Woodstock/Chapitre XXXVI

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 450-455).


CHAPITRE XXXVI.

LES PRISONNIERS.


Maintenant, en vigilantes sentinelles, revêtons-nous des armures de l’âme, et préparons-nous à tout ce que la guerre apporte au soldat.
Joanna Baillie.


Le lecteur n’a probablement pas oublié que, quand Rochecliffe et Jocelin furent faits prisonniers, le détachement qui les escortait avait sous sa garde deux autres captifs, le colonel Éverard et le révérend Nehemiah Holdenough. Quand Cromwell fut entré avec ses soldats dans Woodstotk, et qu’il se mit à la recherche du prince fugitif, les prisonniers furent placés dans un ancien corps-de-garde qui pouvait servir de prison, et des factionnaires furent placés à la porte par Pearson. Les prisonniers n’avaient d’autre lumière que la flamme d’un feu de charbon. Ils restèrent séparés les uns des autres, le colonel Éverard s’entretenant avec Nehemiah Holdenough, et à quelque distance, le docteur Rochecliffe, sir Henri Lee et Jocelin. La compagnie fut bientôt augmentée de Wildrake, qui fut amené à la Loge, et jeté en prison avec si peu de cérémonie, qu’ayant les bras liés il faillit tomber sur le nez au milieu de la chambre.

« Je vous rends grâces, mes bons amis, dit-il en regardant la porte que fermaient ceux qui l’avaient ainsi poussée ; point de cérémonie, point d’excuse pour m’avoir fait trébucher, puisque je me relève en si bonne compagnie. Bonjour, messieurs, bonjour. Quoi ! sur le point de mourir, et rien pour éveiller nos esprits et bien passer la nuit, qui sera la dernière, je pense ? car je gage un demi-penny contre un million que nous serons pendus demain matin. Mon noble patron, comment allez-vous ? C’est un tour du rusé Noll en ce qui vous regarde ; quant à moi, je puis avoir mérité de lui quelque chose de ce genre. — Je t’en prie, Wildrake, assieds-toi, dit Éverard, tu es ivre, ne nous trouble pas ainsi. — Ivre ! moi ivre ! je n’ai filé que quelques brasses, comme dit Jack à Wapping, goûté de l’eau-de-vie du vieux Noll en buvant un coup à la santé du roi, un autre à la confusion de Son Excellence, et un troisième à la damnation du parlement, et puis peut-être encore un ou deux autres, mais tous toasts diablement bien choisis ; malgré tout, je ne suis pas ivre. — Je t’en prie, ami, ne tiens pas de discours profanes, lui dit Nehemiah Holdenough. — Quoi ! mon petit curé presbytérien, mon mince Mass John, tu vas bientôt dire amen à ce monde ; pour moi j’y ai passé de mauvais quarts d’heure. Ah ! noble sir Henri, je vous baise les mains ; je vous dirai, chevalier, que la pointe de mon épée de Tolède a été aussi près du cœur de Cromwell, la nuit dernière, qu’aucun des boutons de son pourpoint. Mais il porte une armure cachée ! lui ! un soldat ! sans sa maudite chemise d’acier, je l’embrochais comme une alouette. Ah ! docteur Rochecliffe, vous connaissez mon adresse. — Oui, répondit le docteur, et vous connaissez aussi la mienne. — Je vous en prie, restez tranquille, maître Wildrake, dit sir Henri. — Eh bien ! bon chevalier, reprit Wildrake, montrez donc un peu plus de cordialité à un camarade d’infortune. Nous ne sommes pas ici à l’attaque de Brentford. La fortune m’a traité en marâtre. Je vais vous chanter une chanson que j’ai faite sur mes malheurs. — Dans ce moment, capitaine Wildrake, nous ne sommes point en position convenable pour chanter, » dit sir Henri avec politesse et gravité.

« Cela aidera votre dévotion. Écoutez, c’est comme un psaume de la pénitence.

Quand j’étais petit garçon
Ma fortune était mauvaise ;
Mais je vais être à mon aise
Si j’écoute la raison.
Avec les jeux et les filles
J’ai dépensé tout mon bien ;
Maintenant, comme vaurien,
Il me faut briser les grilles.

Il est bien vrai, j’ai des bas,
Mais, diable ! des souliers pas.
Je porte en tout temps des bottes :
Ah ! nonobstant l’éperon
Et les empeignes falottes,
Je resterai franc luron.

La porte s’ouvrit, comme Wildrake finissait ce couplet qu’il chantait à gorge déployée, et une sentinelle le traitant de taureau blasphémateur de Bassan, donna un violent coup de sa baguette de fusil sur les épaules du chanteur, qui, attaché comme il l’était, ne pouvait le lui rendre.

