Woodstock/Chapitre XXXVIII

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 464-472).


CHAPITRE XXXVIII et dernier.

LA RESTAURATION.


Un sentiment unique a rempli ma vie… J’ai vécu pour vous… Je meurs à vos pieds.
Don Sébastien.


Les années s’écoulent si promptement que nous ne savons ni d’où elles viennent ni où elles vont : nous les regardons fuir sans sentir quels changements elles opèrent en nous ; et pourtant les années privent l’homme de sa force, comme les vents dépouillent les arbres de leur feuillage.

Après le mariage de Markham Éverard et d’Alice, le vieux chevalier demeura près d’eux, dans l’ancien manoir dépendant des domaines qui avaient été rachetés pour son compte. Jocelin et Phœbé, mariés aussi, prenaient soin de son ménage, avec deux autres domestiques. Quand il était las de la solitude et de Shakspeare, il était toujours le bienvenu chez son gendre. Ses visites étaient d’autant plus fréquentes que Markham s’était entièrement retiré des affaires publiques, désapprouvant la dissolution violente du Parlement, et se soumettant à la nouvelle domination de Cromwell, plutôt comme au moindre de tous les maux que comme à un gouvernement légitime. Cromwell paraissait toujours disposé à le bien traiter ; mais Éverard, se souvenant de la proposition qu’il lui avait faite de livrer le roi, ce qu’il considérait comme un outrage à son honneur, refusa toujours ses avances, et se rattacha, au contraire, à l’opinion qui était alors prédominante en Angleterre, qu’on n’obtiendrait un gouvernement stable que par le rappel de la famille exilée. Il est hors de doute que le souvenir de la bonté que Charles lui avait témoignée ne contribuait pas peu à lui faire adopter cette mesure. Néanmoins rien ne put le déterminer, tant que Cromwell vécut, à prendre aucun engagement formel. Il considérait son autorité comme trop solidement établie pour pouvoir être renversée par les complots tramés contre sa personne.

Wildrake fut toujours, comme par le passé, le compagnon et le protégé d’Éverard, quoique cette liaison ne fût pas toujours avantageuse pour celui-ci. Ce respectable personnage, quand il résidait dans la maison de son patron, ou chez le vieux chevalier, rendait de petits services domestiques ; il avait gagné le cœur d’Alice par la complaisance qu’il avait pour ses enfants, en apprenant à ses trois garçons à monter à cheval, à faire des armes, à manier la pique, et d’autres exercices ; et il avait surtout gagné ses bonnes grâces à cause des égards qu’il avait pour son père, avec qui il faisait la partie d’échecs ou de trictrac ; il lui lisait Shakspeare, ou faisait l’office de clerc quand un prêtre persécuté se risquait à célébrer au château le service de l’Église d’Angleterre. Il rabattait le gibier tant que le vieux gentilhomme pût aller à la chasse ; surtout il lui parlait de l’assaut de Brentfort, des batailles d’Edgewill, de Banburg, de Roundway-Doun, sujets de conversation qui charmaient le vieux chevalier, mais qu’il ne pouvait entamer avec son beau-fils, le colonel Éverard ayant gagné sa réputation militaire au service du parlement.

Les distractions que lui procurait la société de Wildrake eurent encore plus de prix à ses yeux après la mort du brave Albert, son fils unique, qui fut tué à la fatale bataille de Dankirk, où les couleurs anglaises étaient malheureusement déployées dans les rangs opposés, car dans le même temps qu’Olivier Cromwell fournissait un secours d’hommes aux Français ses alliés, les troupes du roi banni combattaient en faveur des Espagnols. Sir Henri reçut cette douloureuse nouvelle en vieillard, c’est-à-dire avec plus de fermeté apparente qu’on ne l’aurait attendu. Pendant des semaines et des mois il relisait quelques lignes que lui avait fait parvenir l’infatigable docteur Rochecliffe, signées en petits caractères d’un C et R, et plus bas, Louis Kerneguy, dans lesquelles l’auteur de la lettre l’engageait à supporter cette perte inappréciable avec d’autant plus de fermeté qu’il lui restait encore un fils (voulant parler de lui-même) qui le considérait toujours comme un père.

Mais, en dépit de ce baume consolateur, le chagrin le minait intérieurement, et, lui suçant le sang comme un vampire, semblait graduellement épuiser en lui les sources de la vie ; et sans aucune maladie caractérisée, sans aucun mal apparent, le vieillard perdit insensiblement la force et la vigueur, et l’assistance de Wildrake lui devint de jour en jour plus nécessaire.

