Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 14-18).


PRÉFACE.


DE LA PREMIÈRE ÉDITION.




Je n’ai pas l’intention d’apprendre à mes lecteurs comment les manuscrits du fameux antiquaire, le révérend J. A. Rochecliffe, docteur en théologie, sont tombés en ma possession. Il y a mille moyens de se les procurer ; qu’il me suffise de dire qu’ils furent sauvés d’un sort indigne, et qu’ils me parvinrent par des voies honnêtes. Quant à l’authenticité des anecdotes que j’ai extraites des manuscrits de cet illustre savant, et que j’ai arrangées avec cette facilité sans pareille qui m’est si naturelle, le nom du docteur garantira leur exactitude, partout où ce nom sera connu.

L’histoire du docteur Rochecliffe n’est ignorée d’aucun de ceux qui ont un peu lu ; et quant aux autres, nous pouvons les renvoyer à l’honnête Antony Wood[1] qui le regardait comme un des piliers de l’Église épiscopale, et qui lui consacre une notice des plus flatteuses dans l’Athenæ oxonienses, quoique le docteur eût été élevé à Cambridge, ce second œil de l’Angleterre[2].

Il est de notoriété publique que ce docteur Rochecliffe obtint de bonne heure de l’avancement dans l’Église, en récompense du zèle qu’il avait déployé dans la controverse avec les puritains, et que son ouvrage intitulé Malleus hæresis fut considéré comme un coup accablant, excepté par ceux contre lesquels il était dirigé. C’est cet ouvrage qui le fit nommer à trente ans recteur[3] de Woodstock, et qui lui mérita ensuite une place dans le catalogue du fameux Century White[4] Mais ce qu’il y eut de pis pour lui que d’avoir été rangé par ce fanatique dans la classe des prêtres scandaleux et pervers pourvus de bénéfices par les prélats, c’est que ses opinions lui firent perdre la place qu’il occupait à Woodstock, lorsque les presbytériens devinrent les plus forts. Pendant presque tout le temps que dura la guerre civile, il fut chapelain du régiment de sir Henri Lee, levé pour le service du roi Charles, et l’on dit même que plus d’une fois il joua un rôle actif sur le champ de bataille. En tous cas il est certain que le docteur Rochecliffe se trouva à plusieurs reprises en grand danger, ainsi qu’on pourra s’en convaincre par différents passages de l’histoire suivante, où il parle de ses exploits, comme César, à la troisième personne. Je soupçonne cependant quelque commentateur presbytérien d’avoir interpolé deux ou trois passages. Le manuscrit fut long-temps en la possession des Éverard, famille distinguée appartenant à cette secte religieuse.

Pendant l’usurpation, le docteur Rochecliffe fit constamment partie des complots prématurément formés pour la restauration de la monarchie, et son audace, sa présence d’esprit, la fermeté de son caractère, le firent regarder comme l’un des principaux partisans du roi dans ces moments de troubles ; avec cet incident, pourtant, que les complots auxquels il prit part ne manquèrent jamais d’être découverts. Mais on a soupçonné que Cromwell lui-même lui avait plusieurs fois suggéré le plan des intrigues qu’il formait, et que, par ce moyen, ce perfide protecteur pouvait juger de la fidélité de ceux qu’il suspectait, et connaissait au juste les projets de ses ennemis, projets qu’il trouvait plus commode de faire échouer que de les punir sévèrement.

À la restauration, le rectorat de Woodstock fut rendu au docteur Rochecliffe, et il obtint encore d’autres faveurs ecclésiastiques ; alors il abandonna la polémique et la politique, pour se livrer exclusivement à la philosophie. Il fut un des fondateurs de la Société royale, et, par son entremise, Charles[5] demanda à ce corps savant la solution de ce curieux problème : « Pourquoi, un vase étant rempli d’eau jusqu’au bord, si on y plongeait un poisson vivant, l’eau ne déborderait pas. » L’explication de ce phénomène, imaginée par le docteur Rochecliffe, parut la plus ingénieuse et la plus instructive des quatre qui furent données ; et il est certain que le docteur aurait remporté la palme, sans l’obstination d’un inepte et grossier campagnard qui demanda avec instance qu’avant tout l’expérience fût faite publiquement. Quand on eut déféré à cette demande, l’expérience prouva qu’on avait tort de s’en rapporter, pour la réalité du fait, au seul témoignage de l’autorité royale. Car, quoique le poisson eût été placé dans son élément natal, avec tout le soin imaginable, l’eau se répandit dans tout l’appartement, et non seulement fit grand tort à la réputation des quatre membres auteurs des ingénieuses explications, mais gâta encore un beau tapis de Turquie.

