimentale, semblable à la manœuvre des croates qui, dans une escarmouche, tiennent bride en main, prêts à attaquer l’ennemi ou à battre en retraite, sans engager une action sérieuse, selon les circonstances. Il avait employé pendant environ dix minutes un jargon métaphysique qu’Alice pouvait interpréter à son gré comme une simple galanterie ou comme exprimant des prétentions plus sérieuses ; au moment où il la supposait occupée à chercher le sens de ce qu’il lui disait, il eut la mortification de reconnaître, par une seule question fort courte qu’Alice lui adressa, qu’elle ne l’avait pas écouté, et qu’elle pensait à toute autre chose qu’à ce qu’il disait. Elle lui demanda quelle heure il était avec un air si naïf, qu’il n’était pas permis de soupçonner une ruse de coquetterie.

« Je vais aller regarder le cadran solaire, » dit le galant en se levant et en rougissant, tant il état confus du mépris avec lequel il avait été traité ! Vous me ferez plaisir, maître Kerneguy, » lui répondit Alice sans se douter le moins du monde de l’indignation qu’elle avait excitée.

Maître Louis Kerneguy sortit donc, non à la vérité pour s’assurer de l’heure, mais pour exhaler sa colère et sa mortification, et pour se jurer à lui-même avec plus d’assurance qu’il n’avait osé le faire jusque là, qu’Alice se repentirait de son insolence. Quoiqu’il fût d’un bon caractère, il n’en était pas moins prince, et par conséquent peu habitué à la contradiction, encore moins au mépris, et son orgueil personnel avait été en cette circonstance piqué au vif. Il s’enfonça d’un pas précipité dans la forêt, ne pensant à sa propre sûreté que pour choisir les avenues les plus sombres et les plus écartées. En se promenant avec la démarche active et rapide qui lui était ordinaire, et qu’il avait pu reprendre étant remis de ses fatigues par quelques jours de repos, il se consolait par des projets de vengeance contre la coquette campagnarde, qu’aucun respect pour l’hospitalité ne devait mettre à l’abri de ses attaques.

Le galant irrité passa auprès

Du vieux cadran solaire envahi par la mousse

sans daigner le regarder ; et il n’aurait pu satisfaire sa curiosité, en supposant qu’il en eût eu l’intention, car le soleil ne brillait pas en ce moment. Il continua donc sa marche rapide, s’enveloppant dans son manteau et baissant la tête, ce qui le rendait plus petit. Il ne tarda pas à s’égarer dans les allées obscures et profondes de la forêt, où il s’était enfoncé sans le vouloir ; il la traversait à la hâte, sans avoir une idée distincte de la direction qu’il prenait, quand il fut arrêté dans sa course par un holà retentissant, et puis par un ordre de s’arrêter, et, ce qui semblait plus singulier et plus menaçant, par le bout d’une canne appuyé sur son épaule d’une manière qui, sans être hostile, avait quelque chose d’impérieux.

Il y avait peu de personnes qu’il lui aurait été agréable de rencontrer en ce moment ; mais celle qui l’avait ainsi arrêté était la dernière qu’il eût souhaité de voir pour l’instant. Quand il se retourna en se sentant touché de la canne, il aperçut près de lui un jeune homme haut de presque six pieds, mais bien proportionné. La gravité de son costume, quoique propre et convenable pour un gentilhomme, un air de régularité dans ses habits depuis son rabat bien blanc et bien empesé jusqu’à ses souliers de cuir espagnol brillants comme un miroir, indiquaient un amour de l’ordre qu’on ne retrouvait plus chez les Cavaliers vaincus et appauvris, et qui distinguait alors ceux du parti victorieux qui prenaient la peine de s’habiller avec soin, et qui dans leur conduite… (ceci ne s’applique qu’aux classes les plus élevées et les plus respectables…) joignaient l’austérité des mœurs au décorum de leur extérieur. Le prince avait encore un désavantage qui rendait plus sensible l’inégalité qui existait entre l’étranger et lui : c’était la force musculaire de celui qui le contraignait de subir cet entretien, l’air d’autorité et de détermination répandu sur son visage, une longue rapière suspendue à son côté gauche, un poignard ou une dague attachée à droite à son ceinturon, et de plus une paire de pistolets. Tout cela aurait suffi pour assurer l’avantage à l’inconnu… Louis Kerneguy n’ayant d’autre arme que son épée, quand même sa force personnelle aurait été moins inférieure à celle de l’homme qu’il avait si inopinément rencontré.

Charles maudit le mouvement inconsidéré de dépit qui l’avait réduit à cette situation critique, et il regretta d’avoir laissé à la Loge ses pistolets, la seule arme qui eût pu rétablir l’équilibre entre le faible et le fort. Il montra pourtant le courage et la présence d’esprit qui, depuis des siècles, n’avaient manqué à aucun des membres de sa famille infortunée. Il demeura immobile sans laisser paraître d’émotion, son manteau couvrant la partie inférieure de son visage, pour donner le temps à l’étranger de s’expliquer dans le cas où il se serait mépris.

Ce sang-froid ne manqua pas son effet, car l’étranger s’écria d’un air incertain et surpris : — Jocelin Joliffe, n’est-ce pas toi ? Si je ne connais pas Jocelin Joliffe, je reconnais au moins mon manteau. — Je ne suis pas Jocelin Joliffe, monsieur, comme vous dites, » répondit froidement Kerneguy, en se redressant pour montrer la différence de sa taille et écartant son manteau.

« C’est vrai, » répliqua l’étranger confondu. « Alors, monsieur l’inconnu, je dois vous exprimer mon regret de m’être servi de ma canne pour vous prier de vous arrêter. D’après ce manteau, que je reconnais certainement pour le mien, j’avais conclu que vous deviez être Jocelin à qui j’avais confié la garde de mes effets à la Loge. — Quand c’eût été Jocelin, monsieur, » répliqua le faux Kerneguy, toujours avec le même sang-froid, « vous n’auriez pas dû frapper si fort. »

L’étranger fut évidemment confus du calme et de la fermeté avec laquelle on lui répondait. Un sentiment de politesse le porta d’abord à renouveler ses excuses pour la méprise qu’il avait commise croyant avoir suffisamment reconnu la personne à qui il s’adressait. Maître Kerneguy n’était pas en position de faire le pointilleux ; il le salua gravement, comme pour indiquer qu’il se contentait de ses excuses, fit un demi-tour et prit la direction de la Loge, du moins à ce qu’il croyait, car il avait traversé les bois coupés par diverses allées de différents côtés, trop rapidement pour être bien sûr de la route qu’il avait à prendre pour arriver au lieu où il voulait se rendre.

Il fut fort contrarié en s’apercevant que cela ne le débarrassait pas du compagnon qu’il avait acquis si involontairement. Marchait-il doucement, hâtait-il le pas, l’étranger, à l’extérieur décent, mais empreint de puritanisme, vigoureux de sa personne, bien armé, ainsi que nous l’avons décrit, semblait résolu à lui tenir compagnie, et sans chercher à rester à son côté ou à lui parler, il ne le laissait jamais en avance de plus de deux ou trois pas. Le monarque déguisé hâta la marche ; mais quoiqu’il fût alors, ainsi qu’il l’a même encore été dans un âge plus avancé, un des meilleurs marcheurs de la Grande-Bretagne, l’étranger, sans avoir besoin de courir, le suivait toujours de près. Son opiniâtreté devint si constante et si inévitable que Charles en sentit son orgueil blessé, et qu’il en conçut aussi quelques craintes ; il fit réflexion que, quelque danger qu’eût pour lui une rencontre seul à seul avec cet homme, il serait encore mieux pour lui qu’ils vidassent leur querelle dans la forêt, plutôt que dans quelque endroit voisin d’une habitation où l’homme qui paraissait jouir de quelque autorité, trouverait des amis disposés à l’assister.

Animé par l’inquiétude, le dépit et la colère, Charles se tourna brusquement vers celui qui le suivait, au moment où ils arrivaient à une allée étroite qui conduisait à la petite pelouse sur laquelle dominait le chêne du roi, dont le tronc gigantesque et les branches noircies et desséchées formaient un coup d’œil charmant à l’extrémité de cette avenue sauvage.

« Monsieur, lui dit-il, vous vous êtes déjà rendu coupable envers moi d’un acte d’impolitesse : vous m’en avez demandé pardon, et ne voyant pas de motif qui eût pu vous porter à me choisir pour l’objet de vos incivilités, j’ai accepté vos excuses sans difficulté ; qu’avez-vous encore à me dire pour vous attacher ainsi à mes pas ? Je me ferais un plaisir de vous donner une explication ou une satisfaction, selon que le cas l’exigera. Je pense que vous n’avez pas de ressentiment contre moi, car je n’ai jamais eu le plaisir de vous voir. Si vous pouvez me donner de bonnes raisons qui exigent une satisfaction personnelle, je suis tout disposé à vous l’accorder ; dans le cas contraire, si vous n’êtes guidé que par une impertinente curiosité, je vous préviens que je ne souffrirai pas qu’on m’importune et qu’on me suive aussi obstinément dans mes promenades. — Quand je reconnais mon propre manteau sur les épaules d’un homme, » répliqua froidement l’étranger, « j’ai, je pense, le droit de le suivre, et de voir ce que deviendra ce manteau ; car, monsieur, quoique je me sois mépris sur la personne qui le porte, je suis assuré que j’avais le droit d’appuyer ma canne sur le manteau que vous portez, à moins qu’il ne soit pas permis de secouer la poussière de ses habits. Ainsi, permettez-moi, si vous voulez que nous soyons amis, de vous demander comment ce manteau est tombé en votre pouvoir et où vous voulez l’emporter ? autrement, apprenez que j’ai assez d’autorité pour vous faire arrêter. — manteau maudit ! » pensa en lui-même le prince errant, « et trois fois maudite la ridicule fantaisie qui m’engagea à le prendre pour m’attirer des querelles et me faire connaître, quand le secret et la discrétion sont si nécessaires à ma sûreté. — Si vous me permettez de dire ma pensée, dit l’étranger, qui n’était autre que Markham Éverard, « je vous prouverai que vous êtes mieux connu de moi que vous ne le croyez. — Que le ciel m’en préserve ! » dit en lui-même le roi, et c’était là la prière la plus fervente qu’il eût jamais faite dans tout le cours de sa vie. Cependant, en ce moment même, tout critique qu’il était, son courage et son sang-froid ne l’abandonnèrent pas ; il réfléchit qu’il était de la dernière importance de ne pas paraître décontenancé, et de répondre, s’il était possible, de manière à découvrir jusqu’à quel point pouvaient s’étendre les connaissances ou les soupçons de son dangereux compagnon.

« Si vous me connaissez, monsieur, lui dit-il, et si vous êtes un gentilhomme, comme votre extérieur semble l’indiquer, vous devez savoir par suite de quel accident je porte des habits qui, dites-vous, sont les vôtres. — Oh ! monsieur, » répliqua le colonel Éverard, dont la douceur de l’étranger ne calmait pas le mécontentement, « nous avons appris nos Métamorphoses d’Ovide, et nous savons dans quelles intentions les jeunes gens de qualité voyagent déguisés. Nous savons même qu’en certaines occasions on se cache sous des habits de femme… nous avons entendu parler de Vertumne et de Pomone. »

Le monarque, en entendant ces paroles, adressa encore au ciel une dévote prière, pour que cette aventure qui commençait si mal n’eût d’autre cause que la jalousie de quelque admirateur d’Alice Lee, se promettant à lui-même que, tout passionné qu’il fût pour le beau sexe, il ne se ferait pas scrupule de renoncer à la plus belle des filles d’Ève, pour échapper au péril dont il était menacé en ce moment.

« Monsieur, dit Éverard, vous paraissez être un gentilhomme ; je ne vois pas d’inconvénient à vous dire, en cette même qualité, que j’appartiens comme vous à cette classe. — Peut-être même à une autre plus élevée, dit Kerneguy : gentilhomme est un nom qui s’applique à tous ceux qui ont droit de porter des armoiries… un duc, un lord, un prince n’est qu’un gentilhomme ; et s’il est dans l’infortune, comme moi en ce moment, il peut être satisfait qu’on lui accorde ce titre honorable. — Monsieur, répliqua Éverard, je ne prétends pas vous réduire à quelque aveu qui nuirait à votre sûreté. Je ne me crois pas obligé d’arrêter moi-même un simple particulier qu’un sentiment erroné de ses devoirs envers la patrie peut avoir entraîné dans des fautes qui doivent exciter la pitié plutôt que le ressentiment des hommes honnêtes ; mais si ceux qui ont introduit la guerre civile et les désordres dans leur pays natal travaillent à porter le déshonneur et la dégradation dans le sein des familles, s’ils tentent, par le seul sentiment de la débauche, de souiller la maison hospitalière qui les met à l’abri du châtiment réservé à leurs crimes publics, pensez-vous, milord, que nous puissions avoir la patience de les laisser faire. — Si vous avez l’intention de me chercher querelle, répliqua le prince, dites-le franchement comme il convient à un gentilhomme ; vous avez l’avantage des armes sans aucun doute, mais ce n’est pas là ce qui me fera reculer devant un seul homme. Si, au contraire, vous êtes disposé à entendre la raison, je vous dis avec calme que je ne comprends pas de quelle injure vous voulez parler, et pourquoi vous me donnez le titre de milord. — Vous niez donc que vous êtes lord Wilmot ? — Je puis le faire en toute assurance. — Peut-être préférez-vous qu’on vous honore du nom de comte de Rochester ? J’ai entendu dire que votre ambition aspirait à obtenir du roi d’Écosse des lettres-patentes qui vous conférassent ce titre. — Je ne suis ni lord ni comte, aussi vrai que j’ai une âme chrétienne à sauver. Mon nom est… — Ne vous dégradez pas vous-même par un mensonge inutile, milord, et surtout envers un homme seul, qui, je vous le garantis, n’appellera pas la vindicte publique au secours de son épée, si toutefois il croit devoir en faire usage. Voyez cette bague, et osez nier ensuite que vous êtes lord Wilmot. »

Il tira de sa bourse un anneau et le présenta au prince déguisé : celui-ci le reconnut à l’instant pour celui qu’il avait jeté dans la cruche d’Alice, quand l’ayant rencontrée à la fontaine, il fut entraîné par un sentiment de galanterie seul, quoique très imprudent, à donner une jolie bague à une charmante fille qu’il avait effrayée sans le vouloir.

« Je connais cet anneau ; il m’a appartenu : je ne comprends pas comment il prouve que je sois lord Wilmot, et vous me permettrez de dire que dans ce cas il porte faux témoignage contre moi. — Vous en verrez la preuve, » répliqua Éverard ; et prenant la bague, il pressa un ressort artistement pratiqué dans le chaton, la pierre se leva, et laissa voir le chiffre de lord Wilmot, parfaitement bien gravé en miniature, surmonté d’une couronne.

« Qu’avez-vous à dire maintenant, monsieur ? — Que des probabilités ne sont pas des preuves ; il n’y a rien là qui ne s’explique aisément. Je suis le fils d’un seigneur écossais qui fut mortellement blessé et fait prisonnier à la déroute de Worcester : quand il partit et m’ordonna de fuir, il me remit le peu d’objets précieux qu’il possédait, et cette bague était du nombre. Je lui ai entendu dire qu’il avait changé d’anneau avec lord Wilmot dans une certaine occasion ; mais je ne connaissais pas le secret que vous venez de me montrer. »

Sous ce rapport, Charles disait la vérité, et il n’aurait pas donné aussi imprudemment cette bague s’il se fût douté qu’elle serait si aisément reconnue. Il continua après quelques moments de silence : « Encore une fois, monsieur, je vous ai avoué des choses qui intéressent au dernier point ma sûreté. Si vous êtes généreux, vous me laisserez m’éloigner, et je serai peut-être un jour assez heureux pour vous donner des preuves de ma reconnaissance. Si vous prétendez m’arrêter, il faut que vous le fassiez ici, et à vos risques et périls ; car je ne suivrai pas davantage votre chemin, et ne vous permettrai pas de me suivre plus long-temps. Si vous consentez à me laisser libre, je vous en remercie ; sinon, en garde. — Jeune homme, dit le colonel Éverard, vous m’avez fait douter si vous êtes réellement le jeune et débauché seigneur pour lequel je vous ai pris ; mais votre famille étant aussi liée que vous me l’avez dit avec lui, je ne doute pas que vous ne soyez un élève de cette école de débauche, dont Wilmot et Villiers sont les professeurs, et dans laquelle leur malheureux maître a si bien profité. Votre conduite à Woodstock, où vous avez payé l’hospitalité qu’on vous a donnée en méditant la plus cruelle atteinte contre l’honneur de la famille, fait voir que vous êtes un écolier déjà habile dans cette académie de libertinage. Je n’avais d’autre intention que de vous donner un avis à ce sujet, ce sera votre faute si j’ajoute le châtiment à l’avis. — Des avis ! monsieur, un châtiment ! » dit le prince indigné, « c’est compter sur ma patience plus qu’il ne convient pour votre sûreté… Dégainez, monsieur ! » En parlant ainsi il porta la main sur sa rapière.

« Ma religion, répondit Éverard, me défend de répandre le sang aussi légèrement… retournez chez vous, monsieur… soyez sage… écoutez les conseils de l’honnêteté et de la prudence ; respectez l’honorable maison de Lee, et sachez qu’il y a dans le voisinage une personne alliée à cette famille, qui vous demandera un compte sévère de vos actions. — Ah, ah ! » dit le prince avec un rire amer, « tout s’explique maintenant. Nous avons devant nous notre colonel Tête-ronde, notre cousin puritain ; l’homme dont Alice Lee rit de si bon cœur, ainsi que de ses citations et de sa morale. Si votre religion, monsieur, vous défend d’accorder satisfaction, elle devrait vous empêcher d’insulter des personnes d’honneur ! »

Les deux interlocuteurs étaient alors échauffés au dernier point.

Ils mirent l’épée à la main, et commencèrent la lutte, le colonel ayant renoncé à l’avantage que lui auraient assuré les armes à feu. Une botte mal parée, un pied qui eût glissé, aurait pu changer la destinée de la Grande-Bretagne, quand une troisième personne qui survint termina le combat.


CHAPITRE XXV.

LES DEUX POÈTES.


Arrêtez… le roi a terrassé son gardien.
Shakspeare. Richard II.


Les combattants que nous avons laissés aux prises à la fin du dernier chapitre, se portèrent l’un et l’autre plusieurs bottes avec le même courage et la même adresse. Charles avait trop souvent pris part à des batailles, il avait trop long-temps été acteur ou victime dans les guerres civiles pour qu’il lui semblât nouveau ou étonnant d’être obligé de se servir de son épée ; et Éverard s’était distingué autant par sa bravoure personnelle que par les autres qualités d’un chef militaire. Mais l’arrivée d’une personne tierce prévint l’issue tragique de ce combat, dans lequel le succès de l’une ou de l’autre partie aurait été pour elle un sujet de regret.

C’était le vieux chevalier qui rentrait à la Loge, monté sur un petit cheval sauvage, car la guerre et la confiscation ne lui avaient pas laissé de plus noble monture. Il se précipita entre les combattants, et leur ordonna, sur leur vie, de baisser leurs épées. Aussitôt qu’un regard lancé sur l’un et sur l’autre lui eut fait reconnaître à qui il avait affaire, il leur demanda si les diables de Woodstock, dont on parlait tant, s’étaient emparés d’eux pour oser se battre ainsi dans l’enceinte du parc royal… ? « Permettez-moi de vous dire à tous deux que tant que le vieil Henri Lee sera à Woodstock, les franchises du parc seront maintenues comme si le roi était toujours sur son trône. Nul ne se battra ici en duel, excepté les cerfs lorsqu’ils seront en rut. Rengainez tous deux, ou je dégainerai comme troisième combattant, et je serai peut-être le diable le plus enragé des trois !… comme dit Will[70] :

Je vous étrillerai si bien avec ce fer,
Que vous croirez le diable échappé de l’enfer. »

Les combattants cessèrent, mais ils restèrent immobiles, se lançant des regards irrités, comme on fait toujours en pareille circonstance, aucun ne voulant paraître plus désireux de la paix que l’autre, et ne voulant point par conséquent être le premier à rengainer.

« Rengainez, messieurs, » dit le chevalier d’un ton encore plus impératif. « Vous aurez tous deux affaire à moi, je vous le garantis. Réjouissez-vous de ce que les temps sont changés, car, j’ai vu une époque où votre insolence vous eût coûté chacun une main, à moins que vous n’eussiez payé une bonne somme pour la racheter… Neveu, si vous ne voulez pas perdre mon amitié pour toujours, je vous ordonne de remettre votre épée dans le fourreau… Et vous maître Kerneguy, vous êtes mon hôte, je vous prie de ne point me faire outrage en gardant la vôtre nue dans un lieu où il est de mon devoir de faire observer la paix. — Je vous obéis, sir Henri, lui répondit le roi. Je ne sais pourquoi j’ai été provoqué par ce gentilhomme. Je vous assure que personne plus que moi ne respecte la personne du roi ou ses prérogatives, bien que cela ne soit plus guère de mode. — Nous pourrons peut-être nous rencontrer quelque part, monsieur, lui répondit Éverard, où nous n’offenserons ni la personne du roi, ni ses prérogatives. — Sur ma foi, c’est difficile, monsieur, » répliqua Charles incapable de laisser passer un bon mot. « Je crois qu’il reste au roi si peu de partisans, que la perte du dernier d’entre eux ne sera pas sans préjudice pour lui. Mais n’importe, j’irai vous trouver en un lieu où un pauvre Cavalier aura la faculté de se mettre en sûreté, s’il a le bonheur d’être victorieux. »

La première pensée de sir Henri Lee s’était portée sur l’outrage fait au domaine royal. Il songea ensuite à la sûreté de son neveu et de celui qu’il considérait comme un jeune royaliste. « Messieurs, dit-il, je dois insister pour que cette querelle se termine ici. Mon neveu Markham, est-ce pour me remercier de ma condescendance, quand j’ai consenti sur votre invitation à revenir à Woodstock, que vous saisissiez la première occasion de couper la gorge à mon hôte ? — Si vous connaissiez ses projets aussi bien que moi… » répondit Markham… et il n’alla pas plus loin, bien convaincu qu’il ne ferait qu’exciter la colère de son oncle sans le persuader, tout ce qu’il pourrait dire des prétentions de Kerneguy ne devant être attribué qu’à la jalousie. Il baissa les yeux et se tut. — Et vous, maître Kerneguy, reprit sir Henri, pouvez-vous me dire pourquoi vous voulez arracher la vie à ce jeune homme auquel je dois toujours prendre quelque intérêt, car quoiqu’il ait eu le malheur d’oublier ses devoirs envers son prince, il n’en est pas moins mon neveu. — Je ne savais pas que monsieur eût cet honneur, autrement je n’aurais point tiré l’épée contre lui ; mais il m’a provoqué, et je ne puis attribuer cette querelle qu’à la différence de nos opinions politiques. — Vous savez cependant le contraire, monsieur ; je vous ai dit qu’en qualité de royaliste fugitif, vous n’aviez rien à redouter de moi. Et vos dernières paroles ont montré que vous aviez décrié ma parenté avec sir Henri ; cela du reste n’est guère important. Je me serais déshonoré moi-même, si je m’étais prévalu de ma parenté avec sir Henri comme un moyen de protection contre vous ou contre tout autre. »

Pendant qu’ils disputaient ainsi, l’un et l’autre évitant de mettre au jour le véritable sujet de leur querelle, sir Henri les regardait alternativement avec l’air d’un pacificateur. Il s’écria enfin :

Quel débat singulier, quel litige insensé !

Vous avez bu, je crois, la coupe de Circé.

« Allons, mes jeunes maîtres, promettez à un vieillard de faire la paix. J’ai de l’expérience dans de pareilles affaires, le sujet d’une querelle est souvent plus léger que l’aile d’un moucheron. J’ai vu cinquante exemples de mon temps, où, comme dit Will…

Deux preux, l’un contre l’autre ont vaillamment lutté,
Et, le fer à la main, ont long-temps résisté.

Et, après en être venus aux mains, ni l’un ni l’autre ne pouvait se rappeler la cause de la querelle. En effet, il faut si peu de chose !… Prendre le haut du pavé, se toucher l’épaule en passant l’un à côté de l’autre, laisser échapper un mot, un geste inconsidéré. Allons, oubliez la cause de votre altercation, quelle qu’elle soit ; vous avez eu le plaisir de dégainer, et si vous avez remis vos rapières dans le fourreau avant qu’elles fussent rougies de sang, ce n’est pas votre faute ; vous l’avez fait par pure condescendance pour un vieillard qui avait le droit d’user d’autorité en cette circonstance. À Malte, où l’on est si pointilleux sur les duels, les champions engagés dans un combat singulier sont obligés de le suspendre sur l’ordre d’un chevalier, d’un prêtre ou d’une dame, et la querelle ainsi interrompue est considérée comme terminée honorablement, et ne peut plus être renouvelée. Mon neveu, il est, je crois, impossible que vous nourrissiez du ressentiment contre ce jeune homme parce qu’il a combattu pour son roi. Écoutez ma proposition, Markham, elle est conforme à l’honneur. Vous savez que je ne vous en veux pas, quoique j’aie quelque raison d’être fâché contre vous. Donnez à ce jeune homme votre main amicalement, et nous retournerons à la Loge tous les trois, et nous trinquerons ensemble en signe de réconciliation. »

Markham Éverard n’eut pas la force de résister à ce retour apparent de tendresse de la part de son oncle ; il soupçonnait à la vérité, et il avait en quelque sorte raison, qu’il n’en était pas redevable à la seule amitié renaissante de sir Henri ; mais que son oncle espérait, par une telle condescendance, l’engager à protéger le royaliste fugitif, ou au moins, à ne pas se déclarer contre lui. Il comprenait qu’il était placé dans une position délicate, et qu’il s’exposait aux soupçons de son propre parti en entretenant des relations même avec de proches parents qui donnaient asile à de tels hôtes ; mais, d’un autre côté, il pensait que les services qu’il avait rendus à la république étaient assez importants pour contrebalancer tout ce que l’envie pourrait faire dire contre lui. Quoique la guerre civile eût divisé les familles de bien des manières, cependant, depuis le triomphe des républicains, la rage des haines politiques commençait à se calmer. Les anciennes liaisons d’amitié ou de parenté reprenaient, en partie au moins, leur ancienne influence ; bien des réconciliations avaient lieu, et ceux qui, comme Éverard, appartenaient au parti vainqueur, s’employaient souvent à protéger ceux de leurs parents qui avaient besoin d’eux.

Déterminé par ces différentes considérations, et pensant à la perspective qu’il avait de renouveler ses liaisons avec Alice Lee, ce qui le mettrait à même de la protéger contre toute espèce d’injure ou d’insulte, il tendit la main au page écossais, en lui disant que : « Pour sa part il était tout disposé à oublier le sujet de la querelle, ou plutôt à la considérer comme le résultat d’une méprise, et à offrir à maître Kerneguy toute l’amitié qui pouvait exister entre deux hommes d’honneur qui ne servaient pas la même cause. »

Incapable de surmonter le sentiment de sa dignité personnelle, quoique la prudence lui ordonnât de la mettre de côté, Louis Kerneguy répondit par un salut profond, mais sans accepter la main qu’Éverard lui tendait.

« Il n’avait besoin, dit-il, d’aucun effort pour oublier le sujet de leur querelle, car il ne le connaissait pas lui-même. Mais comme il n’avait jamais voulu éviter le ressentiment du gentilhomme qui lui parlait, de même en ce moment, il acceptait volontiers et lui rendait toute la bienveillance dont il plaisait à celui-ci de l’honorer. »

Éverard retira sa main en souriant, et rendit au page son salut. Il expliquait la froideur avec laquelle ses avances avaient été reçues par l’arrogance et le caractère hautain d’un jeune Écossais imbu d’un respect exagéré pour la dignité de sa famille et son importance personnelle, idées auxquelles son ignorance du monde ne lui avait pas encore permis de renoncer.

Sir Henri Lee, charmé que cette querelle se fût terminée ainsi, et par déférence pour son autorité, profita de cette circonstance pour renouveler connaissance avec son neveu qui, malgré ses torts politiques, occupait plus de place dans son cœur qu’il ne le croyait lui-même. Il leur dit alors d’un ton de consolation : « Ne soyez pas mortifiés, jeunes gens. Je vous proteste qu’il m’a été pénible de vous séparer quand je vous ai vus vous comporter si noblement, et surtout n’agissant que par pur amour de l’honneur, sans aucun ressentiment, sans aucune soif de sang. Je vous garantis que, si je n’avais été contraint de remplir mon devoir comme grand-maître de cette capitainerie, puisque j’en ai prêté le serment, j’aurais plutôt été juge de votre combat que pacificateur… Mais une querelle vidée est une querelle oubliée, et votre assaut n’aura d’autre conséquence que l’appétit qu’il doit vous avoir donné. »

En parlant ainsi il remonta sur son petit cheval, et s’avança en triomphe vers la Loge par le chemin le plus court. Ses pieds tombaient presque à terre, quoique le bout en fût posé sur l’étrier ; la partie inférieure de ses cuisses s’arrondissait autour des flancs de sa monture, les talons tournés en dehors et baissés autant que possible, le corps parfaitement droit, les rênes exactement et systématiquement divisées dans sa main gauche, la droite tenant une badine dirigée diagonalement vers l’oreille gauche du cheval : vous auriez dit un champion de manège, digne de monter Bucéphale lui-même. Les deux jeunes compagnons qui marchaient à ses côtés pouvaient à peine s’empêcher de rire de la position théorique et étudiée du cavalier, laquelle contrastait singulièrement avec l’apparence chétive et sauvage de sa monture, qui avait le poil long, la queue et la crinière flottante, et les yeux brillants comme deux charbons sous les touffes de poil qui ombrageaient sa petite tête. Si le lecteur a eu occasion de voir le traité du duc de Newcastle sur l’Équitation (splendida moles), il pourra se faire quelque idée de la figure du bon gentilhomme, en regardant l’un des cavaliers représentés dans ce livre, placé avec toutes les grâces de son art sur un bidet de Galles ou d’Exmoor, dans toute sa sauvagerie naturelle, n’ayant jamais été étrillé ni dressé d’aucune façon. Et ce qui rendait ce spectacle plus comique, c’était la disproportion de taille qui existait entre l’animal et son cavalier.

Peut-être que sir Henri s’aperçut de leur surprise, car les premiers mots qu’il dit lorsqu’ils eurent quitté le lieu du combat, furent : « Pixie, quoique petit, est plein de feu, messieurs. (Et alors il fit en sorte que Pixie confirmât lui-même cette assertion en exécutant une courbette.) Quoique petit, il a beaucoup d’ardeur, et, si je n’étais pas trop grand pour me comparer à un Cavalier fantastique (le chevalier avait environ six pieds), toutes les fois que je le monte, je me prendrais pour le roi des fées, tel qu’il est décrit par Mike Drayton.

Lui-même sur un perce-oreille[71],
Qu’à peine il avait su monter,

Il caracola, fit merveille,
Avant de l’avoir pu dompter.

Il s’arrêta, tourna par devant, par derrière,

De bondir se faisant un jeu ;
À peine il effleurait la terre.
Tant la monture était en feu !

— Mon vieil ami Pixie ! » dit Éverard en caressant le cou du petit cheval, « je suis charmé qu’il ait survécu à ces malheureux temps. Il doit avoir plus de vingt ans, sir Henri ? — Plus de vingt ans ? assurément. Oui, mon neveu, la guerre est comme un ouragan qui ravage une plantation, elle n’épargne que ce qui le mérite le moins. Le vieux Pixie et son vieux maître ont survécu à de bien grands personnages, à bien de nobles coursiers. Il ne sont plus bons à grand’chose maintenant ni l’un ni l’autre ; cependant, comme dit Will, un vieillard peut encore être utile quelquefois… Ainsi Pixie et moi, nous voilà encore vivants. » Il força Pixie à montrer qu’il conservait encore quelque reste d’activité.

« Nous vivons encore ! » dit le jeune Écossais achevant la phrase que le bon chevalier n’avait point finie « Oui, nous vivons encore…

Peur étonner le monde en chevalier parfait. »

Éverard rougit, car il sentit toute l’ironie de cette plaisanterie ; il n’en fut pas ainsi de son oncle, dont la vanité naïve ne doutait jamais de la sincérité d’un compliment.

« Êtes-vous bien de cet avis-là ? dit sir Henri. Du temps du roi Jacques, il est vrai, j’ai paru dans les tournois, et là, vous eussiez dit :

Le jeune et beau Henri, la visière levée.

Quant au vieux Harry[72], ma foi… » ici le cavalier s’arrêta et prit l’attitude d’un homme qui cherche à faire un calembourg… « Quant au vieux Harry… ma foi, autant voir le diable. Vous comprenez, maître Kerneguy… Le diable, vous savez, est mon homonyme… ha !… ha !… ha !… J’espère, Éverard, que votre rigorisme n’est pas choqué d’une plaisanterie aussi innocente. »

Il fut si content de l’approbation de ses compagnons, qu’il récita en entier le fameux passage d’où il avait emprunté sa citation, et termina par défier son siècle, en entassant les noms de tous les beaux esprits, Donne, Coweley, Waller et beaucoup d’autres, de produire un poète qui eût la dixième partie du génie du vieux Will.

« Ma foi, on dit que nous avons un de ses descendans au milieu de nous… Sir William d’Avenant, observa Louis Kerneguy ; et bien des gens pensent que c’est un gaillard aussi habile que son aïeul. — Comment ! s’écria sir Henri… Will d’Avenant, que j’ai connu dans le Nord, officier sous Newcastle, quand le Marquis était devant Hall ?… Ma foi, c’est un honnête Cavalier, et il ne versifie pas mal ; mais comment et à quel degré est-il parent de Will Shakspeare ? — Ma foi ! repartit le jeune Écossais, il l’est du côté le plus sûr et d’après la vieille mode. Si d’Avenant dit vrai, il paraîtrait que sa mère était une bonne réjouie, une rieuse, une gaillarde maîtresse d’auberge entre Stratford et Londres, où Will Shakspeare descendait souvent lorsqu’il allait visiter sa ville natale ; et que par suite d’amitié et de compérage, comme nous disons en Écosse, Will Shakspeare devint grand-père de Will d’Avenant ; et non content de cette parenté spirituelle, le jeune Will en réclame une naturelle, alléguant que sa mère était grande admiratrice de l’esprit, et qu’elle ne mettait pas de bornes à sa complaisance pour les hommes de génie. — Fi ! l’impudent ! dit le colonel Éverard ; voudrait-il se taire la réputation de descendre d’un poète ou d’un prince aux dépens de la bonne renommée de sa mère ? il mériterait qu’on lui fendît le nez. — La chose serait difficile, » répondit le prince déguisé en se rappelant la physionomie toute particulière du barde.

« Will d’Avenant, fils de Will Shakspeare ! » dit le chevalier qui n’était pas encore revenu de sa surprise, en raison d’une prétention aussi outrée. « Ma foi, voilà qui me rappelle quelques vers d’une pièce qu’on jouait aux marionnettes de Phaéton, où ce héros se plaint à sa mère :

D’ailleurs, tout le village a fait mépris de moi :
Toi, le fils du Soleil, coquin, éloigne-toi[73].

Je n’ai jamais ouï dire de ma vie témérité si impudente !… Will d’Avenant, fils du plus illustre, du meilleur poète qui est, qui fut ou qui sera jamais !… Mais je vous demande pardon, neveu… vous n’aimiez pas, je crois, les pièces de théâtre. — Je ne suis pas tout-à-fait aussi sévère que vous me voudriez faire, mon oncle. Je ne les ai peut-être que trop aimées dans mon temps, et aujourd’hui je ne les condamne pas toutes, quoique je n’approuve ni leurs excès ni leurs extravagances. Je ne puis, même dans Shakspeare, ne pas voir une foule de choses aussi scandaleuses pour la décence que nuisibles aux bonnes manières ; une foule de choses qui tendent à ridiculiser la vertu, ou à recommander le vice… au moins à diminuer la difformité de ses traits. Je ne puis penser que ces beaux poèmes soient utiles à étudier, spécialement pour les jeunes gens de l’un et de l’autre sexe, quand on y voit l’effusion du sang désignée comme la principale occupation des hommes, et l’intrigue comme le seul emploi des femmes. »

En faisant ces observations, Éverard était assez simple pour s’imaginer qu’il donnait seulement à son oncle l’occasion de défendre une de ses opinions favorites, sans le blesser par une contradiction si modérée. Mais ici, comme en d’autres circonstances, il oubliait combien son oncle était obstiné dans ses principes de religion, de politique, de goût, et qu’il aurait été aussi facile de le convertir à la forme du gouvernement presbytérien, ou de l’amener à prêter le serment d’abjuration, que d’ébranler sa foi en Shakspeare. Il y avait encore une autre particularité dans le système de discussion du bon chevalier, qu’Éverard, dont le caractère était loyal et droit, dont les principes religieux étaient en quelque sorte défavorables aux réticences et aux feintes qui s’emploient souvent dans la société, n’avait jamais su parfaitement comprendre. Sir Henri, connaissant la violence de son naturel, avait l’habitude de se tenir scrupuleusement en garde contre elle, et il pouvait, pour quelque temps, lorsqu’il était de fait vivement offensé, conduire une discussion avec le plus grand calme apparent, jusqu’à ce que son impétuosité ordinaire, se montrant au point de renverser et d’entraîner les barrières artificielles qu’il y avait opposées, se déchargeât sur son adversaire avec une furie à laquelle il ne connaissait plus de bornes. Il arrivait ainsi fréquemment que, comme un vieux et rusé général, il se retirait devant son antagoniste en bon ordre et progressivement, en opposant seulement une faible résistance, pour attirer l’ennemi qui le poursuivait sur un terrain, où, enfin, déployant tout-à-coup infanterie, cavalerie et artillerie, il manquait rarement de confondre son adversaire, quoiqu’il ne pût en triompher.

Ce fut donc d’après cette tactique que, entendant la dernière observation d’Éverard, il déguisa son mécontentement, et répondit d’un ton où la politesse était appelée à mettre un frein à la colère : « Que, sans doute, les presbytériens, pendant toute la durée de ces malheureux temps, avaient donné des preuves éclatantes d’un désir humble, modeste et désintéressé du bien public, qu’ils avaient mérité qu’on crût généralement à la sincérité des rigides scrupules qu’ils ressentaient contre les ouvrages où les plus nobles sentiments de religion et de vertu… (sentiments qui peuvent convertir des pécheurs endurcis, et ne sont pas déplacés dans la bouche des saints et des martyrs expirants) se trouvaient, en raison de l’époque, mêlés à quelques grosses plaisanteries et autres bagatelles de ce genre qu’on y rencontrait rarement, excepté quand on prenait la peine de les y chercher pour s’en servir ensuite à décrier ce qui cependant méritait les plus grands éloges. Mais ce qu’il désirait principalement que son neveu lui apprît, c’était si ces enthousiastes, qui avaient chassé de leur chaire les savants docteurs et les profonds théologiens de l’Église d’Angleterre, pour prendre leur place, étaient inspirés par les Muses (si toutefois il pouvait se servir d’une expression aussi profane sans offenser le colonel Éverard…), ou s’ils n’étaient assez sots, assez brutes pour faire fi des belles-lettres, comme ils abhorraient l’humanité et le sens commun. »

Le colonel Éverard aurait pu prévoir, par le ton ironique qu’avait pris son oncle, le nuage qui était prêt à éclater ; même il aurait pu juger l’état d’esprit dans lequel se trouvait le vieux chevalier, à son emphase à prononcer le mot colonel, titre qu’il ne donnait jamais à Éverard, à moins d’être en colère, parce que c’était ce qui rattachait le plus son neveu au parti qu’il détestait ; tandis qu’au contraire, lorsqu’il était disposé à le bien accueillir, il l’appelait ordinairement cousin, ou neveu Markham. De fait, ce fut dans la presque certitude qu’il en était ainsi, et dans l’espérance de voir sa cousine Alice, que le colonel s’abstint de répondre à la harangue de son oncle, qui avait fini juste au moment où le vieillard descendait à la porte de la Loge et entrait dans le vestibule suivi de ses deux compagnons.

Phœbé arriva aussitôt dans le vestibule de son côté, et reçut ordre de servir des rafraîchissements à ces messieurs. L’Hébé de Woodstock ne manqua point de reconnaître et de saluer le colonel Éverard, mais d’un geste presque imperceptible. Mais elle se trompa, lorsque, croyant être agréable au vieux chevalier, elle lui demanda comme une chose toute simple, s’il fallait dire à mistress Alice de descendre. Un non bien positif fut la réponse de sir Henri, et cet incident, venant si mal à propos, sembla augmenter encore sa colère contre Éverard, qui avait déprécié Shaskpeare. « J’insisterais, dit sir Henri reprenant la suite de la discussion, s’il était permis à un pauvre Cavalier vaincu d’employer une telle expression en parlant à un commandant de l’armée victorieuse, pour savoir si la révolution qui nous a envoyé des saints et des prophètes sans nombre, ne nous a pas aussi gratifié d’un poète assez riche de dons et de grâces pour éclipser le pauvre vieux Will, l’oracle et l’idole de nos aveugles et mondains Cavaliers. — En vérité, monsieur, répondit le colonel Éverard, je connais des vers composés par un ami de la république, et dans le genre dramatique, qui, pesés dans une balance impartiale, pourraient égaler ceux de Shakspeare, et qui du moins ne sont pas souillés par ces propos si indécents dont ce grand poète se plaît parfois à rassasier les féroces appétits de ses barbares auditeurs. — Vraiment oui ! » dit le chevalier faisant tous ses efforts pour maîtriser sa colère ; « je serais ravi de connaître ces chefs-d’œuvre de poésie !… Pouvons-nous vous demander le nom de cet illustre orateur ? — Ce doit être Vicars, ou Whiters, au moins, » dit le page déguisé.

« Non, monsieur, répliqua Éverard ; ce ne sont pas non plus ni Drummond de Hawthorndem, ni lord Stirling… et pourtant ces vers pourraient vous engager à ajouter foi à mes paroles, si vous consentiez à excuser mon froid débit ; car je suis plus accoutumé à parler à un bataillon qu’aux amants des Muses. C’est une dame qui parle ; surprise par la nuit, elle a perdu son chemin dans une forêt où elle ne voit aucun sentier battu, et ses paroles expriment d’abord les craintes que sa situation devait exciter en elle. — C’est une pièce ! et composée par une Tête-ronde ! » dit sir Henri avec surprise.

« Une production dramatique, du moins, répliqua son neveu, et il récita alors simplement, mais en homme qui sent ce qu’il dit, ces vers aujourd’hui bien connus, mais qui n’avaient alors aucune célébrité, la réputation de l’auteur reposant alors plutôt sur ses écrits polémiques et politiques que sur les poésies qui devaient dans la suite être le monument éternel de son immortalité.

Ce penser peut troubler, mais non pas étonner
Le mortel vertueux qui, de sa conscience
Dans sa route toujours a su s’environner,
Comme d’un bouclier contre toute influence.

— Je suis entièrement de son avis, neveu Markham, c’est ma propre opinion mieux exprimée ; mais c’est absolument ce que je disais quand ces drôles de Têtes-rondes prétendaient voir des revenants à Woodstock… Continuez, je vous prie. »

Éverard continua :

Salut, foi pure et sainte, et toi, blanche Espérance,
Aux ailes d’or planant sur l’étendue immense ;
Salut, vierge sans tache, aimable Chasteté !
Je vous vois, et je crois que la Divinité,
Pour qui les maux ne sont qu’instruments de vengeance,
Enverrait un gardien à ma faible innocence.
S’il le jugeait utile à ma sécurité.
Mais serais-je déçue, ou quelque épais nuage
Marque-t-il sur la nuit son argenté voyage ?

« J’ai oublié la suite, dit Éverard, et je m’étonne même d’avoir pu en réciter si long. »

Sir Henri Lee s’était attendu à quelque torrent diffus bien différent de ces beaux vers classiques ; l’expression méprisante de sa physionomie se dissipa bientôt ; il rabaissa sa lèvre supérieure, et se tenant la barbe de la main gauche, appuya l’index de la droite sur son sourcil en signe de profonde attention. Lorsqu’Éverard eut cessé de parler, le vieillard soupira comme à la fin d’un morceau de musique mélodieux, et prit un ton plus doux qu’avant.

« Cousin Markham, lui dit-il, ces vers sont doux et coulants ; ils résonnent à mes oreilles comme les accords d’un luth bien touché. Mais tu sais que je suis un peu lent à saisir complètement le sens de ce que j’entends pour la première fois. Sois assez bon pour me répéter ces vers, lentement, posément ; car j’aime toujours à entendre les vers deux fois, la première pour le son, la seconde pour le sens. »

Éverard ainsi encouragé, répéta les vers avec plus d’assurance, et produisit plus d’effet, le chevalier les comprenant mieux, et applaudissant du geste et du regard.

« Oui ! » s’écria-t-il, quand Éverard eut fini… « oui… j’appelle cela de la poésie… fût-ce composé par un presbytérien ou même par un anabaptiste. Ah ! c’est qu’on aurait encore pu trouver de bonnes et dignes gens dans les villes que détruisit le feu du ciel ; et ma foi, j’ai entendu dire, quoique je ne le croie guère (en vous priant de m’excuser, cousin Éverard), qu’il y avait parmi vous des hommes qui sont revenus de leurs erreurs, et se sont repentis de s’être révoltés contre le meilleur et le plus aimable des maîtres, et de l’avoir fait assassiner par une horde encore plus féroce qu’eux. Oui, sans doute, la noblesse d’esprit et la pureté du cœur qui ont dicté ces admirables vers ont aussi porté, depuis long-temps, un homme aimable à dire : J’ai péché, j’ai péché. Oui, je ne doute pas qu’une harpe si harmonieuse n’ait été brisée par le remords, pour les crimes dont il a été témoin ; et maintenant il pleure et gémit sur la honte et le chagrin de l’Angleterre… tous ses nobles vers, comme dit Will, sont pareils

À des cloches harmonieuses

Que l’on vient d’ébranler, sans être à l’unisson,

Et que des mains capricieuses

Balancent en dépit de l’oreille et du son.

« Ne pensez-vous pas comme moi, maître Kerneguy ? — Non, sir Henri. — Quoi ! ne pas croire que l’auteur de pareils vers doive nécessairement appartenir à la bonne cause, et se rapprocher de nos opinions ? — Je pense, sir Henri, que ces vers annoncent un auteur capable de composer une pièce sur le sujet de dame Putiphar et de son froid amant ; et quant à son état, sa dernière comparaison d’un nuage à un justaucorps ou à un manteau noir bordé d’or, m’aurait fait croire qu’il pouvait être tailleur, si je n’avais su par hasard qu’il est maître d’école de profession, et décoré pour ses opinions politiques du titre de poète lauréat de Cromwell ; car ce que nous a récité le colonel Éverard avec tant d’onction est la production d’un personnage qui n’est rien moins que John Milton. — John Milton ! » s’écria sir Henri avec étonnement ; « quoi ! John Milton, l’impie et sanguinaire auteur de la Defensio populi anglicani !… l’avocat de la haute cour infernale des diables !… la créature et le parasite de ce grand imposteur, de ce dégoûtant hypocrite, de ce détestable monstre, de cette œuvre surnaturelle de l’univers, de cette disgrâce de l’espèce humaine, de cette perspective d’iniquité, de cet égout à péchés, de ce compendium de bassesses… d’Olivier Cromwell ! — Oui, John Milton, lui-même, répondit Charles ; maître d’école de marmots, et tailleur de nuages auxquels il fournit des habits noirs bordés d’argent, tant qu’il lui en coûte plus que de sens commun. — Markham Éverard, dit le vieux chevalier, je ne l’oublierai jamais… non jamais, jamais. Tu m’as fait donner des éloges à un homme dont le cadavre devrait servir de pâture aux oiseaux de proie ; pas un mot de plus, monsieur, mais partez. Moi, votre parent et votre bienfaiteur, me prendre pour un niais à qui on escroque ses louanges et ses applaudissements ? Est-ce ainsi qu’il me fallait amener à souiller un sépulcre blanchi, comme le sophiste Milton ? — Je trouve, dit Éverard, que vous me traitez durement, sir Henri. Vous me pressez… vous me défiez de produire des poésies aussi bonnes une celles de Shakspeare. J’ai voulu seulement citer des vers de Milton, et non pas parler de ses opinions politiques. — Oh ! monsieur, répliqua sir Henri, nous connaissons bien votre habileté à faire des distinctions ; vous pouvez faire la guerre contre la prérogative du roi, sans en vouloir le moins du monde à sa personne. Oh ! le ciel me pardonne ! mais il vous entendra et vous jugera. Emportez vos rafraîchissements, Phœbé (elle arrivait chargée de flacons). Le colonel Éverard n’a point soif… Vous vous êtes essuyé les lèvres et vous avez dit ensuite que vous n’aviez pas fait de mal. Mais quoique vous ayez trompé un homme, vous ne pouvez tromper Dieu. »

Ainsi chargé à la fois par le chevalier des fautes imputées et à toute sa secte religieuse et à son parti politique, Éverard sentit trop tard de quelle imprudence il s’était rendu coupable en donnant à son oncle une si grande prise sur lui-même, lorsqu’il s’était permis de contredire son goût en poésie dramatique. Il tâcha de s’expliquer, de s’excuser.

« Je m’étais mépris sur votre honorable intention, monsieur, et je pensais que vous désiriez réellement connaître un échantillon de notre littérature. Et en vous récitant des vers que je ne croyais pas indignes d’être entendus de vous, je déclare que, loin d’exciter votre indignation, je croyais au contraire vous être agréable… — Oh ! sans doute, » répliqua le chevalier avec un ton de ressentiment toujours aussi amer… « déclarez… déclarez… Oui, c’est une nouvelle formule de protestation qui remplace le jurement profane des courtisans et des Cavaliers… Oh ! monsieur, déclarez moins, et faites plus… Je vous souhaite le bonjour… Maître Kerneguy, vous pourrez venir vous rafraîchir dans mon appartement. »

Pendant que Phœbé demeurait ébahie d’étonnement de la querelle subite qui s’était élevée, le dépit et le ressentiment du colonel Éverard ne firent qu’augmenter lorsqu’il remarqua l’air indifférent du jeune Écossais qui, les mains dans les poches (position adoptée à la cour dans les derniers temps), s’était jeté dans un des antiques fauteuils. Ordinairement trop poli pour rire aux éclats, et possédant ce talent du rire intérieur par lequel les hommes du monde croient pouvoir, sans blesser les convenances, s’abandonner à leur joie sans s’exposer à des querelles, ni offenser directement personne, il laissait apercevoir qu’il était intérieurement satisfait du résultat de la visite du colonel à Woodstock. Cependant, la patience du colonel Éverard en était venue à des bornes qu’elle allait sans doute franchir ; car, quoique d’opinions politiques différentes, il y avait de la ressemblance entre le caractère de l’oncle et celui du neveu. — Damnation ! » s’écria le colonel d’un ton qui convenait aussi peu à un puritain que l’exclamation même.

« Amen ! » dit Louis Kerneguy, mais d’un ton si bas et si doux, que ce mot sembla plutôt lui être échappé que prononcé à dessein.

« Monsieur ! » lui dit Éverard marchant droit à lui, et poussé par cette sorte d’humeur où un homme, gonflé de ressentiment, ne serait pas mécontent de rencontrer un objet sur lequel il s’en pourrait décharger.

« Plaît-il ? » dit le page du ton le plus calme, en le considérant avec un air d’innocence consciencieuse.

« Je désirerais vous entendre m’expliquer le sens de ce que vous venez de dire. — C’est un cri tout spirituel, digne monsieur ;… un petit esquif dépêché au ciel pour mon propre compte, afin d’accompagner la sainte pétition que vous venez de lui adresser. — Monsieur, je connais un homme qui eut les os brisés pour s’être permis de sourire comme vous venez de le faire. — Là, voyez-vous maintenant ! » répondit le malicieux page, incapable de ne pas sacrifier le soin de sa sûreté au plaisir d’une plaisanterie… « Si vous en étiez demeuré à vos protestations, digne monsieur, vous seriez à cette heure étranglé. Mais votre juron est parti comme le bouchon d’une bouteille de bière, et permet ainsi à votre colère de s’exhaler dans l’honnête langage des coquins ordinaires que vous appelez non baptisés. — Pour l’amour du ciel, maître Kerneguy, dit Phœbé, ne tenez pas un langage aussi amer au colonel ! et vous, bon colonel Markham, dédaignez de croire qu’il vous a offensé… ce n’est qu’un bambin. — Si le cœur vous en dit, miss Phœbé, ou à vous, colonel, je saurai vous prouver que je suis homme ; monsieur peut, je pense, en dire quelque chose. Probablement il tient à vous faire jouer le rôle de la dame dans Comus ; j’espère seulement que son admiration pour John Milton ne le portera point à entreprendre celui de Sampson Agoniste, ni à renverser cette vieille maison à force d’exécration, ou à la faire écrouler de colère sur nous. — Jeune homme, » lui répondit le colonel toujours furieux, « si vous ne croyez pas avoir de motif suffisant pour respecter mes principes, que ce soit du moins par reconnaissance pour la protection que, sans eux, vous n’auriez pas aisément trouvée ailleurs. — Alors, dit la jeune servante, il faut donc que j’aille chercher des gens qui aient plus d’influence que moi sur vous. » À ces mots Phœbé partit comme l’éclair, tandis que Kerneguy répondait à Éverard avec le même ton insultant d’une calme indifférence.

« Avant de me menacer d’une chose aussi terrible que votre ressentiment, vous devriez vous être assuré d’abord que les circonstances ne peuvent me contraindre à vous refuser l’occasion dont vous semblez vouloir parler. »

En ce moment Alice, avertie sans doute par sa femme de chambre, entra d’un pas précipité dans le vestibule.

« Maître Kerneguy, lui dit-elle, mon père vous demande dans l’appartement de Victor Lee… »

Kerneguy se leva et salua, mais parut déterminé à attendre le départ d’Éverard, pour empêcher toute explication entre le cousin et la cousine.

« Markham, » dit Alice à la hâte, « cousin Éverard, je n’ai qu’un instant à rester avec vous. Pour l’amour de Dieu, partez à l’instant ! Soyez prudent et patient… mais ne demeurez pas ici, mon père est terriblement courroucé. — C’est ce que mon oncle m’a déjà dit, mademoiselle ; il m’a même ordonné de partir, et j’obéirai sans délai. Je ne pensais pas que vous viendriez me répéter, et si volontiers, un ordre aussi sévère ; mais je sors, mademoiselle, car je vois bien que je laisse ici des gens dont la société est plus agréable que la mienne. — Injuste ! méchant ! ingrat ! » dit Alice ; mais craignant que ces paroles fussent entendues de personnes étrangères, elle les prononça d’une voix si faible que son cousin, à qui elles s’adressaient, n’osa pas croire qu’elles fussent pour lui.

Il salua froidement Alice, comme pour prendre congé d’elle, et dit avec un air de politesse forcée qui couvre parfois chez les hommes d’un certain rang la haine la plus terrible : « Je crois, maître Kerneguy, qu’il est convenable de vous taire pour le moment ce que je pense personnellement de l’affaire que nous avons effleurée dans notre conversation ; je vous enverrai quelqu’un qui, je m’en flatte, saura conquérir la vôtre. »

L’Écossais supposé lui fit, avec une espèce de condescendance, un superbe salut, en l’assurant qu’il attendrait l’honneur de ses ordres, offrit la main à miss Alice pour la reconduire à l’appartement de son père, et prit un congé triomphant de son rival.