Cependant il n’était pas toujours sédentaire. Le Cavalier était un de ces hommes heureux à qui une constitution robuste, un esprit irréfléchi, une gaîté surabondante, permettent de jouer toute leur vie le rôle d’un écolier… d’être heureux pour le présent et sans souci pour l’avenir.

Une ou deux fois l’an, quand il avait amassé quelques pièces d’or, le Cavalier Wildrake allait faire un tour à Londres. Là, à ce qu’il racontait, il faisait des siennes, buvait autant qu’il pouvait, et menait, pour se servir de ses expressions, joyeuse vie avec des Cavaliers aussi peu raisonnables que lui, jusqu’à ce que quelque propos inconsidéré, ou quelque acte d’étourderie, le conduisît à Marshalsea, à The Flut, ou dans quelque autre prison, d’où il ne sortait qu’à force d’argent, de crédit, et quelquefois aux dépens de sa réputation.

Enfin Cromwell mourut. Son fils résigna l’autorité souveraine, et les divers événements qui suivirent engagèrent Éverard, comme beaucoup d’autres, à adopter des mesures plus actives en faveur du roi. Éverard lui envoya des sommes considérables, mais avec la plus grande précaution, correspondant, non avec des agents secondaires, mais avec le chevalier lui-même, auquel il fournissait beaucoup de renseignements utiles sur les affaires publiques. Malgré toute sa prudence, il faillit être compromis dans le soulèvement infructueux de Booth et de Middleton dans l’Ouest, et n’échappa qu’avec beaucoup de peine aux conséquences funestes de cette tentative prématurée. Après cet événement, quoique le royaume fût dans une anarchie complète, les communes ne semblèrent pas favorablement disposées pour le roi Charles, jusqu’au mouvement que fit le général Monk, qui partit d’Écosse pour aller en Angleterre. Mais ce fut à ce moment même, la veille d’un succès complet, que la fortune de Charles sembla plus désespérée que jamais, surtout quand on apprit à la petite cour qu’il tenait à Bruxelles, que Monk, à son arrivée à Londres, s’était mis sous les ordres du parlement.

Ce fut à cette époque, un soir, au moment où le roi, Buckingham, Wilmot, et quelques autres seigneurs de cette cour errante, étaient réunis pour souper, que le chancelier Clarendon demanda subitement audience, et entrant avec moins de cérémonie qu’il n’aurait fait en toute autre circonstance, annonça des nouvelles extraordinaires. Un messager, disait-il, venait d’arriver, qu’il ne connaissait pas, qui semblait avoir beaucoup bu et fort peu dormi ; cet homme était porteur d’un signe de reconnaissance de la part d’une personne sur la fidélité de qui il risquerait sa vie. Le roi demanda à voir le messager.

Un homme entra : ses manières avaient quelque chose d’un gentilhomme, mais plus encore d’un débauché de profession. Les yeux gonflés et enflammés, les vêtements en désordre, le pas chancelant, à cause de ses veilles et à cause des moyens qu’il avait employés pour vaincre les fatigues, il s’avança d’un pied mal assuré vers le haut bout de la table, saisit la main du roi, et la porta à ses lèvres assez familièrement, pendant que Charles, qui, à ce salut sans cérémonie, commençait à le reconnaître, n’était pas fort charmé que sa visite eût lieu en présence de tant de témoins.

« J’apporte de bonnes nouvelles, » dit le messager sans façon, « de glorieuses nouvelles ! Le roi remontera sur son trône ! Mes picos sont beaux sur les montagnes. Corbleu ! j’ai vécu si long-temps avec les presbytériens que j’ai appris leur langage. Mais nous sommes tous maintenant les fils d’un même père, les enfants de Votre Majesté. Le croupion est perdu à Londres. Ce n’est que feux de joie ; on fait retentir l’air des fanfares et des toasts portés à la santé du roi, les cloches sont en mouvement. Londres est tout en feu depuis le Strand jusqu’à Rotherhithe. On n’entend partout que le bruit des pots et des verres. — Nous nous en doutons, dit le duc de Buckingham. — Mon vieil ami, Mark Éverard, m’a envoyé apporter ces nouvelles. Je veux plutôt mourir, si depuis mon départ j’ai fermé l’œil. Votre Majesté me reconnaît, j’en suis sûr ; elle se rappelle le… le… auprès du chêne du Roi, à Woodstock.