« Je vous rends grâces de nouveau, monsieur, » dit Wildrake en remuant les épaules : « fâché de ne pouvoir vous témoigner ma reconnaissance ; mais je suis lié comme le capitaine Bobadil. Ah ! chevalier, avez-vous entendu le coup sur mes os ? il était bien appliqué : le drôle pourrait infliger la bastonnade, même en présence du grand-seigneur. Il n’aime pas la musique, chevalier ; il n’est point ému par l’harmonie des doux sons ; il n’est propre qu’à trahir et à dépouiller. Ha ! ha ! ha ! comme je bâille ! Je dormirai cette nuit sur un banc, ce ne sera pas la première fois ; et je serai demain matin dans un état décent pour être pendu, ce qui ne m’est pas encore arrivé dans toute ma vie.

Quand j’étais petit garçon
Ma fortune était mauvaise.

Bah ! ce n’est pas l’air. » Puis il tomba et s’endormit, et tous ses compagnons, les uns plus tôt, les autres plus tard, suivirent son exemple.

Les bancs, servant autrefois de lits de camp aux soldats, offrirent aux prisonniers les moyens de reposer, quoique leur sommeil, comme on peut le croire, ne fût ni profond ni tranquille : mais quand le jour commença à paraître, l’explosion de la mine, et la chute de la tour qui la suivit, auraient éveillé les Sept-Dormants ou Morphée lui-même. La fumée pénétra par les fenêtres, et ne leur laissa aucun doute sur la cause de ce bruit.

« Voilà ma poudre qui saute, dit Rochecliffe, et j’espère qu’elle a fait sauter autant de ces coquins qu’elle aurait pu en faire périr sur le champ de bataille ; elle aura pris feu par hasard. — Par hasard ? non, reprit sir Henri ; soyez sûr que mon brave Albert y a mis le feu, et que Cromwell a sauté jusqu’aux murailles du paradis, où il n’entrera jamais. Ah ! mon brave enfant, peut-être t’es-tu sacrifié toi-même, comme un jeune Samson au milieu des Philistins rebelles ; mais je ne te survivrai pas long-temps, Albert. »

Éverard s’avança avec empressement vers la porte pour obtenir de la sentinelle, à qui son nom et son rang pouvaient être connus, quelque explication sur ce bruit qui semblait annoncer une terrible catastrophe.

Mais Nehemiah Holdenough, dont le sommeil avait été interrompu par la trompette qui donna le signal de l’explosion, resta frappé d’horreur. « C’est la trompette de l’archange, s’écria-t-il : c’est le bruit de la dissolution des éléments de ce monde ; c’est l’appel au jugement dernier. Les morts y obéissent ; ils sont avec nous, ils sont au milieu de nous, ils ont repris leur corps, ils nous somment de les suivre. »

En parlant ainsi, ses yeux étaient fixés sur le docteur Rochecliffe, qui était debout vis-à-vis de lui. En se levant à la hâte, le bonnet que portait ordinairement Rochecliffe, selon l’usage du clergé et de tous ceux qui n’étaient point dans les armes à cette époque, était tombé, et avait entraîné la large mouche de soie qu’il portait sans doute pour se déguiser, car la joue qu’elle couvrait était très saine, et l’œil aussi bon que l’autre.

Le colonel Éverard, revenant de la porte, s’efforça en vain de faire comprendre à maître Holdenough ce qu’il avait appris de la sentinelle, que l’explosion n’avait causé la mort que d’un des soldats de Cromwell. Le ministre presbytérien continuait à regarder d’un œil égaré le docteur de la foi épiscopale.

Mais le docteur Rochecliffe entendit et comprit les nouvelles qu’apportait Éverard, et délivré de la crainte qui le retenait immobile, il s’avança vers le calviniste, et lui présenta la main de la manière la plus amicale.

« Éloignez-vous, éloignez-vous, s’écria Holdenough ; les vivants ne peuvent donner la main aux morts. — Mais je suis aussi vivant que vous, lui répondit Rochecliffe. — Toi, vivant ? toi, Joseph Albany, que mes yeux ont vu précipiter du haut des murs de Chiderthrow-Castle. — C’est vrai, mais vous ne m’avez pas vu me sauver à la nage, et me cacher dans un marais couvert de roseaux : Fugit ad salices. Ce que je vous expliquerai une autre fois, »

Holdenough lui toucha la main avec doute et incertitude.

« Tu es, en effet, chaud et vivant ; et cependant, après tant de coups et une chute si terrible, tu ne peux être mon Joseph Albany. — Cependant, je suis bien Joseph Albany Rochecliffe ; et ce dernier nom me vient d’un petit domaine de ma mère, que les amendes et les confiscations ont fait disparaître. — Est-ce donc vrai, et ai-je retrouvé mon vieux camarade ? — Oui, répondit Rochecliffe, et je t’avais déjà apparu dans le miroir de ta chambre. Tu étais si hardi, Nehemiah, que tu aurais fait échouer tous nos projets, si je ne t’avais apparu sous la forme de ton ami mort ; cependant, crois-moi, mon cœur me le reprochait. — Ah ! fi, fi ! » dit Holdenough en se jetant dans ses bras, et en le pressant sur son sein, « tu as toujours été un espiègle. Mais comment as-tu pu me jouer ce tour ? Ah ! Albany, te souviens-tu du docteur Purefoy et du collège de Carris ? — Sans doute, » répondit le docteur passant son bras sous celui du ministre presbytérien, et le conduisant vers un banc éloigné des autres prisonniers qui contemplaient cette scène avec surprise. « Le collége de Carris ! oui, je m’en souviens, et de la bonne ale que nous buvions, et de nos parties chez la mère Huffcap. — Vanité des vanités ! » dit Holdenough souriant et tenant toujours le bras de son ami.