Il paraît que le docteur RocheclifFe mourut vers 1685, laissant un grand nombre de manuscrits sur différents sujets, et surtout un grand nombre d’anecdotes secrètes ; c’est de là qu’ont été tirés les mémoires suivants : pour l’instruction du lecteur nous nous proposons d’en dire un mot.

L’existence du labyrinthe de Rosemonde, dont il sera fait mention dans les pages suivantes, est attestée par Drayton, qui vivait sous le règne de la reine Élisabeth.

Le labyrinthe de Rosemonde, ou plutôt ses ruines, subsiste encore, ainsi que son puits dont le fond est pavé en pierres de taille, et la tour d’où part le labyrinthe. Ce sont des allées voûtées, dont les murs et les cintres sont bâtis en briques et en pierres, et si bien mêlées les unes aux autres qu’il est fort difficile de s’y reconnaître, afin que si la demeure de Rosemonde venait à être découverte par la reine, elle pût aisément se soustraire à un péril imminent, et, au besoin, s’échapper par de secrètes issues, bien loin de Woodstock, dans l’Oxfordshire[6].

Il est bien probable que le singulier tour de fantasmagorie qui fut joué aux commissaires du long parlement, envoyés pour ravager et détruire Woodstock, après la mort de Charles Ier, fut exécuté au moyen des passages et retraites mystérieuses de l’ancien labyrinthe de Rosemonde, dans les environs duquel les successeurs de Henri avaient établi un rendez-vous de chasse, ou loge.

On trouve une relation curieuse des mésaventures de ces honorables commissaires, dans l’histoire naturelle de l’Oxfordshire, du docteur Plot. N’ayant pas cet ouvrage sous la main, je ne puis parler que du livre du célèbre Glanville sur les sorciers, qui a cité cette relation comme une série d’événements surnaturels et bien dignes d’une entière confiance. Les lits des commissaires et de leurs domestiques furent hissés en l’air jusqu’à ce qu’ils fussent presque culbutés, et puis ils retombèrent si promptement, que ceux qui y reposaient pensèrent en avoir les os brisés. Des bruits extraordinaires et horribles troublèrent les envahisseurs sacrilèges d’une demeure royale. Une fois le diable leur apporta une bassinoire ; une autre fois il les assaillit avec des pierres et des os de cheval ; des pots remplis d’eau furent versés sur eux pendant leur sommeil ; enfin tant d’autres tours de ce genre furent exécutés à leurs dépens, qu’ils abandonnèrent la partie, et laissèrent à demi consommée la spoliation qu’ils avaient projetée. Le bon sens du docteur Plot l’a porté à soupçonner que tous ces faits étaient les résultats de quelque complot ou menées secrètes ; mais Glanville travailla de toutes ses forces à le réfuter. Et en effet, on ne peut espérer que celui qui a admis une explication aussi commode que l’intervention d’un pouvoir surnaturel, consente à ne pas se servir d’une clef qui ouvrira toutes les serrures, quelque compliquées qu’elles soient.