Éverard, de son côté, piqué à perdre patience, et s’imaginant encore, à voir la grave et la calme assurance du jeune homme, que ce devait être ou Wilmot, ou quelqu’un de ses camarades de débauche, revint à la ville de Woodstock, déterminé à ne pas laisser son injure impunie, dût-il, pour obtenir vengeance, recourir à des moyens que ses principes lui défendaient de regarder comme justes.


CHAPITRE XXVI.

SÉDUCTION.


Une intempérance sans frein dans un caractère est une tyrannie… Elle a causé la ruine prématurée de plus d’un trône, et la chute de plus d’un roi.
Shakspeare. Macbeth.


Tandis qu’Éverard s’éloignait en proie à la plus vive indignation de ce que sir Henri, dans sa bonne humeur, s’était borné à lui offrir quelques rafraîchissements, et l’avait renvoyé à propos de la querelle que nous avons racontée, le bon vieux chevalier, à peine remis de son accès de colère, se rafraîchit avec son hôte et sa fille, et bientôt après, se rappelant que quelques travaux exigeaient sa présence dans la forêt (car, quoique ce fût à peu près inutile, il s’acquittait encore régulièrement de ses fonctions de grand-maître de la capitainerie), il appela Bévis, et sortit laissant les deux jeunes gens ensemble.

« Maintenant, se dit le prince amoureux, qu’Alice est sans lion, il s’agit de voir si elle est elle-même de la race des tigresses… Oh ! sir Bévis a quitté son poste, » ajouta-t-il tout bas ; « je crois que les chevaliers d’autrefois, ces farouches gardiens dont il est un si vrai représentant, étaient plus rigoureux à maintenir une garde vigilante… — Bévis, dit Alice, sait que la surveillance qu’il exerce sur moi est complètement inutile ; et d’ailleurs il a d’autres devoirs à remplir que de rester, comme un chevalier, tout une journée auprès d’une dame. — Ce que vous venez de dire, mademoiselle, est un crime de haute trahison contre toute sincère affection, dit le galant ; le moindre désir d’une dame serait, pour un vrai chevalier, plus impérieux que tout ordre, excepté ceux de son souverain. Je souhaiterais, miss Alice, que vous me fissiez connaître votre moindre désir, et vous verriez avec quel empressement je l’accomplirais. — Vous ne m’êtes pourtant pas revenu dire quelle heure il était ce matin, répliqua la jeune miss, et je suis restée ici à me demander si le temps avait des ailes, lorsque j’aurais dû penser que la galanterie des jeunes gens peut être tout aussi fugitive que le temps lui-même. Savez-vous ce que votre désobéissance pourra m’en coûter à moi et à d’autres encore ? le pudding et le dumpling peuvent être réduits en charbon, car, monsieur, je m’acquitte encore du vieux devoir domestique de visiter la cuisine ; je pouvais manquer l’heure de mes prières ou être allée trop tard à un rendez-vous, et tout cela à cause de la négligence de maître Louis Kerneguy, qui a oublié de me faire savoir l’heure. — Oh ! répondit Kerneguy, je suis de ces amants qui ne peuvent supporter l’absence ; il faut que je sois éternellement aux pieds de ma belle ennemie : tel est, je pense, le nom que les romans nous apprennent à donner aux belles et cruelles à qui nous dévouons nos cœurs et nos vies… Parle pour moi, bon luth, » ajouta-t-il en prenant l’instrument, « et montre si je ne connais pas mon devoir. »

Il chanta, mais avec plus de goût que d’exécution, l’air d’un petit rondeau français, auquel quelqu’un des beaux esprits ou des faiseurs de sonnets avait adapté une romance anglaise, tant la musique en était gaie et sentimentale.


UNE HEURE AUPRÈS DE TOI.


Une heure auprès de toi !… Quand le matin riant
Orne d’un voile d’or les plaines d’Orient,
Quel charme peut alors accoutumer mon âme
À supporter la peine et la honte et le blâme
Et les soins que chaque heure amasse devant moi.
Et d’un triste passé le souvenir de flamme ?
Une heure auprès de toi.

Une heure auprès de toi !… Lorsque juillet balance
Son brûlant étendard à l’heure de midi,
Quel espoir détermine un amant plus hardi
À traîner ses tourments sur la plaine en silence ;
Et qui, mieux qu’une grotte ou qu’un ombrage coi,
Rafraîchit de mon sang l’ardente pétulance ?
Une heure auprès de toi.

Une heure auprès de toi !… Quand le soleil s’efface ;
Oh ! qui peut m’enseigner l’oubli d’une disgrâce,
Les travaux méconnus du jour qui va finir,

Un chimérique espoir, un âcre souvenir,
Le profit qui décroît, le besoin qui s’augmente,
Le sot orgueil d’un maître appesanti sur moi,
Se riant de mes maux que lui-même alimente ?
Une heure auprès de toi.


« Vraiment il y a encore un couplet, dit le chanteur, mais je ne vous le chanterai pas, parce que quelques prudes de la cour ne l’aiment pas. — Grand merci, maître Louis ; d’abord pour votre délicatesse à chanter ce qui m’a fait plaisir, ensuite pour avoir omis ce qui pouvait me choquer. Quoique fille de campagne, je prétends n’être pas assez étrangère aux modes de la cour pour rien recevoir qui n’y soit pas monnaie courante parmi les classes les plus distinguées. — Je voudrais, répliqua Louis, que vous fussiez affermie dans cette croyance au point de recevoir toute monnaie qui aurait cours près de ces dames. — Et quelle en serait la conséquence ? » demanda Alice avec le plus grand calme.

« En ce cas, » répondit Louis embarrassé comme un général qui trouve que ses préparatifs d’attaque ne semblent jeter ni crainte ni confusion parmi les ennemis ; « en ce cas, vous me pardonnerez, belle Alice, si je vous parle un langage plus tendre que celui de la simple galanterie, si j’ose vous dire combien mon cœur est intéressé à ce que vous considérez comme une simple plaisanterie, et si j’avoue sérieusement qu’il est en votre pouvoir de me rendre le plus heureux ou le plus malheureux des mortels. — Maître Kerneguy, » dit Alice toujours avec la même indifférence, « tâchons de nous comprendre. Je suis peu habituée aux grandes manières, et je ne voudrais pas, je vous le dis nettement, passer pour une sotte fille de village qui, par ignorance ou affectation, tressaille au moindre mot galant que lui adresse un jeune homme qui, pour le moment, n’a rien de mieux à faire que de fabriquer et mettre en circulation de ces faux compliments. Mais je ne dois pas laisser cette crainte de paraître simple, gauche et timide, m’entraîner trop loin, et, ne connaissant pas les limites exactes, j’aurai soin de me tenir en deçà. — J’espère, mademoiselle, que tout sévèrement que vous soyez disposée à me juger, votre justice ne me punira point avec trop de rigueur d’une faute dont vos charmes ont seuls été l’occasion. — Écoutez-moi, monsieur, s’il vous plaît ; je vous ai écouté tant que vous me parliez en berger ; même ma complaisance a été si grande que je vous ai répondu en berger ; car je ne pense pas qu’il puisse résulter autre chose que du ridicule, des dialogues entre Lindor et Jeanneton ; et le principal défaut du style est son extrême niaiserie et son ennuyeuse affectation. Mais quand vous en venez à vous jeter à genoux, à vouloir me prendre la main et à parler sur un ton plus sérieux, je dois vous rappeler nos rôles véritables. Je suis fille de sir Henri Lee, monsieur, et vous êtes, ou vous prétendez être maître Louis Kerneguy, page de mon frère, et fugitif réfugié sous le toit de mon père qui s’expose au danger par l’asile qu’il vous accorde ; ce sont des motifs trop puissants pour que la maison soit troublée par vos importunités désagréables. — Plût au ciel, belle Alice, que vos objections à la tendresse que je vous déclare, non par plaisanterie, mais fort sérieusement, puisque mon bonheur dépend de votre réponse, fussent fondées seulement sur la basse et précaire condition de Louis Kerneguy !… Alice, vous avez l’âme de votre famille, et devez nécessairement aimer l’honneur. Je ne suis pas plus le page écossais dont, pour servir mes desseins et par nécessité, j’ai joué le rôle, que je ne suis le rustre maladroit dont j’avais pris les manières la première soirée que j’eus le bonheur de vous voir et de faire votre connaissance ; cette main, toute pauvre qu’elle paraît être en ce moment, peut donner une couronne de seigneur. — Gardez-la pour quelque demoiselle plus ambitieuse, milord, car si ce que vous venez de dire est vrai, je dois vous donner ce titre… Je n’accepterais pas votre main, fussiez-vous en état de me donner un duché. — Dans un sens, aimable Alice, vous n’avez pas porté trop haut mon pouvoir ou mon affection. C’est votre roi… c’est Charles Stuart qui vous parle !… Il peut donner des duchés ; et si jamais beauté s’en est rendue digne, c’est bien Alice Lee… Oh ! oh !… levez-vous… ne vous agenouillez pas… C’est à votre souverain à tomber à vos genoux, Alice, à vous à qui il est mille fois plus dévoué que le fugitif Louis n’osait se hasarder à en faire l’aveu. Mon Alice, je le sais, a été élevée dans de tels principes d’amour et d’obéissance à son souverain, qu’elle ne peut en conscience, ni par miséricorde, lui causer une blessure comme celle qu’il recevrait si elle rejetait son amour. »

En dépit de tous les efforts que fit Charles pour l’en empêcher, Alice avait mis un genou en terre jusqu’à ce qu’elle eût touché de ses lèvres la main qui voulait la relever. Mais après lui avoir rendu cet hommage, elle se tint debout, les bras croisés sur son sein… le regard modeste, mais calme, vif et vigilant, maîtresse d’elle-même, si peu flattée du secret qui devait, ainsi que le roi le pensait, triompher d’elle, qu’il sut à peine dans quels sentiments elle était pour lui.

« Vous restez muette, charmante Alice ; le roi ne peut-il pas plus sur vous que le pauvre page écossais ? — Dans un sens il peut tout, lui répondit Alice ; car mes meilleures pensées, mes meilleurs souhaits, mes plus ardentes prières sont toutes pour son bonheur. Les femmes de Lee prouveraient leur loyal dévouement en versant leur sang, comme les hommes témoignent le leur en tirant l’épée pour son service. Mais à part les devoirs d’une loyale et dévouée sujette, le roi est encore moins pour Alice Lee que le pauvre Louis Kerneguy. Le page aurait pu proposer une union honorable… le monarque ne peut offrir, lui, qu’une couronne souillée. — Vous êtes dans l’erreur, Alice… Asseyez-vous, et laissez-moi vous parler… asseyez-vous… Quelle est votre crainte ? — Je ne crains rien, milord, que puis-]e craindre du roi de la Grande-Bretagne… moi, fille de son loyal sujet, et sous le toit de mon père ? Mais je me rappelle la distance qui nous sépare ; et, quoique j’aie pu rire et plaisanter avec mon égal, je dois prendre devant mon roi la simple attitude d’une respectueuse sujette, à moins que sa sûreté n’exige que je paraisse méconnaître sa dignité. »

Charles, quoique jeune, était peu novice en de pareilles scènes ; mais il fut surpris de rencontrer une résistance qu’on ne lui avait jamais opposée en semblables occasions, même dans les cas où il n’avait pas réussi. Il n’y avait ni colère, ni orgueil blessé, ni confusion, ni dédain réel ou affecté, dans les manières et dans la conduite d’Alice. Elle était, ce semble, de sang-froid préparée à discuter un point qui est généralement décidé par la passion, ne montrait aucun désir de s’échapper de l’appartement, mais paraissait résolue à écouter avec patience les déclarations de l’amant ; et son visage ainsi que ses manières annonçaient qu’elle avait cette complaisance par pure déférence pour les ordres du roi.

« Elle est ambitieuse, pensa Charles ; c’est en éblouissant son amour de la gloire, et non simplement par des instances passionnées, que je puis espérer de réussir… Asseyez-vous, je vous prie, ma belle Alice, c’est un amant qui vous en conjure et le roi qui vous le commande… — Le roi, lui répondit Alice, peut permettre qu’on néglige le cérémonial dû à la royauté ; mais il ne peut abroger le devoir d’un sujet, même par un ordre exprès. Je demeure ici ; tant qu’il plaira à Votre Majesté de me parler, je l’écouterai patiemment, ainsi que mon devoir l’exige. — Sachez donc, simple fille, qu’en acceptant l’affection et la protection que je vous offre, vous ne violez aucune loi ni de vertu ni de morale. Les hommes destinés au trône sont privés de bien des douceurs de la vie ordinaire… de celle surtout qui est peut-être la plus chère et la plus précieuse, celle de pouvoir choisir une épouse pour la vie. Leurs cérémonieux mariages sont conclus d’après des principes d’utilité politique seulement, et les femmes auxquelles on les marie sont fréquemment, par leur caractère, leur extérieur et leurs goûts, tout-à-fait impropres à les rendre heureux. La société use donc envers nous de commisération, et charge nos mariages, involontaires et souvent malheureux, de chaînes plus légères et moins gênantes que celles qui lient les autres hommes, dont les nœuds d’hymen, comme plus librement formés, doivent, en proportion, être plus étroitement resserrés. Aussi, depuis le temps où le vieux Henri fit construire ce palais, prêtres et prélats, ainsi que nobles et hommes d’état, ont été habitués à voir une belle Rosemonde gouverner le cœur d’un monarque passionné, et le consoler du peu d’heures de contrainte et de pompe qu’il lui faut accorder à quelque morose et jalouse Eléonore. À de pareilles amours le monde n’attache aucun blâme ; on vient en foule à une fête pour admirer la beauté de l’aimable Esther, tandis que l’impérieuse Vasti reste reine dans la solitude. On assiège le palais pour implorer sa protection, car son influence dans l’état est mille fois plus grande que celle de la fière épouse ; ses enfants prennent rang parmi les nobles du pays, et justifient par leur courage, comme le célèbre Longue-Épée, comte de Salisbury[74], la naissance qu’ils doivent à la royauté et à l’amour. Ce sont les fruits de ces unions qui remplissent les rangs de la plus brillante noblesse, et la mère vit honorée et bénie dans la grandeur de sa postérité, comme elle est morte pleurée et regrettée dans les bras de l’amour et de l’amitié. — Est-ce ainsi que mourut Rosemonde, milord ? Nos traditions rapportent qu’elle fut empoisonnée par la reine offensée, empoisonnée sans qu’on lui laissât le temps de demander à Dieu pardon de ses nombreuses fautes. Sa mémoire vit-elle encore ? J’ai entendu dire que, quand l’évêque purifia l’église de God-Stowe, son tombeau fut ouvert, brisé par ses ordres, et ses os jetés sur une terre non sacrée. — C’était un vieux temps de grossièreté, douce Alice : les reines ne sont pas aujourd’hui si jalouses, ni les évêques si rigoureux. Et sachez en outre que, dans le pays où je conduirais la plus aimable de son sexe, fleurissent d’autres lois qui mettraient de telles liaisons à l’abri de tout scandale. Il est un mode de mariage qui, en observant toutes les cérémonies de l’Église, ne laisse aucun reproche à la conscience ; et pourtant, n’investissant l’épouse d’aucun des privilèges propres à la condition de son époux, il ne viole pas les devoirs qu’un roi doit remplir à l’égard de ses sujets. Ainsi Alice Lee peut, sous tous les rapports, devenir la femme réelle et légitime de Charles Stuart, en y mettant pour condition que leur union privée ne lui donnera aucun droit au titre de reine d’Angleterre. — Mon ambition, dit Alice, sera suffisamment satisfaite en voyant Charles roi, sans que je puisse partager ou sa dignité en public, ou sa magnificence et son luxe en particulier. — Je vous comprends, Alice, répliqua le roi piqué, mais non mécontent ; vous me raillez, parce que, fugitif, je parle en roi. C’est une habitude, je l’avoue, que j’ai prise, et dont mes malheurs mêmes n’ont pu me guérir. Mais ma situation n’est pas si désespérée que vous le pourriez croire. Mes amis sont encore nombreux dans ces royaumes, mes alliés du continent sont tenus, pour défendre leurs propres intérêts, d’épouser ma cause. Des espérances me sont données par l’Espagne, la France et d’autres nations, et j’ai la confiance que le sang de mon père n’aura pas été versé en vain, et qu’il n’est pas condamné à sécher sans qu’on en ait tiré une juste vengeance. J’ai confiance en celui de qui les princes tiennent leurs titres, et malgré tout ce que vous pouvez penser de ma situation actuelle, j’ai l’intime conviction que je serai assis un jour sur le trône d’Angleterre. — Que Dieu vous entende ! dit Alice ; et pour qu’il puisse y consentir, noble prince, daignez un peu considérer si vous menez à présent une conduite digne de vous concilier sa faveur. Songez au conseil que vous donnez à une jeune fille qui n’a plus sa mère, qui n’a d’autre défense contre vos moyens de séduction que le sentiment naturel qu’inspire à une femme sa dignité. La mort de mon père, qui serait la conséquence de mon imprudence ; le désespoir de mon frère, dont la vie fut si souvent en péril pour sauver celle de Votre Majesté ; le déshonneur du toit qui vous a donné l’hospitalité, sont-ils des choses bien dignes de figurer dans votre histoire, ou des faits capables de vous rendre Dieu propice, Dieu, dont le ressentiment contre votre maison n’a été que trop visible ? Pourrez-vous par là reconquérir l’affection du peuple anglais, aux yeux duquel de telles actions sont une abomination ? voilà ce que j’abandonne à vos royales réflexions. »

Charles resta muet, frappé de la tournure qu’avait prise une conversation qui mettait, contre son attente, ses propres intérêts en contact avec la satisfaction de sa passion.

« Si Votre Majesté, » dit Alice en s’inclinant avec respect, « n’a plus d’ordres à me donner, puis-je lui demander la permission de me retirer ? — Demeurez encore un peu, fille étrange et intraitable, et répondez seulement à une question… Est-ce la position dans laquelle je me trouve actuellement qui vous fait dédaigner mon amour ? — Je n’ai rien à cacher à mon souverain, et ma réponse sera aussi claire, aussi précise que sa question. Si j’avais pu m’abandonner à un acte de folie ignominieuse, insensée, ingrate, il aurait fallu que je fusse aveuglée par cette passion, qui est, je crois, alléguée comme excuse de la folie et du crime plus souvent qu’elle n’a une existence réelle. Bref, il faudrait que j’eusse été prise d’amour, comme on dit, et la chose aurait pu arriver à l’égard de mon égal. Mais certainement jamais avec mon souverain, qu’il fût roi de titre seulement, ou en possession de son royaume ! — Cependant la loyauté fut toujours l’orgueil, presque la passion dominante de votre famille, Alice. — Et puis-je confondre cette loyauté avec une aveugle condescendance à mon souverain, en lui permettant d’exécuter une pensée déshonorante pour lui comme pour moi ? Dois-je, en ma qualité de fidèle sujette, le seconder dans une folie qui pourrait encore mettre une autre entrave dans le chemin de sa restauration, et ne servirait même qu’à compromettre sa sûreté, fût-il assis sur son trône ? — En ce cas, » dit Charles avec mécontentement, « j’eusse mieux fait de garder le rôle de page que de prendre le titre de souverain, qui, ce me semble, est inconciliable avec mes désirs. — Ma candeur ira plus loin encore, j’aurais pu ne pas mieux écouter Louis Kerneguy que l’héritier de la Grande-Bretagne ; car l’amour que j’ai à donner, et qui ne ressemble pas à celui que j’ai lu dans les romans, ou entendu débiter dans des chansons, cet amour s’est déjà fixé ailleurs. Ceci afflige Votre Majesté… j’en suis réellement peinée ; mais les plus salutaires médecines sont souvent amères. — Oui, » répondit le roi avec quelque aigreur ; « mais les médecins sont assez raisonnables pour ne pas exiger que leurs malades les avalent comme si c’étaient rayons de miel… Elle est donc vraie cette histoire que l’on débite sur le compte du cousin le colonel ; et la fille du loyal Lee a donc donné son cœur à un rebelle fanatique ? — Mon amour était donné avant que ces mots de fanatique et de rebelle me fussent connus. Je ne l’ai pas repris, car je suis convaincue qu’au milieu des grandes dissensions qui déchirent le royaume, la personne à laquelle vous faites allusion s’est peut-être trompée en choisissant son parti ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle a été consciencieuse, et c’est ce qui fait que je l’en estime davantage. Il ne peut espérer mieux, et ne demandera rien de plus, avant qu’un heureux changement éteigne les haines publiques, et que mon père soit une fois encore réconcilié avec lui. Je souhaite sincèrement que ce bonheur nous arrive par la restauration prompte et unanimement consentie de Votre Majesté ! — Vous avez trouvé une raison, » dit le roi d’un ton bourru, « pour me faire détester l’idée d’un tel événement, et vous n’avez pas, Alice, d’intérêt sincère à le souhaiter ? Au contraire, ne voyez-vous pas que votre amant, marchant côte à côte avec Cromwell, peut, ou plutôt doit partager son pouvoir ? Même, si Lambert ne prend point le pas sur lui, il peut faire tomber Cromwell et régner à sa place ; et croyez-vous qu’il ne trouvera pas moyen de triompher de l’orgueil des loyaux Lee, et de conclure l’union pour laquelle les choses sont mieux préparées que pour celle que, dit-on, Cromwell médite entre un de ses enfants et le non moins loyal héritier de Fauconberg ? — Votre Majesté a enfin trouvé une manière de se venger… si ce que j’ai dit le mérite, toutefois. — Je pourrais indiquer encore une plus courte voie à votre union, » dit Charles, sans s’apercevoir de son chagrin, ou peut-être jouissant du plaisir des représailles. « Supposez que vous envoyiez dire à votre colonel qu’il y a ici un Charles Stuart venu pour troubler les saints dans ce pénible gouvernement qu’ils ont obtenu à force de prières et de prédications, par leurs épées et leurs fusils… et supposez qu’il ait l’adresse d’amener une dizaine de soldats, ce qui suffit amplement, par le temps qui court, pour décider le destin de l’héritier de la couronne… ne pensez-vous pas qu’une prise aussi bonne pourrait lui mériter, de la part du croupion ou de Cromwell, une récompense dont la valeur aurait la vertu de réfuter les objections de votre père contre une alliance avec les Têtes-rondes, et de procurer à la belle Alice et à son cousin le colonel l’entier accomplissement de leurs désirs ? — Milord, » dit Alice, les joues rouges de colère et les yeux étincelants, car elle avait aussi sa part de la fierté héréditaire dans sa famille ; « voilà qui passe les bornes de ma patience. J’ai écouté, sans témoigner mon indignation, l’ignominieuse proposition que vous m’avez faite, et j’ai mis autant de délicatesse à refuser de devenir la maîtresse d’un prince fugitif, que si je m’étais excusée de partager avec lui une couronne actuellement sur sa tête… Mais pouvez-vous croire que je puisse entendre calomnier toutes les personnes qui me sont les plus chères, sans émotion ni réplique ? Non, monsieur ; et quand même je vous verrais assis sur votre trône, environné de toutes les terreurs de la chambre ardente de votre père, vous m’entendriez encore défendre l’absent et l’innocent. De mon père, je n’en parlerai pas ; je dirai seulement qu’il est aujourd’hui sans richesses, sans domaines, presque sans maison pour l’abriter, sans la nourriture qui lui est nécessaire, et pourquoi ? Parce qu’il a dépensé tout son bien au service du roi. Il n’avait besoin de commettre aucun acte de trahison, aucune action humiliante pour se procurer des richesses. Ses propres biens lui en assuraient d’assez étendues. Quant à Markham Éverard… il ne sait ce que c’est que l’égoïsme. Il ne voudrait pas pour toute l’Angleterre, renfermât-elle les trésors du Pérou dans son sein, et un paradis sur sa surface, faire une action qui déshonorât son nom ou qui blessât les sentiments de personne. Les rois, milord, peuvent recevoir une leçon de lui. Pour le moment, je suis obligé de vous laisser, sire. — Alice, Alice !… arrêtez ! s’écria le roi ; ah ! elle est partie… Voilà bien la vertu… réelle, désintéressée, vénérable… où il n’en existe pas sur la terre ! Pourtant Wilmot et Villiers n’en croiront pas un mot, mais ils mettront cette histoire au rang des merveilles de Woodstock… C’est une étrange fille ! et je déclare, pour me servir de la protestation du colonel, que je ne sais si je dois lui pardonner et faire la paix avec elle, ou viser à une éclatante vengeance. Sans ce maudit cousin… ce colonel puritain… je pourrais tout pardonner à une si noble fille ; mais me préférer une rebelle Tête-ronde !… Me l’avouer en face, et me dire qu’un roi peut recevoir une leçon de lui… c’est du fiel et de l’absinthe. Ah ! si le vieillard n’était pas survenu ce matin, le roi aurait reçu ou donné une leçon sévère. C’était folie à moi de me hasarder avec mon rang et ma responsabilité… Et pourtant cette fille m’a tellement fâché contre elle, et rendu si jaloux de lui, que si l’occasion s’en présentait, je pourrais à peine me résoudre à la manquer… Mais, qui nous vient là ? »

L’interjection qui termina ce royal soliloque fut occasionnée par l’arrivée inattendue d’un autre personnage de notre drame.


CHAPITRE XXVII.

LE CARTEL.


Benedict. Vous dirai-je un mot à l’oreille ?
Claudio. Dieu me préserve d’un cartel.

Shakspeare. Beaucoup de bruit pour rien.


Au moment où Charles se disposait à sortir de l’appartement, il y fut retenu par l’entrée de Wildrake, qui arriva avec une fierté dans sa démarche et une importance telle qu’on n’en avait jamais vu. « Je vous demande pardon, beau sire, lui dit-il ; mais, comme on dit dans mon pays, quand les portes sont ouvertes, les chiens entrent. J’ai vainement frappé et appelé dans le vestibule ; et comme je connaissais le chemin du salon, monsieur, car je sers dans les chevau-légers, et la route où je passe une fois, je ne l’oublie jamais, j’ai osé venir m’annoncer moi-même. — Sir Henri Lee est sorti, monsieur ; je crois qu’il est dans le parc, » dit Charles froidement car la présence de ce débauché, dont l’extérieur était si commun, ne pouvait, lui être que fort désagréable en ce moment ; « et maître Albert Lee est absent de la Loge depuis deux ou trois jours. — Je le sais, monsieur ; mais, pour le moment, je n’ai affaire ni à l’un ni à l’autre. — Et à qui donc ? demanda Charles ; si du moins je puis vous faire cette question… car je ne pense pas qu’il se puisse que ce soit à moi. — Excusez-moi à mon tour, monsieur, c’est à vous que je puis m’adresser ici, si vous êtes, comme je l’imagine, quoique un peu mieux habillé, maître Louis Girnigo, le gentilhomme écossais qui accompagne maître Albert Lee. — Alors, je suis tout ce que vous pouvez rencontrer de lui. — À coup sûr, dit le Cavalier, je trouve une différence, mais le repos et un meilleur costume font beaucoup ; et j’en suis content, car j’aurais été fâché d’avoir remis un message tel que celui dont je suis porteur, à un malotru. — Allons, au fait, monsieur, s’il vous plaît… Vous avez un message pour moi, dites-vous ? — Oui, monsieur ; je suis l’ami du colonel Markham Éverard, monsieur ; un bel homme et brave sur le champ de bataille, quoique je puisse souhaiter qu’il embrasse une meilleure cause… Oui, ma foi, je vous apporte un message renfermé dans un petit papier que je prends la liberté de vous présenter avec les formalités d’usage. » À ces mots, il tira son épée, mit au bout le billet dont il parlait, et, faisant une profonde révérence, il le présenta à Charles.

Le monarque déguisé le reçut en rendant au messager un grave salut, et dit en même temps qu’il ouvrait la lettre : « Je ne dois pas m’attendre, je présume, à trouver un contenu amical dans une épître présentée d’une si hostile manière. — Hem, monsieur ! » répliqua l’ambassadeur, comme pour s’éclaircir la voix et préparant une réponse convenable, où le doux langage d’un diplomate devait être conservé : « Monsieur, l’invitation, je pense, n’est pas tout-à-fait hostile, quoiqu’elle puisse d’abord paraître belliqueuse. J’espère, monsieur, que quelques passes termineront l’affaire ; et ainsi, comme mon vieux maître avait habitude de dire, pax nascitur ex bello. Pour mon compte particulier, je suis vraiment charmé que mon ami Markham Éverard m’ait chargé de cette mission… d’autant plus que je craignais que les principes puritains dont il est imbu… (je vous confesserai la vérité, mon digne monsieur…) ne l’eussent mal disposé, vu certains scrupules, à employer, pour se faire droit dans un cas comme le vôtre, le mode usité chez les gentilshommes ; et comme je rends un service d’ami à mon ami, j’espère humblement, maître Louis Girnigo, que je ne vous fais pas injure en préparant les voies à la rencontre proposée ; ou permettez-moi de le dire, j’espère que, s’il n’arrive aucun fatal accident, nous serons tous meilleurs amis quand l’escarmouche sera terminée, que nous ne l’étions avant qu’elle commençât. — Je le suppose aussi, monsieur ; en tous cas, » dit Charles en regardant la lettre, « il nous serait difficile d’être pires qu’ennemis mortels, car c’est sur ce pied que nous place ce billet. — Vous dites vrai, monsieur ; c’est un cartel où l’on vous provoque à un combat singulier, dans le but pacifique de rétablir une parfaite intelligence entre les survivants, dans le cas où, par bonheur, on pourrait employer ce mot au pluriel, après l’issue de la rencontre. — Bref, nous allons seulement nous battre, je suppose, répliqua le roi, pour en venir à une bonne et amicale intelligence. — Vous avez encore raison, monsieur, et je vous remercie de la clarté de votre interprétation… Ah ! monsieur, on est heureux d’avoir affaire, dans une occasion comme celle-ci, à un homme d’honneur et d’esprit ; et je vous demande, monsieur, comme faveur personnelle, attendu que la matinée peut être froide, et que je suis moi-même enclin aux rhumatismes… (la guerre laisse des cicatrices après elle, monsieur…) je vous prie, dis-je, d’amener avec vous quelque gentilhomme d’honneur qui ne dédaignera point de prendre part à ce qui se passera… une espèce de fortune du pot, monsieur… et qui voudra bien tirer une botte avec un vieux soldat comme moi, afin que nous ne souffrions pas du froid en restant à rien faire. — Je comprends, monsieur, répliqua Charles ; si l’affaire a lieu, soyez persuadé que je tâcherai de vous trouver un digne antagoniste. — Je vous en serai fort obligé, monsieur ; et je ne m’embarrasse nullement de la qualité de mon adversaire… Il est vrai que je prends les titres d’écuyer et de gentilhomme, et qu’à ce compte, je me croirais infiniment honoré de croiser mon épée avec celle de sir Henri ou de maître Albert Lee ; mais si ces messieurs ne vous servent pas de seconds, je ne refuserai pas de présenter ma pauvre personne à tout gentilhomme qui a servi le roi, ce que j’ai toujours regardé en soi comme une sorte de lettre de noblesse ; et, ainsi, il n’est pas de motif qui puisse me porter à refuser le combat avec personne. — Le roi vous est très reconnaissant, monsieur, lui dit Charles, de l’honneur que vous faites à ses fidèles sujets. — Oh ! monsieur, je suis scrupuleux sur ce point… fort scrupuleux… Quand il faut se mettre en garde contre une Tête-ronde, je consulte les livres héraldiques pour voir s’il a droit de porter les armes, comme l’a maître Markham Éverard, sans quoi je vous promets que je ne me serais point chargé de son cartel. Mais un Cavalier et un gentilhomme peuvent marcher de pair, et quelle que soit sa naissance, sa loyauté l’ennoblit. — C’est bien, monsieur ; ce billet me somme de rencontrer maître Éverard demain matin, à six heures, sous l’arbre appelé le Chêne du Roi… Je n’ai d’objections à faire ni sur l’heure ni sur le lieu. Il préfère l’épée, où, dit-il, nous pouvons être de force égale… j’accepte l’arme : pour seconds, deux gentilshommes… Je m’efforcerai de me procurer un compagnon qui soit pour vous un partenaire convenable, en cas qu’il vous prenne envie d’être de la contredanse. — Je vous baise les mains, monsieur, et suis tout à vous, en raison de l’obligation que je vous ai. — Je vous remercie, monsieur ; je serai prêt en temps et lieu convenus, et dans l’équipage qu’il faudra ; et, ou je donnerai à votre ami, avec mon épée, la satisfaction qu’il réclame, ou l’engagerai à ne plus recommencer, de manière à le satisfaire. — Vous m’excuserez, monsieur, dit Wildrake, si mon esprit est trop simple, en cette occasion, pour concevoir qu’il puisse rester en pareil cas, et entre deux hommes d’honneur, d’autre alternative que… çà… çà… » et il se tendait, et faisait une passe avec sa rapière, qu’il laissa dans le fourreau, et qu’il tint éloignée du roi à qui il parlait. — Excusez-moi aussi, monsieur, si je ne trouble pas votre intelligence par l’explication d’un cas qui peut ne point se présenter, si, par exemple, j’alléguais une affaire urgente d’utilité publique. » Il prononça ces mots d’un ton de voix bas et mystérieux que Wildrake sembla parfaitement comprendre, car il appuya l’index sur son nez, signe qu’il regardait comme indiquant une pénétration et une sagacité complète. — Monsieur, lui répondit-il, si vous êtes engagé dans quelque affaire pour le roi, mon ami aura toute la patience raisonnable… même, je me battrais contre lui en cette circonstance, simplement pour l’empêcher de perdre patience, plutôt que de souffrir qu’on vous dérangeât. Et, monsieur, si vous pouvez trouver une place dans votre entreprise pour un pauvre gentilhomme qui a servi sous Lansford et Goring, vous n’avez qu’à m’indiquer le jour, l’heure et le lieu du rendez-vous ; car, vraiment, monsieur, je suis las de porter ce lourd chapeau, ces cheveux tondus, ce manteau d’entreprenant dont mon ami m’a gratifié, et je m’en débarrasserais encore une fois volontiers pour entrer au service du roi, quand je devrais être battu ou pendu, peu m’importe. — Je me rappellerai ce que vous dites là, si une occasion se présente ; et je souhaite à Sa Majesté d’avoir bon nombre de pareils sujets… Je présume que notre affaire est à présent arrangée ? — Quand vous aurez eu la complaisance, monsieur, de me donner un petit mot, pour me servir de lettre de créance… car telle, vous savez, est la coutume… À cartel écrit, réponse écrite. — Je vais le faire à l’instant, monsieur, et promptement, car voilà tout ce qu’il faut pour écrire. — Eh ! monsieur, continua l’envoyé… Ahi ! ahem !… si vous aviez le crédit nécessaire, dans la maison, pour me faire donner un verre de vin sec… Je parle peu ordinairement, et lorsque je déroge je m’enroue. D’ailleurs, une affaire aussi sérieuse excite toujours ma soif… De plus, monsieur, se quitter les lèvres sèches indique malveillance, et Dieu empêche qu’il y en ait entre nous dans une circonstance si honorable ! — Je ne me vante pas d’avoir en ce logis grande influence, monsieur ; mais si vous étiez assez bon pour accepter cette double pièce, vous pourriez avec elle étancher votre soif à l’auberge de Saint-George… — Monsieur, répondit le Cavalier (car l’époque admettait ce mode étrange de politesse, et Wildrake n’était pas homme d’une délicatesse assez scrupuleuse pour se faire long-temps prier), je vous suis encore toit obligé, mais je ne conçois pas comment mon honneur me permettrait d’accepter une telle courtoisie, si vous ne consentiez pas à m’accompagner et à boire votre part… — Excusez-moi, monsieur, ma sûreté exige que je garde pour le moment l’incognito autant que possible. — En voilà assez, observa Wildrake ; entre pauvres Cavaliers point de cérémonies. Je vois, monsieur, que vous comprenez la loi du militaire… Tant qu’un bon gaillard a de l’argent, le gousset de son camarade ne doit pas rester à sec. Je vous souhaite, monsieur, continuation de santé et de bonheur jusqu’à demain matin. Au chêne du Roi, à six heures. — Adieu, monsieur, » lui répondit le roi ; et tandis que Wildrake descendait l’escalier en sifflant : « Allons, Cavaliers, » et en s’accompagnant avec sa longue rapière qui battait contre les marches et la rampe, il ajouta : « Adieu, emblème trop vrai de l’état où la guerre, les défaites et le désespoir ont réduit tant de braves gentilshommes. »

Pendant le reste du jour il n’arriva rien qui mérite la peine d’être rapporté. Alice évita soigneusement de montrer, à l’égard du prince, plus de froideur ou de réserve que d’ordinaire, de peur que son père ou toute autre personne s’en aperçût. À en croire les apparences, les deux jeunes gens étaient toujours sur le même pied qu’avant. Elle eut cependant bien soin de faire sentir au prince amoureux que cette prétendue familiarité n’était feinte que pour sauver les apparences, et n’annonçait nullement une rétractation de la sévérité avec laquelle elle avait rejeté son amour. L’idée qu’il en était ainsi, jointe à son amour-propre blessé et à sa haine contre un heureux rival, poussèrent Charles à s’échapper de bonne heure pour faire une solitaire promenade dans le désert où, comme Hercule dans l’emblème de Thèbes, tiré tour à tour par la vertu et le plaisir personnifiés, il écouta alternativement la voix de la sagesse et celle d’une folie passionnée.

La prudence lui représentait combien il était important qu’il se conservât la vie sauve pour l’exécution ultérieure du grand projet où il avait échoué pour le présent… La restauration de la monarchie en Angleterre, le rétablissement du trône, la conquête de la couronne de son père, la vengeance de sa mort, le rappel à leurs fortunes et dans leur pays des nombreux exilés qui souffraient la pauvreté et les horreurs du bannissement par suite de leur attachement à sa cause ; l’orgueil aussi, ou plutôt un juste et naturel sentiment de dignité, lui montrait l’ignominie à laquelle se vouait un prince consentant à se battre en combat singulier avec un sujet, quel que fût son rang, et le ridicule qui s’attacherait à sa mémoire s’il perdait la vie à propos d’une obscure intrigue, et de la main d’un simple gentilhomme. Que diraient ses sages conseillers Nicolas et Hyde ? que dirait son cher et prudent gouverneur le marquis de Herford, d’un tel acte de témérité et de folie ? Cet acte n’ébranlerait-il pas l’obéissance des graves et circonspects partisans de la cause royaliste ? car pourquoi sacrifieraient-ils leur vie et leur fortune pour replacer à la tête d’un royaume un jeune homme qui ne savait commander à ses propres passions ? À tout cela, il fallait encore ajouter cette considération, que sa victoire même dans le duel mettrait de nouvelles difficultés à son évasion, et elles étaient déjà en assez grand nombre. Si, sans lui porter un coup mortel, il avait simplement l’avantage sur son adversaire, comment savait-il si cet ennemi ne chercherait pas à se venger en livrant au gouvernement le malveillant Louis Kerneguy, dont le véritable nom en cette circonstance ne manquerait point d’être découvert ? »

Ces considérations engageaient fortement Charles à terminer ce défi sans se battre ; et la réserve qu’il avait stipulée en l’acceptant lui donnait quelque facilité de le faire.

Mais la passion avait aussi ses arguments, et elle les adressait à un naturel rendu irritable par des revers récents et la mortification qu’il venait d’éprouver. S’il était prince, il était aussi gentilhomme, et par conséquent en droit de se venger comme tel, et obligé à donner ou à exiger la satisfaction à laquelle, en cas de querelles, étaient tenus ceux qui avaient ce titre. Il pensait aussi qu’il ne perdrait pas non plus l’amour des Anglais pour s’être montré prêt, au lieu de se faire un abri de sa royale naissance et de ses prétentions au trône, à aller sur le terrain et à soutenir, au péril de sa vie, ce qu’il avait fait ou dit. Chez un peuple libre, il lui semblait qu’il avait plutôt à gagner qu’à perdre dans l’estime publique par une conduite qui ne pouvait que paraître brave et généreuse. Puis une réputation de bravoure était bien plus nécessaire pour appuyer ses prétentions que toute autre réputation qu’on pourrait lui faire. Si on lui proposait un cartel sans qu’il y répondît, on devait nécessairement le taxer de lâcheté. Que diraient Villiers et Wilmot d’une intrigue où il aurait été honteusement raillé par une fille de campagne sans avoir osé punir son rival ? Les pasquinades qu’ils composeraient, les spirituels sarcasmes qu’ils débiteraient à ce propos, seraient plus durs à supporter que les graves réprimandes de Herford, Hyde et Nicolas. Ces réflexions, jointes à un jeune et bouillant courage, fixèrent enfin sa résolution ; et il revint à la Loge, déterminé à se trouver au rendez-vous, quoi qu’il pût en advenir.

Peut-être entrait-il dans cette résolution une conviction secrète que cette rencontre ne lui serait pas fatale. Il était dans la fleur de la jeunesse, agile dans tous ses exercices et nullement au dessous du colonel Éverard dans l’art de manier l’épée, autant qu’il pouvait en juger par l’essai du matin. Du moins de telles idées se présentèrent à sa pensée royale pendant qu’il fredonnait en lui-même un refrain bien connu qu’il avait appris pendant son séjour en Écosse :

On peut boire sans se griser,
Se battre sans qu’on vous étrille,
Et, vainqueur d’une jeune fille,
Espérer un nouveau baiser.[75]

Cependant l’affairé docteur Rochecliffe, qui aimait à se mêler de tout, était parvenu à prévenir Alice qu’elle eût à lui donner une audience particulière. En effet, elle le trouva au rendez-vous qu’il lui avait assigné dans l’appartement qu’on appelait le cabinet d’étude, autrefois rempli de vieux livres qui, depuis long-temps convertis en cartouches, avaient fait plus de bruit dans le monde de cette manière que pendant tout le temps qui s’était écoulé depuis leur première publication jusqu’alors. Le docteur s’assit dans un large fauteuil de cuir à dos élevé, et fit signe à Alice de prendre un tabouret et de s’asseoir devant lui.

« Alice, » dit le vieillard en lui prenant la main avec affection, « vous êtes une bonne fille, une fille sage, une vertueuse fille, une de ces filles dont la valeur est bien au dessus des rubis, non que rubis soit la traduction convenable… mais rappelez-moi de vous en parler une autre fois… Alice, vous savez qui est Louis Kerneguy ; allons, n’hésitez pas devant moi ; je sais tout, je suis au mieux informé de toute l’affaire… Vous savez que cette maison est assez heureuse pour renfermer la fortune de l’Angleterre… » Alice se disposait à répondre. « Non, ne parlez pas, mais écoutez-moi, Alice… Comment se comporte-t-il à votre égard ? »

Alice ne put s’empêcher de rougir. « Je suis, dit-elle, une pauvre fille élevée à la campagne, et ses manières sentent trop la cour pour moi. — Assez !… je sais tout… Alice, il va courir un grand danger demain matin ; vous seule pouvez trouver moyen de l’en garantir. — Moi, l’en garantir ?… Comment et de quelle manière ?… » dit Alice avec surprise. « Mon devoir m’ordonne, comme sujette, de tout faire… tout ce que pourtant peut faire la fille de mon père sans blesser les convenances. »

Ici elle s’arrêta fort embarrassée.

« Oui, continua le docteur, demain matin il a un rendez-vous… avec Markham Éverard, à six heures du matin, sous le chêne du Roi. S’ils se rencontrent, un d’eux périra probablement. — Oh ! Dieu veuille que cette rencontre n’ait pas lieu ! » dit Alice en pâlissant aussi vite qu’elle avait rougi une minute avant. « Mais il n’en peut résulter aucun mal… Éverard ne lèvera jamais son épée contre son roi. — Quant à cela, je n’en répondrais pas. Car ce malheureux jeune gentilhomme, eût-il encore quelque reste de cette loyauté que sa conduite actuelle dément complètement, nous ne pourrions en tirer aucun profit, car il ne connaît pas le roi, et il le prend pour un simple Cavalier dont il a reçu une injure. — Faites-lui connaître la vérité, docteur, faites-la-lui connaître sans retard. Il lèverait la main contre le roi fugitif et sans défense ! il en est incapable. Je gagerais ma vie que personne ne déploiera plus d’activité que lui pour chercher à le sauver. — C’est une idée de jeune fille, Alice, et, comme j’en ai peur, d’une jeune fille dont la sagesse est égarée par ses affections. Il y aurait plus que trahison de mettre un officier rebelle, l’ami de l’architraître Cromwell, dans un secret d’une si haute importance. Je n’ose prendre sur moi la responsabilité d’une pareille témérité. Hammond eut la confiance du père de Charles, et vous savez ce qu’il en est advenu. — Alors, avouez tout à mon père. Il ira chercher Markham ou le priera de venir ; il lui représentera l’injure qu’on fait à sa vieillesse en attaquant son hôte. — Nous n’osons pas confier à votre père les titres véritables de Louis Kerneguy. Je lui ai seulement fait entrevoir la possibilité que Charles vînt se réfugier à Woodstock, et le ravissement dans lequel sir Henri s’est jeté, les préparatifs de réception et de défense dont il commençait déjà à parler, m’ont évidemment montré que le simple enthousiasme de sa loyauté pourrait nous faire craindre d’être découverts. C’est à vous, Alice, de sauver les seules espérances de tout vrai royaliste. — À moi ! répondit Alice ; c’est impossible… Pourquoi ne pas persuader à mon père d’intervenir, comme pour son ami et son hôte, quoiqu’il ignore le véritable titre de Louis Kerneguy. — Vous oubliez le caractère de votre père, ma jeune amie : c’est un excellent homme, le meilleur des chrétiens, tant qu’il n’entend pas retentir le cliquetis des épées ; car alors il devient martial, et aussi sourd à toute voix pacifique qu’un coq de combat. — Vous oubliez, docteur, que ce matin même, si ce que l’on m’a dit est exact, mon père les a déjà empêchés de se battre. — On ne vous a pas trompée, Alice, mais c’est parce qu’il se croyait obligé de maintenir la paix dans le parc royal ; et il a paru en éprouver un tel regret que, s’il les y reprenait, je ne balance pas à prédire qu’il suspendrait seulement le combat pour les conduire sur un terrain non privilégié, et que là il leur souhaiterait joie et plaisir, et serait charmé d’assister à un pareil spectacle… Oui, Alice, c’est vous, et vous seule qui nous pouvez secourir dans cette extrémité. — Je n’en vois pas la possibilité, » dit-elle en rougissant encore. « Quel service puis-je vous rendre ? — Il vous faut écrire un billet au roi ; un billet comme savent en écrire toutes les femmes mieux qu’aucun homme ne peut le leur apprendre, de venir vous trouver précisément à l’heure du rendez-vous ; il se gardera bien d’y manquer, car je connais son malheureux faible. — Docteur Rochecliffe, » dit Alice avec gravité, « vous m’avez connue dès l’enfance, qu’avez-vous vu en moi qui vous porte à croire que je suivrai jamais un conseil si déshonorant ? — Et si vous m’avez connu, moi, dès votre enfance, répliqua le docteur, qu’avez-vous vu en moi qui vous engage à me croire capable de donner à la fille de mon ami un conseil qu’il serait déshonorant pour elle de suivre ? Vous ne pouvez être assez folle, je pense, pour supposer que je vous demande de porter la complaisance plus loin que de le retenir près de vous une heure ou deux par un doux entretien, jusqu’à ce que j’aie tout préparé pour son départ d’ici, et je puis le faire en lui annonçant des perquisitions supposées. Ainsi, C. S. monte à chevalet galope, et c’est mistress Alice Lee qui a eu l’honneur de le sauver. — Oui, mais aux dépens de sa propre réputation, et au risque de jeter une tache ineffaçable sur sa famille. Vous dites que vous savez tout ; et que pensera le roi si je lui donne un rendez-vous après tout ce qui s’est passé, et comment serait-il possible de le désabuser sur mon intention ? — Je m’en charge, Alice ; je lui expliquerai tout. — Ce que vous me proposez, docteur, est impossible. Vous pouvez beaucoup faire, grâce à votre esprit inventif et à votre grande sagesse ; mais si la neige nouvellement tombée était une fois salie, tout votre art ne pourrait lui rendre sa blancheur première ; je la compare à la réputation d’une jeune fille. — Alice, ma chère enfant, songez bien que si je vous recommande d’employer ce moyen pour sauver la vie du roi, pour l’arracher du moins à un péril imminent, c’est parce que je n’en connais pas de plus efficace. Si je vous supplie de vous couvrir pour un moment seulement de l’apparence d’une faute, ce n’est qu’à la dernière extrémité et dans une circonstance qui ne se représentera jamais. Je prendrai les plus sûrs moyens pour prévenir tous les mauvais bruits que le service que je vous demande pourrait foire naître. — Ne parlez pas ainsi, docteur ; il est aussi difficile de faire remonter l’Isis à sa source que d’arrêter le cours de la calomnie. Le roi se vantera parmi tous ses licencieux courtisans de la facilité avec laquelle, sans une alarme subite, il eût amené Alice Lee à devenir sa maîtresse. La bouche qui pour les autres est le gîte de l’honneur ne s’ouvrira plus que pour me dépouiller du mien. Prenez un parti plus convenable, plus en harmonie avec votre caractère et votre état. Ne le forcez pas à manquer à un rendez-vous d’honneur, en lui montrant la perspective d’un autre engagement aussi honorable, qu’il soit faux ou vrai. Allez vous-même près du roi, et parlez-lui comme les serviteurs de Dieu ont droit de le faire même aux souverains du monde. Faites-lui sentir toute la folie et la honte de l’acte auquel il s’apprête ; apprenez-lui qu’il doit craindre le glaive, puisque la colère attire sur lui le châtiment du glaive ; dites-lui que ses amis qui sont morts pour lui dans la plaine de Worcester, sur les échafauds et sur les gibets depuis ce jour sanglant ; que d’autres qui gémissent en prison, qui sont dispersés, fugitifs et ruinés à cause de lui, ne se sont pas ainsi sacrifiés au service de son père et au sien, pour le voir exposer sa vie dans une sotte querelle ; dites-lui qu’il est honteux de hasarder des jours qui ne lui appartiennent pas, et infâme de trahir la confiance que tant de braves hommes ont mise en son courage et en sa vertu. » Le docteur Rochecliffe la regarda avec un mélancolique sourire et les yeux étincelants, et lui répondit : « Hélas ! Alice, je ne pourrais pas plaider devant lui cette juste cause avec autant d’éloquence ou d’entraînement que vous. Mais Charles ne nous écouterait ni l’un ni l’autre. Ce ne sont pas des prêtres ou des femmes, dirait-il, que des hommes doivent consulter dans les affaires d’honneur. — Alors, écoutez-moi, docteur Rochecliffe : Je me trouverai au lieu du rendez-vous, et j’empêcherai le combat. Ne craignez pas que je désire plus que je ne puis faire. Je ferai un sacrifice, mais au moins ce ne sera pas celui de ma réputation. Mon cœur en sera peut-être brisé » elle s’efforça vainement de retenir ses sanglots « brisé par les conséquences de cette action ; mais jamais une idée de déshonneur ne pourra s’associer au nom d’Alice Lee dans l’imagination d’un homme, et surtout de son souverain… » Elle se cacha le visage dans son mouchoir, et répandit un torrent de larmes.

« Que signifie cet accès de douleur ? » demanda le docteur Rochecliffe surpris et un peu alarmé de son profond chagrin… « Jeune fille, il ne faut rien me cacher… je dois tout connaître. — Déployez toute votre sagacité, et probablement vous le saurez, » lui répondit Alice, irritée pour un instant de l’importance obstinée du docteur ; « devinez mon intention, puisque vous possédez ce talent. C’est bien assez pour moi d’avoir une pareille tâche à remplir, sans qu’il me faille encore m’expliquer plus longuement à un homme qui, pardonnez-moi, cher docteur, peut ne pas croire que mes inquiétudes soient fondées en pareille occasion. — Alors, ma jeune miss, je vois qu’il faut employer les grands moyens contre vous ; et si je ne puis vous faire expliquer, nous verrons si votre père aura plus d’empire sur vous. » Il se leva d’un air un peu mécontent et se dirigea vers la porte.

« Vous oubliez vous-même, docteur, le risque que vous m’avez fait entrevoir qu’il y avait à communiquer ce grand secret à mon père. — C’est trop vrai… » répondit-il, s’arrêtant court et se retournant ; « j’y songe maintenant. Tu es trop fine pour moi, Alice, et j’ai rarement rencontré ta pareille. Mais tu es bonne, et tu me feras part de ton projet de bonne volonté… Il importe à ma réputation et à mon crédit près du roi que je sois complètement informé de tout ce qui sera actum atque tractatum, fait et exécuté dans cette affaire. — Si votre réputation y est intéressée, bon docteur, fiez-vous à moi, » lui répondit Alice, en s’efforçant de sourire ; « elle est moins fragile que celle d’une femme, et sera plus en sûreté entre mes mains que la mienne n’eût été entre les vôtres. Je vous fais une grande concession ; vous verrez toute la scène ; vous viendrez avec moi, et près de vous je n’en aurai que plus de cœur et de courage. — C’est déjà quelque chose, » répondit le docteur, quoique peu satisfait encore de cette confiance bornée. « Vous fûtes toujours une habile fille, et je me fierai à vous. Ma foi, me fier à vous ! il le faut bien, bon gré, mal gré. — Alors vous me trouverez demain matin dans le désert, répliqua Alice. Mais d’abord, dites-moi, êtes-vous bien sûr de l’heure et du lieu ?… Une méprise serait fatale. — Soyez convaincue que mes renseignements sont très certains, » répondit le docteur reprenant son air d’importance, qui avait un peu diminué pendant la dernière partie de la conversation.

« Puis-je vous demander qui vous a donné ces précieux renseignements ? — Vous le pouvez indubitablement, » répondit-il en reprenant son air de supériorité ; « mais il s’agit de savoir maintenant si je vous répondrai ou non. Je ne vois pas que votre réputation ou la mienne soit intéressée à ce que vous le sachiez. J’ai mes secrets ainsi que vous, mademoiselle ; et quelques uns des miens sont, j’imagine, plus intéressants que les vôtres. — Soit, » dit Alice tranquillement. « Si vous voulez bien m’attendre au désert à cinq heures et demie précises, nous irons ensemble demain matin, et nous les guetterons venir au rendez-vous. Je tâcherai en route de bannir ma timidité habituelle, et je vous communiquerai les moyens que je songe employer pour prévenir un malheur. Peut-être vous croirez-vous obligé à faire quelque effort pour rendre entièrement inutile mon intervention, déjà inconvenante et même pénible. — Oh ! mon enfant, puisque vous voulez bien vous abandonner à moi, vous seriez la première qui auriez à vous plaindre d’avoir été mal dirigée, et vous devez penser que vous êtes la dernière… (à une seule exception près…) que je voudrais voir perdre faute de conseil. À cinq heures et demie donc, au cadran du désert, et que Dieu bénisse notre entreprise ! »

Leur entretien fut interrompu en cet endroit par la voix sonore de sir Henri Lee, qui faisait retentir les galeries et les corridors des cris : « Fille Alice !… docteur Rochecliffe ! »

« Que faites-vous ici, » demanda-t-il en entrant, « assis comme deux corneilles dans un nid, quand nous avons en bas un si agréable divertissement ? C’est ce drôle, ce jeune fou de Louis Kerneguy qui tantôt me fait rire à m’en briser les côtes, et tantôt pince de la guitare assez harmonieusement pour attirer une alouette du haut des airs… Allons, venez, venez, car il est ennuyeux de rire tout seul. »


CHAPITRE XXVIII.