Oh ! oui, nous danserons, chanterons et boirons,
Car ce sera pour nous un heureux jour de fête
Quand Charles reviendra suivi de ses barons,

Et la couronne sur la tête.

— Maître Wildrake, répondit le roi, je me souviens de vous à merveille. J’espère que vos bonnes nouvelles sont certaines ? — Certaines ! sire ; n’ai-je pas entendu sonner les cloches ? n’ai-je pas vu les feux d’artifice ? n’ai-je pas bu à la santé de Votre Majesté, tant de fois que mes jambes pouvaient à peine me porter jusqu’au quai ? C’est aussi certain que je suis le pauvre Roger Wildrake de Squattelsea-Mere de Lincoln. »

Le duc de Buckingham dit alors tout bas à l’oreille du roi : « J’ai toujours soupçonné Votre Majesté de s’être trouvée en mauvaise compagnie après la bataille de Worcester ; en voici du reste un échantillon curieux. — Et qui vous ressemble beaucoup, ainsi qu’à toute la compagnie que j’ai eue ici pendant tant d’années. Le cœur aussi dévoué, la tête aussi vide ; autant de galons sur les habits, quoiqu’un peu vieux, autant d’airain sur le front, et aussi peu de cuivre dans la poche. — Je voudrais que Votre Majesté me confiât ce messager de bonnes nouvelles, pour savoir de lui la vérité, répliqua Buckingham. — Bien obligé ; mais il est aussi volontaire que vous, et de telles gens s’entendent rarement entre eux. Milord chancelier est plein de sagesse, c’est à lui que nous nous en rapporterons. Maître Wildrake, vous accompagnerez le chancelier qui nous rendra compte de vos nouvelles ; en attendant, je vous assure que vous ne vous repentirez pas d’avoir été le premier à nous les apporter. » Il fit signe au chancelier d’emmener Wildrake qui, dans l’état où il le voyait, aurait pu raconter quelques anecdotes du séjour de Charles à Woodstock ; anecdotes qui auraient procuré plus de plaisir que d’édification aux beaux esprits de la cour.

On reçut bientôt la confirmation de ces bonnes nouvelles ; on donna à Wildrake une honnête gratification et une petite pension qui, d’après le désir spécial du roi, ne lui imposait aucun service.

Peu après l’Angleterre répétait en chœur son refrain favori :

Oh ! le vingt-neuf du mois de mai
Est un jour heureux et bien gai :
Charles reprendra sa couronne.

En ce jour mémorable, le roi partit de Rochester pour faire son entrée à Londres. Sur son passage il reçut de ses sujets un accueil si cordial et si unanime, qu’il dit gaiment « que c’était sans doute sa faute d’être resté si long-temps hors d’un pays où son arrivée causait tant d’enthousiasme. » À cheval entre ses frères les ducs d’York et de Glocester, le monarque rappelé dans ses états s’avançait au pas sur les chemins jonchés de fleurs. Le vin coulait des fontaines sous les arcs de triomphe ; les rues étaient tapissées ; sur son passage étaient des groupes de citoyens, les uns habillés de velours noir, portant des chaînes d’or, d’autres en costume militaire de drap d’or ou d’argent, suivis par ces artisans qui, après avoir crié contre le père à sa sortie de Withehall, criaient en faveur du fils à sa rentrée dans le palais de ses pères. À Blackheath, il passa en revue cette armée si long-temps formidable à l’Europe et à l’Angleterre elle-même, qui avait servi à rétablir le trône après l’avoir renversé de ses mains. En quittant les dernières files de cette troupe formidable, le roi arriva à une plaine découverte, où beaucoup de personnes de tous les rangs et de toutes les classes s’étaient postées pour le féliciter avant qu’il entrât dans sa capitale.

Il y avait là un groupe qui attirait une attention toute particulière, à cause du respect que lui témoignaient les soldats qui formaient la tête du cortège : Cavaliers ou Têtes-rondes, ils semblaient se disputer à qui serait le plus agréable à ceux qui le composaient ; et parmi eux se trouvaient deux gentilshommes, l’un jeune et l’autre vieux, qui avaient joué un rôle dans les guerres civiles.