Quoi qu’il en soit, la suite a fait découvrir que le docteur Plot avait parfaitement raison, et que le seul démon qui avait accompli toutes ces merveilles n’était autre qu’un royaliste effréné, un nommé Trusty Zoe, ou autre nom à peu près semblable, précédemment au service du jardin du parc, et qui avait passé à celui des commissaires dans l’intention de leur faire souffrir ces tribulations. Je crois avoir vu quelque part un récit véridique de toute l’affaire et des moyens dont le malin personnage se servait pour accomplir ses prodiges ; mais est-ce dans un livre ou dans une brochure ? c’est ce que je ne saurais dire. Je me rappelle seulement un passage à ce sujet : les commissaires étant convenus de mettre à part quelques objets pour se les partager, avaient dressé un acte qui réglait leurs droits respectifs ; et, pour plus de sûreté, ils avaient caché cet acte au fond d’un grand vase. Mais une assemblée de théologiens, renforcée par les plus austères presbytériens du voisinage de Woodstock, s’étant réunie pour conjurer le démon supposé, Trusty Zoe fit partir, au milieu de l’exorcisme, un feu d’artifice qu’il avait préparé, et qui brisa le pot ; alors, à la honte et à la confusion des commissaires, leur contrat secret tomba au milieu des exorciseurs étonnés, qui apprirent ainsi les projets de concussion des commissaires.

Mais il est, je crois, inutile que je tourmente ma mémoire pour chercher à me rappeler des souvenirs anciens et à demi effacés, relatifs aux scènes merveilleuses qui se passèrent à Woodstock, puisque les manuscrits du docteur Rochecliffe en donnent un récit bien plus détaillé que ce qu’on pourrait trouver dans les ouvrages publiés auparavant. J’aurais pu m’étendre davantage sur cette partie de mon sujet, car les matériaux sont abondants ; mais, pour faire au lecteur une confidence, qu’il sache que quelques critiques bienveillants ont pensé que cela rendrait l’histoire languissante ; c’est pourquoi je me suis décidé à être, sur cette matière, plus concis que je n’en avais l’intention.

Le lecteur impatient m’accuse peut-être en ce moment de lui cacher le soleil avec une chandelle. Mais quand les rayons du soleil seraient aussi brillants qu’on les trouvera probablement, quand le flambeau ou la chandelle serait plus pâle encore qu’elle ne l’est en effet, il faut que malgré lui il reste encore une minute dans cette atmosphère inférieure, jusqu’à ce que je me sois défendu d’avoir braconné sur les terres d’autrui. Les faucons, pour me servir d’un proverbe écossais, ne doivent point se crever les yeux ou s’arracher la proie les uns des autres ; en conséquence, si j’avais su que cette histoire, par l’époque qu’elle peint, ou par le caractère des personnages, dût avoir quelque rapport avec celle qui a été publiée récemment par un habile auteur de nos jours, j’aurais, sans aucun doute, laissé le manuscrit du docteur Rochecliffe en paix pour le moment. Mais je ne fus instruit de cette circonstance qu’au moment où ce petit ouvrage était à moitié imprimé ; et je n’eus d’autre ressource, pour éviter toute imitation même involontaire, que de différer la lecture de l’ouvrage en question. Quelques ressemblances accidentelles doivent nécessairement se rencontrer entre des ouvrages de même nature, qui ont pour but d’offrir le tableau d’une même époque, et où les mêmes personnages sont mis en scène. Si, comme il est probable, cela est arrivé, tout le désavantage sera de mon côté. En tout cas, mes intentions ont été innocentes, et je me réjouis d’avoir achevé Woodstock, parce que, mon ouvrage terminé, je peux me permettre de lire Brambletye-House[7], plaisir que je me suis jusqu’à présent refusé par scrupule de conscience.


  1. Savant antiquaire de l’université d’Oxford. a. m.
  2. Cambridge est la seconde université d’Angleterre, rivale de celle d’Oxford. Une troisième université a été établie à Londres, en 1829. a. m.
  3. Dignité qui répond à celle de curé bénéficier. a. m.
  4. Ce White était un puritain, qu’on surnomma Century, à cause d’une dénonciation qu’il fit contre cent prêtres. a. m.
  5. Charles II, fondateur de la Société royale de Londres, à laquelle il octroya une charte, le 22 avril 1663. Newton devint en 1703 président de cette société savante, qui offre quelque analogie avec l’Institut de France. a. m.
  6. Épîtres héroïques de Drayton, note a, sur l’épître : Rosemonde au roi Henri. a. m.
  7. Roman imité de Walter Scott. a. m.