LE ROI.


C’est la place, le centre des bosquets ; voici le chêne, monarque de la forêt.
John Horne.


Le soleil s’était levé sur les rameaux touffus de la forêt, mais sans que ses rayons pussent pénétrer au milieu de cette verdure ; les feuilles pendaient riches de grosses gouttes de rosée, et commençaient, sur quelques arbres, à montrer les nuances variées de l’automne ; car c’était la saison où la nature, comme un prodigue dont la fortune est presque dissipée, semble jalouse de répandre à profusion la gaîté et la diversité des couleurs, pour le temps bien court que sa splendeur doit encore durer. Les oiseaux ne se faisaient plus entendre… et le rouge-gorge lui-même, dont le gazouillement retentissait d’ordinaire dans les taillis qui entouraient la Loge, enhardi par les largesses dont le bon vieux chevalier encourageait toujours sa familiarité, ne se hasardait plus dans l’intérieur du bois, alarmé par le voisinage de l’épervier et d’autres ennemis de ce même genre, préférant vivre aux environs des habitations de l’homme, où, presque seul des tribus ailées, il semble recevoir une protection désintéressée.

Telle était donc cette scène, à la fois ravissante et silencieuse, quand le bon docteur Rochecliffe, enveloppé d’une roquelaure écarlate qui le couvrait depuis long-temps, se cachant le visage plutôt par habitude que par nécessité, et donnant le bras à Alice, qui se garantissait aussi par un manteau du froid et du brouillard d’une matinée d’automne, se dirigea vers l’endroit marqué pour le duel, à travers les hautes et épaisses herbes des plus sombres allées, qui étaient encore couvertes de rosée. Tous deux étaient si attentifs à la consultation qui les occupait, qu’ils semblaient ne pas s’apercevoir des difficultés et des désagréments de la route, quoiqu’il leur fallût souvent se frayer un passage à travers le taillis et les buissons, qui versaient alors sur eux leurs perles liquides et rendaient leurs vêtements beaucoup plus lourds. Ils s’arrêtèrent quand ils eurent trouvé un endroit convenable sous le taillis, d’où, cachés par les branches, ils pourraient voir tout ce qui se passerait sur la petite esplanade, devant le chêne du Roi, que son tronc large et cicatrisé, ses branches tordues et mutilées, et son sommet sourcilleux, faisaient ressembler à quelque vieux champion de guerre, fort bien choisi pour être l’arbitre d’un combat singulier.

Le premier individu qui arriva au rendez-vous fut le gai Cavalier Roger Wildrake ; il était aussi enveloppé dans son manteau ; mais il avait remplacé son castor puritain par un chapeau espagnol avec plumet et cordon d’or, qui paraissait servir depuis longtemps. Mais, pour compenser cette apparence de misère, il avait mis son chapeau d’une manière diablement résolue, pour me servir de l’expression profane des plus désespérés Cavaliers ; il marchait fort vite, et criait tout haut : « Le premier sur le champ de bataille après tout, par Jupiter ! quoique j’aie laissé partir Éverard devant pour aller prendre mon coup du matin. Il m’a fait grand bien, » ajouta-t-il en passant sa langue sur ses lèvres… « Eh bien ! je pense que je ferais à merveille d’examiner le terrain, avant que n’arrive l’acteur principal, dont la montre presbytérienne va aussi lentement que son pas presbytérien. »

Il tira sa rapière de dessous son manteau, et parut se disposer à visiter les buissons d’alentour.

« Je le préviendrai, » dit tout bas le docteur à Alice. « Je vous tiendrai parole… vous ne paraîtrez point sur la scène nisi dignus vindice nodus[76]… Je vous expliquerai le sens de cette citation une autre fois. Vindex est féminin aussi bien que masculin : ainsi elle est bonne… Ne bougez pas. »

Alors, il s’avança vers l’esplanade, et salua Wildrake.

« Maître Louis Kerneguy, » dit Wildrake ôtant son chapeau ; mais aussitôt reconnaissant sa méprise, il ajouta : « mais non… Je vous demande pardon, monsieur… Plus gros, plus petit, plus vieux… Un ami de M. Kerneguy, je suppose, avec qui j’espère échanger une botte tout à l’heure. Et pourquoi pas de suite, monsieur, avant que nos supérieurs arrivent ? rien qu’un morceau pour boucher l’orifice de l’estomac en attendant qu’on serve le dîner ? Qu’en dites-vous, monsieur ? — Pour ouvrir l’orifice de l’estomac plus vraisemblablement, ou lui en percer un autre, répliqua le docteur. — Vous dites vrai, monsieur, » lui répondit Roger, qui semblait alors dans son élément ; vous dites… C’est ce qui peut nous arriver dans un instant. Mais, allons, monsieur ; vous vous cachez la figure. Je sais fort bien que c’est la mode des honnêtes gens dans ces temps malheureux ; et c’est pourquoi cela me fait pitié. Nous jouons cartes sur table ; il n’y a point de traîtres ici. Je vais vous montrer l’exemple, pour vous encourager et vous prouver que vous avez affaire à un gentilhomme qui honore le roi, et, l’on peut même l’ajouter sans se tromper, disposé à se battre avec tous ceux qui sont à son service. Vous en faites partie, sans doute, monsieur, puisque vous êtes l’ami de maître Louis Kerneguy… »

Pendant ce temps-là, Wildrake travaillait à détacher l’agrafe de son manteau à grand collet.

« Bas, bas, habits d’emprunt, dit-il, ou plutôt que je devrais appeler.

Rideau qui couvrait Borgia. »

Alors il se débarrassa de son manteau, et se montra dans un leste accoutrement, qui consistait en un pourpoint coupé à la mode cavalière, de satin cramoisi tout crasseux, brodé et tailladé avec une étoffe qui avait été jadis de taffetas blanc ; une culotte pareille, et des hauts-de-chausses, ou, comme on les appelle aujourd’hui, des bas ravaudés en plusieurs endroits, et qui, comme ceux de Poins[77], avaient été jadis couleur pêche. Une paire d’escarpins, chaussure fort incommode pour marcher dans la rosée, et un large baudrier orné de broderies passées, complétaient son équipement.

« Allons, monsieur, s’écria-t-il, de la promptitude, et au diable votre lenteur… Voici votre honnête et loyal adversaire ; aussi brave garçon que quiconque passa sa rapière au travers du ventre d’une Tête-ronde… Allons, monsieur, en garde ! continua-t-il ; nous pouvons tirer une demi-douzaine de passes avant qu’ils arrivent ; alors honte à eux d’être venus si tard. Holà ! » s’écria-t-il d’un air tout désappointé lorsque le docteur, ouvrant son manteau, lui montra son habit de prêtre : « Oh ! ce n’est qu’un curé, après tout ! »

Cependant, le respect de Wildrake pour l’Église, et son désir d’éloigner un homme qui pourrait sans doute interrompre une scène qu’il voyait en imagination avec une satisfaction toute particulière, l’engagèrent aussitôt à prendre un autre ton.

« Pardonnez-moi, mon cher docteur. Je baise le bord de votre soutane. Oui, je la baise, par Jupiter tonnant. Pardon, encore une fois. Mais je suis ravi de vous avoir rencontré. On vous demande à cor et à cris à la Loge, pour un mariage, un baptême, un enterrement, une confession, ou quelque autre cas fort urgent… Pour l’amour du ciel, ne perdez pas de temps ! — À la Loge ! tiens, mais je quitte la Loge à l’instant… j’y étais encore à coup sûr quand vous passiez auprès, puisque vous êtes venu de Woodstock. — Je me trompe, répliqua Wildrake, c’est à Woodstock que l’on a besoin de vous. Ai-je dit à la Loge ?… non… non, c’est à Woodstock. Mon hôte ne peut être pendu… sa fille mariée… son bâtard baptisé, ou sa femme enterrée… sans l’assistance d’un véritable ministre. Vos Holdenough ne sont rien pour eux. Mon hôte est un honnête homme ; ainsi, si vous estimez vos fonctions, hâtez-vous. — Vous m’excuserez, maître Wildrake, mais j’attends ici maître Louis Kerneguy. — Le diable vous confonde ! Au fait, j’ai toujours entendu dire que les Écossais ne pouvaient rien faire sans leur ministre ; mais, par les démons ! je n’ai jamais cru qu’ils les employassent en pareille occasion. Au reste, j’ai connu de braves garçons dans les ordres qui savaient tenir l’épée aussi bien que leur livre de prières. Vous n’ignorez pas le motif du rendez-vous, docteur ? Venez-vous seulement ici comme médecin spirituel ou comme chirurgien ? ou bien mettez-vous jamais la lame en main ?… çà ! çà ! »

Il simula alors une botte avec sa rapière qu’il laissa dans le fourreau.

« Dans les occasions nécessaires, monsieur, je ne craindrais pas de le faire, lui répondit le docteur. — Eh bien, monsieur, l’occasion ne saurait être meilleure. Vous connaissez mon dévouement à l’Église. Si un théologien de votre mérite voulait me faire l’honneur seulement d’échanger trois passes avec moi, je m’estimerais heureux à jamais. — Monsieur, » dit Rochecliffe en souriant, « n’y eût-il pas d’autre objection à ce que vous proposez, je ne pourrais vous satisfaire… je suis sans armes. — Comment ! vous n’avez pas le de quoi ? c’est bien malheureux, vraiment ! mais vous avez là une canne qui est excellente… et qui vous empêche de vous en servir pour essayer une passe, jusqu’à ce que nos principaux arrivent ? Je laisserai ma rapière dans le fourreau. Mes escarpins sont pleins de cette froide rosée ; et je courrais risque de perdre un ou deux doigts des pieds, s’il fallait que je restasse en repos tout le temps que ces messieurs vont s’escrimer ; car j’imagine, docteur, que vous pensez comme moi, que ce ne va point être seulement un combat de moineaux. — Ma mission ici est d’empêcher, si faire se peut, qu’il y ait aucun combat. — Mais de par tous les diables, docteur, c’est pitoyable ; et sans mon respect pour l’Église, je me ferais presbytérien pour me venger. — Retirez-vous un peu, s’il vous plaît, monsieur ; n’avancez pas tant dans cette direction. » Car Wildrake, dans l’agitation de ses mouvements, et poussé par son désappointement, s’approchait de l’endroit où Alice était encore cachée.

« Et pourquoi non, docteur, je vous prie ? »

Mais après s’être avancé un pas de plus, il s’arrêta subitement, et se dit à lui-même en proférant un rond jurement de surprise : « Un cotillon dans le taillis, par tout ce qui est révérend ! et à cette heure ! oh !… oh !… oh !… » Il exhala son étonnement en sifflant une longue et basse interjection ; puis se tournant vers le docteur, en portant le doigt sur un côté de son nez : « Vous êtes rusé, docteur, diablement rusé ! mais pourquoi ne pas me parler des denrées que vous aviez là, de vos marchandises de contrebande ! ventrebleu ! monsieur, je ne suis pas homme à divulguer les fredaines d’un ministre de l’Église. — Monsieur, repartit le docteur Rochecliffe, vous êtes un impertinent, et si j’en avais le temps, et que vous en fussiez digne, je vous châtierais. »

Et le docteur qui avait servi assez long-temps dans les armées pour avoir pu réunir quelques unes des qualités d’un capitaine de cavalerie à celles d’un théologien, leva sérieusement sur lui sa canne, à la grande joie du coquin dont le respect pour l’Église n’était pas assez fort pour maîtriser son amour du mal.

« Voyons, docteur, si vous tenez ainsi votre canne comme un espadon, et que vous la leviez à la hauteur de votre tête, je vous perce en moins d’une seconde. » À ces mots il fit une passe avec sa rapière non dégainée, comme pour lui porter un coup, mais sans le toucher ; alors Rochecliffe, changeant la position de sa canne de celle d’un sabre en celle d’une rapière, fit sauter l’épée du Cavalier à dix pas hors de sa main, avec toute la dextérité de mon ami Francalanza[78]. En ce moment, les deux parties principales arrivèrent sur le champ de bataille.

« Est-ce ainsi que vous me donnez des preuves de votre amitié, » dit Éverard furieux à Wildrake. Au nom du ciel, que faites-vous avec cette jaquette de fou, et pourquoi ces cabrioles de paillasse ? » Le digne second, un peu confus, baissa la tête comme un enfant surpris en faute, et s’en alla ramasser son arme. En passant près du taillis, il détourna les yeux encore une fois, pour tâcher d’apercevoir, s’il était possible, l’objet caché qui tourmentait sa curiosité.

Charles, encore plus étonné de ce qu’il voyait, s’écriait de son côté… « Quoi ! le docteur Rochecliffe s’est enrôlé dans les rangs de l’Église militante ; il se bat avec mon ami le Cavalier Wildrake ! puis-je prendre la liberté de l’engager à se retirer, attendu que le colonel Éverard et moi avons un compte particulier à régler ensemble ? »

Le docteur Rochecliffe, en cette importante occasion, aurait désiré s’armer de toute l’autorité de ses sacrées fonctions, et intervenir d’un ton qui aurait épouvanté même un monarque, et lui eût fait sentir que l’homme qui lui adressait des reproches avait, pour parler, une autorité plus forte que celle dont il pouvait user maintenant : la faiblesse avec laquelle il venait de s’abandonner publiquement à une folle passion, ne le mettait guère à même de prendre cette supériorité, et il n’était pas vraisemblable que Charles, volontaire comme un prince, et capricieux comme un bel esprit, consentît jamais à s’y soumettre. Le docteur tâcha pourtant de reprendre sa dignité, et répliqua du ton le plus grave, mais en même temps le plus respectueux qu’il pût prendre, qu’il avait aussi à régler une affaire des plus urgentes qui l’empêchait de se rendre aux désirs de maître Kerneguy et de quitter la place.

« Pardonnez-moi une interruption qui arrive si mal à propos, » dit Charles en se découvrant et en saluant le colonel Éverard, « je vais en un instant lever toutes les difficultés. »

Éverard lui rendit gravement son salut, et garda le silence.

« Êtes-vous fou, docteur ? lui dit Charles ; êtes vous sourd ? ou avez-vous oublié votre langue maternelle ? je vous ai prié de quitter ces lieux. — Je ne suis pas fou, » répondit le théologien reprenant courage et donnant à sa voix son assurance ordinaire. « Je voudrais seulement empêcher les autres de l’être. Je ne suis pas sourd, et je voudrais prier les autres d’écouter la voix de la raison et de la religion. Je n’ai pas oublié ma langue maternelle, mais je suis venu ici pour parler le langage du maître des rois et des princes. — Dites plutôt pour vous escrimer avec des manches à balai ; allons, docteur Rochecliffe, cette rage soudaine d’importance qui vous prend vous va aussi mal que votre boutade de tout à l’heure. Vous n’êtes pas, ce me semble, un prêtre catholique ou un Mass-John[79] écossais, pour exiger une obéissance absolue de vos ouailles, mais bien un ministre de l’Église d’Angleterre, soumis aux règles de cette communion, et surtout à son chef. » En prononçant ces derniers mots, le roi parla plus bas, mais prit un ton plus solennel. Éverard s’en aperçut, car il se retourna ; tant la générosité naturelle de son caractère lui défendait de prêter l’oreille à un entretien privé où la sûreté des interlocuteurs pouvait être gravement intéressée ! Ils s’exprimaient cependant avec la plus grande précaution.

« Maître Kerneguy, dit le ministre, ce n’est pas moi qui prends la liberté de contrôler vos désirs… Dieu m’en garde ! je suis seulement l’organe de la raison, des saintes Écritures, de la religion et de la morale. — Et moi, docteur, » répondit le roi en souriant et en montrant la malheureuse canne, « je suivrai votre exemple plutôt que votre précepte. Si un révérend ecclésiastique se peut battre au bâton, quel droit a-t-il d’intervenir dans une dispute de gentilshommes ?… Allons, monsieur, éloignez-vous, et ne me mettez pas, par votre entêtement actuel, dans le cas d’oublier d’anciennes obligations. — Songez que je n’ai qu’un mot à prononcer pour tout arrêter ! — Prononcez-le, et en le prononçant, calomniez tout le cours et toutes les actions d’une honorable vie… abandonnez les principes de votre Église, et devenez un traître, un parjure, un apostat pour empêcher quelqu’un de remplir ses devoirs de gentilhomme ! Ce serait bien tuer votre ami que de l’arracher à la chance de courir un danger. Permettez à l’obéissance passive que vous avez si souvent à la bouche, et sans doute aussi dans la tête, de mettre une fois vos pieds en mouvement, et restez à l’écart pour dix minutes. Avant ce temps, votre assistance peut être nécessaire, comme médecin du corps ou de l’âme. — Eh bien ! dit le docteur, je n’ai plus qu’une objection à faire. »

Pendant que cette conversation se tenait d’un côté, Éverard du sien arrêtait presque de force son ami Wildrake, qu’une plus vive curiosité et une plus facile délicatesse auraient autrement poussé à se rapprocher, pour se mettre, s’il était possible, du secret ; mais, quand il vit le docteur se retourner vers le taillis, il dit aussitôt bas à Éverard : « Gageons un carolus d’or contre un liard de la république[80], que le docteur n’est pas seulement venu pour prêcher la paix, mais qu’il en a encore amené avec lui les principales conditions. »

Éverard ne répondit pas, il avait déjà dégainé sa lame ; et dès que Charles vit Rochecliffe le dos tourné, il se hâta de suivre son exemple : mais à peine avaient-ils eu le temps de faire le salut d’usage, que le docteur Rochecliffe vint encore les interrompre, donnant la main à Alice Lee, dont les vêtemens étaient humides de rosée, et les longs cheveux chargés de givre et entièrement dérangés. Sa figure était extrêmement pâle, mais ce n’était la pâleur ni du désespoir ni de la frayeur. Les combattans saisis d’étonnement s’arrêtèrent et s’appuyèrent sur leurs épées… Wildrake lui-même, dont la hardiesse était peu commune, ne put dire qu’à demi-voix : « Bien fait, docteur… cela vaut mieux que le curé dans la botte de pois[81]… rien moins que la fille de votre patron… et miss Alice que je prenais pour un vrai flocon de neige, qui n’est qu’une violette des champs, après tout. Une Lindabrides[82], grands dieux ! bref une des nôtres ! »

À l’exception de ces phrases entrecoupées, que l’on n’entendit pas, Alice fut la première à parler.

« Maître Éverard, maître Kerneguy, leur dit-elle, vous devez être surpris de me voir ici ; et pourquoi ne vous en dirais je de suite la raison ? Convaincue que je suis, quoique bien innocemment, la malheureuse cause de votre mésintelligence, je suis trop intéressée à en prévenir les fatales conséquences, pour balancer à faire une démarche qui puisse apaiser vos haines… Maître Kerneguy, mes vœux, mes instances, mes prières, vos nobles sentiments, le souvenir de vos sacrés devoirs, n’ont-ils aucune influence sur vous en ce moment ? Eh bien ! permettez-moi de vous supplier d’entendre la raison, la religion et le sens commun, et de remettre cette lame dans son fourreau. — Je suis obéissant comme un esclave d’Orient, mademoiselle, répondit Charles en rengainant son épée ; mais, je vous l’assure, l’affaire qui vous désole n’est qu’une pure bagatelle, et nous la terminerons mieux, le colonel Éverard et moi, en cinq minutes, qu’avec l’assistance d’un concile général des membres de l’Église, auquel on adjoindrait un parlement de femmes. Monsieur Éverard, auriez-vous la complaisance de venir un peu plus loin ?… il nous faut changer de terrain, je crois. — Je suis prêt à vous suivre, monsieur, » lui répondit Éverard, qui avait rengainé aussitôt que son antagoniste. — Je n’ai donc aucune influence sur vous, monsieur ? » reprit Alice continuant de s’adresser au roi. Ne craignez-vous pas que j’use du secret que je possède pour empêcher les choses d’en venir à de tristes extrémités ? Croyez-vous que monsieur lèverait son épée contre vous, s’il savait… — S’il savait que je suis lord Wilmot, mademoiselle, allez-vous dire… Le hasard lui en a donné déjà la preuve, et il en est satisfait ; je crois qu’il ne vous serait pas facile de lui persuader le contraire. »

Alice garda le silence, et lança au roi un regard d’indignation ; puis elle laissa échapper par intervalle, et comme si une force irrésistible les lui arrachait, ces mots : « Homme froid… égoïste… ingrat… méchant !… Malheur au pays qui… » là elle s’arrêta avec une emphase bien marquée, puis ajouta : « qui vous comptera, vous ou des gens tels que vous, parmi ses nobles ou ses souverains. — Oh ! belle Alice, » dit Charles dont le bon sens naturel sentit nécessairement la sévérité de ce reproche, quoique trop légèrement pour qu’il eût l’effet désiré ; « vous êtes trop injuste envers moi, trop partiale envers un homme plus heureux. Ne m’appelez pas méchant ; je ne viens ici que pour répondre à un défi de M. Éverard. Je ne puis ni refuser de le suivre, ni m’en aller maintenant que je suis venu, sans perdre l’honneur ; et la perte de mon honneur serait une infamie qui retomberait sur bien des gens. Je ne peux fuir M. Éverard : ce serait trop honteux. S’il persiste dans son cartel, il faut que nous terminions notre affaire selon l’usage ; s’il le retire ou le révoque, je ne serai point, pour ma part, trop pointilleux. Je ne demanderai même pas d’excuse pour la peine que cette affaire m’a donnée ; mais je laisserai tout s’arranger comme si ce n’était que la suite d’une malheureuse méprise, dont je n’irai pas de mon côté rechercher l’origine. Cela, je le ferai pour l’amour de vous, et pour un homme d’honneur vous devez sentir le prix d’une telle condescendance. Vous savez que cette condescendance, pour nous surtout, est vraiment grande. Ne m’appelez donc pas égoïste, ingrat, méchant, puisque je suis prêt à faire tout ce que peut un homme, et plus peut-être que ne le devrait un homme d’honneur. — Entendez-vous, Markham Éverard ? dit Alice. Cette terrible alternative est mise entièrement à votre disposition : vous étiez ordinairement modéré dans vos passions, religieux, prompt à pardonner… allez-vous, pour une pure bagatelle, pousser cette querelle privée et anti-chrétienne jusqu’à une sanglante extrémité ? Croyez-moi, si, violant aujourd’hui toutes les meilleures règles de conduite, vous abandonnez les rênes à vos passions, les conséquences peuvent être telles, que vous vous en repentiez toute votre vie, et même, si le ciel n’a point de pitié, après votre mort. »

Markham Éverard garda un instant un sombre silence, les yeux fixés sur la terre ; enfin il les releva, et lui répondit :

« Alice, vous êtes fille d’un soldat, sœur d’un soldat : tous vos parents, sans même en excepter un qui vous inspirait jadis quelque intérêt, se sont faits soldats à cause de ces malheureuses discordes ; de plus, vous les avez vus se mettre en campagne… quelquefois pour servir des causes différentes, selon que leurs principes leur marquaient leurs devoirs, sans manifester pour eux un aussi vif intérêt. Répondez-moi… votre réponse réglera ma conduite. Ce jeune homme, que vous connaissez depuis si peu de temps, a-t-il déjà plus de prix à vos yeux que ces chers parents, père, frère et cousin, qu’en comparaison de lui vous avez vus avec indifférence marcher au combat ? Dites oui, cela me suffira. Je m’éloignerai d’ici pour ne jamais vous revoir, ni vous ni mon pays. — Arrêtez, Markham, arrêtez ; et croyez-moi, quand je dis que si je réponds affirmativement à votre question, c’est parce que la sûreté de maître Kerneguy est plus importante, beaucoup plus que celle de toutes les personnes que vous avez nommées. — Vraiment ! Je ne croyais pas qu’une couronne de seigneur eût une valeur supérieure au plumet d’un simple gentilhomme, répliqua Éverard ; pourtant, j’avais entendu dire que bien des dames le pensaient ainsi. — Vous me comprenez mal, » dit Alice embarrassée par la difficulté de s’exprimer de manière à prévenir un malheur médiat, et le désir qu’elle éprouvait en même temps de combattre la jalousie et de désarmer le ressentiment qu’elle voyait s’élever dans le sein de son amant ; mais elle ne trouva pas de mots assez convenables pour établir cette distinction, sans dévoiler le véritable caractère du roi, et être peut-être la cause involontaire de sa ruine. « Markham, lui dit-elle, ayez pitié de moi : ne me pressez pas en ce moment. Croyez-moi, l’honneur et le bonheur de mon père, de mon frère, de toute ma famille, dépendent de la sûreté de maître Kerneguy… ils sont inévitablement intéressés à ce que cette affaire reste où elle en est. — Ah ! je n’en doute pas, dit Éverard ; la famille des Lee a toujours considéré la noblesse, et estimé dans ses alliances la capricieuse loyauté d’un courtisan plus que le pur et honnête patriotisme d’un vrai gentilhomme de campagne. Ainsi, sous ce rapport, je n’en suis pas étonné ; mais vous, Alice… oh ! vous que j’ai si tendrement aimée, qui avez permis que je me flattasse d’être payé de retour, se peut-il que l’envie d’un titre, que les sots compliments de cour d’un homme de qualité, que vous ne connaissez que depuis si peu de temps, vous aient décidée à préférer un lord libertin à un cœur tel que le mien ? — Non, non… croyez-moi ! » dit Alice émue au dernier point.

« Bornez à un seul mot cette réponse qui semble vous être si pénible, et dites à la sûreté duquel vous êtes si vivement intéressée ? — Elle m’est aussi chère l’une que l’autre. — Cette réponse ne peut me satisfaire, Alice ; il n’y a point ici d’égalité possible. Il faut que je sache sur quoi je puis compter. Je ne comprends pas les détours qu’une jeune fille se croit obligée de prendre pour se décider entre deux amants ; et il me répugnerait de vous croire coupable de coquetterie. »

La véhémence d’Éverard et la peine qu’il éprouva en songeant que son long et sincère attachement avait été légèrement oublié grâce aux fleurettes d’un courtisan licencieux, réveillèrent le courage d’Alice Lee, qui, nous l’avons déjà dit ailleurs, se ressentait aussi de cette humeur de lion qui caractérisait sa famille.

« Je suis mal comprise, dit-elle ; je ne suis pas jugée digne de la moindre confiance, et on me croit sans bonne foi. Écoutez-moi cependant. Je déclare et proteste que, tout étranges que semblent mes paroles, elles sont telles que, prises dans leur vrai sens, elles ne peuvent vous offenser. Je vous dis, je le dis à tous ceux qui sont ici présents… je dis à ce gentilhomme, qui doit bien comprendre le sens de mon langage, que sa vie et sa sûreté sont ou doivent être à mes yeux d’une plus grande valeur que celles de tout autre homme du royaume, même du monde entier. »

Elle prononça ces mots d’un ton ferme et décidé pour mettre fin à toute discussion. Charles s’inclina lentement et avec dignité, mais demeura muet. Éverard, le visage agité par les émotions que son orgueil lui permettait à peine de cacher, s’avança vers son antagoniste, et dit d’une voix qu’il essaya vainement de rendre ferme : « Monsieur, vous avez entendu la déclaration de mademoiselle ; et avec les sentiments de reconnaissance tels, sans doute, que le cas l’exige, son pauvre cousin, son indigne amant, ose vous céder les droits qu’il avait acquis sur son cœur ; et comme je ne veux lui causer le moindre chagrin, j’espère que vous ne penserez pas que j’agis indignement en rétractant le billet qui vous a fait prendre la peine de venir en ce lieu, à cette heure… Adieu, » dit-il en se tournant vers Alice, « adieu, Alice, une fois encore et pour toujours ! »

La pauvre jeune fille, que son courage avait abandonnée en cette circonstance, s’efforça de répéter le mot adieu, mais ne pouvant y parvenir, elle fit entendre seulement un son interrompu et imparfait, et serait tombée à terre, sans le docteur Rochecliffe qui la reçut dans ses bras. Roger Wildrake aussi, qui avait porté deux à trois fois à ses yeux les restes d’un mouchoir, intéressé par la douleur évidente de la jeune miss, quoique incapable d’en comprendre la cause mystérieuse, se hâta d aider le ministre à soutenir un si précieux fardeau.

Cependant le prince déguisé avait tout vu en silence, mais avec une agitation qui ne lui était pas habituelle, et que ses traits basanés, encore plus ses mouvements, commençaient à trahir. Il demeura d’abord dans une immobilité complète, les bras croisés sur la poitrine, comme un homme prêt à suivre le cours des événements. Bientôt après il changea de posture, avança et retira le pied, ferma et ouvrit la main, comme un homme en qui luttent des sentiments opposés, et qui hésite avant de prendre une détermination.

Mais quand il vit Markham Éverard, après avoir lancé sur Alice un regard de douleur inexprimable, se détourner pour partir, il laissa échapper son exclamation familière : « Ventrebleu ! il n’en sera pas ainsi. » En trois enjambées il rejoignit Éverard, qui s’éloignait lentement, et au moment où le colonel se retournait, il lui dit d’un air d’autorité qu’il savait bien prendre à plaisir : « Un seul mot, monsieur, — Volontiers, monsieur ; » et pensant naturellement que l’intention de son antagoniste était hostile, il porta la main gauche à sa rapière, et mit la droite sur la poignée, croyant avec plaisir qu’ils allaient continuer leur duel, car la colère tient au moins d’aussi près au désappointement que la pitié à l’amour.

" Allons donc ! répondit le roi ; c’est impossible, maintenant. Colonel Éverard, je suis Charles Stuart ! »

Éverard recula de surprise, et s’écria aussitôt : « Impossible…. ce ne peut être !… Le roi d’Écosse s’est échappé de Bristol ; milord Wilmot, vos talents pour l’intrigue sont bien connus… mais vous ne m’en ferez pas accroire. — Le roi d’Écosse, maître Éverard… puisqu’il vous plaît de limiter ainsi sa souveraineté ; en tout cas, le fils aîné du dernier souverain de la Grande-Bretagne est à cette heure devant vous ; ainsi, il est impossible qu’il se soit échappé de Bristol. Le docteur Rochecliffe sera mon garant, et vous dira d’ailleurs que Wilmot a le teint blanc et les cheveux blonds… tandis que moi, comme vous le pouvez voir, je suis noir comme un corbeau. »

Rochecliffe, s’apercevant de ce qui s’était passé, abandonna Alice aux soins de Wildrake, dont l’extrême délicatesse qu’il employa pour la rappeler à la vie formait un aimable contraste avec sa brusquerie ordinaire ; il s’occupait si exclusivement qu’il ne chercha pas à connaître un aveu qui l’aurait si vivement intéressé. Quant au docteur Rochecliffe, il s’élança de leur côté, se tordant les mains et d’un air excessivement inquiet, et en poussant de ces exclamations qui échappent ordinairement en pareil cas.

« Paix, docteur Rochecliffe, » dit le roi avec un calme parfait, tel qu’il convient à un prince : « nous avons affaire, j’en suis sûr, à un homme d’honneur. Maître Éverard doit être satisfait de rencontrer seulement un prince fugitif dans l’individu où il croyait trouver un rival heureux. Il ne peut douter des sentiments qui m’ont empêché de tirer avantage du manteau que la sincère loyauté de cette jeune fille étendait sur moi au risque de mon propre bonheur. C’est lui qui profitera de ma franchise, et certainement j’ai droit d’attendre que ma position, déjà assez critique, ne deviendra point pire pour avoir été forcé de lui en dévoiler le secret dans une pareille circonstance. En tout cas, l’aveu est fait ; et c’est au colonel Éverard à penser maintenant comment il se doit conduire. — Oh ! Votre Majesté !… mon souverain !… mon roi !… mon royal prince ! » s’écria Wildrake, qui, découvrant enfin ce qui se passait, avait rampé jusque-là sur ses genoux ; et, saisissant la main du roi, il la baisait plutôt comme un enfant qui demande des friandises, ou un amant qui dévore la main que lui a abandonnée sa maîtresse, que comme un courtisan qui rendrait un tel hommage. « Si mon cher ami Mark Éverard se comporte mal en cette occasion, vous pouvez être persuadé que je lui couperai la gorge sur la place, dussé-je m’en faire autant après. — Chut ! chut ! mon bon et loyal sujet, dit le roi, relevez-vous ; car quoique je sois obligé de faire le prince en ce moment, nous ne sommes pas assez en particulier, ni assez en sûreté pour recevoir nos sujets à la mode du roi Cambyse[83]. »

Éverard, qui était resté quelques minutes entièrement confondu, sembla enfin sortir comme d’un songe.

« Sire, » dit-il en s’inclinant bien bas, et faisant une profonde révérence, « si je ne vous rends pas du genou et de l’épée l’hommage d’un sujet, c’est parce que Dieu, par qui régnent les rois, vous a refusé en ce moment le pouvoir de remonter sur votre trône sans rallumer la guerre civile. Quant à craindre que je cherche à compromettre votre sûreté, loin de vous une pareille pensée. Si je n’avais pas respecté votre personne… si je ne vous étais pas fort obligé de la franchise par laquelle votre noble aveu a prévenu le malheur de ma vie future, vos infortunes auraient rendu votre personne aussi sacrée pour moi, autant que je la puis protéger, qu’elle doit le paraître au royaliste le plus dévoué du royaume. Si vos résolutions sont mûrement prises et soigneusement arrêtées, considérez tout ce qui vient de se passer comme un songe. Si je puis favoriser vos projets, sans cependant violer mes devoirs envers la république, qui ne me contraindront jamais d’entrer comme complice dans aucun projet de violence personnelle, Votre Majesté peut me faire connaître ses ordres. — Il se peut que je vous donne quelque peine, monsieur, dit le roi ; car ma position actuelle ne me permet pas de rejeter une offre de secours même avec restriction ; mais si je le puis, je me dispenserai de m’adresser à vous… Il me répugnerait de mettre, à cause de moi, la compassion d’un homme en guerre avec le sentiment de son devoir. Docteur, je crois que notre combat en restera là pour aujourd’hui, à la canne comme à l’épée : en conséquence, nous pouvons retourner à la Loge, et laisser seuls, » dit-il en regardant Alice et Éverard, « ceux de nous qui ont à se donner plus d’explications. — Non !… non ! » s’écria Alice qui était alors parfaitement remise. « Mon cousin Éverard et moi n’avons besoin d’aucune explication. Il me pardonnera de lui avoir parlé par énigmes, quand je n’osais m’expliquer plus clairement ; je lui pardonnerai de les avoir mal comprises. Mais je l’ai promis à mon père… nous ne pouvons ni correspondre ni causer, quant à présent… Je retourne sur-le-champ à la Loge et lui à Woodstock, à moins que vous, sire, » ajouta-t-elle en saluant le roi, « ne lui donniez un ordre contraire. Rendez-vous tout de suite à la ville, cousin Markham ; et s’il survenait quelque accident fâcheux, donnez-nous-en avis. »

Éverard aurait voulu retarder son départ ; il aurait voulu s’excuser de ses injustes soupçons ; il aurait voulu dire mille choses ; mais elle refusa de l’écouter, lui disant pour toute réponse : « Adieu, Markham, jusqu’à ce que Dieu nous envoie de meilleurs jours !… »

« C’est un ange de vérité et de beauté, s’écria Wildrake ; et moi, comme un infâme hérétique, qui l’ai appelée une Lindabrides ! Mais pardon, Votre Majesté n’aurait-elle pas d’ordres à donner au pauvre Hodga Wildrake qui casserait la tête de tout homme d’Angleterre ou la sienne même, pour faire plaisir à Votre Grâce  ? — Nous prions notre bon ami Wildrake de ne rien faire trop précipitamment, » dit Charles en souriant ; « des têtes comme la sienne sont rares ; et il faut y regarder à deux fois avant de la faire sauter ; car il ne serait pas facile de retrouver la pareille. Nous lui recommandons d’être discret et prudent ; de ne plus se battre contre les loyaux ministres de l’Église anglicane, et de s’acheter une jaquette neuve avec tous les accessoires convenables, dépense à laquelle nous voulons contribuer de notre bourse royale. Nous espérons lui trouver un autre emploi plus tard. »

À ces mots il glissa deux pièces d’or dans la main du pauvre Wildrake qui, confondu de l’excès de la munificence royale, pleura comme un enfant, et aurait suivi le roi, si le docteur Rochecliffe ne lui eût en peu de mots, mais impérativement, signifié de partir avec Éverard, lui promettant qu’on l’emploierait certainement pour favoriser l’évasion du roi, si l’occasion se présentait de recourir à ses services.

« Soyez donc assez généreux pour le faire, mon digne monsieur, et vous m’attachez à vous pour toujours, dit le Cavalier ; soyez assez bon, je vous prie, pour ne pas me garder rancune de la petite sottise que je vous ai faite. — Je n’ai aucune raison pour cela, capitaine Wildrake ; car le désavantage n’a pas été de mon côté. — Eh bien, docteur ! je vous pardonne, et vous supplie, par charité chrétienne, de me laisser contribuer à cette bonne œuvre ; car je vis dans cette espérance, et je mourrais de désappointement. »

Pendant l’entretien du docteur et du soldat, Charles prit congé d’Éverard qui resta découvert pendant que le roi lui dit avec sa grâce accoutumée : « Je n’ai pas besoin de vous prier de ne plus être jaloux de moi, car je présume que vous sentez suffisamment qu’il ne peut y avoir de mariage possible entre Alice et moi ; elle perdrait trop à une pareille union. Quant à tout autre dessein sur elle, le libertin le plus achevé n’en pourrait former à l’égard d’une si noble créature ; et croyez-moi, je n’avais pas besoin de cette dernière et éclatante preuve pour croire à sa fidélité et à sa loyauté, et être convaincu de toutes ses qualités. Je l’ai assez connue par les réponses qu’elle m’a faites à quelques sottes fleurettes de galanterie, pour être pénétré de la fierté de son caractère. Monsieur Éverard, son bonheur, je le vois, dépend de vous, et j’espère que vous y veillerez avec une scrupuleuse attention. Si nous pouvons lever quelque obstacle qui s’oppose à votre félicité commune, soyez sûr que nous emploierons tout notre crédit… Adieu, monsieur ; si nous ne pouvons être meilleurs amis, tâchons au moins de ne pas devenir plus grands ennemis que nous ne sommes à présent. »

Il y avait dans le ton de Charles quelque chose d’extrêmement touchant ; et sa condition de fugitif au milieu du royaume qui était son propre héritage, alla droit au cœur d’Éverard, quoiqu’en contradiction avec les principes de cette politique qu’il regardait comme son devoir de suivre dans la malheureuse situation du pays. Il resta, comme nous l’avons dit, découvert, et ses manières témoignaient le plus grand respect qu’on peut montrer en signe d’hommage à un souverain ; il s’inclina si bas qu’il toucha presque de ses lèvres la main de Charles, sans cependant la baiser. « Sire, je voudrais sauver votre personne aux dépens de ma vie, bien plus… » Il resta court, et le roi continua sa phrase qu’il n’avait pas achevée.

« Plus, vous est impossible, dit Charles, sans manquer à votre honneur et à vos engagements… Ce que vous avez dit est assez. Vous ne pouvez rendre hommage à la main que je vous tends, comme à celle d’un souverain ; mais vous ce m’empêcherez pas de prendre la vôtre comme ami, si vous me permettez de vous donner ce titre, ou au moins comme un homme qui, je puis le dire, souhaite sincèrement votre bonheur. »

L’âme généreuse d’Éverard fut vivement attendrie ; il prit la main du roi et la pressa contre ses lèvres.

« Ah ! dit-il, il viendra des temps plus heureux ! — Ne vous engagez à rien, cher Éverard, » répondit l’excellent prince qui partageait son émotion ; « nous raisonnons mal quand notre cœur est ému. Je ne veux point engager dans mon parti un homme pour le perdre ; je ne veux point envelopper dans ma ruine ceux qui auront eu assez d’humanité pour s’être intéressés à mon sort. S’il vient des temps meilleurs, en bien, nous nous reverrons ; et nous en serons, je pense, satisfaits tous deux ; sinon, comme le disait votre futur beau-père (un sourire bienveillant se dessina sur son visage et s’accorda très bien avec l’expression de ses yeux pleins de vivacité)… sinon, adieu pour toujours. »

Éverard le quitta après un profond salut, en proie aux sentiments les plus opposés. Le plus vif de ces sentiments était une véritable admiration de la générosité avec laquelle Charles, au péril de sa vie, avait dissipé l’obscurité où semblait devoir s’éteindre l’espoir du bonheur de toute sa vie ; les périls qui l’environnaient y entraient aussi pour beaucoup. Il revint à la petite ville, suivi de son compagnon Wildrake, qui se retourna tant de fois, les yeux humides, élevant ses mains jointes vers le ciel, comme un homme qui prie, qu’Éverard fut obligé de lui rappeler que ces gestes pourraient être observés et exciter des soupçons.

La conduite généreuse du roi dans la dernière partie de cette scène remarquable n’avait pas échappé à Alice. Arrachant de son cœur le ressentiment qu’y avait excité la conduite précédente de Charles, et les soupçons mérités qu’elle avait conçus contre lui, elle rendit justice à la bonté naturelle du prince, et se trouva ainsi en état de concilier son affection avec le respect qu’elle avait pour son rang, respect que son éducation lui avait appris à considérer comme un devoir religieux. Elle s’abandonna à la conviction consolante que les vertus de Charles lui appartenaient ; que la liberté blâmable de ses mœurs venait de son éducation, ou plutôt du manque d’éducation, et des conseils corrupteurs des flatteurs et des courtisans. Elle ne pouvait pas savoir, ou peut-être elle ne voulait pas réfléchir en ce moment, que si l’on ne prend soin d’arracher les mauvaises herbes, elles étouffent la moisson, quand même le sol est plus disposé à la nourrir. Car, ainsi que le docteur Rochecliffe le lui apprit dans la suite pour son édification, lui promettant, selon sa coutume, de lui expliquer le sens littéral de ces paroles, si elle voulait le lui rappeler… Virtus rectorem ducemque desiderat ; vitia sine magistro discimtur[84].

Mais ce n’était pas le moment de se livrer à de pareilles réflexions. Convaincus de leur mutuelle sincérité par une sorte de communication intellectuelle au moyen de laquelle deux individus, dans des circonstances délicates, s’entendent mieux qu’avec le secours de la parole, Alice et le roi semblaient avoir renoncé à toute réserve et à toute dissimulation. Avec la galanterie d’un homme bien élevé, et en même temps avec la condescendance d’un prince, il la pria, fatiguée comme elle le devait être, d’accepter son bras, au lieu de celui du docteur Rochecliffe, pour retourner à la Loge ; et Alice accepta cette offre avec une humble modestie, mais sans la moindre apparence de défiance ou de crainte. Il semblait que la dernière demi-heure les avait parfaitement éclairés l’un sur le caractère de l’autre, et que chacun d’eux était entièrement convaincu de la pureté et de la sincérité de leurs intentions.

Le docteur Rochecliffe les suivait à quelques pas de distance, car moins leste et moins agile qu’Alice qui, d’ailleurs, s’appuyait sur le bras du roi, il ne pouvait, sans peine et sans fatigue, suivre Charles qui, ainsi que nous l’avons fait remarquer précédemment, passait alors pour l’un des meilleurs marcheurs de l’Angleterre, et qui, selon la coutume des grands, oubliait quelquefois que les autres n’étaient pas doués de la même activité. — Chère Alice, » dit le roi, mais comme si cette épithète n’était que fraternelle, « j’aime beaucoup votre Éverard : je souhaiterais sincèrement qu’il fût des nôtres… mais puisque cela est impossible, je suis sûr que nous aurons en lui un ennemi généreux. — Sire, » dit Alice d’un ton modeste, mais assez ferme, « mon cousin ne sera jamais l’ennemi personnel de Votre Majesté ; il est du petit nombre de ces hommes à la parole desquels vous pouvez vous fier plus qu’au serment de ceux qui font les protestations les plus fortes et les plus pressantes. Il est absolument incapable d’abuser de la confiance volontaire et si généreuse de Votre Majesté. — Sur mon honneur, je le crois, Alice ; mais morbleu ! mon enfant, mettez un peu de côté pour le moment mon titre de Majesté… il y va de mon salut, comme je disais dernièrement à votre frère ; appelez-moi monsieur ; ce nom convient également au roi, au pair, au chevalier et au gentilhomme, ou plutôt laissez-moi être encore le pauvre Louis Kerneguy. »

Alice baissa les yeux et secoua la tête : « Cela est impossible ! »

« Ah ! ah ! je vois pourquoi ; Louis était un jeune effronté, un garçon plein de malice et de présomption, vous ne pouvez pas le souffrir ? soit ; et peut-être avez-vous raison. Mais attendons le docteur Rochecliffe ; » désirant, ce qui montrait autant de délicatesse que de bonté naturelle, prouver à Alice qu’il ne voulait pas s’engager dans une conversation capable de lui rappeler de tristes souvenirs. Ils s’arrêtèrent donc un instant, et Alice se sentit rassurée et reconnaissante.

« Docteur, lui dit le roi, je ne puis persuader à votre belle amie, mistress Alice, qu’elle doit par prudence s’abstenir de me donner les titres qui appartiennent à mon rang quand je suis si peu en état de le soutenir. — C’est une honte pour la terre et pour la fortune, » répondit le théologien aussitôt qu’il eut repris haleine, « que la position présente de Votre très sacrée Majesté ne permette pas qu’on lui rende les honneurs qui lui sont dus par droit de naissance, et qui, si le ciel bénit les efforts de vos fidèles sujets, vous seraient, je l’espère, rendus, aussi bien que vos droits héréditaires, par la voix commune des trois royaumes. — Bien, docteur ; mais en attendant pouvez-vous expliquer à mistress Alice Lee deux vers d’Horace qui sont restés dans ma pauvre tête depuis plusieurs années, et qui me reviennent en ce moment fort à propos. Comme disent mes prudents sujets d’Écosse, si vous gardez une chose pendant sept ans, vous êtes sûr de trouver à l’employer à la fin. Telephus… oui, voilà bien le commencement :

Telephus et Peleus quum pauper et exul uterque,
Projicit ampullas et sesquipedalia verba.

— J’expliquerai ce passage à mistress Alice Lee quand elle m’en fera souvenir ; ou plutôt, » faisant réflexion que sa réponse dilatoire n’était pas admissible quand l’ordre d’expliquer un passage émanait de son souverain, « je lui citerai deux vers de ma pauvre traduction

d’Horace :

Pauvre prince exilé par-delà ses banlieues,
Il abjure l’emphase et les mots de sept lieues.


— Traduction admirable ! docteur : je sens toute sa force, et je vous fais surtout compliment d’avoir rendu le sesquipedalia verba par les bottes de sept lieues, mots de sept lieues, veux-je dire, cela me rappelle, comme ce que je vois dans ce monde, les contes de Commère l’Oie. »

En causant ainsi, ils arrivèrent à la Loge ; et le roi s’étant retiré dans sa chambre, pour y attendre l’heure du déjeuner, fit en lui-même cette réflexion : « Wilmot, Villiers et Killigrew se moqueraient de moi s’ils entendaient parler d’une campagne où je n’ai vaincu ni homme ni femme. Mais morbleu, qu’ils rient à leur aise ; je sens au fond du cœur quelque chose qui me dit qu’une fois dans ma vie j’ai bien agi. »

Ce jour et le suivant s’écoulèrent tranquillement, le roi attendant avec impatience la nouvelle qu’un vaisseau fût préparé sur quelque point de la côte. On n’avait pu encore en trouver un ; mais il apprit que l’infatigable Albert Lee, au risque de sa vie, parcourait toutes les villes et tous les villages de la côte pour trouver des moyens d’embarcation, avec le secours des partisans de la cause royale et des correspondans du docteur Rochecliffe.


CHAPITRE XXIX.

FANATIQUE ET DÉBAUCHÉ.


Coquin, laisse là ces gestes incivils et grossiers.
Shakspeare. Les deux gentilshommes de Vérone.


Il est temps de mettre en scène maintenant les autres acteurs de notre drame, les principaux personnages ayant depuis quelques instants attiré sur eux toute notre attention. Nous informerons donc le lecteur que les douloureux regrets des commissaires qui avaient été chassés de leur cher paradis de Woodstock, non par un chérubin, mais, à ce qu’ils croyaient, par des esprits d’un autre ordre, les retenaient toujours dans le voisinage. Ils avaient à la vérité quitté le village sous prétexte que l’habitation en était désagréable ; mais le motif plus probable de leur départ, c’est le ressentiment qu’ils avaient conçu contre Éverard. Ils le regardaient comme la cause de leur désappointement, et n’avaient point envie de rester dans un lieu où il serait à même de surveiller leurs démarches. Cependant ils se séparèrent de lui avec toutes les apparences de la plus parfaite considération. Ils n’allèrent pas plus loin qu’Oxford, où ils s’arrêtèrent, comme des corbeaux accoutumés à voir la chasse se perchent à quelque distance sur un arbre ou un rocher, où ils attendent la curée du daim, sachant bien qu’ils en auront leur part. Pendant ce temps-là, l’université et la cité, mais surtout la première, leur fournissaient les moyens d’employer à leur avantage leurs talents jusqu’au moment où, comme ils l’espéraient, ils seraient appelés à Windsor, à moins que Woodstock ne fût de nouveau abandonné à leur discrétion.

Bletson, pour passer le temps, tourmentait la conscience des théologiens et des écoliers recommandables par leur piété et leur savoir, toutes les fois qu’il pouvait introduire dans leur société son odieuse personne. Il les poursuivait de ses sophismes, de ses raisonnements d’athée, et les défiait de combattre les thèses les plus scandaleuses. Desborough, l’un des hommes les plus grossiers et les plus ignorants de l’époque, s’était fait nommer chef d’un collège ; et, sans perdre de temps, il en abattait les arbres et en pillait la vaisselle. Quant à Harrison, il prêchait dans l’église de Saint-Maril, en grand uniforme, portant son justaucorps de buffle, ses bottes et ses éperons, comme s’il allait se mettre en campagne pour combattre Armagedde. Il était difficile de dire si ce chef lieu du savoir, de la religion et de la royauté, comme Clarendon l’appelle, se trouvait plus malheureux des rapines de Desborough, du froid scepticisme de Bletson, ou de l’enthousiasme fanatique du champion de la cinquième monarchie.

De temps à autre des soldats, sous prétexte de relever la garde, ou tout autre motif, allaient et venaient de Woodstock à Oxford, et entretenaient, comme on le croira aisément, une correspondance avec le fidèle Tomkins. Celui-ci, quoique résidant principalement dans la ville de Woodstock, visitait assez fréquemment la Loge, et sans doute c’était par lui qu’on était instruit de tout ce qui s’y passait.

Dans le fait, ce Tomkins paraissait avoir, par des voies secrètes, gagné la confiance, sinon de toutes, au moins de la plupart des personnes engagées dans ces intrigues. Tous le prenaient à part, tous avaient avec lui des entretiens particuliers ; ceux qui étaient riches lui faisaient des présents, les autres ne lui épargnaient pas les promesses. Quand il paraissait à Woodstock, ce qui semblait toujours l’effet du hasard, s’il traversait le vestibule, le chevalier ne manquait pas de lui proposer de prendre les fleurets ; il lui arrivait toujours, après un combat plus ou moins long, d’être victorieux. Aussi, en considération de tant de triomphes, le bon sir Henri lui avait pardonné ses péchés de rébellion et de puritanisme. Si ses pas lents et mesurés se faisaient entendre dans les corridors voisins de la galerie, le docteur Rochecliffe, quoique ne le laissant jamais pénétrer dans son cabinet particulier, s’empressait d’aller trouver maître Tomkins dans quelque appartement intermédiaire, et là il s’engageait entre eux de longues conversations qui paraissaient les intéresser vivement tous deux.

L’indépendant était aussi bien accueilli au rez-de-chaussée que dans les étages supérieurs. Jocelin lui témoignait la plus franche cordialité ; le pâté et la bouteille étaient mis sur-le-champ en réquisition, et la bonne chère était leur mot d’ordre. Sur ce dernier point on peut faire observer que le château de Woodstock était abondamment pourvu depuis le retour du docteur Rochecliffe, qui, en sa qualité d’agent d’un grand nombre de royalistes, avait à sa disposition des sommes assez considérables. Il est probable que fidèle Tomkins avait aussi quelque part à ces fonds secrets.

Quand il s’abandonnait à ce qu’il appelait une fragilité charnelle (pour laquelle, disait-il, il avait obtenu une dispense), qui n’était après tout qu’un goût très prononcé pour les liqueurs fortes, sa langue, ordinairement d’une réserve et d’une chasteté remarquables, devenait aussi animée que licencieuse. Quelquefois il parlait avec l’onction d’un vieux débauché, de ses anciens exploits, tels que le vol d’un daim dans la forêt, le pillage d’un verger, des folies d’ivrognes, des batteries à mort auxquelles il avait pris part dans sa jeunesse. Il chantait des chansons bachiques et amoureuses, et racontait quelquefois des aventures qui chassaient Phœbé May-Flower de sa chambre, et qui produisaient même un tel effet sur dame Jellicot, malgré sa surdité, que la pauvre vieille était réduite à quitter l’office où Tomkins racontait tous ces récits scandaleux.

Au milieu de ces discours extravagants, Tomkins deux ou trois fois s’était interrompu tout-à-coup pour entamer des conversations religieuses. Il parlait mystérieusement, mais d’un ton animé et avec une éloquence entraînante, des bienheureux saints, qui, disait-il, étaient réellement saints, des hommes qui avaient pris d’assaut le fort où était déposé le trésor céleste, et s’étaient emparés de ses joyaux les plus précieux. Il parlait de toutes les autres sectes avec le plus profond mépris ; suivant lui, elles se querellaient comme des pourceaux autour d’une auge pour des glands et des cosses de pois. Par ces termes insultants, il voulait sans doute désigner les rites et les cérémonies ordinaires du culte public, la discipline religieuse des diverses Églises chrétiennes, les règles ou même les défenses imposées aux chrétiens de ces différentes sectes. L’écoutant rarement, et ne le comprenant jamais, Jocelin, à qui s’adressaient souvent de pareils discours, s’efforçait ordinairement de le rappeler à sa gaîté grossière ou au souvenir de ses débordements d’avant les guerres civiles, ne tenant aucun compte, et ne voulant pas faire l’examen des opinions de ce saint de nouvelle mode, mais ne songeant qu’à la protection que sa présence assurait à Woodstock. D’ailleurs, il était bien persuadé de la pureté des intentions d’un homme à qui l’ale et l’eau-de-vie, quand on ne lui donnait rien de meilleur, semblaient les principaux objets de la vie, et qui buvait à la santé du roi ou de tout autre, pourvu que son verre fût toujours rempli jusqu’au bord. Ces doctrines particulières, qui étaient observées par une secte appelée quelquefois la Famille de l’amour[85], mais plus communément les Ranters, s’étaient propagées, à une époque où des opinions religieuses si diverses s’étaient répandues ; et ces hommes avaient poussé ces hérésies discordantes entre elles jusqu’aux dernières limites de l’impiété et du délire. Le secret avait été recommandé à ces disciples extravagants d’une doctrine blasphématoire, pour éviter les dangers qu’elles eussent attirés sur eux s’ils les eussent publiquement avouées. M. Tomkins avait grand soin de cacher la liberté spirituelle dont il prétendait avoir acquis le privilège, à tous ceux dont il avait à craindre le ressentiment s’il eût été moins prudent ; rien n’était plus facile, car leur profession de foi leur permettait, leur enjoignait même de se conformer extérieurement à toutes les sectes ou doctrines religieuses qui pouvaient être les plus influentes.