« Et l’excursion que nous fîmes dans le verger du principal, et que nous exécutâmes avec tant d’adresse ? C’était le premier complot que nous tramions, et j’eus beaucoup de peine à l’y faire entrer. — Oh ! ne parle point de cette iniquité, Rochecliffe, car je puis bien dire, comme le vieux maître Bexter, ces fautes de jeunesse ont eu leur châtiment dans un âge plus avancé, puisque cet appétit désordonné de fruits m’a valu des maux d’estomac qui me tourmentent encore. — C’est vrai, c’est vrai, cher Nehemiah, mais ne t’en inquiète pas ; un coup d’eau-de-vie te guérira. Maître Bexter était… » il allait ajouter un âne, mais il s’arrêta et finit ainsi sa phrase : « un brave homme, j’ose le dire, mais très scrupuleux. »

Ils restèrent ainsi assis l’un auprès de l’autre en bons amis, et passèrent une demi-heure à parler avec un mutuel plaisir de leurs vieilles fredaines de collège… Successivement ils en vinrent aux affaires politiques ; et alors leurs mains se séparèrent, et l’on entendit : « Non, mon cher frère, je suis forcé d’être d’avis différent sur ce point, vous me permettrez de croire… » Mais le nom des indépendants et des autres sectaires ayant été prononcé, ils lancèrent à l’envi l’un de l’autre des malédictions contre eux, et il était difficile de juger qui allait le plus loin. Malheureusement dans le cours de cet entretien amical on vint à parler de l’épiscopat de Titus, ce qui les rejeta sur les questions relatives au gouvernement de l’Église. Alors, hélas ! les écluses furent ouvertes, et ils s’accablèrent de textes grecs et hébreux, leurs yeux étaient étincelants, leurs joues enflammées, leurs poings serrés, et on eût dit des ennemis acharnés prêts à s’arracher les yeux, plutôt que deux prêtres chrétiens.

Roger Wildrake, en venant se mêler à cette discussion, en augmenta la violence. Il discuta sur un sujet qu’il ne connaissait pas le moins du monde. Intimidé d’abord par l’éloquence verbeuse et l’érudition d’Holdenough, il examinait avec inquiétude la contenance de Rochecliffe ; mais quand il vit l’œil fier et le maintien ferme du champion de l’épiscopat, qu’il l’entendit répondre au grec par du grec, à l’hébreu par de l’hébreu, il appuya tous ses arguments à mesure que Rochecliffe les achevait, par un violent coup sur le banc, et un éclat de rire de triomphe au nez de l’antagoniste. Ce ne fut pas sans peine que sir Henri et le colonel Éverard étant enfin intervenus, quoiqu’à regret, obtinrent des deux amis qu’ils ajournassent leur discussion ; ils s’éloignèrent à quelque distance, se regardant avec des yeux où l’ancienne amitié semblait avoir complètement fait place à une réciproque animosité.

Mais tandis qu’ils étaient assis loin l’un de l’autre, et attendant l’instant de recommencer une dispute où chacun se croyait sûr de la victoire, Pearson entra dans la prison, et d’une voix basse et troublée, avertit les personnes qui y étaient renfermées de se préparer sur-le-champ à la mort.

Sir Henri Lee entendit cette sentence avec ce calme et cette gravité qu’il avait déjà montrée, Le colonel Éverard voulut en appeler au parlement du jugement de la cour martiale et du général. Mais Pearson refusa de recevoir son appel et de transmettre de telles remontrances, et, d’un air triste et de mauvais augure, il les invita de nouveau à se préparer pour l’heure de midi, et sortit de la prison.

L’effet que cette nouvelle produisit sur les deux théologiens fut remarquable. Ils se regardèrent un moment avec des yeux où l’amitié repentante et une honte généreuse étouffaient tout sentiment d’animosité, et ils s’écrièrent ensemble : « Mon frère, mon frère, j’ai péché, j’ai péché en t’offensant. » Ils se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre, versèrent des larmes en se demandant mutuellement pardon, et comme deux guerriers qui oublient leur querelle personnelle pour remplir leur devoir contre l’ennemi commun, ils reprirent des idées plus dignes de leur caractère sacré ; et remplissant les fonctions qui leur convenaient dans cette triste occasion, ils commencèrent à exhorter ceux qui les entouraient à subir l’arrêt qu’on leur avait signifié, avec la fermeté et la dignité que le christianisme peut seul donner.