La principale figure de ce groupe, dont les membres paraissaient appartenir à la même famille, était un vieillard assis : sa figure était animée par un sourire de satisfaction ; des larmes s’échappaient de ses yeux lorsqu’il voyait flotter dans les airs les nombreuses bannières, et qu’il entendait retentir ce cri si long-temps proscrit : « Dieu sauve le roi Charles ! » Ses joues étaient pâles comme la cendre, et sa longue barbe blanche comme le duvet du chardon. Ses yeux bleus étaient encore vifs, mais il était évident qu’il ne pouvait distinguer que confusément les objets. Ses mouvements étaient faible ; il parlait fort peu, si ce n’est pour répondre au babil de ses petits enfants, ou faire une question, soit à sa fille assise à côté de lui, et qui était d’une beauté remarquable, soit au colonel Éverard qui se tenait derrière lui. Le brave forestier, Jocelin Joliffe, dans son costume de garde, s’appuyait, comme un autre Benaiah, sur le gourdin qui jadis avait rendu grand service au roi ; sa femme, matrone d’aussi bonne mine qu’elle avait été jolie fille, souriait de son importance personnelle, et de temps à autre joignait sa voix perçante aux cris de Stentor par lesquels son mari contribuait pour sa part aux acclamations générales.

Trois beaux garçons et deux jolies filles babillaient aux pieds de leur grand-père, qui leur faisait des réponses proportionnées à leur âge, et passait à chaque instant sa main flétrie sur les beaux cheveux de ces charmantes créatures. Alice, assisté de Wildrake (magnifiquement vêtu alors, et le regard animé par un seul verre de vin des Canaries), détournait de temps en temps l’attention des enfants, afin qu’ils n’importunassent pas trop leur grand’père. Nous ne devons pas oublier un autre personnage remarquable qui figurait dans ce groupe… un chien d’une taille gigantesque, qui paraissait au dernier terme de l’existence canine, étant âgé peut-être de quinze ou seize ans. Quoiqu’il n’offrît au regard que les débris de son ancienne beauté, que ses yeux fussent obscurcis, ses membre roides, sa tête inclinée, et que son port élégant, ses mouvements gracieux eussent fait place à une démarche embarrassée et languissante, le noble Bévis n’avait rien perdu de son affection instinctive pour son maître. Se coucher aux pieds de sir Henri, au soleil d’été, ou près du feu en hiver, lever la tête pour le regarder, lécher de temps en temps sa main débile ou ses joues ridées, c’était pour cela seulement que cette pauvre bête semblait vivre encore.

Trois ou quatre domestiques en livrée avaient été placés là, afin de garantir leurs maîtres de la foule qui les entourait. Mais cette précaution fut inutile : l’air respectable, la simplicité sans prétention qu’on remarquait chez eux leur donnaient, même aux yeux des gens du peuple les plus grossiers, une apparence de dignité patriarcale qui commandait le respect chez tout le monde, et ils restèrent assis sur la petite éminence qu’ils avaient choisie sur le bord du chemin, aussi à leur aise que s’ils eussent été dans leur parc.

En ce moment les clairons dans le lointain annoncèrent l’arrivée du roi. On vit passer les poursuivants d’armes et les trompettes, ensuite des plumets et des habits dorés, des étendards déployés et flottants, des épées resplendissantes au soleil. Enfin, à la tête des plus nobles seigneurs de l’Angleterre, ayant à ses côtés ses deux frères puînés, on vit s’avancer le roi Charles. Il s’était déjà arrêté plus d’une fois, par bonté peut-être autant que par politique, pour adresser un mot à des personnes qu’il avait reconnues dans la foule, et les spectateurs avaient applaudi par leurs acclamations à une telle popularité ; mais quand il eut un moment arrêté ses regards sur le groupe dont nous venons de parler, il eût été impossible, quand même Alice eût trop changé pour être reconnaissable, qu’il ne se rappelât point à l’instant Bévis et son vénérable maître. Le monarque sauta en bas de son cheval et s’avança sur-le-champ vers le chevalier. La foule fit entendre une multitude d’acclamations quand elle vit Charles s’opposer de sa propre main aux faibles efforts du vieillard qui voulait se lever pour lui rendre hommage. Le replaçant doucement sur son siège : « Mon père, lui dit-il, mon père, bénissez votre fils, qui revient en sûreté, comme vous l’avez béni quand il s’éloigna de vous au milieu des dangers. — Que Dieu vous bénisse… et vous conserve ! » répondit le vieillard ému, ne pouvant contenir la violence de ses sentiments. Et le roi, pour lui donner le temps de se remettre, se tourna vers Alice.