Aussi Tomkins avait-il toujours su se faire passer aux yeux du docteur Rochecliffe pour un zélé membre de l’Église d’Angleterre, et en servant sous les bannières de l’ennemi, comme un espion dans son camp ; et parce qu’en différentes circonstances il avait donné au docteur des renseignements véridiques et utiles, cet actif intrigant croyait sans peine ses protestations. Néanmoins, de peur que la présence accidentelle de cet homme à la Loge, dont il était peut-être impossible de lui fermer la porte sans exciter de soupçon, ne mît en danger la personne du roi, Rochecliffe, malgré toute sa confiance en Tomkins, avait recommandé au roi de faire son possible pour se soustraire à ses regards ; et si par hasard il en était aperçu, de se comporter comme devait le faire Louis Kerneguy : Joseph Tomkins, disait-il, et il le croyait fermement, était l’honnête Joë ; mais l’honnêteté est un cheval à qui l’on donne quelquefois un trop lourd fardeau à porter, et d’ailleurs pourquoi chercher à tenter son voisin ?

Il semblait que Tomkins se fût résigné aux bornes que l’on mettait à la confiance qu’on lui témoignait, ou qu’il voulût paraître plus aveugle qu’il ne l’était réellement sur la présence de cet étranger dans la famille. Jocelin, qui ne manquait pas de pénétration, avait remarqué qu’une ou deux fois Tomkins ayant, par un hasard inévitable, rencontré Kerneguy, avait fait moins d’attention à lui qu’on ne devait s’y attendre, d’après le caractère de Tomkins, homme de son naturel observateur et curieux. « Il ne m’a pas questionné sur ce jeune étranger, dit Jocelin ; fasse le ciel qu’il ne sache pas qui il est, ou même qu’il ne le soupçonne pas ! » Mais ces craintes furent dissipées quand, causant ensemble peu de temps après, Tomkins parla de l’embarquement du roi à Bristol, comme d’une chose indubitable ; nomma le vaisseau sur lequel il était parti ; le capitaine qui le commandait. Ses manières le faisaient croire si bien convaincu de la vérité de ces nouvelles, que Jocelin jugea impossible qu’il eût le moindre soupçon de la réalité.

Malgré cette persuasion et la bonne intelligence qui s’était établie entre eux, le fidèle garde-chasse résolut de veiller de près sur son ami Tomkins, et de donner l’alarme si l’occasion l’exigeait. Au fait, il croyait pouvoir considérer son dit ami, malgré son ivrognerie et son fanatisme, comme un homme honnête et loyal, et était sous ce rapport de l’avis du docteur Rochecliffe ; mais après tout, il le regardait comme un aventurier dont le manteau était doublé et bordé de deux couleurs différentes, et il pensait que l’appât d’une forte récompense, ainsi que le pardon de certaines peccadilles d’autrefois, pourraient l’engager à retourner encore une fois son habit. Toutes ces considérations étaient plus que suffisantes pour que Jocelin épiât attentivement toutes les démarches de Fidèle Tomkins.

Nous avons dit que le discret sénéchal était toujours bien accueilli à Woodstock, soit à la Loge, soit dans le village, et que Jocelin Joliffe prenait soin de déguiser, sous les démonstrations de l’hospitalité la plus cordiale, les soupçons dont il ne pouvait se défaire. Mais deux individus, pour des raisons bien différentes, conservaient une aversion personnelle contre un homme si généralement bien accueilli.

Le premier était Néhémiah Holdenough, qui ne pouvait lui pardonner la manière brutale dont il l’avait chassé de sa chaire, et qui en particulier parlait de lui comme d’un missionnaire de mensonge en qui Satan avait placé un esprit séducteur ; et en outre il avait prêché un sermon solennel sur les faux prophètes de la bouche desquels, disait-il, il sortait des grenouilles. Le discours eut le plus grand succès auprès du maire et d’autres personnes de distinction, qui trouvèrent que leur ministre avait porté un coup mortel sur la racine même de l’indépendantisme. D’un autre côté, ceux de ce dernier parti soutenaient que Joseph Tomkins avait fait une réplique irrésistible et triomphante, le soir du même jour, dans une exhortation où il avait démontré à un grand nombre d’artisans que le passage de Jérémie : « Les prophètes prophétisent faussement, et les prêtres gouvernent par leur moyen, » était entièrement applicable au système presbytérien, en ce qui concernait le gouvernement de l’Église. Le ministre adressa une relation de la conduite de son adversaire au révérend maître Édward, pour qu’il le signalât, dans la prochaine édition de la Gangrène, comme un hérétique pestilentiel. Tomkins, de son côté, recommanda le théologien à son maître Desborough, comme un homme à qui on pouvait imposer une bonne amende pour avoir persécuté la secte des indépendants, l’assurant en même temps que bien que le ministre parût pauvre, cependant si l’on laissait loger quelques soldats chez lui jusqu’à ce que l’amende fût intégralement acquittée, les femmes de tous les riches boutiquiers du village voleraient leurs maris pour qu’on leur rendît leur Mammon d’iniquité et pour tirer leur pasteur de souffrance ; pensant comme Laban, disait-il : « vous m’avez pris mes dieux, que me reste-t-il ? » Il existait, comme on peut le voir, peu de cordialité entre les deux antagonistes en polémique.

Mais Joseph Tomkins était plus affligé de la mauvaise opinion que paraissait avoir de lui une personne aux bonnes grâces de qui il tenait beaucoup plus qu’à celles de Néhémiah Holdenough. Cette personne n’était autre que la jolie mistress Phœbé May-Flower, dont il aurait désiré entreprendre la conversion, depuis qu’il lui avait entendu faire cette sortie contre Shakspeare, le premier jour de son arrivée à la Loge. Il semblait pourtant souhaiter de mettre son projet à exécution, surtout dans le tête-à-tête, et principalement le cacher à Jocelin Joliffe, de peur que par hasard il n’en devînt jaloux. Mais ce fut en vain qu’il prêcha la fidèle suivante, tantôt en lui récitant des cantiques, tantôt avec des passages extraits de l’Arcadie de Green[86], ou avec des citations de Vénus et d’Adonis, ou bien encore des doctrines d’une nature plus abstraite, tirées d’un ouvrage populaire intitulé le Chef-d’Œuvre d’Aristote[87]. Mais que sa galanterie parlât un langage sacré ou profane, physique ou métaphysique, elle n’en état pas mieux écoutée de Phœbé May-Flower.

D’un côté, la jeune fille aimait Jocelin Joliffe ; de l’autre, si Joseph Tomkins, le premier jour qu’elle l’avait vu, lui avait déplu comme un puritain rebelle, elle n’était point revenue de son aversion depuis qu’elle avait des raisons pour le regarder comme un libertin hypocrite. Elle le haïssait donc doublement ; elle ne souffrait jamais qu’il lui parlât que quand elle ne pouvait pas faire autrement ; et si elle était obligée de rester avec lui, elle l’écoutait seulement parce qu’elle le savait dépositaire de secrets si importants, que son ressentiment pourrait compromettre la sûreté de la famille dans laquelle elle était née et avait été élevée, et qui lui inspirait un attachement sans bornes. C’est peut-être par la même raison qu’elle ne laissait jamais éclater son aversion contre le maître d’hôtel en présence de Jocelin Joliffe qui, en qualité de forestier et de soldat, aurait probablement eu avec lui une explication dans laquelle son couteau de chasse et son gourdin auraient été des armes inégales contre la longue rapière et le pistolet que son dangereux rival portait toujours à sa ceinture. Mais il est difficile d’aveugler la jalousie quand elle a quelque sujet de doute ; et peut-être l’active surveillance de Jocelin sur son camarade avait pour cause non seulement son dévouement à la personne du roi, mais encore quelques vagues soupçons que Tomkins était assez disposé à braconner sur son domaine.

Phœbé, en fille prudente, se faisait, autant que possible, un rempart de la présence de Goody Jellicot. Mais l’indépendant, ou quel qu’il fût, n’en continuait pas moins ses frais de galanterie, mais inutilement ; car Phœbé paraissait aussi sourde que la vieille matrone qui l’était sans le vouloir. Cette indifférence irritait l’ardeur de son nouvel amant : aussi épiait-il avec le plus grand soin le temps et le lieu où il pourrait faire valoir ses prétentions sur le cœur de Phœbé avec une énergie qui commandât l’attention. Mais la fortune, cette divinité perfide qui souvent nous perd en nous accordant l’objet de nos vœux, lui procura enfin l’occasion qu’il avait si long-temps convoitée.

C’était vers le coucher du soleil ou un peu après : Phœbé, qui était chargée de presque tous les soins du ménage, était allée jusqu’à la fontaine de Rosemonde puiser de l’eau pour le repas du soir ; il lui fallait se conformer aux préjugés du vieux chevalier, qui prétendait qu’il était impossible de trouver de l’eau aussi pure ailleurs que dans cette précieuse source : le respect que tous les membres de la famille avaient pour lui était si grand que négliger de lui plaire, eût-on dû en éprouver soi-même quelque inconvénient, eût semblé aussi coupable que l’omission d’un devoir religieux.

Comme nous l’avons déjà fait remarquer, il n’était pas facile de remplir la cruche ; mais l’industrieux Jocelin avait aplani la difficulté en réparant grossièrement une partie du bassin ruiné de l’ancienne fontaine, de sorte que l’eau, rassemblée et coulant dans un tuyau de bois, tombait d’une hauteur d’environ deux pieds. On pouvait donc placer sa cruche au dessous du conduit, qui laissait tomber l’eau presque goutte à goutte, et attendre qu’elle fût remplie.

Le soir en question, Phœbé May-Flower voyait pour la première fois cette petite amélioration, et l’attribuant avec raison à une galanterie de son admirateur champêtre qui avait voulu lui rendre moins pénible sa tâche quotidienne, elle employa, en fille reconnaissante, les instants de loisir dont elle put disposer, à réfléchir sur le bon caractère et l’habilelé de l’obligeant ingénieur, et peut-être à penser qu’il aurait aussi bien fait de l’attendre auprès de la fontaine pour qu’elle pût le remercier de la peine qu’il avait prise. Mais elle se rappela qu’il était retenu à l’office par cet odieux Tomkins ; et plutôt que de voir l’indépendant avec lui, elle renonça au plaisir qu’elle aurait eu de rencontrer Jocelin.

Mais pendant qu’elle faisait ces réflexions, la fortune fut assez malicieuse pour envoyer Tomkins à la fontaine, et sans Jocelin avec lui. Quand elle le vit dans le sentier par où elle était venue, l’inquiétude s’empara de son cœur. Elle était seule dans les environs de la forêt, où en général il était défendu d’entrer de peur de troubler les dames qui s’y retiraient pour se livrer au repos. Cependant elle s’arma de courage et résolut de ne pas paraître effrayée, quoiqu’à mesure que Tomkins approchait elle aperçût dans ses traits et dans ses yeux une expression qui n’était pas faite pour dissiper ses alarmes.

« Fasse que le ciel répande sur vous ses bénédictions du soir ! ma jolie fille, lui dit-il ; je vous trouve ici comme le chef des serviteurs d’Abraham, qui était, ainsi que moi, l’intendant de son maître, et qui rencontra Rebecca, fille de Bathuel, fils de Milcah, au puits de la cité de Naor en Mésopotamie. Ne dois-je pas vous dire : Baisse ta cruche pour que je puisse boire. — La cruche est à votre service, maître Tomkins, répliqua t-elle ; vous pouvez boire autant que vous voudrez ; mais vous avez bu, j’en suis sûre, quelque chose de meilleur, et il n’y a pas long-temps. »

En effet il était visible que maître Tomkins sortait de faire une orgie, car ses traits étaient enluminés, quoiqu’il ne fût pas encore complètement ivre. L’effroi que Phœbé avait ressenti en l’apercevant s’accrut quand elle le vit dans cet état.

« Je ne fais qu’user de mon privilège, ma jolie Rebecca : la terre est donnée aux saints avec tous les biens qui s’y trouvent ; ils doivent s’emparer et jouir des richesses qu’elle renferme et des trésors du vin ; ils doivent se livrer à l’allégresse, et leur cœur sera joyeux. Tu as encore à apprendre les priviléges des saints, ma Rebecca. — Mon nom est Phœbé, » répondit la jeune fille pour apaiser le transport d’enthousiasme qu’il ressentait ou affectait.

« Phœbé d’après la chair, mais Rebecca selon l’esprit ; car n’es-tu pas une brebis errante et égarée ? et ne suis-je pas envoyé pour te ramener au bercail ? Sans cela, pourquoi serait-il dit : « Tu la trouveras assise près le puits dans le bois auquel l’ancienne prostituée Rosemonde a donné son nom ? — Vous m’avez trouvée assise, il est vrai ; mais si vous tenez à m’accompagner, il faut que vous reveniez à la Loge avec moi, et vous porterez ma cruche, si vous le voulez bien. J’écouterai toutes les aimables choses que vous avez à me dire chemin faisant, car sir Henri demande son verre d’eau tous les soirs avant la prière… — Quoi ! le vieillard aux mains sanglantes et au cœur pervers t’a-t-il envoyée ici pour y travailler comme une esclave ! Tu l’en retourneras affranchie, et l’eau que tu as puisée pour lui sera répandue ainsi que David l’ordonna pour l’eau du puits de Bethléem. »

En même temps il vida la cruche en dépit des cris et des supplications de Phœbé ; et la replaçant ensuite sous le petit tuyau, il continua :

« Sache que ceci sera un signe pour toi. L’eau qui remplit cette cruche sera comme le sable qui passe à travers le sablier. Si pendant qu’elle va s’emplir tu écoutes les paroles que je te dirai, alors tu t’en trouveras bien, et tu pourras prendre place parmi ceux qui, dédaignant l’instruction qui n’est bonne qu’à allaiter les enfants à la mamelle, mangeait la nourriture dont se nourrissent les forts ; mais si l’eau déborde la cruche avant que ton oreille ne m’entende et ne me comprenne, tu seras livrée comme une esclave à ceux qui possèdent les richesses et les trésors de la terre. — Vous m’effrayez, maître Tomkins, je suis sûre que vous n’en avez pas l’intention. Je m’étonne que vous osiez prononcer des paroles qui aient autant de ressemblance avec celles de la Bible, quand vous savez combien vous avez ri de votre maître et de tous ceux qui la citent lorsque vous avez aidé à faire paraître des fantômes à la Loge. — Penses-tu donc, pauvre innocente, qu’en me moquant d’Harrison et des autres, j’excédais mes privilèges ?… Non, vraiment !… Écoute-moi, fille insensée. Quand autrefois je vivais comme le mécréant le plus effréné et le plus libertin de l’Oxfordshire, fréquentant les veillées et les foires, dansant autour des mais, déployant ma vigueur à la paume et au jeu du bâton… oui, quand j’étais appelé dans le langage des incirconcis, Philippe Hazeldine, et que j’étais un des chantres du chœur, un des sonneurs de cloche ; que je servais ce prêtre nommé Rochecliffe, je n’étais pas plus éloigné du droit chemin que quand, après de longues études, je trouve enfin un guide aveugle. Je les ai tous abandonnés l’un après l’autre ; ce pauvre fou d’Harrison a été le dernier. Soutenu de ma seule force et sans autre appui, je me suis ouvert un passage vers cette lumière céleste dont toi aussi, Phœbé, tu jouiras. — Je vous remercie maître Tomkins, » répliqua Phœbé déguisant sa crainte sous un air d’indifférence. « J’aurai assez de lumière pour porter ma cruche à la maison, si vous me permettez de la prendre, et ce soir je n’aurai pas besoin d’autre lumière. »

Alors elle se baissa pour prendre sa cruche ; mais il la saisit par le bras et l’en empêcha. Phœbé était fille d’un hardi forestier, et prompte à concevoir un plan de défense personnelle ; et voyant qu’elle ne pouvait pas prendre sa cruche, elle ramassa en place un gros caillou qu’elle tint caché dans sa main droite.

« Arrête, fille insensée, et écoute, » dit l’indépendant d’une voix sombre. « Sache d’un seul mot que le péché pour lequel tu as encouru la vengeance du ciel consiste, non dans l’acte matériel, mais dans la pensée du pécheur : apprends, aimable Phœbé, que tous les actes sont purs pour ceux qui le sont, que le péché existe dans nos intentions et non dans nos actions ; de même que l’éclat du jour n’est que ténèbres pour un aveugle, tandis que celui dont les yeux en sont frappés le voit et en jouit. Beaucoup est ordonné, beaucoup est défendu à celui qui ne sait pas faire mouvoir tous les ressorts de l’esprit. Il se nourrit de lait comme les petits enfants… c’est pour lui que sont faits les règles, les prohibitions, les commandements. Mais le saint est au dessus des commandements et de ces prohibitions ; lui, comme l’enfant gâté de la maison, a reçu le passe-partout pour ouvrir toutes les portes qui l’empêcheraient de satisfaire les désirs de son cœur. C’est dans ces bois du plaisir que je te guiderai, aimable Phœbé ; et dans la joie, dans une innocente liberté, tu jouiras de tous les plaisirs qui sont interdits comme des péchés à ceux qui ne sont point privilégiés. — Je désire sincèrement, maître Tomkins, que vous me laissiez retourner à la maison, » lui répondit Phœbé qui ne comprenait pas le sens de sa doctrine, mais à qui ne plaisaient ni ses manières ni ses discours. Il n’en continua pas moins à lui expliquer sa doctrine impie et blasphématoire, qu’ainsi que d’autres prétendus saints il avait adoptée après avoir erré long-temps de sectes en sectes, jusqu’à ce qu’il se fût arrêté à cette opinion horrible : que le péché, étant de sa nature exclusivement spirituel, n’existait que dans la pensée, et que les actions les plus perverses étaient licites pour ceux qui étaient parvenus à se croire au dessus de toute règle. « Ainsi, ma Phœbé, continua-t-il en s’efforçant de la tirer à lui, « je puis t’offrir plus qu’on n’offrit jamais à une femme depuis qu’Adam prit pour la première fois sa fiancée par la main. Laissons les autres demeurer les lèvres sèches, faisant pénitence comme les papistes par l’abstinence, quand la coupe du plaisir s’offre à eux. Aimes-tu l’argent, j’en ai, et je puis m’en procurer davantage. J’ai le droit de m’en procurer de toute main et par tous moyens : la terre est à moi avec tous ses biens. Désires-tu ce pouvoir… Duquel de ces misérables commissaires convoites-tu les biens… je me les procurerai pour toi, car j’habite avec un esprit plus puissant qu’aucun d’eux ; et ce n’est pas sans motif que j’ai aidé le malveillant Rochecliffe et l’imbécile Joliffe à les effrayer et à les abuser comme ils ont fait. Demande-moi ce que tu voudras, Phœbé ; je puis te le donner ou je puis me le procurer pour toi. Entre donc avec moi dans une vie de délices en ce monde, qui ne sera qu’une anticipation des joies qui nous sont réservées en paradis. »

Ce fanatique débauché essaya de nouveau d’attirer à lui la jeune fille. Celle-ci alarmée, mais ne perdant pas sa présence d’esprit, tâchait, par ses prières les plus pressantes, de le décider à la lâcher. Mais sa figure, naturellement insignifiante, avait pris une expression terrible, et il s’écria : « Non, Phœbé, ne pense pas m’échapper ; tu m’as été donnée comme une captive ; tu as négligé l’heure de grâce ; elle est passée. Vois, l’eau se répand par dessus les bords de la cruche. Tu sais quelle doit en être la conséquence… Ainsi je ne serai pas plus pressant en paroles, tu n’en es pas digne, mais je te traiterai comme celle qui refuse la grâce qui lui était offerte. — Maître Tomkins, » dit Phœbé d’une voix suppliante, « considérez, au nom de Dieu ! que je suis une orpheline. Ne m’outragez pas. Ce serait une honte pour un homme de votre force et de votre caractère. Je n’entends rien à vos belles paroles. Demain j’y réfléchirai. » Alors sa colère s’enflammant, elle ajouta avec plus de véhémence : « Je ne veux point être maltraitée ; retirez-vous, ou vous vous en repentirez… » Mais, comme il la prenait avec une violence dont le but n’était que trop évident, et qu’il s’efforçait de s’emparer de sa main droite, elle s’écria : « Recevez cela, et… » En même temps, elle lui porta de toutes ses forces un coup au visage avec le caillou dont elle n’avait l’intention de se servir qu’à la dernière extrémité.

Le fanatique la lâcha et chancela en arrière à demi étourdi. Alors, Phœbé prit la fuite, appelant au secours tout en se sauvant, mais conservant toujours à la main le caillou qui l’avait sauvée. Tomkins, furieux du coup qu’elle venait de lui porter, la poursuivit ; les plus noires passions bouleversaient son âme et ses traits, et, de plus, il craignait que sa brutalité ne fût découverte. Il cria à Phœbé de s’arrêter, et il eut la lâcheté de la menacer d’un de ses pistolets si elle continuait de fuir. Elle ne tint pas compte de sa menace, et il l’aurait exécutée ou bien il l’aurait vue s’échapper, et porter à la Loge la nouvelle de son infamie, si par malheur, se heurtant le pied contre une racine de sapin qui faisait saillie, elle ne fût tombée. Mais au moment où il s’elançait sur sa proie pour la saisir, un sauveur intervint, c’était Jocelin Joliffe, son gourdin sur l’épaule. « Comment ! qu’est-ce que cela veut dire ? » s’écria-t-il, se plaçant entre Phœbé et celui qui la poursuivait. Tomkins, furieux, ne répondit qu’en déchargeant sur Joliffe le pistolet qu’il tenait à la main. La balle effleura la figure du forestier, qui lui répondit en disant : « Ah ! ah ! que le bois réponde au fer ! » et il appliqua en même temps un si vigoureux coup de bâton sur la tête de l’indépendant, que, la tempe gauche ayant été atteinte, pour un instant il le crut mort.

Quelques convulsions de l’agonie furent accompagnées de ces mots entrecoupés : « Jocelin…je suis perdu… je te pardonne… le docteur Rochecliffe… j’aurais voulu finir… oh !… le ministre… le service funèbre… » En prononçant ces paroles qui semblaient indiquer un retour aux idées religieuses qu’il n’avait pas abjurées peut-être aussi complètement qu’il se l’était persuadé à lui-même, sa voix se perdit dans un sourd gémissement qui retentit dans la gorge, et sembla ne pouvoir arriver jusqu’aux lèvres. Ce furent là les derniers signes de vie qu’il donna ; ses mains serrées se relâchèrent, ses yeux fermés se rouvrirent et se fixèrent vers le ciel, comme une masse informe et sans vie, ses jambes s’étendirent et se roidirent ; ce corps, animé peu d’instants avant, n’était plus qu’une masse de chair insensible, et l’âme, dégagée de sa prison terrestre dans un moment si périlleux, était en présence de son juge.

« Oh ! qu’avez-vous fait !… Qu’avez-vous fait, Jocelin, s’écria Phœbé, vous l’avez tué ! — Mieux vaut que ce soit lui que moi, répondit Jocelin, car il n’est pas du nombre de ces tireurs qui manquent leur coup deux fois de suite. Cependant j’en suis fâché pour lui. Nous avons fait de bien joyeuses folies ensemble quand il était Philippe Hazeldine, il ne valait pas grand’chose alors, mais depuis qu’il avait recouvert ses vices d’hypocrisie, il paraissait être devenu bien pire encore. — Oh ! Jocelin, allons-nous-en ; ne le regardez pas ainsi. » Car le forestier, appuyé sur son bâton meurtrier, demeurait immobile, les yeux fixés sur le cadavre, comme à demi étourdi par l’événement.

« Cela vient de la cruche à l’ale, » continua-t-elle dans le véritable style d’une consolation de femme ; « je vous l’ai dit bien souvent. Pour l’amour du ciel, venez à la Loge ! et examinons ce qu’il y a de mieux à faire. — Un instant, jeune fille ; laissez-moi le retirer du sentier ; il ne faut pas qu’il soit ainsi en vue de tout le monde… Ne m’aiderez-vous pas, mon enfant ? — Je ne le puis, Jocelin… Je ne toucherais pas un cheveu de sa tête pour tout Woodstock. — Il faut donc que je fasse cela tout seul, » dit Jocelin qui, quoique soldat et forestier, n’éprouvait pas moins beaucoup de répugnance à s’en charger. Les dernières paroles du mourant, et son regard, avaient produit une profonde impression de terreur sur l’âme assez peu sensible de Jocelin. Cependant il se résigna ; il retira feu Tomkins du sentier, et le cacha sous un buisson de ronces et d’épines, de manière à ce qu’on ne pût le voir. Il revint ensuite près de Phœbé, qui, pendant ce temps-là, était demeurée muette sous l’arbre dont la racine avait occasionné sa chute. — Retournons à la Loge, fille, et voyons un peu ce que nous pourrons dire sur cet accident… Sa mort est un malheur qui va terriblement augmenter notre péril… Mais que te voulait-il donc pour le fuir ainsi comme une folle ?… Mais je puis deviner… Philippe a toujours été un diable avec les demoiselles, et je pense, comme dit le docteur Rochecliffe, que, depuis qu’il s’était sanctifié, il avait dix diables au corps, pires que lui-même… C’est précisément ici l’endroit où je l’ai vu l’épée à la main, la lever contre le vieux chevalier, et lui, un enfant de charité !… C’était une haute trahison pour le moins… Mais, par ma foi, il l’a payé belle. — Mais, hélas ! Jocelin, comment avez-vous pu admettre à vos conseils un homme si pervers, et lui prêter la main dans tous ses complots pour effrayer ces messieurs les Têtes-rondes ? — Ma foi, voyez-vous, ma fille, à notre première rencontre il me sembla que je le connaissais, surtout, parce que Bévis, qu’on élevait ici quand il était piqueur, ne s’élançait pas sur lui ; et lorsque nous renouâmes notre vieille connaissance à la Loge, je m’aperçus qu’il entretenait une correspondance secrète avec le docteur Rochecliffe, qui était convaincu que c’était un partisan du roi, et restait, par conséquent, en bonne intelligence avec lui. Le docteur se vante d’avoir appris beaucoup de choses par lui ; je demande au ciel que lui, de son côté, il n’ait pas été aussi communicatif. — Ah ! Jocelin, vous n’eussiez jamais dû lui permettre de passer le seuil de la Loge ! — Il ne l’eût jamais passé, si j’avais su comment l’en empêcher… Mais quand il donna si franchement dans notre projet, et me dit comment je me devais habiller pour ressembler au comédien Robinson, dont l’esprit visitait Harrison… puisse cet esprit ne jamais me visiter !… quand il me montra comment il fallait m’y prendre pour effrayer son maître, que pouvais-je penser ?… J’espère seulement que le docteur ne lui aura rien communiqué du grand secret… Mais nous voilà arrivés à la Loge… Va-t’en à ta chambre, Phœbé, et remets-toi ; il faut que je trouve le docteur Rochecliffe, il parle toujours de ses habiles et promptes inventions… Voici, je pense, l’occasion de s’exécuter.

Phœbé se rendit donc à sa chambre ; mais la force que lui avait donnée l’imminence du péril disparaissant avec le danger, elle tomba bientôt dans des accès nerveux qui demandèrent l’attention constante de dame Jellicot, et les soins moins inquiets, mais plus judicieux de miss Alice.

Le sous-garde porta la nouvelle au politique docteur, qui fut extrêmement déconcerté, effrayé, et fâché même contre Jocelin, parce qu’il avait tué un homme sur les communications duquel il avait pris l’habitude de compter. Cependant à le voir, on aurait dit qu’il se demandait intérieurement s’il n’avait pas placé trop témérairement sa confiance… soupçon qui l’accablait d’une inquiétude d’autant plus vive, qu’il ne voulait pas l’avouer ; car c’eût été faire mentir la réputation d’adresse dont il se vantait.

Cependant la confiance du docteur en la fidélité de Tomkins paraissait bien fondée. Avant les guerres civiles, comme on a déjà pu s’en faire une idée par tout ce que nous avons dit, Tomkins, sous son véritable nom d’Hazeldine, avait été sous la protection du recteur de Woodstock ; il lui servait à l’occasion de clerc, était un membre distingué de son chœur, et, en sa qualité de gaillard vigoureux et expérimenté, il avait eu l’honneur d’aider le docteur Rochecliffe dans ses recherches d’antiquités. Lorsqu’il suivit la bannière du parti opposé pendant la guerre civile, il continua encore ses intelligences avec le ministre, auquel il procurait de temps à autre des renseignements qui lui semblaient précieux. Son assistance avait été dernièrement d’une grande utilité pour aider le docteur, avec le secours de Jocelin et de Phœbé, à concevoir et exécuter les différents expédients au moyen desquels les commissaires du parlement avaient été expulsés de Woodstock. À la vérité, ses services en cette occasion avaient paru dignes d’une non moins grande récompense que celle qu’on lui avait promise, et qui consistait en toute la vaisselle qui restait à la Loge. Le docteur en avouant donc que c’était un méchant homme, le regrettait comme un agent utile, dont la mort, si on venait à en rechercher la cause, pouvait mettre dans de nouveaux embarras une maison que le danger environnait déjà, et que renfermait un dépôt si précieux.


CHAPITRE XXX.

CROMWELL.


Cassio. Celle botte, ma foi, m’eût été fatale, si mon justaucorps n’était meilleur que tu ne croyais.
Shakspeare. Othello.


Pendant l’obscure soirée d’octobre qui succéda au jour où fut tué Tomkins, le colonel Éverard, indépendamment de son fidèle compagnon Roger Wildrake, avait encore maître Néhémiah Holdenough à souper avec lui. Les prières du soir, faites suivant le rite presbytérien, un léger repas accompagné d’une double pinte de vin cuit, fut servi à ses hôtes vers neuf heures, et c’était une heure tout-à-fait indue. Maître Holdenough s’engagea bientôt dans une déclamation polémique contre les sectaires et les indépendants, sans s’apercevoir que son éloquence n’intéressait guère son principal auditeur, dont les idées, pendant ce temps-là, pensaient à Woodstock et à tout ce que le château renfermait, au prince qui y était caché… À son oncle, et surtout à Alice Lee. Quant à Wildrake, après avoir lancé une malédiction mentale contre les sectaires et les presbytériens, car dans son opinion une caque ne contenait pas un hareng meilleur qu’un autre, il étendit les jambes et se serait sans doute endormi si des pensées du même genre que celles de son patron n’étaient venues s’opposer à son sommeil.

Les convives étaient servis par un jeune garçon qui avait l’air égyptien, portant un pourpoint de couleur orange très foncée et brodé en laine bleue. Le gaillard était petit, mais actif et intelligent comme son œil noir semblait l’annoncer par sa vivacité. C’était un domestique du choix de Wildrake, qui lui avait donné le nom de guerre de Spitfire[88], et lui avait promis de l’avancement aussitôt que son jeune protégé, Déjeuner, serait capable de lui succéder dans ses fonctions actuelles ; il est inutile de dire que les frais du ménage étaient faits par le colonel Éverard qui laissait Wildrake gouverner la maison à son gré. Le page ne manquait pas, en offrant de temps à autre du vin à la compagnie, de procurer deux fois à Wildrake l’occasion de se rafraîchir, tandis qu’il jugeait qu’une seule suffisait au colonel et à son révérend hôte.

Pendant qu’ils étaient ainsi occupés, le bon théologien se perdant dans ses propres raisonnements, et les auditeurs dans leurs pensées particulières, leur attention fut, vers dix heures, attirée par un coup frappé à la porte de la rue. Pour ceux qui ont le cœur inquiet, des bagatelles sont des sujets d’alarme.

Un coup frappé à une porte peut même avoir un caractère qui excite l’appréhension. Celui qu’on venait d’entendre n’était ni un bruit faible et tranquille, annonçant une modeste visite, ni un tapage bruyant et pompeux indiquant l’arrivée d’un grand personnage. On ne pouvait pas penser non plus que ce fût un étranger venant pour affaire d’urgence, ni un ami joyeux qui est toujours le bienvenu ; c’était un seul coup, un son solennel et sombre, sinon tout-à-fait menaçant. La porte fut ouverte par un des gens de la maison ; un pas pesant retentit sur l’escalier… Un homme vigoureux entra dans l’appartement, et laissa tomber le manteau qui lui couvrait le visage en disant : « Markham Éverard, salut à toi, au nom de Dieu ! »

C’était le général Cromwell.

Éverard, déconcerté et surpris à l’improviste, s’efforça vainement de trouver des termes pour exprimer son étonnement, et s’empressa de recevoir le général, de l’aider à quitter son manteau et de lui faire, mais sans dire mot, les civilités ordinaires d’une réception. Le général promena son œil perçant autour de la chambre, et fixant d’abord le théologien, adressa la parole à Éverard.

« Je vois un révérend homme avec toi, tu n’es pas un de ceux, cher Markham, qui laissent passer le temps sans y songer, sans en profiter. Mettre de côté les choses de ce monde, s’attacher exclusivement à celles de l’autre, c’est en employant ainsi nos jours dans cette pauvre demeure de péchés et de soucis terrestres, que nous pouvons pour ainsi dire parler… Mais, qu’est-ce à dire ? » continua-t-il en changeant tout-à-coup de ton, et en prenant une voix brusque, aigre et inquiète : « quelqu’un est sorti de l’appartement depuis que j’y suis entré ? »

En effet, Wildrake s’était absenté une minute ou deux ; mais il était déjà revenu, et sortit de l’embrasure d’une fenêtre, comme s’il s’était seulement tenu à l’écart, non pas hors de la chambre. « Non, monsieur, dit-il, je me suis seulement un peu éloigné par respect. Noble général, j’espère que tout va bien dans l’État pour que Votre Excellence nous fasse visite si tard ? Votre Excellence ne voudrait-elle pas quelque… — Ah ! » dit Olivier en l’examinant d’un air sombre ; « c’est notre fidèle correspondant ; notre honnête confident ! non, monsieur, à présent je ne désire qu’un bon accueil, et il me semble que mon ami Markham Éverard ne me paraît pas très empressé à me le témoigner. — Vous êtes partout le bienvenu, milord, » dit Éverard faisant un effort pour parler. « Puis-je seulement me flatter que ce ne sont point de mauvaises nouvelles qui me procurent l’honneur de vous voir si tard, et vous demander, comme mon écuyer, quels rafraîchissements vous désirez qu’on vous serve ? — L’État est sain et en état de résister, colonel Éverard, mais il l’est moins que d’habitude, parce que beaucoup de ses membres, qui jusqu’à ce jour ont travaillé d’accord, proposé des conseils et contribué à la prospérité publique, sont devenus froids dans leur amour et leur affection pour la bonne cause, tandis que nous devrions tous être prêts à nos différents postes, à agir dès que nous sommes appelés à faire ce que nous ordonnent nos devoirs, et cela, sans témérité, sans tiédeur, sans violence, mais dans des vues et des dispositions où le zèle et la charité puissent, pour ainsi dire, se saluer et s’embrasser l’un l’autre dans nos rues. Cependant, parce que nous regardons en arrière, après avoir mis la main à la charrue, notre force nous est ôtée. — Pardonnez moi, monsieur, » dit Néhémiah Holdenough qui, écoutant avec quelque impatience, commençait à soupçonner en compagnie de qui il se trouvait ; « pardonnez-moi, car ce sont des choses sur lesquelles je puis parler. — Ah ! ah ! dit Cromwell, sûrement, très digne monsieur, nous chagrinons l’esprit quand nous réprimons ces effusions, qui, comme l’eau jaillissant d’un rocher… — Oh ! en cela je diffère de vous, monsieur ; car de même que la bouche est destinée à transmettre la nourriture au corps, et qu’il y a profit à digérer ce que le ciel a envoyé, de même le prédicateur a mission pour enseigner, et le peuple doit écouter ; le berger pour réunir le troupeau dans la bergerie, et le troupeau pour profiter des soins du berger. — Ah ! mon digne monsieur, » dit Cromwell avec beaucoup d’émotion, « il me semble que vous tombez dans la grande erreur qui suppose que les églises sont de hautes et larges maisons bâties par des maçons, et les auditeurs des hommes… de riches hommes qui paient les dîmes les plus grandes aussi bien que les petites ! et que les prêtres, hommes en robes noires ou en manteau gris, qui reçoivent les dîmes, sont en récompense les seuls distributeurs des bénédictions chrétiennes ; au lieu qu’à mon avis il n’y a plus de liberté chrétienne de laisser à la discrétion de l’âme affamée le soin de chercher son édification où elle la peut trouver, soit dans la bouche d’un prédicateur laïque qui ne reçoit sa mission que du ciel, soit dans les instructions de ceux qui ont été ordonnés prêtres et ont pris leurs degrés dans les synodes et les universités, qui ne sont au mieux que des associations de pauvres créatures sujettes comme eux au péché. — Vous parlez sans savoir ce que vous dites, monsieur, » répliqua Holdenough avec impatience ; « la lumière peut-elle sortir des ténèbres, l’instruction de l’ignorance, ou la connaissance des mystères de la religion de médecins sans expérience qui donnent des poisons pour des remèdes salutaires, et remplissent d’ordures l’estomac de ceux qui leur demandent de la nourriture ? »

À cette tirade, que le ministre presbytérien débita avec quelque chaleur, le général répondit avec la plus grande douceur.

« Là, là, là ! un savant homme, mais violent, un zèle excessif l’a dévoré… Oh ! comme il vous plaira, monsieur, vous pouvez parler de vos réguliers repas évangéliques, mais un mot dit à propos par un homme dont le cœur est comme le vôtre, lorsque vous montez à cheval pour aller à la rencontre des ennemis, ou quand vous montez à la brèche, est pour le pauvre esprit comme une grillade que l’affamé trouvera préférable à un repas splendide ; en de telles occasions l’âme rassasiée refuserait un rayon de miel. Néanmoins, quoique je parle aussi d’après mon faible jugement, je ne voudrais pas commander à la conscience de personne, je laisse à l’homme instruit la liberté de suivre l’homme instruit, et au sage celle de se laisser éclairer par le sage, pourvu toutefois qu’il ne soit pas permis de refuser à de pauvres âmes, simples et malheureuses, une gorgée de l’eau du ruisseau qui traverse le chemin. Oui, vraiment, ce sera un beau spectacle à voir en Angleterre, quand les hommes s’y conduiront comme dans un monde meilleur, soulageant entre eux leurs infirmités, se donnant les uns aux autres des consolations. Oui, vraiment, le riche boit dans des gobelets d’argent la liqueur qu’il se verse ; qu’il en soit toujours ainsi. »

Un officier ouvrit la porte et regarda dans l’appartement ; Cromvell, quittant le ton hypocrite et lent sur lequel il semblait devoir continuer, lui demanda brièvement et d’un air animé : « Pearson, est-il arrivé ? — Non, monsieur ; nous l’avons demandé à l’endroit que vous nous avez indiqué, et en d’autres lieux de la ville qu’il fréquente habituellement. — Le coquin ! » dit Cromwell avec emphase ; nous aurait-il trahis ?… Non, non, son intérêt l’en empêche ; nous le trouverons tout à l’heure. Écoute ici. »

Tant que dura cette conversation, le lecteur peut s’imaginer la frayeur d’Éverard ; il était certain que la présence de Cromwell en personne devait avoir un motif important, et il lui était impossible de ne pas soupçonner fortement que le général n’eût reçu quelque avis du lieu où Charles était caché. Si on le saisissait, on avait à craindre une seconde représentation de la tragédie du 30 janvier ; et la ruine de toute la famille Lee, dont il faisait lui-même partie, devait en être la conséquence nécessaire.

Il tâchait de se rassurer en regardant Wildrake, dont la physionomie décelait une vive crainte qu’il s’efforçait de cacher en prenant un air de calme ordinaire ; mais le poids qui pesait sur son cœur était trop lourd : il remuait les pieds, tournait les yeux, se tordait les mains, comme un témoin qui n’est nullement rassuré.

Cependant Olivier ne laissa point à ses hôtes une minute de loisir pour prendre conseil les uns des autres : même pendant que son éloquence embarrassée coulait comme un ruisseau dont le cours est si incertain qu’il est impossible de découvrir dans quelle direction il se prolonge, son œil vif, aux aguets, rendait tous les efforts d’Éverard pour communiquer avec Wildrake, même par signes, absolument impossibles. Éverard, à la vérité, regarda un instant la fenêtre, puis lança un coup d’œil à Wildrake, comme pour lui demander si on ne pouvait point s’échapper par là ; mais le Cavalier avait répondu non par un signe de tête si faible, qu’il était presque imperceptible. Éverard perdit donc tout espoir, et la triste persuasion d’un malheur prochain et inévitable était encore augmentée par l’inquiétude qu’il ressentait de savoir comment ce malheur arriverait.

Mais Wildrake avait encore une lueur d’espérance : au moment où Cromwell était entré, il était sorti de l’appartement, et avait été jusqu’à la porte de la rue. Mais les mots : « Arrière ! arrière ! » répétés par deux sentinelles armées, le confirmèrent dans l’opinion que ses craintes lui avaient déjà fait pressentir, que le général n’était venu ni sans escorte ni sans dessein. Il revint alors sur ses pas, remonta l’escalier, et rencontrant sur le palier le jeune garçon qu’il appelait Spitfire, l’entraîna dans la petite chambre qu’il occupait. Wildrake était allé le matin à la chasse, et le gibier était encore étendu sur la table ; il arracha une plume de l’aile d’une bécasse, en disant d’un ton brusque : « Sur ta vie, Spitfire, rappelle-toi mes ordres !… Je m’en vais te descendre par la fenêtre dans la cour… le mur n’en est pas bien haut… et là il n’y a point de sentinelle. Cours à la Loge, aussi vite que tu volerais au ciel, et remets cette plume à miss Alice Lee, si tu peux… sinon, à Jocelin Joliffe. Dis-leur que j’ai gagné le pari de la jeune demoiselle. Me comprends-tu, mon garçon ? »

L’intelligent jeune homme frappa de sa main dans celle de son maître, et répondit seulement : « Fait, fait. »

Wildrake ouvrit la fenêtre, et quoique la hauteur fût assez considérable, il parvint à descendre sans accident le jeune garçon en le soutenant de son manteau. Un tas de paille, sur lequel Spitfire tomba, le préserva dans ce saut périlleux ; et Wildraike le vit grimper sur la muraille de la cour, par un angle qui donnait sur une ruelle de derrière ; et l’escalade fut sitôt terminée, que le Cavalier était déjà entré dans l’appartement avant que l’on pût pu s’apercevoir de son absence ; on en était encore aux cérémonies occasionnées par l’arrivée de Cromwell.

Tant que Cromwell discuta sur la vanité des croyances, Wildrake demeura inquiet, se demandant s’il n’aurait pas mieux fait d’envoyer du moins un message verbal et explicite, puisqu’il n’avait pas eu le temps d écrire ; mais la possibilité que le jeune domestique fût arrêté, ou s’effrayât même à l’idée de la communication pressée et importante qu’on l’envoyait porter, l’engagea au total à s’applaudir d’avoir préféré une manière plus énigmatique de donner avis du péril. Il avait donc l’avantage sur son patron, car il pouvait encore garder quelque espoir.

Pearson avait à peine fermé la porte, qu’Holdenough, aussi prompt à s’armer contre le futur dictateur qu’il avait mis d’empressement à combattre les fantômes et les diables supposés de Woodstock, reprit son attaque contre les schismatiques, et il parvint à démontrer qu’ils étaient à la fois des tueurs d’âmes, de faux frères et de faux messagers, et il se disposait à citer les textes à l’appui de sa proposition, lorsque Cromwell, ennuyé sans doute de cette discussion, et jaloux d’amener la conversation sur un sujet plus conforme à ses pensées actuelles, l’interrompit, quoique fort civilement, et prit lui-même la parole.

« Hélas ! dit-il, le brave ne se trompe pas, suivant ses connaissances et ses lumières. Oui, ce sont des vérités amères et dures à digérer, puisque nous voyons comme tous les autres hommes, et non avec des yeux d’anges. De faux messagers, a dit le révérend ministre ; oui, vraiment, le monde en est plein : vous les verrez s’en allant porter votre message secret à la maison de votre plus mortel ennemi, et lui dire : « Holà ! mon maître s’approche avec une faible escorte, par tels et tels endroits déserts ; apprêtez-vous donc à tomber sur lui et à le tuer. » Et un autre, qui sait où l’ennemi de votre maison, l’ennemi à mort de votre personne est couché, au lieu d’indiquer la cachette à son maître, s’en va porter des nouvelles jusqu’au lieu où cet ennemi s’est réfugié, disant : « Holà ! mon maître connaît votre secret asile… levez-vous à l’instant, et fuyez de peur qu’il ne s’élance sur vous comme un lion sur sa proie. » Mais tout cela restera-t-il impuni ? » ajouta Cromwell en lançant à Wildrake un regard significatif. « Eh bien ! aussi vrai que vit mon âme, et que vit celui qui m’a établi chef dans Israël, ces faux messagers seront pendus aux gibets sur le bord du chemin, et leur main droite sera étendue pour montrer à d’autres la route dont ils se sont écartés. — À coup sûr, dit maître Holdenough, c’est justice de mettre à mort de tels malfaiteurs. — Merci, Mass John, pensa Wildrake ; quand les presbytériens ont-ils manqué à tendre la main au diable ? — Mais je dis, continua Holdenough, que cette affaire est étrangère à notre sujet ; car les faux frères dont je parlais sont… — À merveille, mon excellent monsieur ; sont de notre maison, répondit Cromwell : le digne homme a encore une fois raison… Ah ! de qui pouvons-nous dire aujourd’hui qu’il est un véritable frère, quoiqu’il ait reposé sur le même sein que nous ? quoique nous ayons combattu pour la même cause, mangé à la même table, assisté à la même bataille, adoré le même trône, il n’y aura point de vérité en lui… Ah ! Markham Éverard ! Markham Éverard ! »

Il s’arrêta après cette exclamation, et Éverard, impatient de connaître tout ce qu’il savait, répliqua : « Votre Excellence semble avoir sur le cœur quelque chose où il s’agit de moi. Puis-je vous prier de parler clairement, pour que je sache ce dont on m’accuse ? — Ah ! Mark, Mark, répondit le général, un accusateur n’a pas besoin de parler quand la conscience le fait à sa place. Ton front n’est-il pas mouillé de sueur, Mark Éverard ?… n’y a-t-il pas du trouble dans tes yeux ?… n’y a-t-il pas un tremblement dans tout ton corps ? et vit-on jamais pareilles choses chez le noble et ferme Markham Éverard, dont le front ne suait jadis et encore à peine, qu’après avoir porté le casque pendant tout un jour d’été ? dont la main ne tremblait qu’après avoir manié pendant des heures un sabre pesant ?… Mais, allons, homme, pourquoi ce doute ? n’as-tu pas été comme un frère pour moi, et ne te pardonnerai-je pas pour la soixante-dix-septième fois ? Le drôle s’est arrêté quelque part au lieu d’accomplir pendant ce temps-là une mission de haute importance. Profite de son retard, Mark ; c’est une grâce que Dieu t’accorde contre ton espérance. Je ne te dis pas, tombe à mes pieds ; mais parle-moi comme un ami à son ami. — Je n’ai jamais rien dit à Votre Excellence qui fût le moins du monde indigne du titre que vous m’avez donné, » répondit le colonel avec fierté.

« Non, non, Markham ; je ne le prétends pas non plus. Mais, mais vous auriez dû vous rappeler le message que je vous ai envoyé par monsieur… (en montrant Wildrake…) Et maintenant examinez en conscience comment avec un tel message, imposé à de telles conditions, vous avez pu vous croire en droit d’expulser mes amis de Woodstock, déterminé à ne point satisfaire mon désir, tandis que vous profitiez, vous, de la faveur sans remplir la condition à laquelle je l’accordais. »

Éverard allait répondre, quand, à son grand étonnement, Wildrake s’avança, et d’une voix, d’un air bien différent de ses manières habituelles, et qui approchait beaucoup d’une véritable dignité, dit avec hardiesse et calme : « Vous commettez une méprise, maître Cromwell, et vous attaquez ici l’innocent ! »

Ce discours était si imprévu et si audacieux que Cromwell recula d’un pas, et porta la main droite à ses armes, comme s’il eût pensé qu’une apostrophe d’une nature si extraordinaire et si hardie dût être suivie de quelque acte de violence. Il reprit aussitôt son altitude d’indifférence ; et, irrité d’un sourire qu’il vit briller sur la figure de Wildrake, il dit avec la dignité d’un homme dès long-temps accoutumé à voir tout trembler autour de lui : « Est-ce à moi qu’il s’adresse, camarade ?… Savez-vous à qui vous parlez ? — Camarade ? » répéta Wildrake, dont l’humeur turbulente était alors violemment agitée. « Je ne fus jamais votre camarade, maître Olivier. J’ai connu un temps où Roger Wildrake de Squatlesemaere, comté de Lincoln, aurait regardé ce titre comme une injure ; et où jeune et beau Cavalier, possédant un bon domaine, il aurait été humilié de s’entendre appeler le camarade du brasseur banqueroutier d’Huntingdon. — Silence ! silence, Wildrake ! si vous tenez à la vie. — Je n’en donnerais pas un maravédis, répliqua Wildrake… Corbleu ! si mes paroles lui déplaisent, qu’il empoigne sa lame ! Je sais après tout qu’il a de bon sang dans les veines, et je veux bien descendre faire un tour avec lui dans la cour, eût-il été dix fois brasseur. — Je traite une pareille conduite, l’ami, avec tout le mépris qu’elle mérite. Mais si tu as quelque chose à dire sur le sujet en question, parle comme un homme, quoique tu aies plutôt l’air d’une bête. — Tout ce que j’ai à dire, c’est que, tandis que vous blâmez Éverard d’avoir mis à exécution votre mandat, je puis vous affirmer qu’il ne connaissait pas un mot des lâches conditions que vous lui aviez imposées. J’ai pris mes précautions, et vous pouvez vous en venger sur moi, si bon vous semble. — Esclave ! oses-tu me parler ainsi ? » dit Cromwell réprimant encore avec soin sa colère, qui était prête à se déborder sur un objet qui en était si peu digne.

« Oui, vous rendrez chaque Anglais esclave, si vous continuez ainsi, » ajouta Wildrake sans se déconcerter ; car la frayeur qui s’était autrefois emparée de ses sens lorsqu’il se trouva seul avec cet homme remarquable, s’était entièrement dissipée alors qu’il s’expliquait devant témoins. — Mais faites le méchant à votre aise, maître Olivier ; je vous en préviens, l’oiseau vous a échappé. — Tu n’oserais le dire, échappé !… Holà ! ho ! Pearson ! commandez aux soldats de monter sur-le-champ à cheval… Tu es un coquin de menteur ! Échappé !… D’où et par où ? — Ah ! c’est là la question ; car voyez-vous, monsieur… Qu’on parte d’un endroit, c’est certain… Mais où va-t-on ? dans quelle direction ? »

Cromwell demeura immobile d’attention, s’attendant à ce que l’impétuosité irréfléchie du Cavalier laisserait échapper quelques demi-mots utiles sur la route que le roi pouvait avoir prise.

« Et dans quelle direction, comme je disais… Ma foi, Votre Excellence, maître Olivier, devra la chercher elle-même. »

En prononçant ces dernières paroles, il dégaina sa rapière, et en porta une botte terrible au général. Si son épée n’eût pas rencontré d’autre obstacle que le justaucorps de buffle, c’en était fait de Cromwell. Mais, dans la crainte qu’on n’attentât à ses jours, le général portait sous son uniforme militaire une cotte de mailles extrêmement fine, faite d’anneaux du meilleur acier, et si légère, si flexible, qu’elle ne gênait aucunement les mouvements de celui qui la portait. Elle lui sauva la vie en cette occasion, car la rapière se brisa, et Wildrake entraîné en arrière par Éverard et Holdenough, jeta avec colère la poignée contre terre, en s’écriant : « Damnée soit la main qui t’a forgée !… M’avoir servi si long-temps, et me faire faute quand ton loyal service nous eût honorés tous deux à jamais ! Mais tu n’étais plus bonne à rien, depuis que ta pointe s’était tournée, même en plaisantant, contre un érudit théologien de l’Église d’Angleterre. »

Dans le premier moment de frayeur, et peut-être soupçonnant que Wildrake avait des complices, Cromwell avait tiré à demi de son sein un pistolet caché, qu’il se hâta d’y remettre en voyant Éverard et l’ecclésiastique le tenir tous deux, de peur qu’il ne recommençât.

Pearson et un ou deux soldats arrivèrent… — Assurez-vous de ce drôle, dit le général, avec le ton calme d’un homme pour qui un péril imminent était chose si familière qu’il n’en était point troublé. Attachez-le, mais pas si fort, Pearson… » car les gens de Cromwell, pour montrer leur zèle, avaient ôté leurs baudriers, et s’en servaient, faute de cordes, pour garrotter bras et jambes à Wildrake. « Il aurait voulu m’assassiner ; eh bien, moi je lui réserve une juste punition. — Vous assassiner !… Je méprise vos rôles, maître Olivier ; je vous ai offert un noble cartel. — Le fusillerons-nous dans la rue, pour l’exemple ? » demanda Pearson à Cromwell, tandis qu’Éverard s’efforçait d’empêcher Wildrake de lâcher de nouvelles injures. — « Sur votre vie, ne lui faites aucun mal ; mais qu’on le tienne sous bonne garde et qu’on le surveille bien, » dit Cromwell, pendant que le prisonnier criait à Éverard : « Laisse-moi, je t’en prie, je ne dépends plus de toi ni de personne, et j’ai tout aussi grande envie de mourir que j’en eus jamais de boire un verre de vin ; et écoutez, vous, en parlant de cela, maître Olivier, vous avez été autrefois un joyeux gaillard ; soyez assez bon pour ordonner à vos écrevisses[89] de m’approcher cette cruche des lèvres, et Votre Excellence entendra la santé que je vais porter, une chanson et un… secret. — Laissez-lui remuer la tête, et tenez la cruche à cette bête débauchée, dit Olivier ; tant qu’il existera, ce serait une honte que de lui refuser l’élément dans lequel il a constamment vécu. Que le ciel répande sur vous ses bénédictions pour cette fois seulement ! » dit Wildrake dont le dessein, en continuant cette singulière conversation, était de gagner un peu de temps, s’il était possible, car chaque instant était précieux : « Tu as brassé de bonne ale, et cela mérite une bénédiction ; quant à ma santé et à

ma chanson, les voici qui vont ensemble :

Puisses-tu, fils d’une sorcière,
Périr un jour dans un bourbier,

Ainsi que les bouchers qui viennent l’appuyer,
Et pourrir sur le sol sans linceul et sans bière,

Jusqu’à l’heure où l’on entendra

Saluer le roi Charles, alors qu’il reviendra.


