Woodstock/Chapitre XXXI

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 394-403).


CHAPITRE XXXI.

INTERMITTENCE.


Si mon fils William était seulement ici, il nous expliquerait ce mystère… Sur ces entrefaites, à la porte se présente un page au visage consterné : « Je les ai vus, maître, dit-il : oh ! j’ai vu, vers la Grosse-Épine, une bande nombreuse de noirs guerriers. Vengeance, criaient-ils, et en avant ! »
Henri Mackensie.


La petite société de la Loge était réunie pour le souper vers huit heures du soir. Sir Henri Lee, s’inquiétant peu du repas qu’on venait de servir, se tenait debout près d’une lampe placée sur la cheminée, et lisait une lettre avec une mélancolique attention.

« Mon fils vous donne-t-il plus de détails qu’à moi, docteur Rochecliffe ? il marque seulement ici qu’il reviendra probablement cette nuit au château, et que maître Kerneguy se doit tenir prêt à partir sur-le-champ avec lui. Que veut dire cette précipitation ? Avez-vous entendu parler de nouvelles perquisitions contre nos malheureux frères ? Je demanderais seulement qu’on me laissât jouir en paix de la société de mon fils. — La paix qui nous arrive quand les méchants interrompent leurs vexations, répondit le docteur, dure non des jours et des heures, mais des minutes. Les flots de sang versés à Worcester ne les ont rassasiés que pour un instant, leur soif, j’imagine, s’est déjà rallumée. — Avez-vous donc reçu des nouvelles à ce sujet ? — Votre fils m’a écrit par le même courrier ; il manque rarement de le faire, sachant combien il est important que je sois au fait de tout ce qui se passe. On a trouvé sur les côtes des moyens de fuir, et maître Kerneguy doit être préparé à se mettre en route avec votre fils, au moment où il arrivera. — C’est étrange ! voilà quarante-un ans que j’habite cette maison, enfant d’abord, puis homme fait, et notre seule peine était d’aviser aux moyens de pouvoir passer le temps ; car sans mes parties de chasse, j’aurais pu rester là assis dans mon fauteuil, aussi tranquillement qu’une marmotte endormie d’un bout de l’année à l’autre ; et maintenant je suis plutôt comme un lièvre qui n’ose dormir que les yeux ouverts, et prend la fuite dès que le vent siffle dans la fougère. — Il est étrange, » dit Alice en fixant ses regards sur le docteur, « que le maître d’hôtel Tête ronde ne vous en ait rien dit ; il est ordinairement assez communicatif sur les mouvements de son parti ; je vous ai vu tête-à-tête ce matin avec lui. — Nous en aurons encore un ce soir, et plus intime, » répondit le docteur d’un air sombre ; « mais il ne bavardera pas. — Je voudrais que vous ne lui accordassiez pas autant de confiance, lui dit Alice ; quant à moi, la figure de cet homme, malgré sa finesse, me semble de si mauvais augure que je crois lire la trahison dans ses yeux. — Soyez sûre que tout est pour le mieux, » répliqua le docteur d’un ton aussi sinistre que la première fois. Personne n’ajouta rien, et un sentiment de crainte glacial et inquiet sembla s’emparer subitement de la compagnie, comme ces sensations qui, chez les personnes dont le tempérament est particulièrement sujet à ressentir les influences électriques, leur font pressentir l’orage.

Le monarque déguisé, apprenant qu’il devait se tenir prêt à quitter au moindre avis l’asile qu’on lui avait offert momentanément, avait bien aussi sa part de tristesse, mais il fut le premier à la dissiper, car elle ne convenait nullement ni à son caractère ni à son état. Il était naturellement gai, et sa position exigeait de la présence d’esprit, et non du découragement.

« Le temps se passe bien moins vite quand on se livre à la mélancolie. Ne vaudrait-il pas mieux que nous chantassions ensemble, miss Alice, le joyeux adieu de Patrick Carey[1] ? Ah ! vous ne connaissez point Pat Carey, le frère cadet de lord Falkland[2]. — Être frère de l’immortel lord Falkland, et composer des chansons ! s’écria le docteur. — Ah ! docteur, les Muses prennent leur dîme aussi bien que l’Église, et ont leur part dans chaque famille de distinction. Vous ne savez pas les paroles, miss Alice, mais vous pouvez du

moins répéter le refrain avec moi :

Viens, nous allons partir : je mettrais dix contre un
Que je ne verrai plus Woodstock et ses tourelles.
Faisons donc une orgie et buvons en commun
Tant que le verre en main assoupit nos querelles.