« Et vous, lui dit-il, mon aimable guide, qu’avez-vous fait depuis notre dangereuse promenade nocturne ? Mais je n’ai pas besoin de vous le demander, » reprit-il en regardant autour de lui. « Tous vos instants ont été consacrés au service du roi et du royaume, et à élever des enfants aussi loyaux que leurs ancêtres. Une aussi belle famille, sur ma foi, est un beau spectacle pour les yeux d’un roi d’Angleterre. Colonel Éverard, nous nous verrons, j’espère, à Whitehall. » Il fit un signe de tête à Wildrake. « Et toi, Jocelin, continua-t-il, tu peux tenir ton bâton d’une seule main, j’en suis sûr… Avance l’autre. »

Baissant les yeux avec une respectueuse timidité, Jocelin, semblable à un taureau qui avance ses cornes, présenta au roi, par-dessus l’épaule de sa femme, une main aussi large et aussi dure qu’une assiette de bois, que le roi remplit de pièces d’or. Achète avec quelques unes de ces pièces un bonnet à mon amie Phœbé, lui dit Charles ; elle s’est aussi acquittée de ses devoirs envers la vieille Angleterre. »

Le roi revint alors au vieux chevalier qui paraissait faire un effort pour parler. Il prit sa main décharnée dans les deux siennes, baissa la tête vers lui, afin de mieux l’entendre, pendant que le vieillard, le tenant de l’autre main, répétait d’une voix tremblante quelques mots, au milieu desquels Charles ne put saisir que cette citation :

De la rébellion dispersez la cohue,
Et que la chaste foi reste la bienvenue.

Se dérobant enfin aussi doucement que possible à une scène qui commençait à devenir pénible et embarrassante, le bon prince, d’une voix plus distincte qu’il ne lui était ordinaire, afin de se faire entendre du vieux chevalier, lui dit : « Nous sommes entourés de trop de monde pour causer librement de tout ce que nous avons à nous dire ; mais si vous ne venez pas bientôt visiter le roi Charles à Whitehall, il vous enverra Kerneguy, afin que vous vous assuriez par vous-même combien il est devenu raisonnable depuis ses voyages. »

Il pressa encore une fois affectueusement la main du vieux chevalier, salua Alice et ceux qui l’entouraient, et se retira. Sir Henri Lee l’écoutait avec un sourire qui montrait qu’il avait compris le sens des paroles gracieuses du monarque. Le vieillard s’appuya sur le dos de sa chaise, et dit tout bas le nunc dimittis.

« Excusez-moi de vous avoir fait attendre, milords, » dit le roi en remontante cheval ; « sans ces braves gens, vous auriez pu m’attendre encore beaucoup plus long-temps… En avant, messieurs. »

Le cortège se remit en marche ; le bruit des trompettes et des tambours s’éleva de nouveau parmi les acclamations, qui avaient été interrompues pendant que le roi s’était arrêté. Le coup d’œil du cortège se remettant en mouvement était si magnifique et si éblouissant qu’Alice oublia pour un moment les inquiétudes que la santé de son père lui avait fait naître, et ses yeux suivaient cette longue ligne étincelante de couleurs variées qui se déployaient dans la plaine. Quand ses yeux se reportèrent sur sir Henri, elle vit avec surprise que ses joues, qui s’étaient légèrement colorées pendant sa conversation avec le roi, étaient alors couvertes d’une pâleur mortelle ; que ses yeux étaient fermés et ne se rouvraient plus, et que tous ses traits, portant une expression d’inquiétude, avaient une immobilité qui n’est pas celle du sommeil. On s’empressa de lui prodiguer des secours, mais il était trop tard : cette lampe, qui brûlait depuis tant d’années, avait consumé l’huile jusqu’à la dernière goutte, et s’était éteinte en jetant un dernier éclat.

Ce qui suivit se devine sans peine, seulement je dois ajouter que le chien fidèle ne survécut à son maître que quelques jours, et que l’image de Bévis est sculptée au pied du monument qui fut élevé à la mémoire de sir Henri Lee de Ditchley.


FIN DE WOODSTOCK.





IMPRIMERIE DE E.-J. BAILLY, PLACE SORBONNE, 2.