À présent, il faut que je vous fasse connaître mon secret, afin que vous ne puissiez pas dire que j’ai bu votre ale pour rien. J’imagine que ma chanson ne vous a point semblé de bon aloi. Mon secret, maître Cromwell, c’est que l’oiseau s’est envolé, et votre nez rouge sera aussi blanc que votre linceul avant que vous puissiez vous douter de la direction qu’il a prise. — Allons, drôle, » répondit Cromwell avec dédain, « gardez vos plaisanteries pour le pied du gibet. — Je regarderai le gibet avec plus de courage que je ne vous ai vu regarder le portrait du royal martyr. »

Ce reproche piqua Cromwell jusqu’au vif… « Infâme ! s’écria-t-il. Entraînez-le, prenez un détachement, et… Mais arrêtez, pas à présent. Qu’on l’emprisonne. Qu’il soit gardé de près et surveillé. Bâillonnez-le s’il cherche à parler aux sentinelles. Ou, attendez… Je veux dire, mettez une bouteille d’eau-de-vie dans sa cellule, et il se bâillonnera lui-même à sa mode, je vous en réponds. Quand le jour où je voudrai faire un exemple sera venu, il sera bâillonné à ma manière. »

Pendant les diverses interruptions qu’il mettait entre ces ordres contradictoires, le général parvenait évidemment à contenir sa colère, et quoique furieux en commençant, il parla enfin avec ce ricanement dédaigneux d’un homme à qui font pitié les injures d’un inférieur. Pourtant il lui restait encore quelque chose sur le cœur, car il ne changeait pas de place ; il était comme cloué à l’endroit de la chambre où il se trouvait, les yeux attachés sur la terre, la main appuyée contre ses lèvres, en homme qui est plongé dans une profonde méditation. Pearson, qui se disposait à lui parler, se mit à l’écart et fit signe à tous les assistants de garder le silence.

Maître Holdenough ne s’en aperçut point, ou du moins n’obéit pas ; car s’approchant du général, il dit d’un ton respectueux, mais ferme : « Ai-je bien compris ? l’intention de Votre Excellence est-elle que ce pauvre homme soit exécuté à la pointe du jour ? — Heim ? » s’écria Cromwell sortant de sa rêverie, « que dites-vous ? »

« Je prenais la liberté de vous demander si votre volonté était que ce malheureux fût mis à mort demain matin ? — Que dis-tu ? Markham Éverard sera mis à mort, dis-tu ? — À Dieu ne plaise ! » répliqua Holdenough en reculant ; « je vous demandais si cette aveugle créature, ce Wildrake, serait sitôt châtiée ? — Oui ; son compte est fait, quand même toute l’assemblée générale des ministres de Westminster, tout le sanhédrin des presbytériens… se porteraient sa caution. — Si vous n’êtes pas mieux disposé à son égard, monsieur, au moins ne donnez pas au pauvre homme, dit Holdenough, les moyens de perdre la tête, permettez-moi de l’accompagner en qualité de ministre, de veiller avec lui, en cas qu’il puisse encore être admis dans la vigne, bien qu’à sa dernière heure… et quoiqu’il ait refusé d’entendre la voix du pasteur, de le ramener au bercail, avant que sa dernière heure arrive. — Pour l’amour de Dieu, » dit Éverard qui n’avait pas encore parlé parce qu’il connaissait le caractère irritable de Cromwell en pareille occasion, « songez davantage à ce que vous faites ! — Est-ce à toi à m’instruire ? répliqua Cromwell ; mêle-toi de les propres affaires, et, crois-moi, elles demanderont toute ta sagacité. Quant à vous, mon révérend monsieur, je ne veux pas de pères confesseurs près de mes prisonniers… ni de rapporteurs d’école. Si le drôle désire des consolations spirituelles, et il est bien plus probable qu’il aura soif d’une pinte d’eau-de-vie, j’ai le caporal Hungudgeon qui commande le corps-de-garde, qui prêchera et priera aussi bien qu’aucun de vous. Mais ce délai est insupportable… Le coquin n’est-il pas encore arrivé ? — Non, monsieur, répondit Pearson ; ne serait-il pas mieux que nous allassions à la Loge ? La nouvelle de notre arrivée ici peut autrement y parvenir avant nous. — C’est vrai, » dit Cromwell, parlant à part à son officier ; mais vous savez que Tomkins nous a détournés de le faire, à moins de l’avoir avec nous pour indiquer les portes à garder, alléguant qu’il y a tant de poternes, tant de sorties, tant de portes cachées dans le vieux château, que c’est un vrai terrier de lapin, et qu’on peut aisément s’en évader à notre nez. Il a prévenu aussi qu’il pourrait venir au rendez-vous quelques minutes plus tard ; mais voici une demi-heure que nous l’attendons. — Votre Excellence pense-t-elle qu’on puisse croire absolument à la fidélité de Tomkins ? — Autant que son intérêt l’y force indubitablement, répliqua le général, c’est toujours par son intermédiaire que j’ai découvert plus d’un complot, de ceux surtout qu’a tramés Rochecliffe, ce sot entêté qui est assez oie pour croire qu’un drole comme Tomkins puisse résister à l’offre du dernier enchérisseur. Et pourtant il est déjà tard… Je crains qu’il ne nous faille aller à la Loge sans lui. Cependant, tout bien considéré, j’attendrai ici jusqu’à minuit. Ah ! Éverard, tu pourrais nous tirer de ce mauvais pas, si tu voulais. Quelques sots principes auront-ils plus d’influence sur toi que la pacification et la prospérité de l’Angleterre ? que la parole jurée à ton ami et à ton bienfaiteur, qui pourtant sera toujours le même à ton égard ? que la fortune et la sécurité de tes parents ? Tous ces motifs, dis-je, pèsent-ils moins dans la balance que la cause d’un indigne marmot qui, avec son père et la maison de son père, trouble Israël depuis cinquante ans ? — Je ne comprends pas Votre Excellence ; j’ignore quel est le service dont elle veut parler et que je puis honnêtement lui rendre. Quant à un projet honteux, j’aurais peine à vous entendre me le proposer. — Eh bien ! celui-ci peut convenir à ton honneur, à ton humeur scrupuleuse. Appelle ton entêtement comme tu voudras, dit Cromwell ; tu connais sans doute toutes les issues de ce palais de Jézabel ; indique-moi comment il les faut faire garder pour empêcher que personne ne s’en échappe. — Je ne puis vous aider en cette occasion ; je ne connais pas toutes les entrées et les poternes de Woodstock ; et d’ailleurs, je ne suis pas libre en conscience de vous donner en cette circonstance aucun renseignement. — Nous agirons donc sans vous, monsieur, » répliqua fièrement Cromwell, « et s’il se trouve quelque chose dont on puisse vous accuser, rappelez-vous que vous avez perdu tout droit à ma protection. — Je serais fâché de perdre votre amitié ; mais je crois qu’en ma qualité de gentilhomme, je n’ai nullement besoin de recourir à la protection de personne. Je ne connais pas de loi qui m’oblige à jouer le rôle d’espion ou de délateur, lors même qu’il me serait possible de remplir l’une ou l’autre de ces fonctions sans me déshonorer. — Eh bien ! monsieur, malgré tous vos privilèges et vos qualités, je prendrai sur moi la permission de vous emmener cette nuit même à la Loge de Woodstock, pour informer sur des affaires qui intéressent l’État. Ici, Pearson. » Il tira de sa poche un dessin grossier : c’était un plan de la Loge de Woodstock, avec les avenues qui y conduisaient. « Attention ! il faut nous y rendre en deux corps et à pied, avec le moins de bruit possible… Tu te dirigeras sur les derrières de cette vieille maison d’iniquité avec deux compagnies de vingt hommes, et tu les placeras tout autour de ton mieux. Emmène avec toi ce révérend homme. Il faut s’en assurer, en tous cas, et d’ailleurs il peut te servir de guide. Moi-même je m’emparerai des devants de la Loge, et, tous les terriers ainsi bouchés, tu viendras prendre mes ordres ultérieurs. Silence et promptitude, voilà tout pour le moment. Mais, quant à ce chien de Tomkins, qui m’a manqué de parole, il faudra qu’il m’apporte une bonne excuse, ou malheur au fils de son père !… Mon révérend monsieur, soyez assez bon pour aller avec cet officier. Colonel Éverard, il faut me suivre ; mais d’abord remettez votre épée au capitaine Pearson, et regardez-vous comme prisonnier. »

Éverard rendit son épée à Pearson, sans ouvrir la bouche, et, avec le pressentiment d’un malheur, il suivit le général ; car refuser d’obéir à ses ordres eût été chose inutile.


CHAPITRE XXXI.

INTERMITTENCE.


Si mon fils William était seulement ici, il nous expliquerait ce mystère… Sur ces entrefaites, à la porte se présente un page au visage consterné : « Je les ai vus, maître, dit-il : oh ! j’ai vu, vers la Grosse-Épine, une bande nombreuse de noirs guerriers. Vengeance, criaient-ils, et en avant ! »
Henri Mackensie.


La petite société de la Loge était réunie pour le souper vers huit heures du soir. Sir Henri Lee, s’inquiétant peu du repas qu’on venait de servir, se tenait debout près d’une lampe placée sur la cheminée, et lisait une lettre avec une mélancolique attention.

« Mon fils vous donne-t-il plus de détails qu’à moi, docteur Rochecliffe ? il marque seulement ici qu’il reviendra probablement cette nuit au château, et que maître Kerneguy se doit tenir prêt à partir sur-le-champ avec lui. Que veut dire cette précipitation ? Avez-vous entendu parler de nouvelles perquisitions contre nos malheureux frères ? Je demanderais seulement qu’on me laissât jouir en paix de la société de mon fils. — La paix qui nous arrive quand les méchants interrompent leurs vexations, répondit le docteur, dure non des jours et des heures, mais des minutes. Les flots de sang versés à Worcester ne les ont rassasiés que pour un instant, leur soif, j’imagine, s’est déjà rallumée. — Avez-vous donc reçu des nouvelles à ce sujet ? — Votre fils m’a écrit par le même courrier ; il manque rarement de le faire, sachant combien il est important que je sois au fait de tout ce qui se passe. On a trouvé sur les côtes des moyens de fuir, et maître Kerneguy doit être préparé à se mettre en route avec votre fils, au moment où il arrivera. — C’est étrange ! voilà quarante-un ans que j’habite cette maison, enfant d’abord, puis homme fait, et notre seule peine était d’aviser aux moyens de pouvoir passer le temps ; car sans mes parties de chasse, j’aurais pu rester là assis dans mon fauteuil, aussi tranquillement qu’une marmotte endormie d’un bout de l’année à l’autre ; et maintenant je suis plutôt comme un lièvre qui n’ose dormir que les yeux ouverts, et prend la fuite dès que le vent siffle dans la fougère. — Il est étrange, » dit Alice en fixant ses regards sur le docteur, « que le maître d’hôtel Tête ronde ne vous en ait rien dit ; il est ordinairement assez communicatif sur les mouvements de son parti ; je vous ai vu tête-à-tête ce matin avec lui. — Nous en aurons encore un ce soir, et plus intime, » répondit le docteur d’un air sombre ; « mais il ne bavardera pas. — Je voudrais que vous ne lui accordassiez pas autant de confiance, lui dit Alice ; quant à moi, la figure de cet homme, malgré sa finesse, me semble de si mauvais augure que je crois lire la trahison dans ses yeux. — Soyez sûre que tout est pour le mieux, » répliqua le docteur d’un ton aussi sinistre que la première fois. Personne n’ajouta rien, et un sentiment de crainte glacial et inquiet sembla s’emparer subitement de la compagnie, comme ces sensations qui, chez les personnes dont le tempérament est particulièrement sujet à ressentir les influences électriques, leur font pressentir l’orage.

Le monarque déguisé, apprenant qu’il devait se tenir prêt à quitter au moindre avis l’asile qu’on lui avait offert momentanément, avait bien aussi sa part de tristesse, mais il fut le premier à la dissiper, car elle ne convenait nullement ni à son caractère ni à son état. Il était naturellement gai, et sa position exigeait de la présence d’esprit, et non du découragement.

« Le temps se passe bien moins vite quand on se livre à la mélancolie. Ne vaudrait-il pas mieux que nous chantassions ensemble, miss Alice, le joyeux adieu de Patrick Carey[90] ? Ah ! vous ne connaissez point Pat Carey, le frère cadet de lord Falkland[91]. — Être frère de l’immortel lord Falkland, et composer des chansons ! s’écria le docteur. — Ah ! docteur, les Muses prennent leur dîme aussi bien que l’Église, et ont leur part dans chaque famille de distinction. Vous ne savez pas les paroles, miss Alice, mais vous pouvez du

moins répéter le refrain avec moi :

Viens, nous allons partir : je mettrais dix contre un
Que je ne verrai plus Woodstock et ses tourelles.
Faisons donc une orgie et buvons en commun
Tant que le verre en main assoupit nos querelles.

On chanta, mais sans âme : c’était une joie forcée qui, au lieu de montrer la moindre étincelle de gaîté, n’en indique que plus clairement l’absence. Charles s’arrêta, et fit des reproches à ses choristes.

« Vous chantez, ma chère miss Alice, comme si vous psalmodiiez les sept psaumes de la Pénitence ; et vous, bon docteur, comme si vous récitiez le service des morts. »

Le docteur se leva précipitamment de table, et se mit à la fenêtre, car les derniers mots du roi convenaient singulièrement à ce qu’il avait à faire ce soir-là. Charles le regarda avec quelque surprise, car les périls au milieu desquels il se trouvait depuis si longtemps l’avaient habitué à épier les moindres mouvements autour de lui. Puis, se tournant vers sir Henri, il dit : « Mon honorable hôte, pourriez-vous nous expliquer le motif de cet accès de tristesse qui nous a tous si étrangement gagnés ? — Ma foi, non, mon cher Louis ; ma science ne s’étend pas aussi loin en philosophie ; autant vaudrait que je cherchasse à vous expliquer pourquoi Bévis tourne trois fois avant de se coucher. Je puis seulement dire que si la vieillesse, le chagrin et l’inquiétude sont capables de briser un joyeux esprit, ou du moins de l’abattre de temps à autre, j’ai ma part de tous ces maux ; ce que je résumerai en disant que si je suis triste, c’est que je ne suis pas gai. J’ai trop de motifs de tristesse. Je voudrais voir mon fils, ne fût-ce que pour une minute. »

La fortune sembla cette fois disposée à satisfaire le vieillard, car Albert Lee entra au même instant. Il était en habit de cheval, et paraissait avoir long-temps galopé. Il promena un instant ses yeux autour de l’appartement, les fixa sur ceux du prince déguisé, et, satisfait du regard qu’il reçut en retour du sien, il se hâta, d’après l’antique usage, de s’agenouiller devant son père et de lui demander sa bénédiction.

« Je te la donne, mon enfant, » dit le vieillard ; et une larme brilla dans son œil, pendant qu’il passait la main dans les longues boucles de cheveux qui distinguaient le rang et les principes du jeune Cavalier, et qui, ordinairement, peignées et frisées avec quelque soin, tombaient alors en désordre sur ses épaules. Ils restèrent un moment dans cette attitude, mais le vieillard la quitta subitement, comme s’il était honteux de l’émotion qu’il avait laissé paraître devant tant de témoins ; et s’essuyant les yeux au plus vite avec le revers de sa main, il dit à Albert de se relever et de souper, « car je pense que sans doute vous avez couru vite et long-temps sans rien prendre, et nous boirons un bon coup à ta santé, si le docteur et l’aimable compagnie y consentent. Jocelin, voyons, drôle, verse donc ! on dirait que tu es devant un fantôme. — Jocelin, dit Alice, est malade par sympathie. Un des cerfs du parc s’est élancé aujourd’hui sur Phœbé May-Flower, et il lui a fallu l’assistance de Jocelin pour la débarrasser de l’animal. La pauvre fille ne fait que se trouver mal depuis son retour du bois. — La sotte coquine, s’écria le vieux chevalier. Elle, la fille d’un forestier ! Mais, Jocelin, si le cerf est dangereux, pourquoi ne pas lui décocher une flèche ? — C’est inutile maintenant, sir Henri, » répondit Jocelin avec peine. « Il est tranquille maintenant. Il ne recommencera plus. — Prends-y bien garde : songe que mistress Alice se promène souvent dans le parc. Voyons, verse donc à la ronde, et verse-t’en aussi un verre pour dissiper ta crainte. Allons, l’ami, Phœbé n’aura point grand mal… Elle a seulement crié et couru pour que tu pusses avoir le plaisir de la secourir… Fais donc attention à ce que tu fais, et ne perds pas ainsi le vin. Allons, une santé à notre fugitif qui nous est revenu. — Personne ne la portera plus volontiers que moi, » dit le prince déguisé, prenant, sans y songer, une importance que le rôle qu’il remplissait semblait lui interdire ; mais sir Henri qui l’affectionnait vivement, malgré toutes ses bizarreries, lui adressa seulement un léger reproche sur sa pétulance. « Tu es un jeune homme joyeux et de bonne humeur, Louis ; mais il est étonnant de voir combien la génération actuelle a oublié la gravité et le respect que, dans ma jeunesse, on avait habituellement pour les personnes d’un rang et d’une condition plus élevée. Je n’osais pas plus parler quand il y avait un docteur en théologie dans la société, que je n’aurais osé bouger à l’église pendant le service divin. — C’est la vérité, mon père, » dit Albert se hâtant de l’interrompre ; « mais maître Kerneguy est plus en droit de parler à présent ; j’ai arrangé ses affaires ainsi que les miennes ; j’ai vu plusieurs de ses amis, et lui apporte d’importantes nouvelles. »

Charles allait se lever et prendre Albert à l’écart, naturellement impatient de savoir quelles étaient ces nouvelles, et quel parti on avait pris pour assurer sa fuite. Mais le docteur Rochecliffe le tira par son manteau pour l’engager à rester assis, et à ne point témoigner une curiosité extraordinaire, parce que si l’on venait à découvrir subitement son titre véritable, la violence des sentiments de sir Henri Lee pourrait certainement attirer trop d’attention.

Charles répondit donc seulement à la réprimande du chevalier, « qu’il avait un motif tout particulier d’être prompt et peu cérémonieux à témoigner ses remercîments au colonel Lee… que la reconnaissance pouvait s’exprimer sans façons… enfin, qu’il était fort obligé à sir Henri de son admonition, et que quand il s’en irait de Woodstock, il était sûr de le quitter meilleur qu’il n’y était venu. »

Ces paroles semblaient s’adresser au père ; mais un regard lancé à Alice l’assura qu’elle avait sa bonne part du compliment.

« Je crains, dit-il à Albert, que vous ne veniez nous dire que notre séjour ici doit être bien court. — Encore de quelques heures, répondit Albert… le temps strictement nécessaire pour nous reposer, nous et nos chevaux. Je m’en suis procuré deux qui sont bons et éprouvés ; mais le docteur Rochecliffe m’a manqué de parole. Je m’attendais à trouver du monde à la hutte de Jocelin, où j’ai laissé les chevaux, et, comme il n’y avait personne, j’ai perdu une heure à les panser moi-même, pour qu’ils fussent en état de courir demain matin… car il faut que nous partions avant le jour… — Je… je… voulais y envoyer Tomkins.. mais… mais… balbutia le docteur, je… — Le coquin de Tête-ronde s’est enivré ou a perdu son chemin, j’imagine, dit Albert… J’en suis charmé… Vous pourriez bien vous fier trop à lui. — Jusqu’à présent il a été fidèle, répondit le docteur, et je ne crois guère qu’il me manque désormais de parole. Mais Jocelin ira à la hutte, et apprêtera les chevaux pour la pointe du jour. »

La physionomie de Jocelin, dans les cas extraordinaires, annonçait toujours le plus vif empressement. Cette fois pourtant il sembla hésiter.

« Vous m’accompagnerez un peu, docteur, » dit-il, en se rapprochant de Rochecliffe. — Comment ! sot, imbécile, benêt, s’écria le chevalier, tu demandes au docteur de t’aller tenir compagnie à cette heure ?… Dehors, chien !… Vite au chenil, ou sinon je te brise la tête, poltron.

Jocelin lança au théologien un regard de désespoir, comme pour le supplier d’intervenir en sa faveur ; mais au moment même où il allait parler, un hurlement retentit à la porte du vestibule, et l’on entendit un chien qui grattait comme demandant à entrer.

« Et quel mal a donc Bévis ? demanda le vieux chevalier. Je crois que c’est aujourd’hui la fête des fous, et que tout déraisonne autour de moi ! »

Le même cri interrompit une conversation particulière dans laquelle Albert et Charles étaient engagés, et le colonel courut à la porte du vestibule pour connaître par lui même la cause de ce tapage.

« Ce n’est pas une alarme, dit le vieux chevalier, car l’aboiement du chien serait court, aigre et furieux. Les longs hurlements sont, dit-on, de mauvais augure. Ce fut ainsi que l’aïeule de Bévis hurla toute la nuit pendant laquelle mourut mon père. Si c’est encore un présage, Dieu veuille que ce malheur tombe sur les vieux et les inutiles, non sur les jeunes et sur ceux qui peuvent encore servir le roi et le pays ! »

Le chien passa à travers les jambes du colonel Lee, qui resta quelque temps à la porte pour écouter si rien ne bougeait au dehors, et Bévis entra dans l’appartement où la compagnie se tenait, portant quelque chose à sa gueule, et témoignant à un point extraordinaire ce sentiment de devoir et d’intérêt que semble montrer un chien quand il se croit chargé d’un objet important. Il dressait donc sa longue queue, sa tête et ses oreilles baissées, et marchait avec la dignité imposante, mais triste, d’un cheval de bataille qui assiste aux funérailles de son maître. Il traversa ainsi la chambre, se dirigea vers Jocelin qui était demeuré tout ébahi à le regarder, et poussant un court et lugubre cri, déposa à ses pieds l’objet qu’il portait entre ses dents. Jocelin se baissa et ramassa un gant d’homme, comme en portaient les soldats, et ressemblant un peu à l’ancien gantelet, puisqu’il avait de ces montants en cuir épais qui recouvrent la moitié du bras et le garantissent d’un coup de sabre. Jocelin n’eut pas plus tôt aperçu cet objet, qui n’était cependant rien par lui-même, qu’il le laissa échapper, chancela en arrière, poussa un cri et tomba presque à terre.

« Ah ! maudit sois-tu poltron, imbécile ! » dit le chevalier qui avait ramassé le gant ; puis le regardant… « On devrait te renvoyer à l’école, et te fouetter jusqu’au sang. Ne vois-tu pas que ce n’est qu’un gant, stupide bête, et un gant bien sale, encore ?… Hé ! voici de l’écriture, c’est un nom, Joseph Tomkins !… Ma foi, c’est ce drôle de Tête-ronde.. Je souhaite qu’il ne lui soit pas arrivé malheur… car ce n’est pas de boue qu’il est taché, mais de sang. Bévis peut avoir mordu le drôle, et pourtant il semblait s’entendre avec lui… c’est peut-être le cerf qui lui a fait mal ?… Dehors, Jocelin, vite, et vois où il est, donne du cor. — Je ne puis sortir, répondit Joliffe, à moins… » et il regarda encore piteusement le docteur Rochecliffe qui vit qu’il n’avait pas de temps à perdre pour apaiser les terreurs du garde, d’autant plus que son ministère était très utile dans les circonstances actuelles. « Prends une bêche, une pioche, et une lanterne sourde, » lui dit-il à voix basse, et va m’attendre au désert. »

Jocelin sortit de l’appartement, et le docteur, avant de le suivre, eut quelques mots d’explication avec le colonel Lee. Son courage, loin d’être ébranlé en cette occasion, se fortifia plutôt, comme un homme dont l’élément vital était l’intrigue et le danger. « Depuis votre départ, il s’est passé ici des choses extraordinaires, Albert. Tomkins a maltraité la jeune servante Phœbé ; une querelle s’en est suivie entre Jocelin et lui, et Tomkins a été étendu mort près d’un buisson qui avoisine la fontaine de Rosemonde. Il est nécessaire que nous allions de ce pas, Jocelin et moi, enterrer le cadavre ; car, outre qu’un passant peut le découvrir et donner l’alarme, ce pauvre Jocelin est hors d’état d’être utile avant que le corps ne soit enterré. Quoique vigoureux comme un lion, le sous-garde a son côté faible aussi, et il a plus peur d’un cadavre que d’un vivant. À quelle heure voulez-vous partir demain ? — Au point du jour, ou avant s’il est possible, lui répondit le colonel Lee ; mais nous nous reverrons. Un vaisseau sera prêt, et j’ai des relais en plus d’un endroit. Nous gagnerons la côte de Sussex, et je trouverai à… une lettre qui m’indiquera au juste le lieu où le navire doit nous attendre. — Et pourquoi ne pas partir à l’instant ? — Les chevaux nous en empêchent, ils ont travaillé toute la journée. — Adieu, colonel, je vais remplir ma tâche ; prenez du sommeil et du repos pour que vous puissiez vous acquitter de la vôtre. Cacher un corps assassiné, et soustraire, dans la même nuit, un roi au péril et à la captivité, sont deux événements qui ne peuvent arriver qu’à moi ; mais ne nous vantons de rien avant d’avoir remporté la victoire. » À ces mots il quitta la chambre, et s’enveloppant dans son manteau, se rendit dans ce qu’on appelait le Désert.

Le temps était d’un froid cuisant ; un brouillard couvrait les bas-fonds ; mais la nuit, quoique la lumière des étoiles fût presque cachée par la gelée blanche, n’était pas extrêmement noire. Le docteur Rochecliffe pourtant ne put distinguer le sous-garde, et il ne fut certain de sa présence qu’après l’avoir appelé deux ou trois fois, et que Jocelin eut répondu au signal en laissant échapper un rayon de clarté de sa lanterne sourde. Guidé par cette lumière, le ministre le trouva adossé contre un pilier qui avait autrefois soutenu une terrasse alors en ruine. Il était muni d’une pioche et d’une pelle, et avait une peau de daim sur les épaules.

« Que prétendez-vous faire avec cette peau, demanda le docteur, pour vous en charger dans une pareille expédition ? — Ma foi, voyez-vous, docteur, autant vaut que je vous conte toute l’histoire. L’homme et moi, cet homme-là, vous savez bien de qui je veux parler, nous eûmes, il y a bien des années, une querelle à propos de ce cerf ; car, quoique nous fussions grands amis, et que parfois Philippe obtînt de mon maître la permission de me seconder dans ma charge, pourtant je savais, après tout, que de temps à autre Philippe Hazeldine braconnait. Les traqueurs de daims étaient des gaillards déterminés dans ces temps-là ; car c’était avant le commencement de la guerre, et on se croyait tout permis. Eh bien ! il arriva qu’un jour, dans le parc, je rencontrai deux drôles, la figure noircie, et leurs chemises par dessus leurs vêtements, qui emportaient entre eux deux un aussi beau cerf qu’il y en eut jamais dans ces bois. Je les rejoignis bien vite : un s’échappa, mais j’empoignai l’autre coquin, qui était notre ami Philippe Hazeldine. Eh, dame ! je ne sais si j’ai bien ou mal fait ; mais c’était une vieille connaissance, un camarade de bouteille, et il me jura de s’amender, et m’aida à suspendre le daim à un arbre. Je revins ensuite avec un cheval pour l’emporter à la Loge, après avoir tout conté au chevalier, sauf le nom de Philippe, que je tus. Mais les scélérats avaient été trop rusés pour moi, car ils avaient écorché, paré, comme on dit, et coupé le daim en morceaux, puis l’avaient emporté, ne laissant que la peau et le bois, plus un papier, sur lequel on lisait :

La hanche pour toi,
La poitrine pour moi.

Les cornes et la peau pour les gages du garde.

Je savais bien que c’était un des méchants tours que Philippe aurait joués dans ce temps-là à tout autre garçon du pays ; mais je fus si piqué que je fis nettoyer et apprêter la peau du daim par un tanneur, et jurai qu’elle lui servirait de linceul à lui ou à moi ; et, quoique je me sois long-temps repenti de mon téméraire serment, pourtant aujourd’hui, docteur, vous voyez qu’il va s’accomplir. Je l’avais oublié, mais le diable s’en est souvenu pour moi. — C’était bien mal à vous de faire un vœu si criminel ; mais c’eût été bien pire si vous eussiez cherché à le remplir. Reprenez courage, car dans cette malheureuse affaire, je n’aurais pas souhaité, après ce que vous m’avez conté, Phœbé et vous, que vous l’eussiez épargné, quoique je regrette que le coup ait été mortel. Après tout, tu n’as fait qu’agir comme le grand législateur inspiré, lorsqu’il vit un Égyptien tyranniser un Hébreu, à l’exception cependant que dans le cas présent, c’était une femme : or, comme disent les Septante, Percussum Ægyptium abscondit sabulo[92] ; je vous expliquerai un autre jour ce que cela signifie. En conséquence, je vous exhorte à ne pas vous chagriner outre mesure ; car, quoique l’accident soit malheureux en raison du temps et de l’endroit où il est arrivé, cependant, d’après ce que Phœbé m’a appris de ce misérable, il est à regretter qu’on ne lui ait pas fait sauter la cervelle dès sa naissance, plutôt que de le laisser vivre pour qu’il s’affiliât aux Grindlestoniens ou Muggletoniens, en qui la perfection de chaque hérésie hideuse et blasphématoire s’unit à une pratique continuelle de complaisance hypocrite, qui abuserait même leur maître, jusqu’à Satan ! — Néanmoins, monsieur, j’espère que vous direz une partie du service des morts sur ce pauvre homme ; ce fut son dernier désir, et il vous nomma en même temps. Si vous vous y refusiez, je n’oserais plus, je crois, marcher encore dans l’obscurité, de toute ma vie. — Tu n’es qu’un sot ! mais cependant, s’il m’a nommé en partant pour le grand voyage, et s’il a désiré les cérémonies funèbres de l’Église, c’était peut-être parce qu’il renonçait au mal pour revenir au bien dans ses derniers instants ; et si le ciel lui a accordé la grâce de former une prière si convenable, pourquoi ne me conformerais-je pas à ses désirs ? tout ce que je crains, c’est de n’en avoir pas le temps. — Bah ! Votre Révérence peut abréger le service : assurément, il ne le mérite pas en entier ; seulement, si on ne lui en récitait pas quelque chose, je pense qu’il me faudrait quitter le pays. Telles furent ses dernières paroles, et je crois qu’il a envoyé Bévis avec son gant pour me les rappeler. — Oh ! l’imbécile !… croyez-vous que les morts envoient des gantelets aux vivants, comme des chevaliers dans des cartels de romans. Je vais vous expliquer la chose assez clairement : Bévis, en rôdant, a trouvé le cadavre, et vous a apporté le gant pour indiquer où il était, et demander du secours ; car tel est l’instinct surprenant de ces animaux quand ils voient une personne en danger. — Ah ! si vous pensez qu’il en soit ainsi, docteur… et sans doute, je dois l’avouer, Bévis, prenait intérêt à mon homme… pourvu toutefois que ce ne soit pas quelque chose de pire qui ait pris la forme de Bévis, car il me semble que ses yeux étaient sauvages et fiers, comme s’il avait voulu parler. »

Tout en causant ainsi, Jocelin se tenait toujours en arrière ; le docteur en fut mécontent et il s’écria : » Eh ! marche donc, infâme fainéant ! Tu es soldat, brave soldat même, et tu as peur d’un homme mort !… tu en as cependant tué sur le champ de bataille ou dans le parc, je pense ? — Oui, mais ils ne me regardaient pas en face ; je n’ai jamais vu aucun d’eux tourner la tête et me regarder comme ce pauvre diable : son œil me lança un regard de haine, de terreur et de reproche, jusqu’à l’instant où il devint roide comme de la gelée ; et si vous n’étiez pas avec moi, si l’intérêt de mon maître, et quelqu’autre motif n’y étaient pas pour beaucoup, je vous promets que je n’oserais le regarder pour tout Woodstock. — Il le faut pourtant, » répondit le docteur faisant halte subitement, car voici l’endroit où il est ! Entre donc plus avant dans le buisson… prends garde de tomber… voilà justement une place convenable, et nous ramènerons ensuite les broussailles par-dessus la fosse. »

Tandis que le docteur lui donnait ainsi ses instructions, il l’aidait à les exécuter ; et pendant que son compagnon creusait une fosse peu profonde et plus que simple, tâche que l’état du terrain, embarrassé de ruines et durci par le froid, rendait fort difficile, le ministre lut quelques passages du service des morts, autant pour calmer les frayeurs superstitieuses de Jocelin que parce qu’il se croyait astreint en conscience à ne pas refuser les cérémonies religieuses à un homme qui en avait sollicité la faveur à ses derniers moments.


CHAPITRE XXXII.

FUITE.


À vous, à vous, vite vos masques.
Shakspeare. Henri IV.


La compagnie que nous avons laissée dans le salon de Victor Lee, se disposait à se séparer, et s’était levée pour se souhaiter le bonsoir quand on entendit frapper à la porte du vestibule. Albert, vedette des habitants du château, se hâta d’aller ouvrir, recommandant aux autres, tandis qu’il sortait de l’appartement, de rester tranquilles, jusqu’à ce qu’il sût qui avait frappé. Arrivé à la porte, il demanda qui était là et ce qu’on voulait à une heure si indue.

« C’est seulement moi, » répondit une voix faible. — Et quel est votre nom, mon petit ami ? — Spitfire, monsieur. — Spilfire ! — Oui, monsieur. Tout le monde m’appelle ainsi, et le colonel Éverard lui-même. Mais mon nom est Spittal, tout court. — Le colonel Éverard ! venez-vous de sa part ? — Non, monsieur ; je viens de la part de Roger Wildrake, écuyer de Squattlesea-Mère, et j’apporte à mistress Alice un signe que je dois lui remettre en main propre, si vous voulez seulement m’ouvrir la porte, monsieur, et me laisser entrer ; mais je ne puis rien faire tant que nous serons séparés par une porte de trois pouces. — C’est quelque caprice de cet ivrogne débauché, » dit Albert à voix basse à sa sœur qui était venue le rejoindre sur la pointe du pied. — Pourtant, ne nous hâtons pas trop de tirer une telle conclusion, lui répondit la jeune demoiselle ; en ce moment, la moindre bagatelle peut être importante… Et quel signe maître Wildrake m’envoie-t-il, mon petit garçon ? — Ah ! pas grand’chose de prix, mademoiselle, mais il tenait tellement à ce que vous le reçussiez, qu’il m’a descendu par une fenêtre, comme on ferait d’un chat, pour que je ne fusse pas arrêté par les soldats. — Entendez-vous ? dit Alice à son frère ; ouvrez la porte, pour l’amour de Dieu ! »

Son frère qui commençait alors à partager suffisamment ses soupçons, se hâta d’ouvrir, et fit entrer le jeune garçon dont l’extérieur, à peu près semblable à celui d’un lapin écorché en livrée, ou d’un singe dans une foire, leur aurait fourni, dans un autre moment, quelque amusement. Le petit messager entra dans le vestibule en faisant plusieurs salutations et révérences des plus bizarres, et remit la plume de bécasse avec beaucoup de cérémonie à la jeune miss, en l’assurant que c’était le prix qu’elle avait gagné au sujet d’un pari de chasse.

« Je t’en prie, mon petit homme, dit Albert, ton maître était-il ivre ou à jeun quand il t’a envoyé si loin porter une plume à cet heure de la nuit ? — Sauf respect, monsieur, il était ce qu’il appelle, lui, à jeun ; mais, selon moi, s’il s’agissait de toute autre personne, je dirais qu’il était ivre. — Maudit soit le fat et l’ivrogne ! s’écria Albert ; voici une pièce de douze sous, mon garçon, et dis à ton maître de réserver ses plaisanteries pour des personnes et des temps plus convenables. — Attendez encore une minute, s’écria Alice, il ne faut pas aller trop vite ; ceci demande une sérieuse réflexion. — Une plume ! dit Albert : tout ce tapage pour une plume ? ma foi, le docteur Rochecliffe, qui est si pénétrant ordinairement, ne saurait tirer de cela aucune conséquence… — Voyons donc si nous pouvons agir sans lui. » Puis s’adressant au jeune messager : « Ainsi il y a des étrangers chez votre maître. — Chez le colonel Éverard, mademoiselle, ce qui est la même chose. — Et quelle espèce d’étrangers ? des hôtes, je suppose ? — Oui, mademoiselle ; ce sont de ces hôtes qui se font bien accueillir eux-mêmes partout où ils vont, quand on ne les reçoit pas bien ; des soldats, mademoiselle. — Ce sont peut-être les hommes qui étaient cantonnés depuis long-temps à Woodstock ? dit Albert. — Non, monsieur ; ce sont des étrangers avec de beaux justaucorps de buffle, et la poitrine recouverte par des plaques d’acier. Et leur commandant ! Votre Honneur et milady n’ont jamais vu pareil homme ; du moins je suis sûr que Bill Spitfire n’en a jamais vu. — Était-il grand ou petit ? » demanda Albert, alors fort inquiet.

— Ni l’un ni l’autre, mais robuste, à larges épaules, un gros nez et une figure à laquelle on n’aimerait pas à dire non. Il a plusieurs officiers avec lui ; je ne l’ai vu qu’un instant, mais je ne l’oublierai pas de ma vie. — Vous avez deviné, » dit Lee à sa sœur, l’emmenant à l’écart, « devine juste. L’archidiable va tomber lui-même sur nous ! — Et la plume, » dit Alice, que sa crainte rendait habile à trouver le sens de ce léger signe, « veut dire fuite. Une bécasse est un oiseau de passage. — Vous y êtes, lui répondit son frère ; mais le temps nous a pris actuellement au dépourvu. Donnez au jeune garçon quelque chose de plus, rien qui puisse exciter de soupçon, et renvoyez-le. Il faut que je trouve Rochecliffe et Jocelin. »

Il sortit donc ; mais ne pouvant rencontrer ceux qu’il cherchait, il revint précipitamment au salon, où toujours, dans son rôle de Louis, le page s’efforçait de retenir le vieux chevalier, qui, tout en riant des histoires qu’il lui contait, était impatient d’aller voir ce qui se passait au vestibule,

« Qu’y a-t-il donc, Albert ? demanda le vieillard ; qui frappe à la Loge à une heure si indue, et pourquoi a-t-on ouvert la porte du vestibule ? Je ne souffrirai pas qu’on viole mes ordonnances et les règlements établis pour la tenue de la maison, parce que je suis vieux et pauvre. Pourquoi ne répondez-vous pas ? Pourquoi causer ainsi avec Louis Kerneguy, et ne faire ni l’un ni l’autre attention à tout ce que je dis ? Alice, avez-vous assez de bon sens et de politesse pour me dire qui ou quoi l’on a reçu ici contrairement à mes ordres généraux ? — Personne, mon père. Seulement un enfant a apporté un message, et j’ai peur qu’il ne soit alarmant. — La seule chose à craindre, monsieur, » dit Albert en s’avançant, « c’est qu’au lieu de pouvoir rester avec vous jusqu’au jour, il ne nous faille nous dire adieu cette nuit. — Non, mon frère ; il vous faut rester ici et nous aider à défendre le château. Si vous partez tous deux, vous et maître Kerneguy, on se mettra aussitôt à votre poursuite, et ce ne sera pas sans résultat fâcheux ; tandis que si vous restez, les asiles secrets de cette maison vous pourront soustraire quelque temps aux recherches. Vous pourrez aussi changer d’habits avec Kerneguy. — Tu as raison, ma sœur, lui répondit Albert ; projet excellent !… Oui, Louis, je reste comme Kerneguy ; et vous, fuyez, comme le jeune maître Lee. — Je ne vois pas que ce soit bien juste, » répliqua Charles aussitôt.

« Ni moi non plus, » dit le chevalier interrompant ; « on va, on vient, on forme des projets, on en change dans ma maison, sans daigner me consulter ! Et, qui est ce maître Kerneguy, ou qu’est-il à mes yeux, pour que mon fils reste et s’expose, tandis que notre page écossais s’échappera sous ses vêtements ! Je ne laisserai pas exécuter un tel projet, quand ce serait la plus belle toile d’araignée qui se fila jamais dans le cerveau du docteur Rochecliffe. Je ne vous veux point de mal, Louis, vous êtes un aimable garçon ; mais, l’ami, on m’a traité un peu légèrement dans toute cette affaire. — J’abonde pleinement dans votre sens, sir Henri. Oui, on vous a récompensé de votre hospitalité en vous jugeant indigne d’une confiance qui pourtant ne put jamais être mieux placée. Mais le moment est arrivé où je dois vous dire, d’un mot, que je suis le malheureux Charles Stuart, dont le destin a voulu qu’il causât la ruine de ses meilleurs amis, et dont la présence actuelle au sein de votre famille menace de vous perdre, vous et tout ce qui vous est cher. — Maître Louis Kerneguy, répliqua le chevalier, je vous apprendrai à mieux choisir vos sujets de plaitanterie quand c’est à moi que vous en adressez ; et vraiment la moindre provocation me donnerait envie de vous tirer une ou deux onces de sang pour vous engager à être plus honnête à l’avenir. — Calmez-vous, monsieur, pour l’amour de Dieu ! dit Albert à son père. En vérité, c’est le roi ; le danger qu’il court est si grand, que chaque moment perdu peut amener une fatale catastrophe. — Bon Dieu ! » s’écria le père en joignant les mains et prêt à tomber à genoux ; « mon plus ardent désir est satisfait ! mais de manière à me faire souhaiter qu’il ne l’eût jamais été. »

Il voulut alors fléchir le genou devant le roi, puis il lui baisa la main, et de grosses larmes brillèrent dans ses yeux… « Pardon ! milord… Votre Majesté, je voulais dire ; permettez-moi de m’asseoir un instant en votre présence, jusqu’à ce que mon sang soit plus calme, et alors… »

Charles releva son vieux et fidèle sujet ; et même dans ce moment de crainte, d’inquiétude et de péril, il insista pour le conduire lui-même à son fauteuil, où il tomba presque évanoui, sa tête retombant jusque sur sa longue barbe blanche qui se confondait avec ses cheveux argentés. Alice et Albert restèrent près du roi, l’engageant, le pressant de partir à la minute.

« Les chevaux sont à la hutte du sous-garde, et le premier relai seulement à dix-huit ou vingt milles. Si les chevaux peuvent vous mener jusque-là… — Et pourquoi, » dit brusquement Alice, « ne pas vous confier plutôt aux cachettes de cette maison, qui sont si nombreuses et si bien éprouvées ?… tels que les appartements de Rochecliffe, et d’autres encore plus difficiles à découvrir. — Hélas ! dit Albert, je ne les connais que de nom. Mon père a juré de n’en confier le secret qu’à une personne, et il a choisi Rochecliffe. — Je préfère la clef des champs à la plus sûre cachette d’Angleterre, répondit le roi. Si je pouvais seulement trouver mon chemin jusqu’à cette hutte où sont les chevaux, j’essaierais ce que peuvent les arguments du fouet et de l’éperon pour gagner le rendez-vous où je dois trouver sir John Acland et de fraîches montures. Venez avec moi, colonel Lee, et tentons la fortune. Les Têtes-rondes nous ont rossés sur le champ de bataille ; mais s’il faut courir à pied ou à cheval pour leur échapper, je pense leur pouvoir montrer qu’on est plus leste qu’eux. — Mais alors, dit Albert, nous perdons tout le temps qu’on peut autrement gagner en défendant cette maison. Si on n’y laisse que mon pauvre père, incapable dans l’état où il est de rien faire, vous serez aussitôt poursuivi par des chevaux frais, les nôtres sont harassés. Oh ! où est ce scélérat de Jocelin ? Que peut être devenu le docteur Rochecliffe ? demanda Alice, lui qui est toujours si prompt à donner un avis. Où peuvent-ils avoir été ? Oh ! Si mon père pouvait seulement se lever. — Votre père le peut, dit sir Henri se levant et s’avançant vers eux avec toute l’énergie d’un homme d’un âge mûr, peinte sur sa physionomie et dans ses mouvements ; je n’ai fait que recueillir mes idées ; mais peuvent-elles manquer à un Lee dès qu’il faut conseiller ou secourir son roi ! » Il parla alors avec toute la clarté et la précision d’un général à la tête d’une armée, qui ordonne tous les mouvements d’attaque et de défense, impassible lui-même, mais son énergie contraignant à l’obéissance, et à une obéissance joyeuse, tous ceux qui l’écoutent. « Fille, dit-il, éveillez dame Jellycot… que Phœbé se lève, fût-elle à la mort ; et fermez soigneusement portes et fenêtres. — C’est ce qu’on a régulièrement fait depuis… depuis que nous possédons ici Son Honneur, » répondit sa fille en regardant le roi ; « pourtant on peut visiter encore une fois les appartements. » Elle sortit pour donner des ordres, et revint à l’instant.

Le vieux chevalier continua avec le même ton de résolution et d’activité… Où est votre premier relai ? — Chez Gray… À Rothebury, par Henley, où sir Thomas Acland et le jeune Knolles doivent tenir des chevaux prêts ; mais comment pousser jusque-là avec nos montures si fatiguées ? — Fiez-vous-en à moi, » dit le chevalier ; et continuant sur le même ton d’autorité : Votre Majesté va se rendre sur-le-champ à la loge de Jocelin ; elle y trouvera des chevaux et tout ce qui est nécessaire pour protéger sa fuite. Les cachettes de ce château, si on sait en profiter, retiendront ces chiens de rebelles pendant deux ou trois bonnes heures. Rochecliffe, j’en ai peur, a été enlevé, et son indépendant l’a trahi. Si je l’avais mieux jugé, le misérable ! je lui aurais passé au travers du ventre une épée pointue, comme dit Will. Une fois à cheval, et à un demi-trait de flèche de la hutte de Jocelin est celle du vieux Martin-le-Verdier qui pourra vous servir de guide ; il est plus vieux que moi de vingt ans, mais il est aussi vigoureux qu’un vieux chêne. Frappez à sa porte ; il vous est dévoué à la vie et à la mort ; il vous conduira à votre relai, car jamais renard qui eut son terrier dans le parc ne connut si bien le pays à sept lieues à la ronde. — Excellent ! mon cher père, excellent ! j’avais oublié Martin-le-Verdier. — Les jeunes gens oublient tout, répondit le chevalier… Quel malheur que les jambes manquent quand la tête serait le plus en état de les diriger, quand elle est parvenue peut-être à son plus haut point de sagesse. — Mais des chevaux fatigués ! dit le roi ; ne pourrions-nous en avoir de frais ? — Impossible à cette heure de la nuit, répondit sir Henri ; mais des chevaux fatigués peuvent faire encore du chemin si on sait leur en donner la force. » Il s’avança avec empressement vers un secrétaire placé dans l’embrasure d’une fenêtre gothique, et chercha quelque chose dans les tiroirs. — Nous perdons du temps, mon père, » dit Albert craignant que l’intelligence et l’énergie du vieillard ne fussent comme l’éclat passager d’une lampe dont la lumière va s’éteindre dans les ténèbres.

« Paix, monsieur mon fils, » répliqua son père d’une voix impérieuse ; « est-ce à vous à me faire la leçon en présence du roi ? Sachez que, quand même toutes les Têtes-rondes sorties de l’enfer seraient en ce moment assemblées autour de Woodstock, je pourrais en faire sortir la royale espérance de l’Angleterre par une voie que les plus avisés ne devineraient jamais. Alice, ma chère amie, ne fais pas de questions ; mais va vite à la cuisine, et apporte-moi une ou deux tranches de bœuf, ou plutôt de gibier ; qu’elles soient longues et minces… Me comprends-tu ? — C’est un égarement d’esprit, » dit Albert à part au roi ; « nous lui faisons tort, et Votre Majesté compromet son salut en l’écoutant. — Je ne suis pas de votre avis, dit Alice, et je connais mon père mieux que vous ; » et elle sortit de la chambre pour exécuter les ordres de son père.

« Je pense comme votre sœur, dit Charles… En Écosse, les ministres presbytériens, quand ils tonnaient en chaire contre mes péchés et ceux de ma race, se permettaient de m’appeler, en ma présence, Jéroboam ou Roboam, parce que je suivais les conseils de jeunes conseillers. Morbleu ! je veux suivre ceux de l’expérience pour cette fois ; car jamais je ne vis plus d’intelligence et de fermeté que sur le visage de ce noble vieillard. »

Sir Henri avait trouvé ce qu’il cherchait… « Cette boîte de fer-blanc, dit-il, contient six boulettes composées des épices les plus efficaces, mêlées aux médicaments de la qualité la plus rare et la plus fortifiante. Donnez-en une d’heure en heure enveloppée dans une tranche de bœuf ou de venaison à votre cheval ; et pour peu qu’il ait encore quelque reste d’ardeur, il courra sans s’arrêter cinq heures et pourra faire quinze milles par heure ; et avec la grâce de Dieu, il ne faut que le quart de ce temps pour mettre Votre Majesté hors de péril ; le reste pourra vous servir en quelque autre occasion… Martin connaît la manière de les administrer, et les chevaux d’Albert, tout fatigués qu’ils sont, si vous les menez au pas pendant quelques minutes, seront en état de parcourir le chemin, comme dit le vieux Will. Mais ne perdons pas le temps en paroles inutiles ; Votre Majesté me fait trop d’honneur en se servant de ce qui lui appartient… Maintenant, Albert, voyez si la côte est sûre, et faites partir Sa Majesté sur-le-champ… Nous jouerons votre rôle fort mal si on lui donne la chasse dans ces deux heures qui séparent la nuit du jour… Changez d’habits, comme vous en aviez l’intention, dans cette chambre à coucher ; cela peut aussi être de quelque utilité. — Mais, brave sir Henri, dit le roi, votre zèle oublie un point principal. Je suis venu, à la vérité, de la hutte du garde forestier dont vous me parlez à la Loge ; mais c’était en plein jour, et avec un guide. Je ne trouverai jamais mon chemin, seul et au milieu des ténèbres… Je crains qu’il ne faille permettre au colonel de m’accompagner, et je vous prie, je vous ordonne même de ne vous exposer à aucun embarras, à aucun péril pour défendre le château. Seulement, gagnez le plus de temps possible à en montrer les retraites cachées. — Fiez-vous à moi, mon royal et digne souverain, répliqua sir Henri ; mais Albert doit rester ici, et Alice conduira à sa place Votre Majesté à la cabane de Jocelin. — Alice ! » dit Charles reculant de surprise ; « comment ! en pleine nuit… et… et… et… » Il jeta un regard sur Alice, qui était rentrée dans l’appartement, et il lut sur son visage l’expression du doute et de la crainte. Il comprit que la réserve qu’il avait imposée à son penchant pour la galanterie depuis le duel en question, n’avait pas entièrement effacé le souvenir de sa conduite passée. Il se hâta d’opposer un non formel à une proposition qui semblait si fort l’embarrasser. « Il m’est impossible, en vérité, sir Henri, d’accepter les services d’Alice. Il faut que je coure aussi vite que si j’avais sur les talons une meute de chiens de chasse. — Alice a le pied aussi leste qu’aucune fille de l’Oxfordshire, et à quoi servirait à Votre Majesté d’aller aussi vite ne connaissant pas le chemin. — Non, non, sir Henri, répliqua le roi, la nuit est trop noire ; nous perdons un temps précieux ; je trouverai mon chemin tout seul. — Changez de suite d’habits avec Albert, dit sir Henri, et reposez-vous sur moi pour tout le reste. »

Charles, qui n’était pas encore disposé à céder, passa cependant dans la chambre où le jeune Lee et lui devaient échanger leurs habits. Alors sir Henri dit à sa fille : « Prends une mante, mon enfant, et mets tes plus forts souliers. Tu aurais pu monter Pixie, mais il est un peu vif, et tu n’es pas courageuse à cheval ; tu ne l’as jamais été, d’ailleurs… c’est la seule faiblesse que je te connaisse. — Mais, mon père, » lui répondit Alice en fixant ses yeux, avec une expression particulière, sur le visage de sir Henri, dois-je réellement aller seule avec le roi ? Phœbé ou dame Jellycot ne pourraient-elles nous accompagner ? — Non, non ; Phœbé, cette petite sotte, a eu des attaques de nerfs toute la nuit, comme vous savez ; et, à mon avis, une promenade comme celle que vous allez faire ne pourrait que lui être nuisible… Dame Jellycot marche aussi lentement qu’une jument poussive… et d’ailleurs elle est sourde, et si tu avais besoin de lui parler. Non, non, tu iras seule… quand ensuite on devrait mettre sur ta tombe : « Ci-gît celle qui sauva le roi » En outre, il ne faut pas songer à revenir cette nuit… reste chez le Verdier avec sa mère. Le parc et ses environs seront avant peu cernés par nos ennemis ; et quoi qu’il arrive ici, tu l’apprendras toujours assez tôt demain matin. — Et qui pourra m’en instruire ? mon cher père, permettez-moi de rester avec vous, et de partager votre sort ! Je bannirai de mon cœur la timidité d’une femme, et je combattrai, s’il est nécessaire, pour le roi. Mais je ne puis penser à l’accompagner seule par une nuit si obscure et sur des chemins si solitaires. — Comment ! » dit le chevalier haussant la voix, « osez-vous exprimer les ridicules scrupules d’un décorum mal placé, quand la sûreté du roi, quand sa vie est en péril ? Ah ! » continua-t-il en passant la main sur sa barbe grise, « si je pouvais croire que vous n’êtes point ce que doit être une fille de la maison de Lee, je… »

Il fut interrompu en ce moment par le roi et Albert qui entraient dans l’appartement. Après avoir échangé leurs habits, l’égalité de leur taille leur donnait un air de ressemblance, quoique Charles fût très laid, et qu’Albert fût un fort joli Cavalier. Ils n’avaient pas le même teint, mais cette différence n’était pas sensible au premier coup d’œil, Albert ayant pris une perruque noire et teint ses sourcils de la même couleur.

Le jeune Lee sortit, et fit le tour de la Loge afin de découvrir, s’il était possible, dans quelle direction les ennemis approchaient, et quel était en conséquence le chemin le plus sûr pour le royal fugitif. Pendant ce temps Charles, qui était entré le premier dans l’appartement, avait entendu la fin de la réprimande sévère adressée par sir Henri à sa fille, et il avait deviné sans peine la cause de son mécontentement ; il s’avança vers lui avec cette dignité qu’il savait prendre à merveille quand il le voulait.

« Sir Henri, lui dit-il, nous vous prions, nous vous ordonnons même, au besoin, de ne point faire usage de votre autorité paternelle en cette circonstance. Miss Alice, j’en suis sûr, a de fortes raisons pour justifier sa répugnance, et je ne me pardonnerais jamais d’avoir souffert qu’elle agît contre son gré à cause de moi. Je connais trop bien le parc et le désert pour craindre de perdre ma route au milieu des chênes de Woodstock qui m’ont vu naître. — Votre Majesté ne courra pas de danger, » dit Alice, dont l’hésitation momentanée avait été dissipée entièrement par le ton calme, naturel et candide avec lequel le roi avait prononcé ces dernières paroles. « Vous ne courrez aucun péril que je ne puisse prévenir, et les tristes circonstances des temps où j’ai vécu m’ont rendue capable de trouver mon chemin dans la forêt la nuit comme le jour. Et si vous ne dédaignez pas de marcher en ma compagnie, partons à l’instant. — Si c’est de votre plein gré, je l’accepte avec reconnaissance, répliqua le monarque. — Volontairement, reprit-elle ; très volontairement. Que je sois une des premières à montrer ce zèle et cette confiance qu’un jour, j’en suis sûre, toute l’Angleterre montrera à l’envi, en faveur de Votre Majesté. »

Elle prononça ces paroles avec tant de vivacité et de détermination, fit à sa toilette les changements nécessaires avec tant de promptitude et de dextérité, qu’il était évident que toutes ses craintes paraissaient dissipées, et qu’elle entreprenait de grand cœur la mission dont son père l’avait chargée.