On chanta, mais sans âme : c’était une joie forcée qui, au lieu de montrer la moindre étincelle de gaîté, n’en indique que plus clairement l’absence. Charles s’arrêta, et fit des reproches à ses choristes.

« Vous chantez, ma chère miss Alice, comme si vous psalmodiiez les sept psaumes de la Pénitence ; et vous, bon docteur, comme si vous récitiez le service des morts. »

Le docteur se leva précipitamment de table, et se mit à la fenêtre, car les derniers mots du roi convenaient singulièrement à ce qu’il avait à faire ce soir-là. Charles le regarda avec quelque surprise, car les périls au milieu desquels il se trouvait depuis si longtemps l’avaient habitué à épier les moindres mouvements autour de lui. Puis, se tournant vers sir Henri, il dit : « Mon honorable hôte, pourriez-vous nous expliquer le motif de cet accès de tristesse qui nous a tous si étrangement gagnés ? — Ma foi, non, mon cher Louis ; ma science ne s’étend pas aussi loin en philosophie ; autant vaudrait que je cherchasse à vous expliquer pourquoi Bévis tourne trois fois avant de se coucher. Je puis seulement dire que si la vieillesse, le chagrin et l’inquiétude sont capables de briser un joyeux esprit, ou du moins de l’abattre de temps à autre, j’ai ma part de tous ces maux ; ce que je résumerai en disant que si je suis triste, c’est que je ne suis pas gai. J’ai trop de motifs de tristesse. Je voudrais voir mon fils, ne fût-ce que pour une minute. »

La fortune sembla cette fois disposée à satisfaire le vieillard, car Albert Lee entra au même instant. Il était en habit de cheval, et paraissait avoir long-temps galopé. Il promena un instant ses yeux autour de l’appartement, les fixa sur ceux du prince déguisé, et, satisfait du regard qu’il reçut en retour du sien, il se hâta, d’après l’antique usage, de s’agenouiller devant son père et de lui demander sa bénédiction.

« Je te la donne, mon enfant, » dit le vieillard ; et une larme brilla dans son œil, pendant qu’il passait la main dans les longues boucles de cheveux qui distinguaient le rang et les principes du jeune Cavalier, et qui, ordinairement, peignées et frisées avec quelque soin, tombaient alors en désordre sur ses épaules. Ils restèrent un moment dans cette attitude, mais le vieillard la quitta subitement, comme s’il était honteux de l’émotion qu’il avait laissé paraître devant tant de témoins ; et s’essuyant les yeux au plus vite avec le revers de sa main, il dit à Albert de se relever et de souper, « car je pense que sans doute vous avez couru vite et long-temps sans rien prendre, et nous boirons un bon coup à ta santé, si le docteur et l’aimable compagnie y consentent. Jocelin, voyons, drôle, verse donc ! on dirait que tu es devant un fantôme. — Jocelin, dit Alice, est malade par sympathie. Un des cerfs du parc s’est élancé aujourd’hui sur Phœbé May-Flower, et il lui a fallu l’assistance de Jocelin pour la débarrasser de l’animal. La pauvre fille ne fait que se trouver mal depuis son retour du bois. — La sotte coquine, s’écria le vieux chevalier. Elle, la fille d’un forestier ! Mais, Jocelin, si le cerf est dangereux, pourquoi ne pas lui décocher une flèche ? — C’est inutile maintenant, sir Henri, » répondit Jocelin avec peine. « Il est tranquille maintenant. Il ne recommencera plus. — Prends-y bien garde : songe que mistress Alice se promène souvent dans le parc. Voyons, verse donc à la ronde, et verse-t’en aussi un verre pour dissiper ta crainte. Allons, l’ami, Phœbé n’aura point grand mal… Elle a seulement crié et couru pour que tu pusses avoir le plaisir de la secourir… Fais donc attention à ce que tu fais, et ne perds pas ainsi le vin. Allons, une santé à notre fugitif qui nous est revenu. — Personne ne la portera plus volontiers que moi, » dit le prince déguisé, prenant, sans y songer, une importance que le rôle qu’il remplissait semblait lui interdire ; mais sir Henri qui l’affectionnait vivement, malgré toutes ses bizarreries, lui adressa seulement un léger reproche sur sa pétulance. « Tu es un jeune homme joyeux et de bonne humeur, Louis ; mais il est étonnant de voir combien la génération actuelle a oublié la gravité et le respect que, dans ma jeunesse, on avait habituellement pour les personnes d’un rang et d’une condition plus élevée. Je n’osais pas plus parler quand il y avait un docteur en théologie dans la société, que je n’aurais osé bouger à l’église pendant le service divin. — C’est la vérité, mon père, » dit Albert se hâtant de l’interrompre ; « mais maître Kerneguy est plus en droit de parler à présent ; j’ai arrangé ses affaires ainsi que les miennes ; j’ai vu plusieurs de ses amis, et lui apporte d’importantes nouvelles. »