« Tout est tranquille dans les environs, » dit Albert Lee en rentrant ; « vous prendrez le chemin qu’il vous plaira ; le plus sombre sera le meilleur. »

Charles, avant de partir, s’avança gracieusement vers sir Henri, et lui prenant la main : « Je suis trop fier, lui dit-il, pour faire des promesses que la pauvreté pourrait m’empêcher de tenir ; mais tant que Charles Stuart vivra, il se croira l’obligé et le débiteur de sir Henri Lee. — Ne parlez pas ainsi, sire, ne parlez pas ainsi, » s’écria le vieillard d’une voix entrecoupée par les sanglots ; « celui qui peut réclamer le tout ne doit rien pour en avoir accepté une partie. — Adieu, généreux ami, adieu ! regardez-moi comme un fils, comme un frère d’Albert et d’Alice ; mais je les vois tous deux qui s’impatientent, donnez-moi la bénédiction d’un père, et je vous quitte. — Que Dieu par qui régnent les rois bénisse Votre Majesté ! » dit sir Henri fléchissant le genou, et levant vers le ciel sa figure vénérable ; puis, joignant les mains : « Que le Dieu des armées vous bénisse et sauve Votre Majesté des dangers qui la menacent, et qu’il vous rétablisse dans la paisible possession du trône qui vous appartient ! »

Charles reçut cette bénédiction comme celle d’un père, et sortit aussitôt accompagné d’Alice.

Au moment où ils quittaient l’appartement, le vieux chevalier laissa doucement tomber ses mains en terminant cette prière fervente, et sa tête s’inclina en même temps sur sa poitrine. Son fils n’osa pas interrompre sa méditation, cependant il craignait qu’il ne pût résister à de pareilles émotions, et qu’il ne perdît connaissance. Enfin, il hasarda d’approcher, et même de le toucher. Le vieux chevalier se leva aussitôt sur ses pieds, et se montra le même conseiller actif, sage et prévoyant qu’il était auparavant.

« Vous avez raison, mon fils, nous devons agir et nous tenir en garde. Ils mentent, ces perfides Têtes-rondes, quand ils le traitent de dissolu et de pervers. Il a les sentiments qui conviennent au fils du saint martyr. Vous voyez même que, dans un cas aussi dangereux que celui-ci, il eût exposé sa vie plutôt que d’accepter les services d’Alice, quand cette folle paraissait hésiter à le suivre. Le libertinage est toujours égoïste, et ne tient pas compte des sentiments d’autrui. Mais as-tu tiré les verroux et mis les barres de fer après eux ; car il m’a été impossible de les voir sortir. — Je les ai conduits à la petite poterne, dit le colonel, et à mon retour, je croyais que vous vous trouviez mal. — C’était de la joie, de la joie, rien que de la joie, Albert : je ne puis permettre à un doute de pénétrer dans mon esprit : Dieu n’abandonnera pas le descendant de cent rois, et l’héritier légitime ne sera pas livré aux voleurs. Une larme brillait dans ses yeux au moment où il a pris congé de moi. Ne mourrais-tu pas volontiers pour lui, mon fils ? — Si je perds la vie pour lui cette nuit, répondit Albert, mon seul regret sera de ne pouvoir apprendre demain qu’il a été assez heureux pour échapper. — Bien. Maintenant, mettons-nous en besogne. Penses-tu connaître assez bien ses manières, revêtu, comme tu l’es, de ses habits, pour faire croire aux femmes que tu es le page Kerneguy ? — Hum ! il n’est pas aisé de jouer le personnage du roi, surtout près des femmes ; mais il y a peu de lumières en bas, et je puis essayer. — Oui, sur-le-champ, reprit son père, car les coquins seront ici dans un moment. »

Albert sortit donc, et le chevalier continua : « Si les femmes sont réellement convaincues que Kerneguy est toujours ici, cela donnera une nouvelle force à mon projet ; les bassets suivront une fausse trace, et le cerf royal sera en sûreté dans sa retraite avant qu’ils se soient remis sur sa piste. Alors, je les ferai courir de cachette en cachette !… bah ! le soleil sera levé avant qu’ils en aient visité la moitié… oui, je jouerai avec eux à cache-cache, je mettrai sous leur nez l’appât qu’ils n’auront jamais. Je les envelopperai dans un filet d’où il ne leur sera pas facile de sortir… mais à quel prix ? » se demanda le vieux chevalier interrompant son joyeux soliloque. « Oh ! Absalon, Absalon ! mon fils, mon fils… Mais qu’importe ? il ne peut que mourir comme ses pères, et en servant la cause pour laquelle ils ont vécu. Le voilà… Eh bien !… Albert, as-tu réussi ? as-tu assez bien pris l’air de royauté pour tromper ton monde ? — Oui, mon père ; les femmes pourront affirmer que Louis Kerneguy était au château il n’y a qu’une minute. — Bien. Ce sont de bonnes et fidèles créatures ; elles jureraient n’importe quoi pour le salut de Sa Majesté ; mais elles le feront avec plus de naturel et d’une manière plus convaincante si elles croient dire la vérité… Comment es-tu parvenue les abuser ? — En imitant les manières du roi sur un point qu’il est inutile de mentionner. — Ah ! coquin, je crains que tu n’aies fait tort à la réputation du roi en cherchant à copier ses manières. — Hum ! » dit Albert, murmurant à demi-voix ce qu’il n’osait dire tout haut. « Si j’avais exactement copié mon modèle, je sais quelle réputation courrait le plus de risques. — Il faut maintenant que nous convenions des moyens de défendre les ouvrages avancés, de nos signaux, et des stratagèmes que nous pourrons employer afin d’amuser l’ennemi le plus long-temps possible. »

Il eut de nouveau recours au tiroir caché de son secrétaire, et en tira un morceau de parchemin sur lequel était tracé un plan ; « Voici, dit-il, le plan de la citadelle, comme je la nomme, qui tiendra encore long-temps après que nous aurons été forcés d’évacuer les retraites que tu connais. Le capitaine de Woodstock jurait toujours de ne révéler ces secrets qu’à une seule personne en cas de mort subite. Asseyons-nous, et étudions les lieux ensemble. »

Ils convinrent de différentes mesures dont on se pénétrera mieux par la narration qui va suivre que si nous les détaillions ici, ainsi que des précautions qu’ils prirent pour parer à des événements qui n’arrivèrent pas.

Enfin le jeune Lee, avec des armes et des provisions en vivres et en liqueurs, quitta son père et alla s’enfermer dans l’appartement de Victor Lee, qui communiquait avec le labyrinthe des appartements particuliers ou lieux de retraite dont les associés avaient si bien tiré parti dans tous les tours qu’ils avaient joués aux commissaires de la république.

« J’espère que Rochecliffe, » dit sir Henri, s’asseyant devant son pupitre, après avoir fait à son fils les plus tendres adieux, « n’a pas dévoilé le complot à ce Tomkins, qui serait homme à tout rapporter… Quoi qu’il en soit, me voici assis, peut-être pour la dernière fois de ma vie, ma Bible d’un côté et le vieux Will de l’autre, mais préparé, Dieu merci, à mourir comme j’ai vécu. Je m’étonne qu’ils n’arrivent pas encore, » ajouta-t-il après quelques moments d’attente. « J’avais toujours cru que le diable avait des éperons pour accélérer le pas de ses agents quand ils travaillaient pour son service. »


CHAPITRE XXXIII.

L’ATTAQUE.


Mais voyez, sa figure est noire et toute couverte de sang ; les yeux lui sortent de la tête plus que quand il vivait ; son regard est fixe et sombre ; on dirait un homme étranglé. Ses cheveux sont hérissés… Ses narines ouvertes comme dans une lutte violente ; ses mains étendues comme celles d’un mourant qui veut se cramponner, mais que le courant emporte.
Shakspeare. Henri IV, partie 1re


Si ceux dont sir Henri attendait la visite désagréable étaient venus droit à la Loge, au lieu de s’arrêter trois heures à Woodstock, ils auraient saisi leur proie. Mais Tomkins, en partie pour prévenir l’évasion du roi, en partie pour se rendre plus important dans cette affaire, avait représenté les habitants de la Loge comme toujours sur leurs gardes ; il avait en conséquence persuadé à Cromwell de se tenir tranquille jusqu’au moment où lui Tomkins viendrait lui donner avis que toute la maison était endormie. Au moyen de cet arrangement, il s’était chargé non seulement de découvrir la chambre à coucher de l’infortuné Charles, mais encore, s’il le pouvait, de trouver quelque moyen de fermer la porte en dehors, de façon à rendre sa fuite impossible. Il avait encore promis de s’assurer de la clef d’une poterne, par laquelle les soldats pénétreraient dans la maison sans donner l’alarme. En un mot, l’entreprise pouvait, disait-il, être conduite par lui, grâce à la connaissance des lieux, avec tant de sûreté, qu’il se chargeait de placer Son Excellence, ou toute autre personne qu’elle désignerait, au chevet du lit de Charles, avant qu’il se fût éveillé de l’ivresse causée par ses abondantes libations de la soirée précédente. Il avait surtout représenté qu’il y avait dans cet édifice antique une foule d’issues et de poternes dont il faudrait s’assurer très soigneusement, avant que les habitants eussent le temps de connaître la surprise, qu’autrement le succès de toute l’expédition serait compromis. Il avait eu conséquence engagé Cromwell à l’attendre à Woodstock, dans le cas où il ne l’y trouverait pas en arrivant ; il l’avait assuré que les marches et contremarches des soldats étaient si fréquentes à cette époque que, quand bien même on apprendrait à la Loge l’arrivée à Woodstock d’un nouveau détachement, un événement si ordinaire ne produirait pas le moindre effet. Il avait insisté pour que les soldats choisis pour cette entreprise fussent des hommes sur qui on pût compter, et non pas de ces esprits faibles, de ceux qui fuient le mont Gilead, de crainte des Amalécites, mais des hommes de guerre accoutumés à frapper juste, et à n’avoir pas besoin de donner un second coup. En dernier lieu, il avait ajouté qu’il serait sage que le général confiât le commandement du détachement à Pearson ou à un autre officier digne de toute sa confiance, et que, s’il jugeait convenable de commander lui-même l’expédition, il n’en instruisît pas ses soldats.

Cromwell s’était ponctuellement conformé à tous ces conseils. Il avait marché à la tête de ce détachement, composé de cent soldats armés de hallebardes et choisis par lui. C’étaient des hommes d’un courage à toute épreuve, qui avaient passé leur vie au milieu des périls, qui ne connaissaient ni l’hésitation, ni la compassion, suite inévitable du fanatisme sombre et exalté qui était le principal mobile de leurs actions ; des hommes qui, regardant Cromwell comme un général et comme un chef élu du ciel, obéissaient à ses ordres comme à des injonctions émanées d’en haut.

Cromwell fut cruellement contrarié de ne pas trouver, comme il s’y attendait, l’agent auquel il s’était aveuglément confié dans cette affaire ; il formait mille conjectures pour s’expliquer une conduite aussi étrange ; il pensait qu’il s’était enivré, ce qui du reste lui arrivait quelquefois ; et quand il s’arrêtait à cette opinion, il exhalait sa colère en malédictions qui, quoique différentes des jurons et des imprécations des Cavaliers, n’étaient pas moins blasphématoires, et exprimaient encore plus de colère et de méchanceté. D’autres fois il supposait que quelque alarme inattendue ou quelque partie de débauche parmi les Cavaliers ivrognes avaient empêché les habitants de Woodstock de se coucher aussitôt que de coutume. Cette conjecture lui paraissait la plus probable de toutes ; et elle se représentait constamment à sa pensée. L’espoir que Tomkins allait paraître l’engageait toujours à rester au village, inquiet de ne pas recevoir de nouvelles de son émissaire, et craignant de compromettre le succès de l’entreprise par une démarche inconsidérée.

Cependant il disposait tout pour n’apporter aucun retard à la réalisation de son projet. Il avait ordonné à la moitié de ses cavaliers de mettre pied à terre et de conduire leurs chevaux à l’écurie ; les autres reçurent l’ordre de tenir leurs chevaux sellés, et d’être prêts à monter à cheval à la minute même. Ces hommes entrèrent dans la maison successivement, et prirent quelque nourriture ; une garde suffisante restait pendant ce temps-là auprès des chevaux : on la relevait de temps en temps.

Cromwell, en proie à cette cruelle incertitude, jetait souvent un regard soupçonneux sur le colonel Éverard, qui, à ce qu’il supposait, aurait pu, s’il l’avait voulu, remplacer son émissaire. Éverard était calme, aucune trace d’émotion sur le visage, ne faisant paraître ni inquiétude ni abattement.

Enfin minuit sonna, et il devint nécessaire de prendre un parti décisif. Tomkins pouvait avoir trahi, ou, ce qui approchait plus de la réalité, son complot pouvait avoir été découvert, et lui-même assassiné ou pendu par les royalistes pour le punir de sa perfidie.

En un mot, si l’on voulait tirer parti de l’occasion offerte par la fortune de s’emparer du plus redoutable prétendant au pouvoir souverain, que Cromwell convoitait déjà depuis long-temps, il n’y avait plus de temps à perdre. Il ordonna donc à Pearson de faire mettre son monde sous les armes ; il lui donna par écrit ses instructions sur la manière de former le bataillon. On devait marcher dans le plus grand silence possible, ou, pour se servir de ses propres expressions, « comme Gédéon marchait en silence quand il s’avança vers le camp des Madianites, n’ayant avec lui que Phurah son serviteur. Peut-être, » continuait cette pièce singulière, « apprendrons-nous de quoi ces Madianites ont rêvé. »

Une seule patrouille, composée d’un caporal et de cinq hommes intrépides et expérimentés, formait l’avant-garde du détachement. Une arrière-garde de dix hommes entourait Éverard et le ministre. Cromwell voulut que le premier l’accompagnât, comme s’il pouvait être nécessaire de l’interroger ou de le confronter avec les habitants de la Loge. Quant à maître Holdenough, il l’emmena, parce que, s’il fût resté à Woodstock, il aurait pu s’évader, et peut-être exciter un soulèvement dans le village. Quoique les presbytériens eussent non seulement soutenu activement la guerre, mais même qu’ils l’eussent commencée les premiers, ils étaient profondément irrités de l’ascendant des sectaires de l’armée, maintenant qu’elle touchait à son terme, et de ce qu’on ne les employait jamais comme des agents sûrs dans les mesures même où leur intérêt personnel était engagé. L’infanterie, disposée comme nous l’avons expliqué, fit demi-tour et se mit en marche, Pearson et Cromwell se tenant à la tête du centre ou principal corps de la petite armée. Ils étaient tous munis de pétrinals, sorte de fusils courts, semblables aux carabines modernes et, comme elles, à l’usage de la cavalerie. Ils marchaient dans le plus profond silence et dans le meilleur ordre, et tout le détachement ne paraissait être qu’un seul homme.

Environ cent pas après l’arrière-garde des cavaliers qu’on avait mis à pied, venaient ceux qui étaient restés à cheval. On eût dit que les animaux obéissaient eux-mêmes aux ordres de Cromwell, car ils ne hennissaient pas, et ils semblaient poser les pieds à terre avec précaution et avec moins de bruit que de coutume.

Le général, rempli de pensées inquiètes, ne disait rien, si ce n’est quelques mots à voix basse pour recommander de nouveau le silence ; les soldats, surpris et charmés de se trouver sous le commandement de leur illustre général, et employés évidemment à quelque service de la plus haute importance, se conformaient avec la plus grande attention à ses ordres réitérés.

Ils traversèrent les rues de la petite ville dans l’ordre que nous avons exposé. Quelques bourgeois seulement qui étaient hors de chez eux, et qui avaient prolongé une orgie jusqu’à cette heure indue, se trouvèrent heureux d’échapper sans être vus par un fort détachement de soldats qui remplissaient l’office d’agents de police, et ne songèrent pas à s’informer ni du motif qui mettait cette troupe en mouvement à une telle heure, ni de la route qu’elle suivait.

La porte extérieure du parc avait toujours été, depuis l’arrivée du détachement à Woodstock, gardée par trois postes de soldats, afin d’intercepter toute communication entre la Loge et la ville. Spitfire, émissaire de Wildrake, qui avait été mainte fois dénicher des oiseaux dans le parc, ou y commettre d’autres maraudes de cette espèce, avait mis en défaut la vigilance de ces hommes, en escaladant une brèche qu’il connaissait à merveille dans une autre partie de la muraille.

Quelques mots furent échangés à voix basse entre ce détachement et l’avant-garde de Cromwell, conformément aux règles de la discipline. L’infanterie entra dans le parc et fut suivie par la cavalerie à laquelle on recommanda d’éviter le chemin ferré et de se tenir, autant que possible, sur le gazon qui bordait les deux côtés de l’avenue. On prit encore une autre précaution : deux soldats à pied furent détachés pour fouiller le bois à droite et à gauche, et faire prisonnier, ou, en cas de résistance, mettre à mort quiconque s’y trouverait caché pour quelque prétexte que ce fût.

Le temps se montra aussi propice à Cromwell qu’il l’avait été maintes fois dans le cours de son heureuse carrière. Le brouillard sombre qui jusque-là avait obscurci tous les objets, et rendu la marche dans le bois incertaine et difficile, avait laissé passage à la lune qui, après d’inutiles efforts, s’était ouvert un chemin à travers les vapeurs, et laissait voir son flambeau pâlissant au milieu du ciel qu’elle éclairait à demi, comme la lampe mouvante d’un anachorète éclaire sa cellule pendant qu’il sommeille. Le détachement était en vue de la Loge quand Holdenough dit tout bas à Éverard qui marchait à ses côtés : « Ne voyez-vous pas comme la lumière mystérieuse se promène dans la tour de l’incontinente Rosemonde ? Cette nuit décidera lequel est le plus puissant du diable des sectaires ou du diable de ces malveillants. Oh ! entonnez un hymne, car les enfants de Satan sont divisés les uns contre les autres. »

Le théologien fut interrompu par un sous-officier qui arriva précipitamment, mais sans bruit, pour lui dire d’une voix basse et sombre : « Silence ! prisonnier de l’arrière-garde ; silence, ou tu es mort ! »

Un moment après font le détachement s’arrêta, le mot de halte ayant couru de rang en rang et chacun obéissant aussitôt à cet ordre.

La cause de cette halte était le retour d’un des hommes envoyés en reconnaissance sur les flancs du corps principal ; il apportait à Cromwell la nouvelle qu’on avait vu une lumière dans le bois à quelque distance sur la gauche.

« Qu’est-ce que cela peut-être ? » dit Cromwell, sa voix sonore et forte se faisant entendre distinctement, même quand il parlait bas. « La voit-on bouger, ou rester en place ? — Autant que nous en pouvons juger, elle se meut, répondit le soldat à qui cette question s’adressait ; « c’est singulier, il n’y a pas de chaumière dans les environs. — Avec la permission de Votre Excellence, cela peut être une ruse de Satan, » dit le caporal Hungudgeon d’une voix nasillarde ; « il a de bien grands pouvoirs dans le parc, et depuis long-temps. — Avec la permission de Votre Idiotisme, vous êtes un âne, » lui répondit Cromwell ; mais aussitôt, se rappelant que le caporal avait été un des excitateurs ou tribuns des soldats, et qu’en conséquence il fallait le traiter avec des égards convenables, il ajouta : « Néanmoins si c’est le diable, avec l’aide du Seigneur, nous lui résisterons, et l’esprit de ténèbres fuira devant nous, Pearson, » dit-il, reprenant son laconisme militaire, « prends huit hommes, et vois ce qu’il y a là ; non… les coquins t’abandonneraient. Marche droit sur la Loge… investis-la de la manière dont nous sommes convenus ; fais en sorte qu’aucun oiseau ne puisse s’en échapper… Forme un double cercle de sentinelles au dedans et au dehors, mais ne donne pas d’alarme jusqu’à ce que je sois de retour. S’ils font quelque tentative pour s’évader, tue-les. » Il prononça cet ordre avec une énergie terrible. « Tue-les sur la place, répéta-t-il, n’importe qui que ce soit : cela vaut mieux que d’embarrasser la république de prisonniers. »

Pearson l’entendit, et se mit en devoir d’exécuter les ordres de son général.

De son côté, le futur Protecteur disposait la petite troupe qu’il avait gardée, de manière à ce qu’elle pût approcher en même temps dans diverses directions de la lumière qui excitait ses soupçons ; il donna l’ordre de s’avancer aussi près que possible, en prenant soin de ne pas s’écarter les uns des autres, et de se tenir prêts à se précipiter au même moment qu’il en donnerait le signal, qui consistait en un fort coup de sifflet. Voulant s’assurer de la vérité par ses propres yeux, Cromwell, qui avait, par inspiration naturelle, les ressources d’un vieux soldat, tandis que chez d’autres elles sont le fruit de l’éducation des camps et de l’expérience, se mit en marche vers l’objet de sa curiosité. Il se glissa d’arbre en arbre, avec le pas léger et la sagacité pénétrante d’un chasseur indien ; et, avant qu’aucun de ses gens ne se fût approché si près, il aperçut, à la clarté d’une lanterne posée à terre, deux hommes qui paraissaient avoir creusé à la hâte une espèce de fosse. À côté d’eux, quelque chose était étendu à terre, enveloppé dans la peau d’un daim, et ce quelque chose ressemblait fort au corps d’un homme mort. Ils s’entretenaient à voix basse, mais assez haut pour que leur dangereux auditeur pût parfaitement entendre ce qu’ils disaient.

« Enfin, dit le premier, c’est achevé. Voilà la plus difficile et la pire besogne que j’aie faite de ma vie : je crois qu’il ne me reste plus rien à attendre de bon ici-bas. Je ne sens plus mes bras ; et, chose étrange à dire ! j’avais beau travailler, je n’ai pu m’échauffer les jambes. — Quant à moi, je me suis échauffé autant qu’il faut, » répondit le docteur Rochecliffe haletant de fatigue.

« Mon cœur est glacé, reprit Jocelin ; j’ai peine à croire qu’il se réchauffe jamais. C’est étrange ! il semble qu’un charme ait été jeté sur nous : nous avons été près de deux heures à faire ce que Digger le fossoyeur aurait fait mieux que nous en une demi-heure. — Nous sommes de mauvais terrassiers, répondit le docteur Rochecliffe ; chacun s’entend à sa besogne… toi, à ton cor de chasse, moi, à mes chiffres… mais ne te décourage pas ; c’est la dureté du sol desséché par le froid, et un grand nombre de racines, qui ont rendu notre tâche difficile. Et maintenant que toutes les cérémonies religieuses ont été accomplies sur ce malheureux homme, que j’ai récité le service de l’Église, valeat quantum, déposons-le solennellement dans sa dernière demeure : on ne s’apercevra guère qu’il manque sur la terre. Allons, camarade, lève bravement la tête, comme un soldat que tu es. Nous avons lu le service de l’Église sur son corps ; quand les temps nous le permettront, nous le transporterons en terre consacrée, quoiqu’il soit indigne d’une telle faveur. Allons, aide-moi à le mettre en terre. Quand nous aurons jeté poussière sur poussière, nous attirerons des ronces et des broussailles sur la fosse ; mais ne te laisse pas abattre par cet accident comme une femme, et souviens-toi que tu es le maître de ton secret. — Je n’en puis répondre, répliqua Jocelin : le vent de la nuit, parmi les feuilles de ces arbres, racontera ce que nous avons fait ; les arbres eux-mêmes diront : Il y a un homme mort couché parmi nos racines. Les témoins se trouvent vite alors. — Ils sont trouvés, et bien promptement, » s’écria Cromwell s’élançant de derrière un buisson, saisissant Jocelin, et lui mettant son pistolet sur la gorge. Dans tout autre moment, et à toute autre époque de sa vie, le forestier, même assailli par un ennemi supérieur en nombre, aurait opposé une résistance désespérée ; mais l’horreur que lui avait inspirée le meurtre d’un ancien compagnon, quoique dans un cas de légitime défense, jointe à la fatigue et à la surprise, lui avait ôté son courage et ses forces ; il se laissa saisir aussi aisément qu’une brebis par le boucher. Le docteur Rochecliffe ne se rendit pas aussi vite ; mais les soldats qui se pressaient autour de lui s’en emparèrent.

« Que quelqu’un regarde, dit Cromwell, quel est le corps sur lequel ces pervers enfants de Bélial ont commis un meurtre ? Caporal Humgudgeon-Gràce-soit-ici, voyez si vous reconnaîtrez sa figure. — Aussi bien que je reconnaîtrais la mienne dans un miroir, » répondit le caporal d’une voix nasillarde, après avoir examiné les traits du mort avec le secours de leur lanterne. « En vérité, c’est notre fidèle frère dans la foi, Joseph Tomkins. — Tomkins ! » s’écria le général s’élançant vers le cadavre, et s’assurant de la vérité par ses propres yeux. « Tomkins !… et assassiné, comme l’indique ce coup qu’il a reçu à la tempe… Chiens que vous êtes, confessez la vérité ; vous l’avez assassiné parce que vous avez découvert sa trahison. Je devrais dire son dévouement pour la république d’Angleterre, et sa haine pour les complots dans lesquels vous avez entraîné son honnête simplicité. — Oui, dit Humgudgeon-Gràce-soit-ici, et pour outrager son cadavre par vos cérémonies papistes, comme si vous aviez introduit un potage froid dans sa bouche glacée. Je vous en prie, général, permettez qu’on enchaîne étroitement les prisonniers. — Non, non, caporal, répondit Cromwell, le temps nous presse… L’ami, vous que je crois être le docteur Antoine Rochecliffe, si je sais bien vos noms et prénoms, je vous donne le choix d’être pendu demain au point du jour, ou de racheter le meurtre que vous avez commis sur l’un des enfants du Seigneur, en nous révélant ce que vous savez des secrets renfermés dans cette maison. — En vérité, monsieur, je n’ai fait que remplir les devoirs de mon ministère en enterrant un mort ; quant à répondre à vos questions, je suis résolu pour mon propre compte, et j’engage mon compagnon de souffrance en cette circonstance… — Qu’on l’emmène, dit Cromwell ; je connais son entêtement depuis long-temps, quoique je l’aie fait plus d’une fois labourer dans mon sillon, quand il s’imaginait relever sa propre charrue. Qu’on l’emmène à l’arrière-garde. Amenez ici son compagnon. Approche donc de ce côté, plus près, plus près ; caporal, Grâce-soit-ici, tenez la main sur le ceinturon avec lequel il est garrotté. Nous devons prendre soin de notre vie, dans l’intérêt de ce malheureux pays, quoique, si nous ne considérions que ce qu’elle vaut, nous la risquerions pour la pointe d’une épingle, le ciel en est témoin. Maintenant, écoute-ami, camarade, choisis entre racheter ta vie par une confession sans réserve, ou être pendu à l’un de ces vieux chêne… cela te plaît-il ? — En vérité, mon maître, » répondit le forestier, affectant un air plus rustique qu’il ne lui était naturel, car ses fréquents entretiens avec sir Henri Lee avaient, jusqu’à un certain point, adouci et poli ses manières ; « Je pense que ce chêne porterait un gland beaucoup plus gros, et voilà tout. — Ne plaisante pas avec moi, l’ami, car je te déclare que je ne suis pas amateur de plaisanteries. Quels hôtes as-tu vu dans cette maison appelée la Loge ? — J’y ai vu de mon temps bien de nobles hôtes, maître ; les cheminées fumaient de la belle façon, il y a douze ans ; rien que l’odeur aurait fait le dîner d’un pauvre homme. — Coquin, te moques-tu de moi ? Dis-moi sur-le-champ quels hôtes il y a eu dernièrement à la Loge. Penses-y bien, mon ami. Sois assuré qu’en faisant ce que je te demande, non seulement tu sauveras ton cou de la corde, mais aussi tu rendras un signalé service à l’État, dont je ferai en sorte que tu sois généreusement récompensé. Car, en vérité, je ne suis pas de ceux qui veulent que la pluie tombe seulement sur les nobles et orgueilleuses plantes ; je voudrais plutôt, autant que cela dépend de mes pauvres désirs et de mes prières, qu’elle arrosât aussi la prairie et la moisson, afin de réjouir le cœur du laboureur, et, de même que le cèdre du Liban se glorifie de sa hauteur, de ses branches, de ses racines, le pauvre hysope, qui croît sur les murs, fleurit, etc. ; et, en vérité… me comprends-tu, maraud ? — Pas parfaitement, monsieur, répondit Jocelin ; mais on dirait que vous prêchez, et il y a un goût de doctrine dans ce que vous dites. — Eh bien ! en un mot, tu sais qu’un certain Louis Kerneguy, ou Carnego, ou quelque autre nom pareil, est caché à la Loge ? — Non, monsieur. — Je te promets mille livres, si tu peux me livrer ce jeune homme. — Mille livres ! c’est une belle somme, répondit Jocelin ; mais j’ai déjà plus de sang sur les mains que je ne le voudrais. Je ne sais pas jusqu’à quel point le prix du sang peut profiter. Au reste, pendu ou non, je ne veux pas essayer. — Emmenez-le à l’arrière-garde, dit Cromwell, et qu’il ne communique point avec le prisonnier qu’on vient d’arrêter. Que je suis fou de perdre mon temps à vouloir tirer du lait d’une mule ! Allons à la Loge ! »

Ils avancèrent en silence comme auparavant, malgré les difficultés qu’ils rencontraient, ne connaissant ni la route ni ses détours. Enfin ils s’entendirent interroger, à voix basse, par une de leurs sentinelles placées autour de la Loge, sur une double ligne, et si rapprochées les unes des autres, que personne n’aurait pu s’en échapper. Le rang extérieur était formé en partie de cavaliers postés sur la route et le terrain découvert, et de fantassins dans les endroits escarpés et fourrés. La ligne intérieure n’était composée que d’infanterie. Tous étaient sur le qui-vive, attendant quelque résultat important, intéressant, de l’entreprise extraordinaire où ils étaient engagés.

« Quelles nouvelles, Pearson ? » dit le général à son aide-de-camp, qui se hâta de s’approcher de lui ?

« Aucune. »

Cromwell conduisit l’officier en face de la porte de la Loge, et s’arrêta entre les deux lignes de sentinelles, de manière à ce que leur conversation ne pût être entendue.

Il continua alors les questions, lui demandant « s’il avait vu quelques lumières, quelque apparence de mouvement, quelque tentative de sortie, quelques préparatifs de défense ? — Tout est silencieux comme la vallée de l’ombre de la mort, comme la vallée de Josaphat. — Ne me parle pas de la vallée de Josaphat, Pearson. Ces paroles sont déplacées dans ta bouche. Parle franchement, en soldat enfin. Chacun a sa manière de parler ; la tienne doit être la franchise, non la sainteté. — Eh bien ! alors, rien n’a remué ; cependant, par hasard… — Ne me parle pas de hasard, Pearson, ou tu me donneras envie de te briser les dents. Je me défie toujours d’un homme qui parle un langage qui n’est pas le sien. — Corbleu, laissez-moi parler, à la fin, et je le ferai comme il plaira à Votre Excellence ! — Ton corbleu, ami, annonce peu de grâce, mais beaucoup de sincérité. Parle donc ; tu sais que je t’aime et me fie à toi. As-tu fait bonne garde ? Il faut que nous en soyons informés avant de donner l’alarme. — Sur mon âme, j’ai surveillé le château, comme le chat surveille le trou d’une souris ; j’ai fait une ronde aussi vite qu’un tournebroche. Il est impossible que qui que ce soit ait trompé notre vigilance, qu’on ait même remué dans la maison sans que nous ne l’ayons entendu. — C’est bien, je n’oublierai pas tes services, Pearson. Tu ne peux ni prêcher, ni prier, mais tu exécutes bien les ordres qu’on le donne, Gilbert Pearson, et cela fait compensation. — Je remercie Votre Excellence, mais je lui demande la permission de me conformer à l’esprit du temps. Un pauvre diable n’a pas le droit de se singulariser. »

Il se tut en attendant les ordres que Cromwell allait lui donner, et il n’était pas peu surpris que l’esprit vif et actif du général lui eût permis, dans un moment si critique, de parler de telles futilités à son aide-de-camp. Il le fut encore davantage, quand, à la lueur d’un rayon de lune plus brillant que de coutume, il vit Cromwell immobile, les mains appuyées sur son épée qu’il avait tirée de son ceinturon, et les yeux fixés vers la terre. Il attendit quelques instants avec impatience, et n’osant rompre le silence, de peur de changer cet accès inaccoutumé de mélancolie en colère ou en mauvaise humeur, il écouta les sons inarticulés qui s’échappaient des lèvres à demi ouvertes de son général, et les mots « dure nécessité, » qu’il répéta plusieurs fois, furent les seuls qu’il put distinguer. « Milord général, dit-il enfin, le temps passe. — Paix ! démon de l’activité, ne me presse point. Penses-tu, comme d’autres fous, que j’aie fait un pacte avec le diable pour réussir, et que je doive agir à heure fixe, de peur que le charme ne perde de sa puissance ? — Je pense seulement, milord général, que la fortune a mis entre vos mains ce que vous désiriez depuis long-temps, et que vous hésitez. »

Cromwell poussa un profond soupir et répondit : « Ah ! Pearson, dans ce monde de trouble, un homme appelé, comme moi, à faire de grandes choses dans Israël, a besoin d’être, comme disent les fictions poétiques, d’un métal endurci, inaccessible aux sentiments de la charité humaine, impassible, inébranlable. Le monde croira peut-être un jour, Pearson, que j’ai été ce que je viens de dire, un homme de fer, et fondu dans un moule de fer : ce sera faire injure à ma mémoire. Mon cœur est un cœur de chair, et mon sang est aussi doux que celui des autres. Quand j’étais chasseur, j’ai pleuré sur le héron que mon faucon jetait à terre ; je me suis affligé sur le lièvre qui criait sous la dent de mon chien. Crois-tu que ce soit une affaire de peu d’importance pour moi de mettre encore en danger la vie de ce jeune homme, quand le sang de son père est déjà sur ma tête ? Ils sont de la race des bons souverains anglais, sans doute, et ceux de leur parti les adorent comme des demi-dieux. On m’appelle parricide, usurpateur altéré de sang, pour avoir fait couler celui d’un homme afin de détourner le fléau, ou comme Achab fut tué afin qu’Israël pût de nouveau faire face à ses ennemis. Qui a dit du bien de moi depuis cette grande action ? Ceux qui y ont pris part voudraient que je fusse le bouc d’expiation ; ceux qui nous ont regardés sans nous aider agissent maintenant comme si la violence les avait réduits à l’inaction ; et quand je croyais qu’ils me couvriraient d’applaudissements pour la victoire de Worcester, dont le Seigneur m’a fait l’instrument, ils se détournent pour dire : « Ah ! ah ! le tueur de roi ! le parricide ! son séjour sera bientôt celui de la désolation. » En vérité, il est beau, Gilbert Pearson, d’être élevé au dessus de la multitude ; mais quand on sent que cette élévation attire plus de haine et de mépris que d’amour et de respect, c’est une chose cruelle à supporter pour un esprit doux et pour une conscience tendre et timide. Et Dieu m’est témoin que plutôt que de faire ce que je vais faire, je verserais vingt fois le meilleur de mon sang sur un champ de bataille. » Ici il fondit en larmes, ce qui n’était pas très naturel chez lui ; et cet excès d’attendrissement avait un caractère singulier. Ce n’était point alors l’effet du repentir, encore moins d’une complète hypocrisie ; c’était une suite du tempérament de cet homme extraordinaire, chez qui une politique profonde et un ardent enthousiasme se mêlaient à des mouvements hypocondriaques qui lui faisaient souvent donner de pareils spectacles toutes les fois qu’il allait, comme en cette circonstance, exécuter quelque grand projet.

Pearson, qui connaissait parfaitement le caractère de son général, ne fut pas moins surpris et confondu de cet accès d’hésitation et de repentir qui semblait paralyser subitement son esprit entreprenant. Après un moment de silence, il dit d’un ton assez sec : « S’il en est ainsi, Votre Excellence a mal fait de venir ici. Le caporal Humgudgeon et moi, le plus grand saint et le plus grand pécheur de l’armée, nous eussions fait l’affaire et partagé le crime et l’honneur. — Ah ! » dit Cromwell, comme piqué au vif, « voudrais-tu enlever la proie au lion ? — Si le lion, » répondit Pearson hardiment, « se conduit en chien de village qui tantôt aboie et semble vouloir tout dévorer, et tantôt fuit devant un bâton levé ou une pierre, je ne vois pas pourquoi je le craindrais. Si Lambert eût été ici, il aurait moins parlé, et plus agi. — Lambert ! que dis-tu de Lambert ? » lui demanda Cromwell vivement. — « Je dis seulement, répliqua Pearson, que j’ai long-temps hésité si je m’attacherais à lui ou à Votre Excellence, et je commence à douter n’avoir bien choisi, voilà tout. — Lambert ! » s’écria Cromwell avec impatience, mais en baissant la voix de peur qu’on ne l’entendît déprécier le caractère de son rival. « Qu’est-ce que Lambert ? un fou de tulipes, que la nature avait fait pour être jardinier hollandais à Delft ou à Rotterdam. Ingrat que tu es, qu’est-ce que Lambert aurait pu faire pour toi ? — Il ne serait pas resté indécis devant une porte fermée, répondit Pearson, quand le hasard lui offre les moyens d’assurer d’un seul coup sa fortune et celle de tous ceux qui l’ont suivi. — Tu as raison, Gilbert Pearson, » lui dit Cromwell en lui serrant affectueusement la main ; « que la moitié de ce grand compte te revienne, qu’il faille le rendre sur la terre ou dans le ciel. — Qu’il soit tout entier à ma charge dans l’autre vie, » dit Pearson avec chaleur, « et que Votre Excellence en ait tout le profit sur cette terre ! Retirez-vous à l’arrière-garde pendant que je vais forcer la porte, car il pourrait y avoir quelque danger s’ils faisaient une sortie désespérée. — Et quand ils la feraient, y a-t-il un de mes bras de fer qui craigne le feu ou l’acier moins que moi ? que dix hommes des plus déterminés nous suivent, deux armés de hallebardes, deux de mousquets et les autres de pistolets. Que leurs armes soient chargées, et qu’ils fassent feu sans hésiter si quelqu’un tente de résister ou de faire une sortie. Que le caporal Humgudgeon les accompagne ; et toi reste ici, et veille à ce que personne ne s’échappe, comme tu veillerais pour ton salut. »

Le général frappa alors à la porte avec le pommeau de son épée, d’abord deux ou trois fois, puis à coups redoublés qui retentirent dans le vieil édifice. Cette bruyante sommation fut répétée plusieurs fois sans produire le moindre effet.

« Qu’est-ce que cela signifie ? dit Cromwell : certainement ils n’ont pu s’échapper et laisser la maison vide. — Non, Je vous le garantis ; mais Votre Excellence frappe si vivement que vous ne leur laissez pas le temps de répondre. Écoutez, j’entends aboyer un chien et la voix d’un homme qui cherche à l’apaiser. Faut-il forcer la porte ou parlementer ? — Je leur parlerai le premier, dit Cromwell. Holà ! y a t-il quelqu’un ici ? — Qui fait cette question ? » demanda sir Henri Lee de l’intérieur ; « que voulez-vous ici à pareille heure ? — Nous venons avec un ordre de la république d’Angleterre, répondit le général. — Il faut que je le voie avant d’ouvrir un seul verrou ; nous sommes assez nombreux ici pour faire résistance : mes compagnons et moi nous ne rendrons ce poste que sur bonnes conditions, et nous n’en traiterons qu’en plein jour. — Puisque vous ne voulez pas reconnaître notre droit, vous allez éprouver notre pouvoir, reprit Cromwell. Prenez garde à vous dans l’intérieur. La porte tombera au milieu de vous avant cinq minutes. — Prenez plutôt garde à vous au dehors, » répondit le courageux sir Henri. « Nous faisons feu sur vous si vous tentez la moindre violence. »

Mais, hélas ! pendant qu’il tenait ce fier langage, toute sa garnison consistait en deux femmes effrayées ; car son fils, d’après le plan qu’ils avaient arrêté, s’était retiré dans les appartements secrets du château.

« Que peuvent-ils faire maintenant, monsieur ? » dit Phœbé en entendant un bruit semblable à celui d’une vrille de charpentier, mêlé à plusieurs voix d’hommes.

« Il mettent un pétard, » dit le chevalier avec le plus grand calme. « Je te connais pour une fille intelligente, Phœbé, et je vais t’expliquer cela : c’est un pot de métal, de même forme, à peu près, que les chapeaux en pain de sucre de ces coquins, si les bords étaient plus étroits. Il est rempli de quelques livres de poudre à canon. Puis… — Ciel ! nous allons sauter tous ! » s’écria Phœbé, qui ne s’était appesantie que sur le mot de poudre à canon dans toute cette description.

« Point du tout, folle que tu es ; conduis la vieille Jellycot dans l’embrasure de cette croisée, nous nous mettrons dans celle-ci, et j’aurai le temps de t’achever mon explication, car les ingénieurs ne me paraissent pas très habiles. Nous avions un Français à Newark qui aurait fait l’affaire aussi vite qu’on tire un pistolet. » Elles avaient à peine gagné la place de sûreté, que le chevalier continua son explication : « Le pétard étant formé, comme je viens de te le dire, est assujetti dans une planche forte et épaisse, appelée madrier, qu’on suspend ou plutôt qu’on attache à la porte qu’on veut forcer. Mais tu ne m’écoutes pas. — Serait-ce possible, sir Henri, quand nous pouvons être atteints par cette machine que vous décrivez. Oh, mon Dieu ! j’en deviendrai folle de peur. Nous serons écrasés ; nous allons sauter dans quelques minutes. — Nous n’avons rien à craindre de l’explosion, » répondit le chevalier gravement ; « elle agira principalement en ligne directe vers le milieu de la chambre, et cette profonde embrasure nous garantit assez de quelques fragments qui pourraient être lancés latéralement. — Mais ils nous tueront, quand ils seront entrés. — Ils te feront quartier, Phœbé. Et si je n’envoie pas une couple de balles à ce coquin d’ingénieur, c’est pour ne point m’exposer à la peine prononcée par la loi martiale, qui condamne à être passée au fil de l’épée toute personne qui défend un poste non tenable. Je ne pense pas toutefois que la rigueur de la loi puisse vous atteindre, toi et la dame Jellycot, puisque vous ne portez pas d’armes. Si Alice eût été ici, elle eût pu nous être utile, car elle sait manier un fusil. »

Phœbé aurait pu alléguer ses exploits comme ayant plus de rapport aux batailles que tout ce que la jeune mistress pouvait avoir jamais fait ; mais elle était tellement effrayée de ce que lui avait dit le chevalier sur le pétard, qu’elle attendait quelque terrible catastrophe, dont elle ne comprenait pas au juste la nature, malgré les explications libérales de sir Henri.

« Ils sont singulièrement maladroits, dit sir Henri. Le petit Boutirlin aurait déjà fait sauter toute la maison. Ah, le drôle ! il creusait la terre comme un lapin. S’il était ici, que jamais je ne bouge ! si Je ne les avais pas contreminés, et

C’est un plaisir de voir l’habile ingénieur
Périr par le pétard dont il est l’inventeur,


dit notre immortel Shakspeare. — Oh, mon Dieu ! le pauvre homme est fou, pensa Phœbé. Oh, monsieur ! ne feriez-vous pas mieux de laisser les comédies et de penser à votre fin, » ajouta-t-elle tout haut, troublée par la terreur.

« Si je n’y étais pas préparé depuis long-temps, répondit le chevalier, je ne verrais pas arriver ce moment avec autant de calme :

Je m’en vais à la mort d’un air aussi dispos
Que si j’allais goûter un bienfaisant repos :
La loyauté toujours, aux pièges inhabile,

S’avance avec un cœur tranquille.

Il avait à peine achevé sa citation, qu’un large trait de feu brilla du dehors par les fenêtres de la salle, à travers les grosses barres de fer qui les fermaient. C’était une flamme large et décolorée qui jeta une lueur rouge sombre sur les vieilles armures, comme si c’eût été la réflexion d’un incendie. Phœbé jeta un cri, et, dans ce moment d’effroi, oubliant le respect qu’elle devait à son maître, elle saisit le manteau et le bras du chevalier, tandis que dame Jellycot, seule dans sa niche, ayant l’usage de la vue, mais n’entendant rien, criait comme un hibou quand la lune brille tout-à-coup.

« Prends garde, Phœbé, dit le chevalier ; tu m’empêcheras de me servir de mon arme, si tu te suspends ainsi à mon bras. Les imbéciles ! ils ne peuvent attacher leur pétard sans se servir de torches ! Il faut que je profite de ce moment ; souviens-toi de ce que je t’ai dit pour gagner du temps. — Oh, monsieur ! oui, monsieur, je dirai tout ce que vous voudrez. Oh, mon Dieu ! quand sera-ce fini ! Ah ! ah ! » et elle poussa deux cris effrayants. « J’entends un sifflement comme celui d’un serpent. — C’est la fumée, comme nous appelons, nous autres militaires, répondit le chevalier ; c’est-à-dire, Phœbé, la mèche qui met le feu au pétard, et qui est plus ou moins longue, selon la distance… »

Le discours du chevalier fut interrompu par une terrible explosion, qui, comme il l’avait annoncé, mit la porte en pièces, toute forte qu’elle était, et brisa toutes les vitres des croisées, avec les héros et les héroïnes peints depuis des siècles sur cette fragile matière. Les femmes poussèrent de grands cris auxquels Bévis répondit par ses aboiements, quoiqu’il fût renfermé à une grande distance du lieu de la scène. Le chevalier se débarrassant, non sans peine, de Phœbé, s’avança dans le vestibule, à la rencontre de ceux qui s’y précipitaient avec des torches allumées et les armes à la main.

« Mort à ceux qui résistent ! quartier pour ceux qui se rendent ! » s’écria Cromwell en frappant du pied. « Qui commande la garnison ? — Sir Henri Lee de Ditchley, » répondit le vieux chevalier en s’avançant ; « comme sa garnison ne consiste qu’en deux faibles femmes, il est forcé de se soumettre, malgré tout le désir qu’il aurait eu de résister, — Qu’on désarme ce rebelle opiniâtre ! s’écria Olivier. N’avez-vous pas honte, monsieur, de me retenir devant la porte d’une maison que vous ne pouvez pas défendre… Portez-vous une barbe si blanche sans savoir que la loi martiale punit de la corde le refus de rendre un poste qui n’est pas tenable ? — Ma barbe et moi, répondit le vieillard, nous nous sommes entendus à ce sujet, et nous sommes parfaitement d’accord. Il vaut mieux courir risque d’être pendu comme un honnête homme, que d’abandonner son poste comme un traître et un lâche. — Ah ! tu crois ? tu as sans doute de puissants motifs pour placer ainsi ta tête dans un nœud coulant. Mais je te parlerai tout à l’heure. Holà ! Pearson, Gilbert Pearson, prends ce papier ; emmène avec toi cette vieille femme ; fais-toi conduire par elle dans les divers endroits qui y sont indiqués ; cherche partout, et arrête ou tue à la moindre résistance tous ceux que tu y trouveras. Fais attention aux différents points désignés comme pouvant couper les communications entre les diverses parties de la maison ; le carré du grand escalier, la grande galerie, etc. ; surtout ne fais point de mal à cette femme. Le plan joint à ce papier t’indiquera les points à garder, quand elle ne pourrait ou ne voudrait les enseigner. Que le caporal, escorté par un peloton, m’amène le vieillard et la jeune fille dans quelque chambre, dans le parloir, par exemple, qui porte, je crois, le nom de Victor Lee, nous échapperons à cette odeur étouffante de poudre. »

À ces mots, et sans avoir besoin de guide, il se dirigea vers l’appartement en question. Sir Henri fut très surpris de voir le général montrer la route sans hésiter, ce qui semblait indiquer une connaissance plus complète de Woodstock, qu’il n’eût fallu pour la réussite de son dessein, qui était d’engager les républicains en une recherche inutile dans le labyrinthe de la Loge.

« Je vous ferai maintenant quelques questions, vieillard, » dit le général quand ils furent arrivés dans la chambre ; « et je vous avertis que vous ne pouvez concevoir quelque espoir de pardon des continuels efforts que vous avez faits contre la république, qu’en me répondant avec précision. »

Sir Henri s’inclina. Il aurait voulu parler, mais il sentit sa colère s’enflammer, et il craignit de ne pouvoir la maîtriser avant d’avoir remplir le rôle qu’il s’était imposé, pour donner au roi le temps de s’échapper.

« Quelles sont les personnes que vous aviez ici dernièrement, sir Henri Lee ? Quels hôtes ? Qui vous est venu visiter ? Nous savons que vos moyens ne vous permettent plus de recevoir comme par le passé, de sorte que la liste de vos hôtes ne peut fatiguer votre mémoire. — Bien loin de là, » répondit le chevalier avec un calme qui ne lui était pas ordinaire ; « ma fille et récemment mon fils, étaient mes hôtes, et j’avais ces deux femmes, avec Jocelin Joliffe, pour nous servir. — Je ne veux point parler des membres de votre famille : mais qui aviez-vous encore ici comme hôtes ou comme rebelles fugitifs cherchant un asile ? — Il peut y en avoir eu des uns et des autres, plus que je ne pourrais me le rappeler ; je me souviens cependant que mon neveu Éverard est venu ici un matin, ainsi qu’un jeune homme de sa suite, je crois nommé Wildrake… — N’avez-vous point reçu aussi un jeune Cavalier nommé Louis Kerneguy ? — Je ne me rappelle point ce nom, dussé-je être pendu. — Kerneguy ou quelque autre nom, nous ne nous querellerons pas pour la prononciation ? — Un jeune Écossais, appelé Louis Kerneguy a été mon hôte, et il est parti ce matin pour le Dorsetshire. — Ce matin ! » s’écria Cromwell en frappant du pied ; « comme la fortune se joue de nous quand elle paraît nous être le plus favorable. Quel chemin a-t-il pris, vieillard ? Quel cheval monte-t-il ? Qui l’accompagne ? — Mon fils est avec lui ; il l’a amené ici comme le fils d’un lord écossais. Je vous prie, monsieur, de mettre fin à ces questions ; car, bien que je vous doive, comme

dit Shakspeare :

Respect pour ton haut rang, comme honneur par semblant,
Au diable même assis sur son trône brûlant ;


je sens que ma patience se lasse. »

Cromwell parla à l’oreille d’un caporal, qui, à son tour, donna des ordres à des soldats, qui quittèrent la chambre.

« Tenez le chevalier à l’écart ; nous interrogerons cette jeune fille, dit le général. As-tu vu, dit-il à Phœbé, un certain Louis Kerneguy, se disant page écossais, qui est venu ici il y a peu de jours ? — Certainement, monsieur, je ne l’ai pas oublié, et je vous assure qu’une fille de bonne mine qui se trouvera sur son chemin ne l’oubliera pas plus que moi. — Ah, vraiment ! je crois que la jeune fille sera plus véridique. Quand a-t-il quitté cette maison ? — Je ne m’inquiète pas de ce qu’il fait ; car je suis trop contente quand je puis éviter de le rencontrer. Je ne sais s’il est parti maintenant, mais je pourrais vous affirmer qu’il était ici il y a quelques heures. Il a passé près de moi dans le corridor qui conduit du vestibule à la cuisine. — Comment avez-vous su que c’était lui ? — J’en ai eu une preuve assez convaincante ; là, monsieur, pourquoi me faire de pareilles questions ? » répondit Phœbé en baissant la tête.

Humgudgeon prit alors la parole avec la liberté d’un coadjuteur : « Véritablement si cette fille doit dire quelque chose d’inconvenant, je demande à Votre Excellence la permission de me retirer, de peur que mes méditations de la nuit ne soient troublées par de telles paroles. — Ce vieillard me fait pitié ; qui parle de décence ou d’indécence ? Maître Louis ne m’a pris qu’un baiser ; c’est la vérité, et il faut la dire. »

Humgudgeon poussa un gémissement, et Cromwell retint à grand’peine un éclat de rire. « Tu nous as donné d’excellentes preuves, Phœbé, lui dit le général ; et si c’est la vérité, tu auras ta récompense. Voici notre envoyé qui revient de l’écurie. — Il n’y a pas la moindre apparence qu’il y ait eu des chevaux dans l’écurie depuis un mois. Il n’y a ni litière sur le pavé, ni foin dans les râteliers, les coffres à avoine sont vides, et les mangeoires remplies de toiles d’araignée. — Oui, oui, dit le vieux chevalier ; il y eut un temps où j’avais vingt bons chevaux dans mon écurie, ainsi qu’un nombre suffisant de palefreniers et de garçons d’écurie pour en avoir soin. — En attendant, l’état présent de votre écurie ne confirme guère ce que vous nous avez dit, qu’il y avait ce matin des chevaux sur lesquels ce Kerneguy et votre fils ont pris la fuite pour échapper à notre justice. — Je n’ai point dit que les chevaux fussent en cet endroit, répondit le chevalier ; j’ai des chevaux et des écuries ailleurs. — Fi ! fi ! c’est honteux ! Comment, avec votre barbe blanche, je vous le demande encore, vous osez rendre un faux témoignage ! — Sur ma foi, monsieur, c’est un métier à faire fortune, et je ne m’étonne pas que vous, qui en vivez, soyez si sévère contre ceux qui se mêlent de ce commerce de contrebande. Mais ce sont les temps et les gouvernants, qui rendent trompeuses les barbes blanches. — Tu es, l’ami, un rebelle aussi facétieux que hardi ; mais, crois-moi, je serai quitte envers toi avant que nous nous séparions. Où conduisent ces portes ? — Aux chambres à coucher. — Aux chambres à coucher ? pas ailleurs ? » dit le général d’une voix qui indiquait que son esprit était tellement occupé, qu’il n’avait pas bien compris sa réponse. — Qu’y voyez-vous d’étrange, monsieur ? Je vous dis que ces portes conduisent aux chambres à coucher, où les honnêtes gens trouvent le sommeil et les coquins restent éveillés. — Vous chargez encore votre compte, sir Henri, mais nous le réglerons intégralement. »

Pendant toute cette scène, Cromwell, quelle que fût l’incertitude intérieure de son esprit, conserva le plus grand calme dans son langage et ses manières, comme s’il n’eût pas été plus intéressé à ce qui se passait qu’un militaire qui exécute une consigne. Mais la contrainte qu’il imposait à ses sentiments n’était que

« Le calme d’un torrent avant qu’il ne s’élance[93]. »

La marche de sa résolution fut d’autant plus rapide, qu’elle n’était précédée ni suivie d’aucune violence dans l’expression. Il se jeta sur une chaise d’un air qui indiquait, non pas l’indécision, mais une détermination qui n’attendait que le signal pour agir. Cependant le chevalier, comme s’il eût résolu de ne rien abandonner des privilèges de son rang et de sa place, s’assit à son tour, et, se couvrant de son chapeau qui était sur une table, regarda le général d’un air calme et indifférent. Les soldats entouraient l’appartement, les uns avec des torches qui y répandaient une clarté sombre et livide, les autres appuyés sur leurs armes. Phœbé, les mains croisées, les yeux levés vers le plafond, ses joues ordinairement vermeilles ne portant alors au une trace de couleur, restait debout comme un accusé qui attend sa condamnation et l’ordre de son exécution.

Des pas lourds se firent entendre, et Pearson revint avec quelques soldats. Il paraît que c’était là ce que Cromwell attendait. Il se leva, et demanda à la hâte : « Quelles nouvelles, Pearson ? As-tu fait des prisonniers, ou tué quelques rebelles pour ta défense ? — Non, général. — Et tes sentinelles ont-elles été disposées conformément à l’écrit de Tomkins, et dans un ordre convenable ? — On y a mis le plus grand soin. — Es-tu bien sûr, » dit Cromwell en le tirant à l’écart, « qu’aucune précaution n’a été négligée ? Songe que quand nous serons engagés dans les communications secrètes, tout serait perdu si celui que nous cherchons pouvait s’échapper dans les appartements, et de là peut-être dans la forêt. — Milord général, il suffit d’avoir placé des sentinelles à tous les endroits indiqués sur le papier, avec la consigne la plus stricte d’arrêter, et, au besoin, de tuer quiconque voudrait passer. J’ai donné ces ordres à des hommes qui ne manqueront pas de les exécuter. S’il faut quelque chose de plus, Votre Excellence n’a qu’à parler. — Non, non, non, Pearson, c’est fort bien comme cela. Cette nuit passée, et si elle se termine comme nous le désirons, ta récompense est assurée ; mais maintenant à la besogne. Sir Henri Lee, ouvrez le ressort secret de ce portrait d’un de vos ancêtres ; allons, épargnez-vous l’embarras et le péché du mensonge ou de la dissimulation, et ouvrez, vous dis-je, ce ressort sur-le-champ. — Quand je vous reconnaîtrai pour mon maître, et que je porterai votre livrée, je pourrai obéir à vos ordres ; et encore, faudra-t-il que je les comprenne. — Allons, dit Cromwell à Phœbé, ouvre ce ressort ; tu savais bien le faire quand tu as aidé à la farce des lutins de Woodstock, et effrayé Mark Éverard lui-même, que je croyais plus sensé. — Ciel ! que ferai-je, monsieur ? » dit Phœbé regardant le chevalier ; « ils savent tout ; que faire ? — Sur ta vie, tiens bon jusqu’au dernier moment ; chaque minute vaut un million. — Ah ! entends-tu, Pearson ? » dit Cromwell à l’aide-de-camp ; puis frappant du pied, il ajouta : « Ouvrez ce ressort, ou j’emploierai les leviers et la hache. Un second pétard fera plutôt l’affaire. Appelez l’ingénieur. — Ciel, monsieur ! s’écria Phœbé ; un autre pétard me tuera. Je vais ouvrir le ressort. — Fais comme tu voudras, lui répondit sir Henri ; ils n’en tireront pas grand profit. »

Soit agitation réelle, soit désir de gagner du temps, Phœbé fut quelques minutes avant de pouvoir ouvrir le secret. En effet, il avait été confectionné avec art, et le ressort qu’il fallait faire jouer était caché dans le cadre du portrait parfaitement fixé à la boiserie ; et on n’apercevait rien qui indiquât le moyen de faire mouvoir le portrait, ainsi que Mark Éverard s’en était assuré. Il s’ouvrit pourtant à la fin, et laissa voir une étroite ouverture, avec un escalier montant d’un côté dans l’épaisseur du mur. Cromwell était alors comme un chien de chasse qu’on vient de détacher, et qui aperçoit le gibier. « Allons, Pearson, cria-t-il, tu es plus leste que moi ; allons, caporal ; » puis, avec une agilité qu’on n’aurait pas attendue de sa taille et de son âge, car il n’était pas de la première jeunesse, il s’écria en s’élançant : « En avant ceux qui ont des torches ! » Il les suivit tous comme un actif piqueur suit les chiens pour les stimuler et les diriger en même temps, et ils entrèrent dans le labyrinthe que le docteur Rochecliffe a décrit dans les Merveilles de Woodstock.


CHAPITRE XXXIV.

PRISE DU CHÂTEAU.


Le roi, pour se mettre à l’abri de la jalousie de la reine, construisit à Woodstock des souterrains tels qu’on n’en vit jamais. Ils furent construits avec beaucoup de soin, en pierres et en fortes charpentes. Cent cinquante portes s’y trouvaient, et elles s’entremêlaient avec tant d’art que, sans un peloton de fil, on ne pouvait ni y entrer ni en sortir.
Ballade de la belle Rosemonde.


La tradition du pays, ainsi que quelques témoignages historiques, confirment l’opinion qu’il exista dans l’antique Loge royale de Woodstock, un labyrinthe ou suite d’appartements et de passages souterrains construits par Henri III, pour mettre sa maîtresse, Rosemonde Clifford, à l’abri de la jalousie de la reine, la célèbre Éléonore. À la vérité, le docteur Rochecliffe, dans un de ces accès de contradictions qu’éprouvent souvent les antiquaires, fut assez hardi pour contester le motif présumé de ce labyrinthe de chambres et de corridors pratiqués dans les murs de cet ancien château ; mais on ne peut nier que, dans la construction de cet édifice, quelque architecte normand n’ait déployé, comme on en a vu souvent beaucoup d’exemples, la plus ingénieuse habileté à établir des passages secrets et des retraites cachées. Il y avait des escaliers qui montaient uniquement, à ce qu’il semblait, pour redescendre ensuite ; des passages qui, après avoir tourné long-temps, vous ramenaient dans l’endroit d’où vous étiez parti ; des trappes, des bascules, des panneaux et des fausses portes. Quoiqu’Olivier s’aidât d’une espèce de plan, tracé et transmis par Joseph Tomkins, qui, employé autrefois au service du docteur Rochecliffe, avait pu connaître parfaitement les localités ; cependant ce plan se trouva défectueux, et, de plus, les obstacles les plus sérieux les arrêtaient à chaque pas, tels que des portes épaisses, des murailles, et des grilles en fer ; de telle sorte qu’ils marchaient à l’aventure, ne sachant s’ils approchaient de l’extrémité du labyrinthe ou s’ils s’en éloignaient. Ils furent obligés d’envoyer chercher des ouvriers avec des marteaux et autres instruments pour forcer deux ou trois de ces portes, qu’on ne put ouvrir autrement. Accablés de fatigue dans ces sombres passages, où ils étaient de temps en temps presque suffoqués par la poussière qu’ils faisaient en abattant des murs, les soldats eurent besoin d’être relevés plus d’une fois, et le gros caporal Grâce-soit-ici lui-même soufflait et haletait comme une baleine échouée. Cromwell seul continuait ses recherches actives avec un zèle infatigable ; il encourageait les soldats, les exhortant, de la manière la plus propre à les toucher, à ne pas se laisser abattre par le manque de foi. Il plaçait de temps à autre des sentinelles, afin de s’assurer la possession du terrain qu’ils avaient déjà parcouru. Son œil attentif et vigilant découvrit, avec un sourire d’ironie, les cordes et les machines qui avaient servi à renverser le lit du pauvre Desborough, et quelques restes des divers déguisements, ainsi que les différents passages secrets au moyen desquels on s’était joué de Desborough, Bletson et Harrison. Il les fit remarquer à Pearson, sans autre commentaire que cette exclamation : « Les imbéciles ! »

Mais ceux qui l’accompagnaient commençaient à perdre courage, et il fallut toute son ardeur pour les ranimer. Il appela leur attention sur des voix qui semblaient se faire entendre devant eux, et les leur présenta comme une preuve qu’ils étaient sur les traces de quelque ennemi de la république qui s’était réfugié dans cette forteresse extraordinaire pour exécuter ses complots perfides.

Enfin, malgré toutes ses exhortations, le courage de ses soldats s’abattit ; ils parlaient à voix basse des lutins de Woodstock, qui peut-être les conduisaient vers une chambre qu’on disait exister dans le palais, où le plancher, s’abaissant en bascule, précipitait ceux qui y entraient dans un abîme sans fond. Humgudgeon leur dit ensuite qu’il avait consulté le matin les Écritures, et que le hasard l’avait fait tomber sur ce passage : Eutyche tomba du troisième étage. Cependant, l’énergie et l’autorité de Cromwell, quelques vivres et des liqueurs fortes qu’il fit distribuer à ses soldats, les décidèrent à continuer leur tâche.

Néanmoins, malgré tous leurs efforts, le matin les surprit avant qu’ils eussent atteint l’appartement du docteur Rochecliffe, où ils n’arrivèrent que par un chemin beaucoup plus difficile que celui que suivait le docteur lui-même. Mais là leur habileté fut longtemps en défaut. À en juger par les différents objets qu’ils y trouvèrent, tels que les débris d’un souper et un lit tout préparé, ils pensèrent avoir atteint le centre du labyrinthe ; des divers passages qui aboutissaient en ce lieu, les uns venaient de pièces déjà explorées, et les autres menaient à des parties de la maison où les sentinelles assurèrent que personne n’était encore passé. Cromwell resta long-temps dans l’indécision. Il ordonna cependant à Pearson de prendre les écritures en chiffres et les papiers les plus importants qui étaient sur la table. « Bien qu’il y ait là peu de chose, dit-il, que je ne connaisse déjà par Tomkins le fidèle ; honnête Joseph ! habile et parfait agent ! on ne trouvera pas ton pareil en Angleterre ! »

Après un intervalle assez long, pendant lequel il sonda avec le pommeau de son épée presque toutes les pierres du bâtiment et toutes les planches du plafond, le général ordonna d’amener en ces lieux le vieux chevalier et le docteur Rochecliffe, dans l’espoir de tirer d’eux quelque explication des secrets de cet appartement.

« Si Votre Excellence veut me confier ce soin, » dit Pearson, qui n’était qu’un soldat de fortune, et avait été boucanier dans les Indes occidentales, « je pense qu’avec une corde de fouet serrée autour de leur front, et tournée avec la baguette d’un pistolet, je pourrai faire sortir la vérité de leurs bouches, ou les yeux de leurs têtes. — Fi ! Pearson, » répliqua Cromwell avec horreur ; nous ne devons pas montrer tant de cruauté ni comme Anglais ni comme chrétiens. Nous pouvons tuer les rebelles que nous rencontrons, comme des animaux nuisibles ; mais les torturer, c’est un péché mortel ; car il est écrit : « Il les a faits pour être pris en pitié par ceux qui les emmèneront captifs. » Je révoque même l’ordre que je viens de donner, espérant qu’il nous sera accordé assez de sagesse pour découvrir leurs artifices. »

Il y eut encore un moment de silence, pendant lequel une idée s’offrit à l’esprit de Cromwell. « Apportez-moi ce tabouret, » dit-il ; et, le plaçant au dessous d’une des deux fenêtres qui étaient si élevées qu’on ne pouvait y atteindre du plancher, il monta sur le bord de la croisée, qui avait, comme la muraille, six à sept pieds de largeur. « Viens ici, Pearson, lui dit-il ; mais auparavant fais doubler la garde au pied de la tour appelée l’Échelle d’amour, et qu’on y porte un pétard. Maintenant viens ici. »

L’officier, quoique brave sur le champ de bataille, était un de ces hommes qui, placés à une grande élévation, éprouvent des faiblesses et des vertiges. Il recula à la vue du précipice sur le bord duquel Cromwell se tenait avec une entière indifférence, jusqu’à ce que le général, le saisissant par le bras, le fit avancer. « Je crois, dit Cromwell, avoir saisi le fil : mais par la lumière qui nous éclaire ce n’est pas trop facile. Vois, nous sommes presque au sommet de la tour de Rosemonde, et cette autre qui s’élève en face de nous, est celle qu’on appelle l’Échelle d’Amour, et d’où s’abaissait un pont-levis qui conduisait le tyran normand débauché dans l’appartement de sa maîtresse. — C’est vrai, milord ; mais le pont-levis n’existe plus. — Non, Pearson ; mais un homme agile peut s’élancer de l’endroit où nous sommes sur le plateau de cette tour. — Je ne le crois pas, milord — Quoi ! pas même si le vengeur du sang était derrière vous, son arme exterminatrice à la main ? — La crainte de la mort peut faire beaucoup, dit Pearson ; mais quand je considère cette effrayante profondeur, et la distance qui nous sépare de la tour, et qui est de douze pieds au moins, je vous assure, et vous avouerai même, qu’il faudrait que le danger fût bien imminent pour me décider à le tenter. Rien qu’en y pensant la tête me tourne ; je tremble de voir Votre Altesse ici, et se balançant comme si elle voulait sauter. Je vous le répète, quand il le faudrait pour me sauver la vie, je pourrais à peine me tenir aussi près du bord que Votre Altesse. — Esprit bas et dégénéré ! âme de boue et d’argile, ne le ferais-tu pas, et bien plus encore pour la possession d’un empire ? c’est-à-dire, » continua-t-il, et changeant de ton comme un homme qui craint d’en avoir trop dit, « si tu étais appelé à passer par cette épreuve, afin que devenant un grand homme dans les tribus d’Israël, tu pusses racheter la captivité de Jérusalem, et peut-être achever quelque grand œuvre pour le peuple affligé de ce pays. — Votre Altesse peut avoir une telle vocation ; mais il n’en est pas de même du pauvre Gilbert Pearson, son fidèle serviteur. Vous me plaisantiez bien quand je parlais votre langage, et je ne suis pas plus capable d’accomplir vos grands projets que de parler à votre mode. — Mais, Pearson, tu m’as appelé trois fois, quatre fois même, Votre Altesse. — Vous pensez, milord ? Je ne m’en suis point aperçu. Je vous en demande pardon. — Ce n’est point là une offense Je suis à la vérité à une grande hauteur, et je puis encore monter plus haut ; cependant, hélas ! il vaudrait mieux, pour une âme simple comme la mienne, que je retournasse à ma charrue. Néanmoins je ne lutterai pas contre la volonté divine, quand je serais appelé à faire encore plus pour cette sainte cause : car certainement celui qui a été pour notre Israël comme un bouclier de secours et une épée de triomphe, qui a fait plier ses ennemis sous lui, n’abandonnera pas le troupeau à ces insensés de pasteurs de Westminster, qui tondent les brebis et ne les nourrissent pas, et qui sont dans le fait plutôt des mercenaires que des pasteurs. — J’espère voir Votre Excellence les jeter en bas de l’escalier ; mais pourquoi parler ainsi, avant de nous être assurés de l’ennemi commun ? — Je n’ai pas un instant à perdre, Pearson ; ferme toutes les communications de l’Échelle d’amour, puisque c’est ainsi que l’on appelle cette tour, car je suis presque certain que celui que nous avons poursuivi de refuge en refuge toute la nuit a enfin sauté de l’endroit où nous sommes sur cette plate-forme. La tour étant bien gardée en bas, la place de refuge qu’il a choisie deviendra une souricière d’où il ne pourra sortir. — Il y a un baril de poudre dans ce cabinet, milord ; ne serait-ce pas le mieux de miner cette tour s’il ne veut pas se rendre, et de l’envoyer avec tout ce qu’elle contient à cent pieds en l’air. — Ah ! étourdi ! » dit Cromwell en lui frappant familièrement sur l’épaule, « si tu avais agi sans m’en parler, tu m’eusses rendu un bon service ; mais nous allons d’abord d’ici sommer la tour, ensuite nous verrons si le pétard suffira. Nous pourrons essayer les mines à la fin, sans faire les sommations là-bas. »

Les trompettes sonnèrent d’après l’ordre de Pearson, de manière à faire retentir toutes les retraites et tous les souterrains de ces vieilles murailles. Cromwell, comme s’il ne se souciait pas de se trouver en présence de l’individu qu’il croyait devoir paraître, recula, comme un nécromancien effrayé du spectre qu’il a évoqué.

« Il est venu sur la plate-forme, » dit Pearson au général.

« Comment est-il ? quel est son vêtement ? » répondit Cromwell de l’intérieur de la chambre.

« Habit gris galonné en argent, bottes rougeâtres, chapeau gris avec une plume, cheveux noirs. — C’est lui ! c’est lui, dit Cromwell ; le ciel m’accorde une faveur qui couronne les autres ! »

Pearson et le jeune Lee échangèrent quelques paroles de leurs postes respectifs. — Rendez-vous, dit le premier, ou nous vous ferons sauter avec votre tour. — Je descends de trop haute race pour me rendre à des rebelles, » répondit Albert avec le ton qu’un roi aurait pris en pareille circonstance.

« Je vous prends tous à témoin qu’il a refusé quartier, » s’écria Cromwell triomphant ; « que son sang retombe sur sa tête. Qu’un de nous descende le baril de poudre. Comme il aime à prendre un grand essor, nous y ajouterons ce que nous pourrons trouver dans les bandoulières de nos soldats. Viens avec moi, Pearson, ce genre d’opération te convient. Caporal Grâce-soit-ici, tenez-vous sur la plate-forme de la fenêtre où nous étions tout à l’heure, le capitaine Pearson et moi, et dirigez la pointe de votre pertuisane contre quiconque essaierait de passer ; tu es fort comme un bœuf, et je te garantirais contre le désespoir même. — Mais, » dit le caporal montant avec répugnance, « cet endroit est comme le pinacle du temple, et il est écrit qu’Eutyche tomba du troisième étage, et fut relevé mort. — Parce qu’il s’était endormi à son poste, » répondit Cromwell avec empressement ; « ne te lasse point de veiller et tu ne tomberas pas. Que quatre soldats restent ici pour secourir le caporal si cela est nécessaire, et qu’ils se retirent avec lui dans le passage voûté dès que les trompettes sonneront la retraite. Il est aussi solide qu’une casemate, et vous n’y avez rien à craindre des effets de la mine. Toi, Zorobabel Robins, tu seras leur caporal postiche[94]. »

Robins s’inclina, et le général s’éloigna pour rejoindre ceux qui étaient sortis.

Comme il atteignait la porte du vestibule, il entendit l’explosion du pétard et vit qu’il avait réussi, car les soldats se précipitèrent en brandissant leurs épées et leurs pistolets dans la poterne de la tour dont la porte avait été brisée. Un tressaillement de joie, mêlé d’horreur, émut un instant l’ambitieux soldat.

« Maintenant, maintenant ils le tiennent ! » s’écria-t-il.

Son attente fut trompée. Pearson et les autres revinrent désappointés, et rapportèrent qu’ils avaient été arrêtés par une porte en barres de fer qui fermait le petit escalier ; et ils avaient vu un obstacle du même genre dix pieds au dessus. Tenter de forcer ces grilles quand un homme désespéré et bien armé avait sur eux l’avantage de la position, c’était exposer beaucoup de monde. « Nous devons les épargner, dit le général. Que me conseilles-tu, Pearson ? — Il faut avoir recours à la poudre, milord, » répondit Pearson, qui vit son maître déterminé à lui laisser tout le mérite de l’affaire. « On peut aisément établir une chambre convenable au pied de la tour. Nous avons par bonheur une saucisse pour faire la traînée, et… — Ah ! dit Cromwell, je sais que tu t’y entends fort bien. Je vais aller visiter les postes et leur ordonner de se mettre à l’abri quand la retraite sonnera. Tu leur laisseras pour cela cinq minutes. — Trois doivent leur suffire, répondit Pearson, et il faudrait qu’ils fussent boiteux s’il leur en fallait davantage. Je n’en demande qu’une, moi qui mettrai le feu. — Aie soin qu’on écoute ce malheureux, s’il demande quartier ; il peut se repentir de sa dureté de cœur et demander merci. — On lui accordera merci, répondit Pearson, pourvu qu’il le demande assez haut pour que je l’entende ; car l’explosion de ce maudit pétard m’a rendu sourd comme la femme du diable. — Chut ! Gilbert, chut ! vos paroles ne sont pas trop convenables. — Morbleu ! milord, il faut que je parle à votre manière ou à la mienne, à moins que je ne doive rester aussi muet que je suis sourd ? Allez faire votre visite des postes, et vous entendrez bientôt parler de moi. »

Cromwell sourit de la vivacité de son aide-de-camp, lui frappa sur l’épaule, l’appela étourdi, fit quelques pas, revint, et lui dit à voix basse : « Quoique tu fasses, agis promptement. » Alors il s’avança vers la ligne extérieure des sentinelles, tournant de temps en temps la tête, comme pour s’assurer si le caporal qu’il avait posté sous la fenêtre faisait bonne garde sur l’abîme effrayant qui sépare la tour de Rosemonde de la tour voisine. Le voyant à son poste, le général murmura entre ses moustaches : « Le drôle a le courage et la force d’un ours, et il est à un poste où il est plus facile à un homme de se défendre qu’à cent de l’attaquer. » Il jeta un dernier regard sur la gigantesque figure qui se tenait dans cette position aérienne, comme une statue gothique, l’arme à demi dirigée vers la tour opposée, et appuyée contre son pied droit, son casque d’acier et sa cuirasse polie brillant aux rayons du soleil levant.

Cromwell s’avança pour ordonner que les sentinelles qui pouvaient courir quelque danger se retirassent, au son de la trompette, aux endroits qu’il leur indiqua. En aucune circonstance de sa vie il ne déploya plus de calme et de présence d’esprit. Il fut bienveillant et facétieux avec les soldats qui l’adoraient, et cependant il ressemblait à un volcan avant l’éruption, calme et paisible à l’extérieur, tandis que mille passions contradictoires fermentaient dans son âme.

Le caporal Humgudgeon restait ferme à son poste ; cependant, quoiqu’il fût aussi déterminé qu’aucun soldat qui eût jamais combattu dans le redoutable régiment des cottes de fer, et qu’il eût une bonne dose de ce fanatisme exalté qui donnait tant de force au courage naturel de ces austères religionnaires, ce vétéran ne se trouvait point fort à son aise dans sa position actuelle. À la distance de la longueur d’une pique s’élevait une tour dont les fragments allaient sauter, et il avait peu de confiance dans le temps qu’on leur laissait pour s’éloigner de ce dangereux voisinage. Il ralentissait donc en partie la vigilance qu’on lui avait recommandée, par ce sentiment naturel qui lui faisait de temps en temps baisser les yeux vers les mineurs qui travaillaient au pied de la tour, au lieu de les tenir constamment fixés sur la plate-forme opposée.

Enfin l’intérêt de la scène s’éleva au plus haut point. Après être entré dans la tour et en être sorti plusieurs fois dans l’espace de vingt minutes, Pearson en sortit, comme on pouvait le supposer, pour la dernière fois, portant dans sa main, et développant à mesure qu’il marchait son sac de toile (qu’on appelle aussi saucisse à cause de sa forme), fortement cousu et rempli de poudre, qui devait former la traînée entre la mine et l’endroit d’où l’ingénieur devait mettre le feu. Comme il achevait de le placer, l’attention du caporal fut appelée irrésistiblement sur les préparatifs de l’explosion. Mais, tandis qu’il regardait l’aide-de-camp tirer son pistolet pour mettre le feu, et le trompette saisir son instrument pour sonner la retraite au premier ordre, le destin frappa le malheureux caporal au moment où il s’y attendait le moins.

Jeune, actif, hardi, et ayant toute sa présence d’esprit, Albert Lee, qui, par les meurtrières, avait observé attentivement toutes les mesures que prenaient les assiégeants, avait résolu de tenter un dernier effort pour son salut. Pendant que le caporal regardait au pied de la tour, il sauta par dessus l’espace qui le séparait sur la plate-forme de la fenêtre, quoique l’ouverture en fût à peine assez large pour laisser passer deux personnes, renversa le soldat et se précipita dans la chambre. Le gigantesque caporal, lancé ainsi d’une hauteur de vingt pieds, fut jeté contre la muraille, qui le repoussa avec une telle force que sa tête, qui porta la première, creusa dans le sol un trou profond de six pouces, et se brisa comme une coquille d’œuf. Sachant à peine ce qui venait de se passer, mais surpris et confondu de la chute de ce corps pesant qui tomba à peu de distance de lui, Pearson lâcha son pistolet sur la traînée sans donner l’avertissement convenu. La poudre prit feu et la mine éclata. Si elle eût été plus fortement chargée, beaucoup de ceux qui n’en étaient pas très éloignés en eussent souffert ; mais l’explosion eut tout juste assez de force pour faire sauter seulement, dans une direction latérale, une partie du mur précisément au dessus des fondations, ce qui suffit toutefois pour détruire l’équilibre du bâtiment. Alors au milieu d’un nuage de fumée qui commença à envelopper la tour comme un linceul, en s’élevant lentement de la base au sommet, tous ceux qui eurent le courage de contempler ce terrible spectacle, la virent chanceler et s’ébranler. D’abord l’édifice pencha lentement, puis tomba sur lui-même, couvrant le sol d’énormes décombres ; la résistance qu’elle avait faite prouvait l’excellence de la construction. Dès qu’il eut mis le feu, Pearson s’éloigna avec un tel trouble qu’il se jeta presque sur son général qui s’avançait vers lui, et une énorme pierre partie du haut de la tour, et qui ne suivit pas la direction des autres, vint tomber auprès d’eux. — Tu t’es trop hâté, Pearson, » lui dit Cromwell avec le plus grand calme. « Quelqu’un n’est-il pas tombé de cette tour de Siloé ? — Oui, » répondit Pearson toujours troublé, « et son corps est là-bas, à moitié enseveli sous les décombres. »

Cromwell s’en approcha d’un pas rapide et déterminé, et s’écria :

« Pearson, tu m’as perdu ! le Jeune Homme est échappé ; c’est notre sentinelle. Maudit idiot ! qu’il pourrisse sous les ruines qui le couvrent ! »

Un cri partit alors de la plate-forme de la tour de Rosemonde, qui paraissait encore plus haute depuis la chute de sa rivale. « Un prisonnier, noble général ! un prisonnier !… Le renard que nous avons chassé toute la nuit est tombé dans le piège. Le Seigneur l’a mis entre les mains de ses serviteurs. — Gardez-le avec soin, dit Cromwell, et amenez-le dans l’appartement où les souterrains ont leur principale entrée. — Votre Excellence sera obéie. »

Les efforts d’Albert Lee, qui étaient la cause de toutes ces exclamations, n’avaient pas été heureux. Il avait renversé de la fenêtre, comme nous l’avons dit, le gigantesque caporal qui y était placé en faction et avait sauté aussitôt dans la chambre de Rochecliffe ; mais les soldats qui y étaient se jetèrent sur lui, et après une lutte dont l’avantage du nombre assurait l’issue, le jeune homme fut renversé entraînant sur lui deux soldats. Au même moment un bruit violent se fit entendre, et retentissant comme un coup de tonnerre, ébranla tout autour d’eux, au point que la solide et forte tour où ils se trouvaient trembla comme le mât d’un vaisseau qui va s’abattre ; il fut suivi d’un nouveau bruit, d’abord sourd, mais augmentant comme le mugissement d’une cataracte dans sa chute, et paraissant vouloir assourdir le ciel et la terre. Le fracas produit par la tour en s’écroulant fut en effet si imposant que le prisonnier et ceux qui luttaient contre lui restèrent un instant immobiles sans se lâcher.

Albert fut le premier qui revint à lui et retrouva ses forces. Il se débarrassa de ceux qui l’avaient terrassé, et faisant un effort désespéré, il parvint presque à se relever. Mais ayant affaire à des gens accoutumés à toute espèce de dangers, et qui avaient repris leur énergie presque aussitôt que lui, il fut bientôt subjugué, et les soldats lui saisirent les bras. Toujours loyal et fidèle, et décidé à soutenir jusqu’au dernier moment le rôle dont il s’était chargé, il s’écria, en voyant que tous ses efforts étaient désormais inutiles : Rebelles, voulez-vous tuer votre roi ? — Entendez-vous cela ? cria un des soldats au caporal en second qui les commandait. Ne faut-il pas frapper sous la cinquième côte ce fils d’un père corrompu, comme le tyran de Moab fut frappé par Aod avec un poignard long d’une coudée ? »

Mais Robins répondit : « Gardons-nous bien, Strickalthrow-le-Miséricordieux, de tuer de sang-froid le captif de notre arc et de notre épieu. Il me semble que depuis l’assaut de Tredagh[95], nous avons répandu assez de sang. Ainsi, sur votre vie, ne lui faites point de mal ; mais désarmez-le, et conduisons-le devant notre général, qui fera de lui ce qu’il jugera convenable. »

Pendant ce temps, le soldat que sa joie avait porté à annoncer le premier cette nouvelle à Cromwell du haut de la plate-forme, en descendit, et apporta à ses camarades des ordres conformes à ceux qu’avait donnés le caporal provisoire. En conséquence Albert Lee, désarmé et garrotté, fut conduit comme prisonnier dans la chambre qui devait son nom aux victoires d’un de ses ancêtres, en présence du général Cromwell.

Calculant en lui-même le temps qui s’était écoulé depuis le départ de Charles jusqu’au moment où le siège, si l’on peut l’appeler ainsi, s’était terminé par sa captivité, Albert avait tout lieu d’espérer que son royal maître avait pu s’échapper. Cependant il résolut d’entretenir jusqu’au dernier moment une erreur qui pouvait assurer pour quelque temps le salut du roi. Il pensait qu’on ne pourrait le reconnaître sur-le-champ, noirci comme il était par la poussière et la fumée, et teint du sang qui sortait de quelques égratignures qu’il s’était faites dans la lutte.

Ce fut dans cet état peu favorable, mais avec toute la dignité qui convenait à son rôle de prince, qu’Albert entra dans la chambre de Victor Lee, où était assis, dans le fauteuil même de son père, l’ennemi triomphant de la cause à laquelle la maison de Lee avait montré une fidélité héréditaire.


CHAPITRE XXXV.

INTERROGATOIRE.


Tu as acheté bien cher un vain titre. Pourquoi as-tu dit que tu étais le roi ?
Shakspeare. Henri IV, part. Ire.


Olivier Cromwell se leva de son siège quand les deux vétérans Zorobabel Robins et Strickalthrow-le-Miséricordieux introduisirent dans l’appartement le prisonnier qu’ils tenaient par les bras, et fixa son œil sévère sur Albert, long-temps avant d’exprimer les idées qui se passaient dans son esprit. Il était alors au comble de la joie.

« N’es-tu pas, dit-il enfin, cet Égyptien qui, avant ces jours-ci, a excité du tumulte, et conduit dans le désert plusieurs milliers d’hommes qui étaient des meurtriers ? Ah ! Jeune Homme, je t’ai chassé depuis Stirling jusqu’à Worcester, et nous nous rencontrons enfin. — J’aurais voulu, » dit Albert, prenant les manières qui convenaient à son rôle, « te rencontrer dans un endroit où j’aurais pu t’apprendre la différence qui existe entre un roi légitime et un ambitieux usurpateur ! — Va, Jeune Homme, dis plutôt la différence qui existe entre un juge suscité pour la rédemption de l’Angleterre, et le fils de ces rois à qui le Seigneur, dans sa colère, avait permis de régner sur elle. Mais ne perdons pas le temps en paroles inutiles. Dieu sait que ce n’est point par notre propre volonté que nous avons été appelé à de si hautes fonctions, humble que nous sommes dans nos pensées, faible et fragile dans notre nature, et incapable de rendre raison de rien, si ce n’est par l’esprit qui est en nous, et qui ne nous appartient pas. Tu es fatigué, Jeune Homme, et tu as besoin de repos et d’aliments, ayant été sans doute élevé dans la mollesse, habitué à manger des mets délicats, à boire ce qu’il y a de plus doux, à te vêtir de pourpre et de linge fin… »

Ici le général s’interrompit tout-à-coup, et s’écria brusquement : « Qu’est-ce que ceci ? ah ! qu’avons-nous fait ? ce ne sont point les cheveux du basané Charles Stuart. Fourberie ! fourberie ! »

Albert jeta les yeux à la hâte sur un miroir placé dans la chambre, et s’aperçut qu’une perruque noire, trouvée au milieu de la garde-robe variée du docteur Rochecliffe, s’était dérangée dans la lutte qu’il avait soutenue, et laissait apercevoir une mèche de sa chevelure châtain-clair.

« Qu’est cet homme ? » demanda Cromwell frappant du pied avec rage. » Arrachez-lui son déguisement. »

Les soldats obéirent ; et ayant amené en même temps Albert près de la croisée, il lui fut impossible de soutenir plus long-temps sa ruse avec quelque espoir de succès. Cromwell s’approcha de lui en grinçant des dents, les mains serrées, tremblant d’émotion, et d’une voix creuse, amère, sourde et emphatique, comme s’il eût voulu faire suivre ses paroles d’un coup de poignard, il lui dit :

« Ton nom, jeune homme ? »

Albert lui répondit avec calme et fermeté, toutefois avec un sentiment de joie et même de mépris répandu sur toute sa personne :

« Albert Lee de Ditchley, fidèle sujet du roi Charles. — J’aurais dû le deviner… Eh bien ! tu iras rejoindre le roi Charles dès que midi aura sonné. Pearson, continua-t-il, qu’on le conduise auprès des autres prisonniers, et qu’on les exécute tous à midi précis. — Tous, général ? » dit Pearson surpris, car quoique Cromwell eût fait quelquefois de redoutables exemples, il n’était point ordinairement sanguinaire.

« Tous ! » répéta Cromwell en regardant le jeune Lee. « Oui, jeune homme, ta conduite a voué à la mort ton père, ton parent, et l’étranger qui était dans ta maison. Voilà quels maux tu as appelés sur la maison paternelle. — Mon père aussi, mon vieux père ! » dit Albert levant les yeux au ciel et s’efforçant en vain d’y lever aussi les mains qui étaient enchaînées. « Que la volonté de Dieu soit faite ! — Tu peux empêcher tous ces malheurs en répondant à une seule question, lui dit Cromwell. Où est le jeune Charles Stuart, qu’on appelait roi d’Écosse ? — Sous la protection du ciel et hors de ton pouvoir, » fut la réponse ferme du jeune royaliste.

« Qu’on le mène en prison, dit Cromwell, et qu’on l’exécute avec les autres, comme rebelle pris en flagrant délit. Qu’une cour martiale s’assemble sur-le-champ pour les juger. — Un mot, » dit le jeune homme comme on l’emmenait.

« Arrêtez, arrêtez ! » s’écria Cromwell avec l’agitation d’un espoir qui se réveille ; « laissez-le parler. — Vous aimez les textes de l’Écriture, dit Albert, que celui-ci soit le sujet de votre prochaine homélie : Zimry vécut-il en paix, après avoir tué son maître ? — Qu’on l’emmène, et qu’on le mette à mort, je l’ai déjà dit. »

Comme Cromwell prononçait ces mots, son aide-de-camp s’aperçut qu’il était extraordinairement pâle.

« Votre Excellence est trop fatiguée par les affaires publiques, dit Pearson ; une chasse au cerf pour ce soir la délasserait. Le vieux chevalier a ici un noble lévrier, et si nous pouvons l’engager à chasser sans son maître, ce qui peut être difficile, car il est fidèle, et… — Qu’on le pende ! — Quoi ? qui ? le noble lévrier ? Votre Excellence aimait autrefois les bons chiens ! — Qu’importe ! qu’on le tue. N’est-il pas écrit qu’ils tuèrent dans la vallée d’Achor, non seulement le maudit Acham avec ses fils et ses filles, mais encore ses bœufs, ses ânes, ses moutons, et toutes les créatures vivantes qui lui appartenaient ? Nous ferons de même pour la rebelle famille de Lee, qui a aidé Sisara dans sa fuite, quand Israël aurait pu en être délivré pour toujours. Mais envoie des courriers et des patrouilles ; poursuis, cherche dans toutes les directions. Que mon cheval soit préparé à la porte dans cinq minutes, ou amène-moi le premier que tu pourras trouver. »

Pearson crut remarquer de l’égarement dans les dernières paroles du général, dont une sueur froide couvrait le front. Il lui représenta donc de nouveau qu’il avait besoin de repos, et il paraît que la nature vint à l’appui de ce qu’il disait, car Cromwell se leva, fit quelques pas vers la porte de l’appartement, puis il s’arrêta, chancela, et vint enfin se rasseoir sur sa chaise. « Véritablement, Pearson, ce faible corps est pour nous une entrave perpétuelle, même dans nos affaires les plus urgentes ; je suis plus disposé à dormir qu’à veiller, ce qui n’est point mon habitude. Place donc des gardes, et nous prendrons du repos pendant une heure ou deux. Envoie des courriers dans toutes les directions, et n’épargne pas les chevaux. Éveille-moi si la cour martiale a besoin d’instructions, et n’oublie pas de faire exécuter rigoureusement la sentence contre les Lee et ceux qui ont été arrêtés avec eux. »

À ces mots il se leva, et entr’ouvrit la porte de la chambre à coucher, quand Pearson lui demanda, en s’excusant, s’il avait bien compris Son Excellence, et s’il fallait faire exécuter tous les prisonniers.

« Ne l’ai-je point dit ? » répondit Cromwell avec mécontentement. « Est-ce parce que tu es un homme de sang et que tu l’as toujours été, que tu affectes ces scrupules pour te montrer humain à mes dépens ? Je te le dis, s’il en manque un seul dans le compte que l’on me rendra de l’exécution, ta vie m’en répondra. »

Il entra aussitôt dans l’appartement, suivi de son valet de chambre que Pearson avait fait appeler.

Quand le général se fut retiré, Pearson ne savait réellement quel parti prendre : ce n’était point par scrupule de conscience, mais parce qu’il craignait de mal faire, soit en retardant, soit en hâtant et en exécutant littéralement les instructions qu’il avait reçues.

Cependant Strickalthrow et Robins, après avoir mis Albert en prison, étaient revenus dans la chambre où Pearson réfléchissait encore sur les ordres de son général. Ces deux hommes étaient de vieux et braves soldats que Cromwell avait coutume de traiter avec beaucoup de familiarité, de sorte que Robins n’hésita pas à demander au capitaine Pearson s’il comptait exécuter à la lettre les ordres du général.

Pearson secoua la tête d’un air de doute, mais ajouta qu’il n’avait pas d’alternative.

« Sois sûr, lui dit le vieillard, que si tu fais cette folie, tu feras entrer le péché dans Israël, et que le général t’en saura mauvais gré. Tu sais, et mieux que personne, que bien qu’Olivier puisse être comparé à David, fils de Jessé, en foi, en sagesse et en courage, il est des moments où le démon s’empare de lui comme autrefois de Saül, et qu’il donne des ordres qu’il ne te saura pas gré d’avoir exécutés. »

Pearson était trop politique pour approuver directement une proposition qu’il ne pouvait nier. Il se contenta de secouer encore la tête, et dit qu’il était aisé de parler quand on n’était point responsable, mais que le premier devoir d’un soldat était d’obéir d’abord aux ordres qu’on lui donnait, et qu’il n’avait pas le droit de les contrôler.

« Très bien, » reprit Strickalthrow-le-Miséricordieux, vieil Écossais refrogné ; je m’étonne où notre frère Zorobabel a pris cette faiblesse de cœur. — Je désire seulement, répliqua Zorobabel, que quatre ou cinq créatures humaines puissent respirer l’air de Dieu quelques heures de plus. Il ne peut y avoir grand mal à retarder l’exécution, et le général aura le temps de réfléchir. — Oui, mais je suis obligé d’exécuter mes ordres plus ponctuellement que tu n’y es tenu, ami Zorobabel. — Alors la casaque grossière du simple soldat recevra l’orage comme l’habit galonné du capitaine, dit Zorobabel ; oui, je pourrais vous montrer des textes pour vous prouver que nous devons nous aider mutuellement et avec charité dans nos souffrances, vu que les meilleurs d’entre nous ne sont que de pauvres pécheurs qui se trouveraient dans la peine si on leur demandait trop tôt leur compte. — En vérité, je m’étonne, frère Zorobabel, dit Strickalthrow, que toi, vieux soldat, dont la tête a blanchi sur le champ de bataille, tu donnes de pareils conseils à un jeune officier. Notre général n’a-t-il pas la mission de purger le pays des méchants, de déraciner l’Amalécite et le Jébusite, le Pérusite, le Hittite, le Girgashite et l’Amorite ? Et ces hommes ne peuvent-ils pas être comparés à juste titre aux cinq rois qui se réfugièrent dans la caverne de Makedah, et furent livrés entre les mains de Josué, fils de Nun ? N’a-t-il pas ordonné à ses capitaines et à ses soldats de s’approcher et de leur mettre le pied sur le cou ? et en effet il les étouffa, les tua, et les fit suspendre à cinq arbres jusqu’au soir. Et toi, Gilbert Pearson, ne t’écarte pas du devoir qu’on t’a imposé ; mais agis comme te l’a ordonné celui qui a été choisi pour juger et délivrer Israël ; car il est écrit : « Maudit celui dont l’épée ne prend point part aux massacres ! »

Pendant que les deux soldats théologiens discutaient ainsi, Pearson, beaucoup plus inquiet de prévenir les désirs de Cromwell que de connaître la volonté du ciel, les écoutait dans l’indécision et la perplexité.


CHAPITRE XXXVI.

LES PRISONNIERS.


Maintenant, en vigilantes sentinelles, revêtons-nous des armures de l’âme, et préparons-nous à tout ce que la guerre apporte au soldat.
Joanna Baillie.


Le lecteur n’a probablement pas oublié que, quand Rochecliffe et Jocelin furent faits prisonniers, le détachement qui les escortait avait sous sa garde deux autres captifs, le colonel Éverard et le révérend Nehemiah Holdenough. Quand Cromwell fut entré avec ses soldats dans Woodstotk, et qu’il se mit à la recherche du prince fugitif, les prisonniers furent placés dans un ancien corps-de-garde qui pouvait servir de prison, et des factionnaires furent placés à la porte par Pearson. Les prisonniers n’avaient d’autre lumière que la flamme d’un feu de charbon. Ils restèrent séparés les uns des autres, le colonel Éverard s’entretenant avec Nehemiah Holdenough, et à quelque distance, le docteur Rochecliffe, sir Henri Lee et Jocelin. La compagnie fut bientôt augmentée de Wildrake, qui fut amené à la Loge, et jeté en prison avec si peu de cérémonie, qu’ayant les bras liés il faillit tomber sur le nez au milieu de la chambre.

« Je vous rends grâces, mes bons amis, dit-il en regardant la porte que fermaient ceux qui l’avaient ainsi poussée ; point de cérémonie, point d’excuse pour m’avoir fait trébucher, puisque je me relève en si bonne compagnie. Bonjour, messieurs, bonjour. Quoi ! sur le point de mourir, et rien pour éveiller nos esprits et bien passer la nuit, qui sera la dernière, je pense ? car je gage un demi-penny contre un million que nous serons pendus demain matin. Mon noble patron, comment allez-vous ? C’est un tour du rusé Noll en ce qui vous regarde ; quant à moi, je puis avoir mérité de lui quelque chose de ce genre. — Je t’en prie, Wildrake, assieds-toi, dit Éverard, tu es ivre, ne nous trouble pas ainsi. — Ivre ! moi ivre ! je n’ai filé que quelques brasses, comme dit Jack à Wapping, goûté de l’eau-de-vie du vieux Noll en buvant un coup à la santé du roi, un autre à la confusion de Son Excellence, et un troisième à la damnation du parlement, et puis peut-être encore un ou deux autres, mais tous toasts diablement bien choisis ; malgré tout, je ne suis pas ivre. — Je t’en prie, ami, ne tiens pas de discours profanes, lui dit Nehemiah Holdenough. — Quoi ! mon petit curé presbytérien, mon mince Mass John, tu vas bientôt dire amen à ce monde ; pour moi j’y ai passé de mauvais quarts d’heure. Ah ! noble sir Henri, je vous baise les mains ; je vous dirai, chevalier, que la pointe de mon épée de Tolède a été aussi près du cœur de Cromwell, la nuit dernière, qu’aucun des boutons de son pourpoint. Mais il porte une armure cachée ! lui ! un soldat ! sans sa maudite chemise d’acier, je l’embrochais comme une alouette. Ah ! docteur Rochecliffe, vous connaissez mon adresse. — Oui, répondit le docteur, et vous connaissez aussi la mienne. — Je vous en prie, restez tranquille, maître Wildrake, dit sir Henri. — Eh bien ! bon chevalier, reprit Wildrake, montrez donc un peu plus de cordialité à un camarade d’infortune. Nous ne sommes pas ici à l’attaque de Brentford. La fortune m’a traité en marâtre. Je vais vous chanter une chanson que j’ai faite sur mes malheurs. — Dans ce moment, capitaine Wildrake, nous ne sommes point en position convenable pour chanter, » dit sir Henri avec politesse et gravité.

« Cela aidera votre dévotion. Écoutez, c’est comme un psaume de la pénitence.

Quand j’étais petit garçon
Ma fortune était mauvaise ;
Mais je vais être à mon aise
Si j’écoute la raison.
Avec les jeux et les filles
J’ai dépensé tout mon bien ;
Maintenant, comme vaurien,
Il me faut briser les grilles.

Il est bien vrai, j’ai des bas,
Mais, diable ! des souliers pas.
Je porte en tout temps des bottes :
Ah ! nonobstant l’éperon
Et les empeignes falottes,
Je resterai franc luron.

La porte s’ouvrit, comme Wildrake finissait ce couplet qu’il chantait à gorge déployée, et une sentinelle le traitant de taureau blasphémateur de Bassan, donna un violent coup de sa baguette de fusil sur les épaules du chanteur, qui, attaché comme il l’était, ne pouvait le lui rendre.

« Je vous rends grâces de nouveau, monsieur, » dit Wildrake en remuant les épaules : « fâché de ne pouvoir vous témoigner ma reconnaissance ; mais je suis lié comme le capitaine Bobadil. Ah ! chevalier, avez-vous entendu le coup sur mes os ? il était bien appliqué : le drôle pourrait infliger la bastonnade, même en présence du grand-seigneur. Il n’aime pas la musique, chevalier ; il n’est point ému par l’harmonie des doux sons ; il n’est propre qu’à trahir et à dépouiller. Ha ! ha ! ha ! comme je bâille ! Je dormirai cette nuit sur un banc, ce ne sera pas la première fois ; et je serai demain matin dans un état décent pour être pendu, ce qui ne m’est pas encore arrivé dans toute ma vie.

Quand j’étais petit garçon
Ma fortune était mauvaise.

Bah ! ce n’est pas l’air. » Puis il tomba et s’endormit, et tous ses compagnons, les uns plus tôt, les autres plus tard, suivirent son exemple.

Les bancs, servant autrefois de lits de camp aux soldats, offrirent aux prisonniers les moyens de reposer, quoique leur sommeil, comme on peut le croire, ne fût ni profond ni tranquille : mais quand le jour commença à paraître, l’explosion de la mine, et la chute de la tour qui la suivit, auraient éveillé les Sept-Dormants ou Morphée lui-même. La fumée pénétra par les fenêtres, et ne leur laissa aucun doute sur la cause de ce bruit.

« Voilà ma poudre qui saute, dit Rochecliffe, et j’espère qu’elle a fait sauter autant de ces coquins qu’elle aurait pu en faire périr sur le champ de bataille ; elle aura pris feu par hasard. — Par hasard ? non, reprit sir Henri ; soyez sûr que mon brave Albert y a mis le feu, et que Cromwell a sauté jusqu’aux murailles du paradis, où il n’entrera jamais. Ah ! mon brave enfant, peut-être t’es-tu sacrifié toi-même, comme un jeune Samson au milieu des Philistins rebelles ; mais je ne te survivrai pas long-temps, Albert. »

Éverard s’avança avec empressement vers la porte pour obtenir de la sentinelle, à qui son nom et son rang pouvaient être connus, quelque explication sur ce bruit qui semblait annoncer une terrible catastrophe.

Mais Nehemiah Holdenough, dont le sommeil avait été interrompu par la trompette qui donna le signal de l’explosion, resta frappé d’horreur. « C’est la trompette de l’archange, s’écria-t-il : c’est le bruit de la dissolution des éléments de ce monde ; c’est l’appel au jugement dernier. Les morts y obéissent ; ils sont avec nous, ils sont au milieu de nous, ils ont repris leur corps, ils nous somment de les suivre. »

En parlant ainsi, ses yeux étaient fixés sur le docteur Rochecliffe, qui était debout vis-à-vis de lui. En se levant à la hâte, le bonnet que portait ordinairement Rochecliffe, selon l’usage du clergé et de tous ceux qui n’étaient point dans les armes à cette époque, était tombé, et avait entraîné la large mouche de soie qu’il portait sans doute pour se déguiser, car la joue qu’elle couvrait était très saine, et l’œil aussi bon que l’autre.

Le colonel Éverard, revenant de la porte, s’efforça en vain de faire comprendre à maître Holdenough ce qu’il avait appris de la sentinelle, que l’explosion n’avait causé la mort que d’un des soldats de Cromwell. Le ministre presbytérien continuait à regarder d’un œil égaré le docteur de la foi épiscopale.

Mais le docteur Rochecliffe entendit et comprit les nouvelles qu’apportait Éverard, et délivré de la crainte qui le retenait immobile, il s’avança vers le calviniste, et lui présenta la main de la manière la plus amicale.

« Éloignez-vous, éloignez-vous, s’écria Holdenough ; les vivants ne peuvent donner la main aux morts. — Mais je suis aussi vivant que vous, lui répondit Rochecliffe. — Toi, vivant ? toi, Joseph Albany, que mes yeux ont vu précipiter du haut des murs de Chiderthrow-Castle. — C’est vrai, mais vous ne m’avez pas vu me sauver à la nage, et me cacher dans un marais couvert de roseaux : Fugit ad salices. Ce que je vous expliquerai une autre fois, »

Holdenough lui toucha la main avec doute et incertitude.

« Tu es, en effet, chaud et vivant ; et cependant, après tant de coups et une chute si terrible, tu ne peux être mon Joseph Albany. — Cependant, je suis bien Joseph Albany Rochecliffe ; et ce dernier nom me vient d’un petit domaine de ma mère, que les amendes et les confiscations ont fait disparaître. — Est-ce donc vrai, et ai-je retrouvé mon vieux camarade ? — Oui, répondit Rochecliffe, et je t’avais déjà apparu dans le miroir de ta chambre. Tu étais si hardi, Nehemiah, que tu aurais fait échouer tous nos projets, si je ne t’avais apparu sous la forme de ton ami mort ; cependant, crois-moi, mon cœur me le reprochait. — Ah ! fi, fi ! » dit Holdenough en se jetant dans ses bras, et en le pressant sur son sein, « tu as toujours été un espiègle. Mais comment as-tu pu me jouer ce tour ? Ah ! Albany, te souviens-tu du docteur Purefoy et du collège de Carris ? — Sans doute, » répondit le docteur passant son bras sous celui du ministre presbytérien, et le conduisant vers un banc éloigné des autres prisonniers qui contemplaient cette scène avec surprise. « Le collége de Carris ! oui, je m’en souviens, et de la bonne ale que nous buvions, et de nos parties chez la mère Huffcap. — Vanité des vanités ! » dit Holdenough souriant et tenant toujours le bras de son ami.

« Et l’excursion que nous fîmes dans le verger du principal, et que nous exécutâmes avec tant d’adresse ? C’était le premier complot que nous tramions, et j’eus beaucoup de peine à l’y faire entrer. — Oh ! ne parle point de cette iniquité, Rochecliffe, car je puis bien dire, comme le vieux maître Bexter, ces fautes de jeunesse ont eu leur châtiment dans un âge plus avancé, puisque cet appétit désordonné de fruits m’a valu des maux d’estomac qui me tourmentent encore. — C’est vrai, c’est vrai, cher Nehemiah, mais ne t’en inquiète pas ; un coup d’eau-de-vie te guérira. Maître Bexter était… » il allait ajouter un âne, mais il s’arrêta et finit ainsi sa phrase : « un brave homme, j’ose le dire, mais très scrupuleux. »

Ils restèrent ainsi assis l’un auprès de l’autre en bons amis, et passèrent une demi-heure à parler avec un mutuel plaisir de leurs vieilles fredaines de collège… Successivement ils en vinrent aux affaires politiques ; et alors leurs mains se séparèrent, et l’on entendit : « Non, mon cher frère, je suis forcé d’être d’avis différent sur ce point, vous me permettrez de croire… » Mais le nom des indépendants et des autres sectaires ayant été prononcé, ils lancèrent à l’envi l’un de l’autre des malédictions contre eux, et il était difficile de juger qui allait le plus loin. Malheureusement dans le cours de cet entretien amical on vint à parler de l’épiscopat de Titus, ce qui les rejeta sur les questions relatives au gouvernement de l’Église. Alors, hélas ! les écluses furent ouvertes, et ils s’accablèrent de textes grecs et hébreux, leurs yeux étaient étincelants, leurs joues enflammées, leurs poings serrés, et on eût dit des ennemis acharnés prêts à s’arracher les yeux, plutôt que deux prêtres chrétiens.

Roger Wildrake, en venant se mêler à cette discussion, en augmenta la violence. Il discuta sur un sujet qu’il ne connaissait pas le moins du monde. Intimidé d’abord par l’éloquence verbeuse et l’érudition d’Holdenough, il examinait avec inquiétude la contenance de Rochecliffe ; mais quand il vit l’œil fier et le maintien ferme du champion de l’épiscopat, qu’il l’entendit répondre au grec par du grec, à l’hébreu par de l’hébreu, il appuya tous ses arguments à mesure que Rochecliffe les achevait, par un violent coup sur le banc, et un éclat de rire de triomphe au nez de l’antagoniste. Ce ne fut pas sans peine que sir Henri et le colonel Éverard étant enfin intervenus, quoiqu’à regret, obtinrent des deux amis qu’ils ajournassent leur discussion ; ils s’éloignèrent à quelque distance, se regardant avec des yeux où l’ancienne amitié semblait avoir complètement fait place à une réciproque animosité.

Mais tandis qu’ils étaient assis loin l’un de l’autre, et attendant l’instant de recommencer une dispute où chacun se croyait sûr de la victoire, Pearson entra dans la prison, et d’une voix basse et troublée, avertit les personnes qui y étaient renfermées de se préparer sur-le-champ à la mort.

Sir Henri Lee entendit cette sentence avec ce calme et cette gravité qu’il avait déjà montrée, Le colonel Éverard voulut en appeler au parlement du jugement de la cour martiale et du général. Mais Pearson refusa de recevoir son appel et de transmettre de telles remontrances, et, d’un air triste et de mauvais augure, il les invita de nouveau à se préparer pour l’heure de midi, et sortit de la prison.

L’effet que cette nouvelle produisit sur les deux théologiens fut remarquable. Ils se regardèrent un moment avec des yeux où l’amitié repentante et une honte généreuse étouffaient tout sentiment d’animosité, et ils s’écrièrent ensemble : « Mon frère, mon frère, j’ai péché, j’ai péché en t’offensant. » Ils se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre, versèrent des larmes en se demandant mutuellement pardon, et comme deux guerriers qui oublient leur querelle personnelle pour remplir leur devoir contre l’ennemi commun, ils reprirent des idées plus dignes de leur caractère sacré ; et remplissant les fonctions qui leur convenaient dans cette triste occasion, ils commencèrent à exhorter ceux qui les entouraient à subir l’arrêt qu’on leur avait signifié, avec la fermeté et la dignité que le christianisme peut seul donner.


CHAPITRE XXXVII.

LE MESSAGE.


Très gracieux prince, cria le bon Camging, laisse le soin de la vengeance à Dieu ; que le fer règne ailleurs ; que ton sceptre soit une branche d’olivier.
Ballade de sir Charles Bawden.


L’heure marquée pour l’exécution était passée depuis longtemps, et il était cinq heures du soir quand le Protecteur fit appeler Pearson. Il vint avec crainte et répugnance, ne sachant comment il serait reçu. Après être resté environ un quart-d’heure, l’aide-de-camp revint dans le parloir de Victor Lee, où il trouva le vieux soldat Zorobabel Robins, qui attendait son retour.

« Comment va le général ? » lui demanda le vétéran avec inquiétude.