Charles allait se lever et prendre Albert à l’écart, naturellement impatient de savoir quelles étaient ces nouvelles, et quel parti on avait pris pour assurer sa fuite. Mais le docteur Rochecliffe le tira par son manteau pour l’engager à rester assis, et à ne point témoigner une curiosité extraordinaire, parce que si l’on venait à découvrir subitement son titre véritable, la violence des sentiments de sir Henri Lee pourrait certainement attirer trop d’attention.

Charles répondit donc seulement à la réprimande du chevalier, « qu’il avait un motif tout particulier d’être prompt et peu cérémonieux à témoigner ses remercîments au colonel Lee… que la reconnaissance pouvait s’exprimer sans façons… enfin, qu’il était fort obligé à sir Henri de son admonition, et que quand il s’en irait de Woodstock, il était sûr de le quitter meilleur qu’il n’y était venu. »

Ces paroles semblaient s’adresser au père ; mais un regard lancé à Alice l’assura qu’elle avait sa bonne part du compliment.

« Je crains, dit-il à Albert, que vous ne veniez nous dire que notre séjour ici doit être bien court. — Encore de quelques heures, répondit Albert… le temps strictement nécessaire pour nous reposer, nous et nos chevaux. Je m’en suis procuré deux qui sont bons et éprouvés ; mais le docteur Rochecliffe m’a manqué de parole. Je m’attendais à trouver du monde à la hutte de Jocelin, où j’ai laissé les chevaux, et, comme il n’y avait personne, j’ai perdu une heure à les panser moi-même, pour qu’ils fussent en état de courir demain matin… car il faut que nous partions avant le jour… — Je… je… voulais y envoyer Tomkins.. mais… mais… balbutia le docteur, je… — Le coquin de Tête-ronde s’est enivré ou a perdu son chemin, j’imagine, dit Albert… J’en suis charmé… Vous pourriez bien vous fier trop à lui. — Jusqu’à présent il a été fidèle, répondit le docteur, et je ne crois guère qu’il me manque désormais de parole. Mais Jocelin ira à la hutte, et apprêtera les chevaux pour la pointe du jour. »

La physionomie de Jocelin, dans les cas extraordinaires, annonçait toujours le plus vif empressement. Cette fois pourtant il sembla hésiter.

« Vous m’accompagnerez un peu, docteur, » dit-il, en se rapprochant de Rochecliffe. — Comment ! sot, imbécile, benêt, s’écria le chevalier, tu demandes au docteur de t’aller tenir compagnie à cette heure ?… Dehors, chien !… Vite au chenil, ou sinon je te brise la tête, poltron.

Jocelin lança au théologien un regard de désespoir, comme pour le supplier d’intervenir en sa faveur ; mais au moment même où il allait parler, un hurlement retentit à la porte du vestibule, et l’on entendit un chien qui grattait comme demandant à entrer.

« Et quel mal a donc Bévis ? demanda le vieux chevalier. Je crois que c’est aujourd’hui la fête des fous, et que tout déraisonne autour de moi ! »

Le même cri interrompit une conversation particulière dans laquelle Albert et Charles étaient engagés, et le colonel courut à la porte du vestibule pour connaître par lui même la cause de ce tapage.