« Fort bien ; il ne m’a fait aucune question sur l’exécution, mais il m’en a fait beaucoup pour savoir si nous avions quelques nouvelles sur la fuite du Jeune Homme, et il paraît très mécontent de penser qu’il est maintenant à l’abri de nos poursuites. Je lui ai donné certains papiers appartenants à ce rebelle, le docteur Rochecliffe. — Alors je me hasarderai à l’aller trouver, lui dit le soldat ; donne-moi une serviette, que j’aie l’air d’un maître-d’hôtel ; et je lui porterai le repas que j’ai ordonné qu’on lui préparât. »

Deux soldats arrivèrent avec une ration de bœuf, comme celle qu’on distribuait aux simples soldats, et accommodée de la même manière ; un pot d’étain rempli d’ale ; du sel, du poivre noir et un morceau de pain de munition. « Viens avec moi, dit-il à Pearson, et ne crains rien, une innocente plaisanterie ne déplaît pas à Noll. » Il entra hardiment dans la chambre à coucher du général, et dit tout haut : « Lève-toi, toi qui es appelé à être juge dans Israël ; ne croise pas plus long-temps les bras pour dormir ; je viens à toi comme un signe. Lève-toi donc, mange, bois, et que ton cœur soit rempli de joie, car tu mangeras avec joie la nourriture de celui qui travaille dans la tranchée, attendu que le pauvre soldat a reçu les mêmes aliments que je t’apporte, à toi qui commandes à toute l’armée. — Véritablement, frère Zorobabel, » lui répondit Cromwell accoutumé à ces élans d’enthousiasme de la part de ceux qui lui étaient attachés, — nous désirerions qu’il en fût ainsi. Nous ne désirons pas dormir ou nous nourrir mieux que le moindre de ceux qui suivent nos bannières ; tu as fort bien choisi nos aliments, et l’odeur de cette viande m’est infiniment agréable. »

Il quitta alors son lit où il s’était jeté à moitié habillé, et s’enveloppant de son manteau, il s’assit au bord du lit et mangea avec appétit ces aliments simples qu’on lui avait préparés. Tout en mangeant, Cromwell ordonna à Pearson de faire son rapport. « Ne vous inquiétez pas, lui dit-il, de la présence d’un soldat dont l’esprit est comme mon esprit. — Il faut vous dire, reprit Robins, que Pearson n’a pas exécuté complètement vos ordres, à l’égard de ces rebelles qu’on devait tous faire mourir à midi. — Quelle exécution ? quels rebelles ? » demanda Cromwell laissant tomber son couteau et sa fourchette.

« Ceux qui sont en prison à Woodstock, répondit Zorobabel, que Votre Excellence a ordonné d’exécuter à midi, comme pris en rébellion flagrante contre la république. — Misérable ! » s’écria Cromwell en se levant avec vivacité et en s’adressant à Pearson, « tu n’as pas fait périr Mark Éverard, qui n’était point coupable ? car il fut trompé par celui qui nous servit d’intermédiaire ; tu n’as pas porté la main sur le ministre presbytérien, pour faire crier au sacrilège tous ceux de sa secte, et les aliéner de nous à jamais ? — Si Votre Excellence veut qu’ils vivent, ils vivront, répondit Pearson ; car leur vie ou leur mort dépendent d’une seule parole. — Mets-les en liberté ; je veux gagner les presbytériens, j’y suis intéressé. — Rochecliffe, l’archicomploteur, je pensais le faire exécuter ; mais… — Homme cruel, autant qu’ingrat et impolitique, voudrais-tu donc détruire le canard qui nous sert d’appât ? Le docteur est comme un puits peu profond, sans doute, mais plus profond encore que les ruisseaux qui l’alimentent ; alors je viens avec une pompe et je les tire tous au grand air. Mets-le en liberté, et donne-lui de l’argent s’il en a besoin. Je connais ses repaires, il ne peut aller nulle part où mon œil ne le surveille ; mais vous vous regardez l’un l’autre d’un air sombre comme si vous aviez quelque chose que vous n’osez me dire. J’espère que vous n’avez pas fait mourir sir Henri Lee ? — Non, répondit Pearson ; cependant c’est un rebelle obstiné, et… — Oui, mais c’est aussi un noble reste des anciens gentilshommes anglais ; je voudrais pouvoir me concilier cette race. Mais, Pearson, nous dont le manteau royal est l’armure que nous portons, dont le sceptre est notre bâton de commandant, notre élévation est trop récente pour attirer le respect de ces fiers malveillants qui ne peuvent se soumettre à rien de moins qu’au lignage royal. Cependant que peuvent-ils voir dans la plus ancienne race des rois de l’Europe, si ce n’est qu’elle remonte à un soldat heureux. Je regrette qu’un homme soit honoré et même respecté, parce qu’il descend d’un capitaine victorieux, tandis qu’on accorde moins d’honneur et d’hommages à un autre qui, par ses qualités personnelles et ses victoires, rivaliserait avec le fondateur de la race de son rival. Sir Henri Lee vit, et j’en suis certainement charmé ; mais son fils a mérité la mort que sans doute il a subie. — Milord, » répondit Pearson en hésitant, puisque Votre Excellence a trouvé que j’avais bien fait de suspendre l’exécution de ses ordres à l’égard de plusieurs prisonniers. J’espère qu’elle ne me blâmera pas davantage pour celui-ci. J’ai pensé qu’il serait mieux d’attendre un ordre plus spécial. — Tu es ce matin d’une humeur tort indulgente, Pearson, » dit le général qui ne parut pas complètement satisfait.

« Si Votre Excellence le désire, la corde est prête et le grand-prévôt n’attend que le signal. — Non, si un homme sanguinaire comme toi l’a épargné, il ne me conviendrait pas de le faire périr. Mais il y a dans les papiers de Rochecliffe l’engagement pris par vingt désespérés de nous assassiner ; il faut faire quelque exemple. — Milord, dit Zorobabel, songez combien de fois ce jeune homme, Albert Lee, a été près de vous, oui, très près sans doute de Votre Excellence dans ces passages sombres qu’il connaît, et cependant il n’a rien fait. S’il eût été un assassin, il ne lui en eût coûté qu’un coup de pistolet, et les lumières d’Israël étaient éteintes. Oui, dans la confusion inévitable qui en serait résultée, les sentinelles quittant leurs postes, il eût pu facilement s’échapper. — C’en est assez, Zorobabel, il vit, il restera en prison quelque temps et sera ensuite banni d’Angleterre. Les deux autres ont été aussi épargnés, sans doute ; car vous n’auriez pas regardé de pareils misérables comme de dignes victimes de ma vengeance. — Un de ces drôles, le forestier, appelé Joliffe, mérite la mort, répliqua Pearson, puisqu’il a avoué qu’il avait tué l’honnête Joseph Tomkins… — Il mérite une récompense pour nous avoir épargné la peine de le faire, dit Cromwell ; car Tomkins était l’homme le plus perfide que je connusse. J’ai trouvé dans ces papiers la preuve convaincante que si nous avions perdu la bataille de Worcester, nous aurions eu lieu de nous repentir de nous être confiés à maître Tomkins. C’est notre succès seul qui l’a empêché de nous trahir. Inscris-nous comme débiteur, non comme créancier de Jocelin, comme tu l’appelles, et de son gourdin. — Il reste maintenant le Cavalier sacrilège et indigne de pitié, qui attenta à la vie de Votre Excellence, la nuit dernière. — Ce serait descendre trop bas pour me venger. Son épée n’avait pas plus de pouvoir qu’une pipe à tabac. Les aigles n’attaquent pas ordinairement les canards sauvages[96]. — Mais, reprit Pearson, cet homme pourrait être puni comme libelliste. La quantité d’écrits infâmes et pestilentiels que nous avons trouvés dans ses poches me ferait regretter qu’il fût remis sur-le-champ en liberté… Prenez la peine d’y jeter un coup d’œil. — Quelle vilaine écriture, » dit Cromwell en parcourant des yeux une ou deux pages des mélanges poétiques de notre ami Wildrake. « Les caractères semblent tracés par un homme ivre, et la poésie sortir d’un cerveau qui n’est pas bien sain. Voyons :

Quand j’étais petit garçon
Ma fortune était mauvaise :
Mais je vais être à mon aise
Si j’écoute la raison.

Quel fatras misérable !… continuons :

Qu’on maudisse, comme moi,
Le vieux Noll[97] et sa mémoire.
Maintenant il nous faut boire
Au prochain retour du roi.

« En vérité, si cela pouvait se faire comme il le dit, ce poète serait un terrible champion. Donnez à ce pauvre diable cinq guinées, Pearson, et dites-lui d’aller vendre ses ballades. S’il approche de notre personne à vingt milles à la ronde, je le ferai fouetter jusqu’au sang. — Il ne reste plus qu’un individu condamné à mort ; un noble chien de chasse, plus beau que ceux que Votre Excellence a jamais pu voir en Irlande. Il appartient au vieux chevalier, sir Henri Lee. Si Votre Excellence ne désire pas garder ce bel animal, puis-je, sans indiscrétion, le lui demander pour moi ? — Non, non, Pearson ; le vieux chevalier, si fidèle lui-même, ne sera point privé de son chien… Plût à Dieu, qu’un être quelconque, fût-ce même un chien, s’attachât à moi, par affection, et non par intérêt ! — Votre Excellence, » répondit Zorobabel en souriant, « ne rend pas justice à ses fidèles soldats : ils vous suivent comme des chiens, ils combattent pour vous comme des chiens, restent comme des chiens sur la place où ils trouvent la mort. — Comment ! vieux grondeur, dit le général, pourquoi prendre ce ton ? — On laisse les restes d’Humgudgeon pourrir sous les ruines de cette tour, et Tomkins a été déposé comme une brute dans un trou à côté d’un buisson. — C’est vrai. On les transportera au cimetière ; chaque soldat assistera à cette cérémonie avec une cocarde verte et un ruban bleu. Les sous-officiers et les adjudants auront tous un crêpe ; nous conduirons nous-même le convoi ; il sera fait une distribution convenable de vin, d’eau-de-vie brûlée et de romarin. Veillez à l’accomplissement de ces ordres, Pearson. Après la cérémonie funèbre, Woodstock sera démantelé, afin que ses retraites ne servent pas une seconde fois d’asile aux rebelles et aux ennemis du gouvernement. »

Les ordres du général furent ponctuellement exécutés. Albert Lee resta quelque temps en prison après l’élargissement des autres détenus. Il profita de sa mise en liberté pour se rendre sur le continent ; il entra dans la garde du roi Charles, où il obtint un grade élevé. Mais le destin, comme nous le verrons dans la suite, ne lui accorda qu’une courte carrière, quoique brillante.

Revenons aux autres prisonniers de Woodstock qui furent mis en liberté. Les deux théologiens, entièrement réconciliés, se retirèrent bras dessus bras dessous, au presbytère habité naguère par le docteur Rochecliffe, mais qu’il revoyait maintenant comme hôte de son successeur Nehemiah Holdenough. Le presbytérien n’eut pas plutôt installé son ami dans sa maison, qu’il le pressa de partager non seulement sa demeure, mais encore le revenu qu’il percevait comme curé de la paroisse. Le docteur Rochecliffe fut touché, mais il refusa sagement cette offre généreuse, en considération de la différence de leurs opinions sur le gouvernement de l’Église, opinions auxquelles chacun d’eux ne tenait pas moins qu’à des articles de foi. Un autre dissentiment, quoique moins important, au sujet des fonctions des évêques dans l’Église primitive, le fit persister dans cette résolution. Ils se séparèrent le lendemain, et leur amitié ne fut point troublée par les controverses théologiques jusqu’à la mort de M. Holdenough, en 1658 ; ce qu’on peut attribuer en grande partie à ce qu’ils ne se revirent plus depuis leur emprisonnement. Après la restauration, le docteur Rochecliffe fut rétabli dans son bénéfice, et il obtint ensuite des places éminentes dans l’Église.

Quant aux autres personnages qui recouvrèrent leur liberté, ils trouvèrent sans peine à la ville un logement provisoire chez d’anciennes connaissances ; mais personne n’osa recueillir le vieux chevalier qui passait pour être mal vu des autorités régnantes. Le maître de l’auberge de Saint-George lui-même, qui avait été un de ses locataires, ne l’admit pas sans inquiétude même comme un simple voyageur, privilège qui consiste à vivre et loger pour son argent. Éverard l’accompagna sans en avoir été prié, sans en avoir obtenu la permission, mais sans qu’on le lui défendît. Le vieillard paraissait avoir rendu son affection à son neveu depuis qu’il avait appris comment il s’était comporté à la mémorable rencontre du chêne du Roi, et qu’il le voyait l’objet de l’inimitié de Cromwell plutôt que de sa faveur ; mais au fond de son cœur était un autre sentiment caché, qui tendait à le réconcilier avec Éverard : la certitude qu’il partageait son inquiétude relativement à sa fille, qui n’était pas encore revenue de sa difficile et périlleuse expédition. Il se sentait hors d’état de découvrir lui-même le lieu qu’Alice avait choisi pour retraite pendant les derniers événements, et d’obtenir sa liberté si elle avait été mise en prison. Il désirait qu’Éverard lui offrît ses services pour la chercher ; mais la honte l’empêcha de l’en prier, et Éverard, qui ne savait pas quel changement s’était opéré dans les dispositions de son oncle à son égard, n’osait pas s’offrir ni même prononcer le nom d’Alice.

Le soleil était déjà couché ; ils étaient assis, et se regardaient en silence, quand ils entendirent des chevaux s’arrêter. On frappa à la porte. Un pas léger monta l’escalier, et Alice, l’objet de leur inquiétude, se présenta à eux. Elle se précipita avec joie dans les bras de son père qui, après avoir porté des regards attentifs autour de la chambre, lui demanda : « Tout est-il sauvé ? — Oui ; et il n’y a plus rien à craindre, j’en ai l’espérance. J’ai quelque chose à vous remettre. »

Ses yeux se fixèrent alors sur Éverard… Elle rougit, elle s’embarrassa, et ne proféra pas un mot.

« Ne craignez rien de votre cousin presbytérien, » dit le chevalier avec un sourire de bonne humeur ; « il est devenu un confesseur de la royauté, et a couru le risque d’en être un des martyrs. »

Elle tira de son sein le message royal écrit sur un petit morceau de papier sale, et attaché avec un fil de laine au lieu de sceau. Malgré cette triste apparence, sir Henri, avant de l’ouvrir, le porta avec un respect oriental contre ses lèvres, contre son cœur et son front, et ce ne fut qu’après y avoir laissé tomber une larme qu’il trouva le courage de l’ouvrir et d’en lire le contenu que voici :

« Notre loyal et estimé ami, et notre fidèle sujet,

« Ayant été instruit qu’un projet de mariage avait été formé entre mistress Alice Lee, votre fille unique, et Markham Éverard, Esquire, d’Éversaly Chase, son cousin et votre neveu ; étant instruit aussi que ce mariage vous eût été extrêmement agréable, sans des considérations relatives à notre service, qui vous ont empêché d’y donner votre consentement jusqu’à ce jour, nous vous faisons connaître que, bien loin que nos affaires doivent souffrir de cette alliance, nous vous exhortons, et autant qu’il est en nous, nous vous requérons de consentir à cette alliance, si vous souhaitez faire quelque chose qui nous soit agréable et grandement utile à nos affaires : vous laissant néanmoins, comme il est du devoir d’un roi chrétien, le libre exercice de votre propre prudence en ce qui concerne les autres obstacles à ce mariage, qui pourraient exister indépendamment de ceux qui peuvent avoir rapport à nos intérêts. En foi de quoi, nous avons signé ces présentes, comme un témoignage de notre reconnaissance de vos bons services tant envers le feu roi notre père, qu’envers nous-même.

C. R. »

Sir Henri resta si long-temps, et avec tant d’attention, les yeux fixés sur cette lettre, qu’on eût pu croire qu’il l’apprenait par cœur. Enfin, il la plaça dans son portefeuille, et demanda à Alice la suite de ses aventures de la nuit précédente. Elle les raconta en peu de mots. Leur course nocturne à travers le parc s’était terminée heureusement et promptement. Après avoir vu Charles et son compagnon se mettre en route, elle avait pris quelque repos dans la chaumière, où elle les avait quittés. Le matin, elle avait appris que le château de Woodstock était occupé par des soldats ; de sorte qu’elle ne pouvait plus y retourner sans péril, ou du moins sans s’exposer à des soupçons et à des questions.

Elle avait donc renoncé à ce projet, et elle s’était retirée dans le voisinage, chez une dame d’une loyauté connue, dont le mari avait servi comme major dans le régiment de sir Henri, et avait été tué à la bataille de Naseby. Mistress Aymer était une femme entendue, et, d’ailleurs, la nécessité de ces temps civilisés semblait avoir développé les talents de chacun pour les intrigues et les stratagèmes. Elle envoya un domestique fidèle s’assurer de ce qui se passait à la Loge ; dès qu’il eut vu que les prisonniers avaient été mis en liberté, et se fut assuré du lieu où le chevalier allait passer la nuit, il vint sur-le-champ instruire sa maîtresse, et par son ordre, il accompagna Alice à cheval jusqu’à la nouvelle demeure de son père.

Jamais peut-être souper ne fut aussi silencieux que celui que l’on fit après le retour d’Alice ; chacun des convives étant absorbé par ses propres sentiments et ne sachant comment deviner ceux des autres. Enfin arriva l’heure où Alice obtint la permission de se retirer pour aller prendre du repos après une journée aussi fatigante. Éverard lui offrit la main jusqu’à la porte de son appartement. Il allait lui même se retirer dans le sien, quand, à son grand étonnement, son oncle le rappela, lui fit signe de s’asseoir ; et lui présentant la lettre du roi, il fixa sur lui des regards scrutateurs pendant qu’il la lisait. Si cette lecture ne lui causait un transport de joie, il était bien décidé à désobéir aux ordres du roi plutôt que de sacrifier Alice à un homme qui n’accepterait pas sa main comme le plus précieux trésor qui fût sur la terre. Mais les traits d’Éverard, mêlés pourtant à un sentiment de surprise, exprimaient la joie et l’espérance au delà même de ce que sir Henri attendait. Quand il leva les yeux avec inquiétude et timidité vers le vieux chevalier, celui-ci, le sourire sur les lèvres, lui dit : « Quand il ne resterait plus au roi d’autres sujets en Angleterre, il pourrait disposer à son gré de tous les membres de la famille Lee ; mais peut-être la maison Éverard n’a-t-elle pas été assez dévouée à la couronne dans ces derniers temps pour se soumettre à l’invitation de marier son héritier à la fille d’un mendiant. — La fille de sir Henri Lee, » répondit Éverard se jetant aux genoux de son oncle, et baisant de force sa main, « ferait honneur à la maison d’un duc. — La jeune fille est assez bien, » répondit le vieux chevalier avec satisfaction ; « et quant à moi, ma pauvreté ne sera ni une honte ni un embarras pour mes amis. J’ai quelque argent, grâce à la générosité du docteur Rochecliffe, et je me retirerai avec Jocelin dans quelque coin. — Mon cher oncle ! vous êtes plus riche que vous ne croyez ; la portion de vos domaines qui a été rachetée par mon père, moyennant une très faible somme, vous appartient toujours ; elle est administrée en votre nom par des fidéicommissaires, desquels je fais partie moi-même. Vous êtes seulement notre débiteur de la somme que nous avons avancée, et pour laquelle nous compterons avec vous, si cela vous fait plaisir, comme de véritables usuriers. Mon père est incapable de s’enrichir en rachetant pour lui-même les domaines d’un ami dans le malheur. Je vous aurais annoncé cette nouvelle depuis long-temps, mais vous ne l’avez pas voulu. Je veux dire que les circonstances rendirent impossible une explication. Je veux dire… — Tu veux dire que j’étais trop emporté pour entendre raison, Mark, et je crois que c’est la vérité. Mais je vois que nous nous entendons maintenant. Demain je me rendrai, avec ma fille et ce qui me reste de domestiques, à Kingston, où j’ai une vieille maison que je puis encore regarder comme à moi ; viens nous y rejoindre quand tu le voudras, Markham, en toute diligence, si cela te plaît ; mais viens-y avec le consentement de ton père. — Avec mon père lui-même, si vous voulez le permettre. — Soit ! comme lui et toi le voudrez. Je ne crois pas que Jocelin te ferme la porte au nez, ou que Bévis gronde après toi, comme après Louis Kerneguy. Allons, voilà assez de transports pour ce soir : bonne nuit. Mark ; si tu es remis de ta fatigue, et que tu veuilles venir ici demain matin à dix heures, nous pourrons voyager ensemble sur la route de Kingston. »

Éverard pressa encore une fois la main de sir Henri ; il caressa Bévis, qui se laissa faire sans rien dire ; et il s’en alla chez lui s’abandonner à des rêves de félicité qui, autant que le permettent les vicissitudes dont ce monde est plein, furent réalisés quelques mois après.


CHAPITRE XXXVIII et dernier.

LA RESTAURATION.


Un sentiment unique a rempli ma vie… J’ai vécu pour vous… Je meurs à vos pieds.
Don Sébastien.


Les années s’écoulent si promptement que nous ne savons ni d’où elles viennent ni où elles vont : nous les regardons fuir sans sentir quels changements elles opèrent en nous ; et pourtant les années privent l’homme de sa force, comme les vents dépouillent les arbres de leur feuillage.

Après le mariage de Markham Éverard et d’Alice, le vieux chevalier demeura près d’eux, dans l’ancien manoir dépendant des domaines qui avaient été rachetés pour son compte. Jocelin et Phœbé, mariés aussi, prenaient soin de son ménage, avec deux autres domestiques. Quand il était las de la solitude et de Shakspeare, il était toujours le bienvenu chez son gendre. Ses visites étaient d’autant plus fréquentes que Markham s’était entièrement retiré des affaires publiques, désapprouvant la dissolution violente du Parlement, et se soumettant à la nouvelle domination de Cromwell, plutôt comme au moindre de tous les maux que comme à un gouvernement légitime. Cromwell paraissait toujours disposé à le bien traiter ; mais Éverard, se souvenant de la proposition qu’il lui avait faite de livrer le roi, ce qu’il considérait comme un outrage à son honneur, refusa toujours ses avances, et se rattacha, au contraire, à l’opinion qui était alors prédominante en Angleterre, qu’on n’obtiendrait un gouvernement stable que par le rappel de la famille exilée. Il est hors de doute que le souvenir de la bonté que Charles lui avait témoignée ne contribuait pas peu à lui faire adopter cette mesure. Néanmoins rien ne put le déterminer, tant que Cromwell vécut, à prendre aucun engagement formel. Il considérait son autorité comme trop solidement établie pour pouvoir être renversée par les complots tramés contre sa personne.

Wildrake fut toujours, comme par le passé, le compagnon et le protégé d’Éverard, quoique cette liaison ne fût pas toujours avantageuse pour celui-ci. Ce respectable personnage, quand il résidait dans la maison de son patron, ou chez le vieux chevalier, rendait de petits services domestiques ; il avait gagné le cœur d’Alice par la complaisance qu’il avait pour ses enfants, en apprenant à ses trois garçons à monter à cheval, à faire des armes, à manier la pique, et d’autres exercices ; et il avait surtout gagné ses bonnes grâces à cause des égards qu’il avait pour son père, avec qui il faisait la partie d’échecs ou de trictrac ; il lui lisait Shakspeare, ou faisait l’office de clerc quand un prêtre persécuté se risquait à célébrer au château le service de l’Église d’Angleterre. Il rabattait le gibier tant que le vieux gentilhomme pût aller à la chasse ; surtout il lui parlait de l’assaut de Brentfort, des batailles d’Edgewill, de Banburg, de Roundway-Doun, sujets de conversation qui charmaient le vieux chevalier, mais qu’il ne pouvait entamer avec son beau-fils, le colonel Éverard ayant gagné sa réputation militaire au service du parlement.

Les distractions que lui procurait la société de Wildrake eurent encore plus de prix à ses yeux après la mort du brave Albert, son fils unique, qui fut tué à la fatale bataille de Dankirk, où les couleurs anglaises étaient malheureusement déployées dans les rangs opposés, car dans le même temps qu’Olivier Cromwell fournissait un secours d’hommes aux Français ses alliés, les troupes du roi banni combattaient en faveur des Espagnols. Sir Henri reçut cette douloureuse nouvelle en vieillard, c’est-à-dire avec plus de fermeté apparente qu’on ne l’aurait attendu. Pendant des semaines et des mois il relisait quelques lignes que lui avait fait parvenir l’infatigable docteur Rochecliffe, signées en petits caractères d’un C et R, et plus bas, Louis Kerneguy, dans lesquelles l’auteur de la lettre l’engageait à supporter cette perte inappréciable avec d’autant plus de fermeté qu’il lui restait encore un fils (voulant parler de lui-même) qui le considérait toujours comme un père.

Mais, en dépit de ce baume consolateur, le chagrin le minait intérieurement, et, lui suçant le sang comme un vampire, semblait graduellement épuiser en lui les sources de la vie ; et sans aucune maladie caractérisée, sans aucun mal apparent, le vieillard perdit insensiblement la force et la vigueur, et l’assistance de Wildrake lui devint de jour en jour plus nécessaire.

Cependant il n’était pas toujours sédentaire. Le Cavalier était un de ces hommes heureux à qui une constitution robuste, un esprit irréfléchi, une gaîté surabondante, permettent de jouer toute leur vie le rôle d’un écolier… d’être heureux pour le présent et sans souci pour l’avenir.

Une ou deux fois l’an, quand il avait amassé quelques pièces d’or, le Cavalier Wildrake allait faire un tour à Londres. Là, à ce qu’il racontait, il faisait des siennes, buvait autant qu’il pouvait, et menait, pour se servir de ses expressions, joyeuse vie avec des Cavaliers aussi peu raisonnables que lui, jusqu’à ce que quelque propos inconsidéré, ou quelque acte d’étourderie, le conduisît à Marshalsea, à The Flut, ou dans quelque autre prison, d’où il ne sortait qu’à force d’argent, de crédit, et quelquefois aux dépens de sa réputation.

Enfin Cromwell mourut. Son fils résigna l’autorité souveraine, et les divers événements qui suivirent engagèrent Éverard, comme beaucoup d’autres, à adopter des mesures plus actives en faveur du roi. Éverard lui envoya des sommes considérables, mais avec la plus grande précaution, correspondant, non avec des agents secondaires, mais avec le chevalier lui-même, auquel il fournissait beaucoup de renseignements utiles sur les affaires publiques. Malgré toute sa prudence, il faillit être compromis dans le soulèvement infructueux de Booth et de Middleton dans l’Ouest, et n’échappa qu’avec beaucoup de peine aux conséquences funestes de cette tentative prématurée. Après cet événement, quoique le royaume fût dans une anarchie complète, les communes ne semblèrent pas favorablement disposées pour le roi Charles, jusqu’au mouvement que fit le général Monk, qui partit d’Écosse pour aller en Angleterre. Mais ce fut à ce moment même, la veille d’un succès complet, que la fortune de Charles sembla plus désespérée que jamais, surtout quand on apprit à la petite cour qu’il tenait à Bruxelles, que Monk, à son arrivée à Londres, s’était mis sous les ordres du parlement.

Ce fut à cette époque, un soir, au moment où le roi, Buckingham, Wilmot, et quelques autres seigneurs de cette cour errante, étaient réunis pour souper, que le chancelier Clarendon demanda subitement audience, et entrant avec moins de cérémonie qu’il n’aurait fait en toute autre circonstance, annonça des nouvelles extraordinaires. Un messager, disait-il, venait d’arriver, qu’il ne connaissait pas, qui semblait avoir beaucoup bu et fort peu dormi ; cet homme était porteur d’un signe de reconnaissance de la part d’une personne sur la fidélité de qui il risquerait sa vie. Le roi demanda à voir le messager.

Un homme entra : ses manières avaient quelque chose d’un gentilhomme, mais plus encore d’un débauché de profession. Les yeux gonflés et enflammés, les vêtements en désordre, le pas chancelant, à cause de ses veilles et à cause des moyens qu’il avait employés pour vaincre les fatigues, il s’avança d’un pied mal assuré vers le haut bout de la table, saisit la main du roi, et la porta à ses lèvres assez familièrement, pendant que Charles, qui, à ce salut sans cérémonie, commençait à le reconnaître, n’était pas fort charmé que sa visite eût lieu en présence de tant de témoins.

« J’apporte de bonnes nouvelles, » dit le messager sans façon, « de glorieuses nouvelles ! Le roi remontera sur son trône ! Mes picos sont beaux sur les montagnes. Corbleu ! j’ai vécu si long-temps avec les presbytériens que j’ai appris leur langage. Mais nous sommes tous maintenant les fils d’un même père, les enfants de Votre Majesté. Le croupion est perdu à Londres. Ce n’est que feux de joie ; on fait retentir l’air des fanfares et des toasts portés à la santé du roi, les cloches sont en mouvement. Londres est tout en feu depuis le Strand jusqu’à Rotherhithe. On n’entend partout que le bruit des pots et des verres. — Nous nous en doutons, dit le duc de Buckingham. — Mon vieil ami, Mark Éverard, m’a envoyé apporter ces nouvelles. Je veux plutôt mourir, si depuis mon départ j’ai fermé l’œil. Votre Majesté me reconnaît, j’en suis sûr ; elle se rappelle le… le… auprès du chêne du Roi, à Woodstock.

Oh ! oui, nous danserons, chanterons et boirons,
Car ce sera pour nous un heureux jour de fête
Quand Charles reviendra suivi de ses barons,

Et la couronne sur la tête.

— Maître Wildrake, répondit le roi, je me souviens de vous à merveille. J’espère que vos bonnes nouvelles sont certaines ? — Certaines ! sire ; n’ai-je pas entendu sonner les cloches ? n’ai-je pas vu les feux d’artifice ? n’ai-je pas bu à la santé de Votre Majesté, tant de fois que mes jambes pouvaient à peine me porter jusqu’au quai ? C’est aussi certain que je suis le pauvre Roger Wildrake de Squattelsea-Mere de Lincoln. »

Le duc de Buckingham dit alors tout bas à l’oreille du roi : « J’ai toujours soupçonné Votre Majesté de s’être trouvée en mauvaise compagnie après la bataille de Worcester ; en voici du reste un échantillon curieux. — Et qui vous ressemble beaucoup, ainsi qu’à toute la compagnie que j’ai eue ici pendant tant d’années. Le cœur aussi dévoué, la tête aussi vide ; autant de galons sur les habits, quoiqu’un peu vieux, autant d’airain sur le front, et aussi peu de cuivre dans la poche. — Je voudrais que Votre Majesté me confiât ce messager de bonnes nouvelles, pour savoir de lui la vérité, répliqua Buckingham. — Bien obligé ; mais il est aussi volontaire que vous, et de telles gens s’entendent rarement entre eux. Milord chancelier est plein de sagesse, c’est à lui que nous nous en rapporterons. Maître Wildrake, vous accompagnerez le chancelier qui nous rendra compte de vos nouvelles ; en attendant, je vous assure que vous ne vous repentirez pas d’avoir été le premier à nous les apporter. » Il fit signe au chancelier d’emmener Wildrake qui, dans l’état où il le voyait, aurait pu raconter quelques anecdotes du séjour de Charles à Woodstock ; anecdotes qui auraient procuré plus de plaisir que d’édification aux beaux esprits de la cour.

On reçut bientôt la confirmation de ces bonnes nouvelles ; on donna à Wildrake une honnête gratification et une petite pension qui, d’après le désir spécial du roi, ne lui imposait aucun service.

Peu après l’Angleterre répétait en chœur son refrain favori :

Oh ! le vingt-neuf du mois de mai
Est un jour heureux et bien gai :
Charles reprendra sa couronne.

En ce jour mémorable, le roi partit de Rochester pour faire son entrée à Londres. Sur son passage il reçut de ses sujets un accueil si cordial et si unanime, qu’il dit gaiment « que c’était sans doute sa faute d’être resté si long-temps hors d’un pays où son arrivée causait tant d’enthousiasme. » À cheval entre ses frères les ducs d’York et de Glocester, le monarque rappelé dans ses états s’avançait au pas sur les chemins jonchés de fleurs. Le vin coulait des fontaines sous les arcs de triomphe ; les rues étaient tapissées ; sur son passage étaient des groupes de citoyens, les uns habillés de velours noir, portant des chaînes d’or, d’autres en costume militaire de drap d’or ou d’argent, suivis par ces artisans qui, après avoir crié contre le père à sa sortie de Withehall, criaient en faveur du fils à sa rentrée dans le palais de ses pères. À Blackheath, il passa en revue cette armée si long-temps formidable à l’Europe et à l’Angleterre elle-même, qui avait servi à rétablir le trône après l’avoir renversé de ses mains. En quittant les dernières files de cette troupe formidable, le roi arriva à une plaine découverte, où beaucoup de personnes de tous les rangs et de toutes les classes s’étaient postées pour le féliciter avant qu’il entrât dans sa capitale.

Il y avait là un groupe qui attirait une attention toute particulière, à cause du respect que lui témoignaient les soldats qui formaient la tête du cortège : Cavaliers ou Têtes-rondes, ils semblaient se disputer à qui serait le plus agréable à ceux qui le composaient ; et parmi eux se trouvaient deux gentilshommes, l’un jeune et l’autre vieux, qui avaient joué un rôle dans les guerres civiles.

La principale figure de ce groupe, dont les membres paraissaient appartenir à la même famille, était un vieillard assis : sa figure était animée par un sourire de satisfaction ; des larmes s’échappaient de ses yeux lorsqu’il voyait flotter dans les airs les nombreuses bannières, et qu’il entendait retentir ce cri si long-temps proscrit : « Dieu sauve le roi Charles ! » Ses joues étaient pâles comme la cendre, et sa longue barbe blanche comme le duvet du chardon. Ses yeux bleus étaient encore vifs, mais il était évident qu’il ne pouvait distinguer que confusément les objets. Ses mouvements étaient faible ; il parlait fort peu, si ce n’est pour répondre au babil de ses petits enfants, ou faire une question, soit à sa fille assise à côté de lui, et qui était d’une beauté remarquable, soit au colonel Éverard qui se tenait derrière lui. Le brave forestier, Jocelin Joliffe, dans son costume de garde, s’appuyait, comme un autre Benaiah, sur le gourdin qui jadis avait rendu grand service au roi ; sa femme, matrone d’aussi bonne mine qu’elle avait été jolie fille, souriait de son importance personnelle, et de temps à autre joignait sa voix perçante aux cris de Stentor par lesquels son mari contribuait pour sa part aux acclamations générales.

Trois beaux garçons et deux jolies filles babillaient aux pieds de leur grand-père, qui leur faisait des réponses proportionnées à leur âge, et passait à chaque instant sa main flétrie sur les beaux cheveux de ces charmantes créatures. Alice, assisté de Wildrake (magnifiquement vêtu alors, et le regard animé par un seul verre de vin des Canaries), détournait de temps en temps l’attention des enfants, afin qu’ils n’importunassent pas trop leur grand’père. Nous ne devons pas oublier un autre personnage remarquable qui figurait dans ce groupe… un chien d’une taille gigantesque, qui paraissait au dernier terme de l’existence canine, étant âgé peut-être de quinze ou seize ans. Quoiqu’il n’offrît au regard que les débris de son ancienne beauté, que ses yeux fussent obscurcis, ses membre roides, sa tête inclinée, et que son port élégant, ses mouvements gracieux eussent fait place à une démarche embarrassée et languissante, le noble Bévis n’avait rien perdu de son affection instinctive pour son maître. Se coucher aux pieds de sir Henri, au soleil d’été, ou près du feu en hiver, lever la tête pour le regarder, lécher de temps en temps sa main débile ou ses joues ridées, c’était pour cela seulement que cette pauvre bête semblait vivre encore.

Trois ou quatre domestiques en livrée avaient été placés là, afin de garantir leurs maîtres de la foule qui les entourait. Mais cette précaution fut inutile : l’air respectable, la simplicité sans prétention qu’on remarquait chez eux leur donnaient, même aux yeux des gens du peuple les plus grossiers, une apparence de dignité patriarcale qui commandait le respect chez tout le monde, et ils restèrent assis sur la petite éminence qu’ils avaient choisie sur le bord du chemin, aussi à leur aise que s’ils eussent été dans leur parc.

En ce moment les clairons dans le lointain annoncèrent l’arrivée du roi. On vit passer les poursuivants d’armes et les trompettes, ensuite des plumets et des habits dorés, des étendards déployés et flottants, des épées resplendissantes au soleil. Enfin, à la tête des plus nobles seigneurs de l’Angleterre, ayant à ses côtés ses deux frères puînés, on vit s’avancer le roi Charles. Il s’était déjà arrêté plus d’une fois, par bonté peut-être autant que par politique, pour adresser un mot à des personnes qu’il avait reconnues dans la foule, et les spectateurs avaient applaudi par leurs acclamations à une telle popularité ; mais quand il eut un moment arrêté ses regards sur le groupe dont nous venons de parler, il eût été impossible, quand même Alice eût trop changé pour être reconnaissable, qu’il ne se rappelât point à l’instant Bévis et son vénérable maître. Le monarque sauta en bas de son cheval et s’avança sur-le-champ vers le chevalier. La foule fit entendre une multitude d’acclamations quand elle vit Charles s’opposer de sa propre main aux faibles efforts du vieillard qui voulait se lever pour lui rendre hommage. Le replaçant doucement sur son siège : « Mon père, lui dit-il, mon père, bénissez votre fils, qui revient en sûreté, comme vous l’avez béni quand il s’éloigna de vous au milieu des dangers. — Que Dieu vous bénisse… et vous conserve ! » répondit le vieillard ému, ne pouvant contenir la violence de ses sentiments. Et le roi, pour lui donner le temps de se remettre, se tourna vers Alice.

« Et vous, lui dit-il, mon aimable guide, qu’avez-vous fait depuis notre dangereuse promenade nocturne ? Mais je n’ai pas besoin de vous le demander, » reprit-il en regardant autour de lui. « Tous vos instants ont été consacrés au service du roi et du royaume, et à élever des enfants aussi loyaux que leurs ancêtres. Une aussi belle famille, sur ma foi, est un beau spectacle pour les yeux d’un roi d’Angleterre. Colonel Éverard, nous nous verrons, j’espère, à Whitehall. » Il fit un signe de tête à Wildrake. « Et toi, Jocelin, continua-t-il, tu peux tenir ton bâton d’une seule main, j’en suis sûr… Avance l’autre. »

Baissant les yeux avec une respectueuse timidité, Jocelin, semblable à un taureau qui avance ses cornes, présenta au roi, par-dessus l’épaule de sa femme, une main aussi large et aussi dure qu’une assiette de bois, que le roi remplit de pièces d’or. Achète avec quelques unes de ces pièces un bonnet à mon amie Phœbé, lui dit Charles ; elle s’est aussi acquittée de ses devoirs envers la vieille Angleterre. »

Le roi revint alors au vieux chevalier qui paraissait faire un effort pour parler. Il prit sa main décharnée dans les deux siennes, baissa la tête vers lui, afin de mieux l’entendre, pendant que le vieillard, le tenant de l’autre main, répétait d’une voix tremblante quelques mots, au milieu desquels Charles ne put saisir que cette citation :

De la rébellion dispersez la cohue,
Et que la chaste foi reste la bienvenue.

Se dérobant enfin aussi doucement que possible à une scène qui commençait à devenir pénible et embarrassante, le bon prince, d’une voix plus distincte qu’il ne lui était ordinaire, afin de se faire entendre du vieux chevalier, lui dit : « Nous sommes entourés de trop de monde pour causer librement de tout ce que nous avons à nous dire ; mais si vous ne venez pas bientôt visiter le roi Charles à Whitehall, il vous enverra Kerneguy, afin que vous vous assuriez par vous-même combien il est devenu raisonnable depuis ses voyages. »

Il pressa encore une fois affectueusement la main du vieux chevalier, salua Alice et ceux qui l’entouraient, et se retira. Sir Henri Lee l’écoutait avec un sourire qui montrait qu’il avait compris le sens des paroles gracieuses du monarque. Le vieillard s’appuya sur le dos de sa chaise, et dit tout bas le nunc dimittis.

« Excusez-moi de vous avoir fait attendre, milords, » dit le roi en remontante cheval ; « sans ces braves gens, vous auriez pu m’attendre encore beaucoup plus long-temps… En avant, messieurs. »

Le cortège se remit en marche ; le bruit des trompettes et des tambours s’éleva de nouveau parmi les acclamations, qui avaient été interrompues pendant que le roi s’était arrêté. Le coup d’œil du cortège se remettant en mouvement était si magnifique et si éblouissant qu’Alice oublia pour un moment les inquiétudes que la santé de son père lui avait fait naître, et ses yeux suivaient cette longue ligne étincelante de couleurs variées qui se déployaient dans la plaine. Quand ses yeux se reportèrent sur sir Henri, elle vit avec surprise que ses joues, qui s’étaient légèrement colorées pendant sa conversation avec le roi, étaient alors couvertes d’une pâleur mortelle ; que ses yeux étaient fermés et ne se rouvraient plus, et que tous ses traits, portant une expression d’inquiétude, avaient une immobilité qui n’est pas celle du sommeil. On s’empressa de lui prodiguer des secours, mais il était trop tard : cette lampe, qui brûlait depuis tant d’années, avait consumé l’huile jusqu’à la dernière goutte, et s’était éteinte en jetant un dernier éclat.

Ce qui suivit se devine sans peine, seulement je dois ajouter que le chien fidèle ne survécut à son maître que quelques jours, et que l’image de Bévis est sculptée au pied du monument qui fut élevé à la mémoire de sir Henri Lee de Ditchley.


FIN DE WOODSTOCK.





IMPRIMERIE DE E.-J. BAILLY, PLACE SORBONNE, 2.

  1. Probablement que ce rôle de comédie était rempli par Giles Sharp, qui était ici le fantôme ou voyant régulier habituel.
  2. Savant antiquaire de l’université d’Oxford. a. m.
  3. Cambridge est la seconde université d’Angleterre, rivale de celle d’Oxford. Une troisième université a été établie à Londres, en 1829. a. m.
  4. Dignité qui répond à celle de curé bénéficier. a. m.
  5. Ce White était un puritain, qu’on surnomma Century, à cause d’une dénonciation qu’il fit contre cent prêtres. a. m.
  6. Charles II, fondateur de la Société royale de Londres, à laquelle il octroya une charte, le 22 avril 1663. Newton devint en 1703 président de cette société savante, qui offre quelque analogie avec l’Institut de France. a. m.
  7. Épîtres héroïques de Drayton, note a, sur l’épître : Rosemonde au roi Henri. a. m.
  8. Roman imité de Walter Scott. a. m.
  9. Petite ville à quatre lieues d’Oxford. a. m.
  10. Bataille où Cromwell défit Charles II. Elle fut livrée le 3 septembre 1651 ; déjà celle de Dunbar l’avait été le 3 septembre, et comme s’il y avait eu pour Cromwell une destinée attachée au 3 septembre, c’est le même jour qu’il mourut. a. m.
  11. The cynosure of neighbouring eyes dit le texte ; la cynosure des yeux du voisinage. Le lecteur se souvient que cynosure est le nom de la Constellation de la Petite-Ourse, dont fait partie l’étoile polaire. a. m.
  12. Expression de Shakspeare dans le roi Lear, employée ici dans un sens ironique. a. m.
  13. Mot anglais pour épée, lequel répond au vieux mot estoc, nom d’une épée longue et étroite, qui ne servait qu’à percer. Estoc se prend aussi pour la pointe d’une épée, et de là le proverbe : Frapper d’estoc et de taille. a. m.
  14. Holdenbough, mot composé de hold, tenir, et de enough, assez, est ici un nom de l’imagination de Walter Scott. Il indique assez bien le caractère du personnage qui le porte. Holdforth, en anglais, veut dire prêcheur. a. m.
  15. Noll est une abréviation familière d’Olivier. a. m.
  16. The worthy mayor’s, dit en effet le texte. a. m.
  17. Allusion à l’esprit de corps des apprentis de Londres, dont un seul en querelle avait besoin, sous Élisabeth, que de crier aux bâtons ! pour voir accourir à son secours ses compagnons ou acolytes, armés de gourdins. a. m.
  18. Le nom de tailleur fut long-temps un terme de honte ou d’opprobre en Angleterre, parce que les gens de cette profession y passaient pour voleurs, comme en d’autres contées ; ici notre interlocuteur fait à cette opinion vraie ou fausse une allusion toute directe pour les gantiers de Woodstock, ville encore aujourd’hui renommée par ses fabriques de gants. a. m.
  19. Woodstock fut le séjour de la belle Rosemonde. a. m.
  20. Petite ville près de Woodstock. a. m.
  21. Plaine du comté d’York, où la cause de Charles Ier essuya un si rude échec en 1644. a. m.
  22. Village du comté de Northampton, près duquel fut livrée, en 1615, une sanglante bataille où Cromwell et Charles Ier combattirent en personne. a. m.
  23. C’est ainsi que les républicains désignaient quelquefois Charles II, qui se réfugia en France, après le désastre de Worcester, en 1651. a. m.
  24. Charles Ier, décapité le 30 janvier 1649. a. m.
  25. Un des compagnons de Robin Hood. a. m.
  26. Charles-Roi. a. m.
  27. Auteur d’une vie des saints anglais. a. m.
  28. Auteur comique, lequel fut l’architecte de ce château. a. m.
  29. Allusion à la mode qu’avaient adoptée les républicains de se couper les cheveux très court, ce qui leur fit donner le sobriquet de têtes-rondes. a. m.
  30. Les Mugglemans ou Muggletons, partisans du sectaire Muggleton, tailleur fanatique, lequel dispensait ses coreligionnaires de toute règle de conduite ; les Ranters, partisans de Ranter, qui excitaient de même au désordre moral ; les Brownistes, partisans du sectaire Brown, qui professait des idées analogues. Tous ces sectaires approuvaient la polygamie, ou du moins toléraient le changement fréquent de femme ou de mari. a. m.
  31. Taverne de Londres, lieu de rendez-vous des poètes d’alors, comme le café Procope à Paris, du temps de Voltaire et de Piron. a. m.
  32. Allusion au tribunal romain de la rote, composé de douze prêtres, pris dans les quatre nations d’Italie, de France, d’Espagne et d’Allemagne. a. m.
  33. Habits of wearing, dit en effet le texte. Habit signifie à la fois habit et habitude : ce jeu de mots est pour nous impossible à traduire. a. m.
  34. Les habitants de Hogs-Norton, village du comté d’Oxford, ont une réputation plus ou moins méritée d’esprits lourds et bornés. a. m.
  35. Personnages des danses mauresques, où l’on représentait l’histoire de Robin Wood et de sa bande. a. m.
  36. Refrain de ronde anglaise. a. m.
  37. Société de bibliophiles qui porte le nom de Roxburgh son fondateur. a. m.
  38. Les deux filles du roi Lear. a. m.
  39. Wild, sauvage ; rake, libertin ou extravagant : Wildrake signifierait donc un franc débauché.
    Quand à wildgoose, mot composé aussi de wild, sauvage et de goose, oie, ce qui revient à oie sauvage ou franc animal, cette expression est ici opposée malicieusement à wildrake, mauvais garnement, ou plutôt à wild drake, qui veut dire canard sauvage. Ces jeux de mots n’ont aucun sel pour un Français. a. m.
  40. Fameux armurier italien. a. m.
  41. Au collège, signifie à l’Université, et à Lincoln’s-Inn, à l’École de droit de Londres, nom du quartier des gens de loi. a. m.
  42. Interlocuteur puritain d’un drame de Beaumont et Fletcher. a. m.
  43. Prevent him from letting bruin loose : bruin est ici pour lear, ours ; c’est ainsi qu’on l’appelle vulgairement en Angleterre. a. m.
  44. Le diable. a. m.
  45. Qualification ironique. En Angleterre, les maîtres d’école et les pasteurs sont fréquemment qualifiés ainsi. a. m.
  46. Wall-eyes, dit le texte, pour exprimer des yeux de couleur différente. a. m.
  47. Highgate est un village à quatre milles de Londres. Il y a là une auberge où, par farce, quand vous paraissez pour la première fois, on exige de vous le serment de ne jamais aller à pied, quand vous pouvez aller à cheval, à moins que vous ne préfériez être piéton ; de ne jamais caresser la servante, quand vous pouvez caresser la maîtresse ; de ne jamais boire d’eau, quand vous pouvez boire de bonne bière ou de bon vin ; si vous n’aimez mieux l’eau, etc. a. m.
  48. Mot formé de little, peu, et de creed, croyance : ce qui répond à peu de foi. a. m.
  49. Bulla était un ornement de cou des jeunes Romains, lequel était remplacé à dix-sept ans par le clavus, ou nœud de pourpre. a. m.
  50. Bouclier honteusement jeté ; allusion au trait d’Horace, qui fut meilleur poète que soldat. a. m.
  51. Ces deux termes d’argot signifient le premier menteur, et le second franc buveur. a. m.
  52. Archevêque de Cantorbéry, mort sur l’échafaud en 1643, pour la cause de Charles Ier. a. m.
  53. The rump, sobriquet de mépris que l’on donnait au parlement. a. m.
  54. Fameux prédicateur d’alors. a. m.
  55. Drame de Beaumont et Fletcher. a. m.
  56. Ces seconds soupers ou arrière-soupers étaient des espèces d’orgies de luxe introduites dans les beaux jours de folie du roi Jacques, et commuées sous le règne suivant. Le souper commençait de bonne heure, à six ou sept heures au plus tard ; l’arrière-souper était un festin ou banquet plus reculé, une sorte de hors-d"œuvre que l’on servait à dix ou onze heures, comme un prétexte afin de prolonger la soirée jusqu’à minuit.
    Aujourd’hui les Anglais ont encore des repas de nuit ; mais ce sont alors de véritables soupers dans l’acception que nous donnons à ce mot ; car ce qu’ils appelaient jadis premier souper est aujourd’hui le dîner, qui a lieu à sept heures du soir tandis que la collation nocturne ne se fait qu’à minuit ou plus tard. a. m.
  57. Jeu de mots sur Chaucer, qui a peu de sel pour un Français. a. m.
  58. Allusion au chasseur Hearne, dans les Joyeuses filles de Windsor, pièce de Shakespeare. a. m.
  59. Les Juifs vendent tous les songes que vous voulez. a. m.
  60. Rivière d’Oxford. a. m.
  61. Écuyer d’Hudibras. a. m.
  62. L’antiquaire dramatique peut compulser cette vieille comédie. Une scène ou deux roulent sur l’étrange idée populaire que les Cavaliers du jour mangent les enfants. Cette pièce fut composée par l’acteur Lacy, qui y joua lui-même un rôle. Miss Edgeworth cite le passage suivant d’un poème vulgaire, qui fait allusion au même préjugé :

    La poste qui de Coventry
    Vint à cheval en manteau rouge,
    Donna des nouvelles ici ;
    Elle dit comme avait péri
    Lunsford, hélas ! qui plus ne bouge.
    Et dans sa poche ayant la main
    D’un enfant qu’il tua soudain.

    Ceci ne fut pas une moindre cause d’irritation du peuple contre le roi Charles qui avait tenté de placer dans le gouvernement de la tour de Londres le même Lunsford, bien que très capable d’une telle atrocité.

  63. Où vais-je par ce chemin ? a. m.
  64. Costume propre aux maris. a. m.
  65. C’est ici le vieux Shakespeare. a. m.
  66. Ils sortent tous. a. m.
  67. Charles Ier fut décapité par un homme masqué, devant son palais de Whitehall, dans la cité de Londres. a. m.
  68. Voir Waverley. a. m.
  69. Il y a ici un jeu de mot intraduisible en français ; Phœbé confond le mot latin fidele avec le mot anglais fiddle, violon. a. m.
  70. Shakspeare. a. m.
  71. C’est un petit insecte, ou figuré une rosse. a. m.
  72. Harry, équivalent populaire et familier de Henri, lequel veut, comme nick’ dire aussi le diable. a. m.
  73. Nous lisons ces vers dans ans farce de Fielding, Tumble-Down-Dick, fondée sur la même histoire classique. Comme ils étaient connus du temps de la république, il faut qu’ils aient été transmis à l’auteur de Tom Jones par tradition ; car personne ne soupçonnera l’auteur du présent livre de faire cet anachronisme. a. m.
  74. Frère naturel de Richard Cœur-de-Lion. a. m.
  75. Voici le quatrain du texte :
    A man may drink and not be drunck,
    A man may fight and not be slain,
    A man may kiss a bonnie lass,
    And yet be wellcome back again.
    a. m.
  76. Si le dénoûment n’est pas digne du vengeur. a. m.
  77. Un des personnages des Chroniques de Shakspeare. a. m.
  78. Maître d’escrime italien, alors fameux. a. m.
  79. Ministre presbytérien. a. m.
  80. Farthing, dit le texte : une des plus petites monnaies anglaises, équivalentes à trois centimes. a. m.
  81. Allusion à l’histoire d’un curé qui s’introduisit chez des dames, enveloppé dans une botte de pois secs. a. m.
  82. Prostituée. a. m.
  83. Tragédie ampoulée. a. m.
  84. Ce docte et illustre érudit n’épargnait pas les citations ; mais souvent il ne prenait pas la peine de les expliquer, par suite de son mépris pour ceux qui n’entendaient pas les langues mortes, et parce qu’il n’aimait pas se donner l’ennui de traduire pour la commodité des dames et des gentilshommes campagnards. Pour que nos lectrices et lesdits gentilshommes ne se dépitent pas trop en cette occasion de leur ignorance, nous leur apprendrons ce que signifie le passage latin : « La vertu a besoin de maîtres et d’exemples, les vices s’apprennent d’eux-mêmes. » a. m.
  85. Les famillistes avaient eu pour premier fondateur David George de Delft, enthousiaste qui croyait être le Messie ; ils se séparèrent en différentes sectes : les grindletoniens ; les famillistes des montagnes, des vallées ; les famillistes de l’ordre du collet, ceux du troupeau épars. Entre autres principes trop extravagants et trop pervers pour être cités ici, ils prétendaient qu’il état légitime de se conformer extérieurement à toute secte prédominante, quand on y trouvait son avantage ; d’obéir aux ordres de tout magistrat, de toute autorité supérieure, quand même ces ordres seraient contraires à la justice. Ils désavouaient les principales doctrines du christianisme, comme une loi abrogée par la venue de David George. Ils s’abandonnaient aux instincts effrénés des passions les plus criminelles, et entre eux se livraient, dit-on, au plus horrible libertinage. Voyez la Gangrène d’Edward, l’Hérésiographie de Pagell, et un ouvrage très curieux de Ludovic Clarton, un des chefs de la secte, ayant pour titre, la Brebis perdue et retrouvée, petit in-4o, Londres, 1660. a. m.
  86. Auteur du temps. a. m.
  87. Une des premières compositions de Shakspeare. a. m.
  88. Mot formé de spit, cracher, et de fire, feu : comme qui dirait crache-feu. a. m.
  89. Les soldats en uniforme rouge. a. m.
  90. Poète du temps. a. m.
  91. Royaliste d’alors. a. m.
  92. Il cacha sous le sable l’Égyptien tué. a. m.
  93. Citation d’un vers de Campbell, dans sa Gertrude de Wioming. Voici le passage anglais :
    But mortal pleasure, what are thou in truth ?
    The torrent’s smoothness ere it dasth below.
    Mais plaisir mortel, qu’es-tu en réalité ? le calme d’un torrent avant qu’il se précipite. a. m.
  94. Lance prisade, dit le texte ; en français, anspessade. a. m.
  95. Tredagh ou Drogheda fut pris d’assaut par Cromwell en 1649, et le gouverneur, avec toute la garnison, fut passé au fil de l’épée. a. m.
  96. Wildrake, en anglais, veut dire canard sauvage. a. m.
  97. Sobriquet de Cromwell. a. m.