« Ce n’est pas une alarme, dit le vieux chevalier, car l’aboiement du chien serait court, aigre et furieux. Les longs hurlements sont, dit-on, de mauvais augure. Ce fut ainsi que l’aïeule de Bévis hurla toute la nuit pendant laquelle mourut mon père. Si c’est encore un présage, Dieu veuille que ce malheur tombe sur les vieux et les inutiles, non sur les jeunes et sur ceux qui peuvent encore servir le roi et le pays ! »

Le chien passa à travers les jambes du colonel Lee, qui resta quelque temps à la porte pour écouter si rien ne bougeait au dehors, et Bévis entra dans l’appartement où la compagnie se tenait, portant quelque chose à sa gueule, et témoignant à un point extraordinaire ce sentiment de devoir et d’intérêt que semble montrer un chien quand il se croit chargé d’un objet important. Il dressait donc sa longue queue, sa tête et ses oreilles baissées, et marchait avec la dignité imposante, mais triste, d’un cheval de bataille qui assiste aux funérailles de son maître. Il traversa ainsi la chambre, se dirigea vers Jocelin qui était demeuré tout ébahi à le regarder, et poussant un court et lugubre cri, déposa à ses pieds l’objet qu’il portait entre ses dents. Jocelin se baissa et ramassa un gant d’homme, comme en portaient les soldats, et ressemblant un peu à l’ancien gantelet, puisqu’il avait de ces montants en cuir épais qui recouvrent la moitié du bras et le garantissent d’un coup de sabre. Jocelin n’eut pas plus tôt aperçu cet objet, qui n’était cependant rien par lui-même, qu’il le laissa échapper, chancela en arrière, poussa un cri et tomba presque à terre.

« Ah ! maudit sois-tu poltron, imbécile ! » dit le chevalier qui avait ramassé le gant ; puis le regardant… « On devrait te renvoyer à l’école, et te fouetter jusqu’au sang. Ne vois-tu pas que ce n’est qu’un gant, stupide bête, et un gant bien sale, encore ?… Hé ! voici de l’écriture, c’est un nom, Joseph Tomkins !… Ma foi, c’est ce drôle de Tête-ronde.. Je souhaite qu’il ne lui soit pas arrivé malheur… car ce n’est pas de boue qu’il est taché, mais de sang. Bévis peut avoir mordu le drôle, et pourtant il semblait s’entendre avec lui… c’est peut-être le cerf qui lui a fait mal ?… Dehors, Jocelin, vite, et vois où il est, donne du cor. — Je ne puis sortir, répondit Joliffe, à moins… » et il regarda encore piteusement le docteur Rochecliffe qui vit qu’il n’avait pas de temps à perdre pour apaiser les terreurs du garde, d’autant plus que son ministère était très utile dans les circonstances actuelles. « Prends une bêche, une pioche, et une lanterne sourde, » lui dit-il à voix basse, et va m’attendre au désert. »

Jocelin sortit de l’appartement, et le docteur, avant de le suivre, eut quelques mots d’explication avec le colonel Lee. Son courage, loin d’être ébranlé en cette occasion, se fortifia plutôt, comme un homme dont l’élément vital était l’intrigue et le danger. « Depuis votre départ, il s’est passé ici des choses extraordinaires, Albert. Tomkins a maltraité la jeune servante Phœbé ; une querelle s’en est suivie entre Jocelin et lui, et Tomkins a été étendu mort près d’un buisson qui avoisine la fontaine de Rosemonde. Il est nécessaire que nous allions de ce pas, Jocelin et moi, enterrer le cadavre ; car, outre qu’un passant peut le découvrir et donner l’alarme, ce pauvre Jocelin est hors d’état d’être utile avant que le corps ne soit enterré. Quoique vigoureux comme un lion, le sous-garde a son côté faible aussi, et il a plus peur d’un cadavre que d’un vivant. À quelle heure voulez-vous partir demain ? — Au point du jour, ou avant s’il est possible, lui répondit le colonel Lee ; mais nous nous reverrons. Un vaisseau sera prêt, et j’ai des relais en plus d’un endroit. Nous gagnerons la côte de Sussex, et je trouverai à… une lettre qui m’indiquera au juste le lieu où le navire doit nous attendre. — Et pourquoi ne pas partir à l’instant ? — Les chevaux nous en empêchent, ils ont travaillé toute la journée. — Adieu, colonel, je vais remplir ma tâche ; prenez du sommeil et du repos pour que vous puissiez vous acquitter de la vôtre. Cacher un corps assassiné, et soustraire, dans la même nuit, un roi au péril et à la captivité, sont deux événements qui ne peuvent arriver qu’à moi ; mais ne nous vantons de rien avant d’avoir remporté la victoire. » À ces mots il quitta la chambre, et s’enveloppant dans son manteau, se rendit dans ce qu’on appelait le Désert.

Le temps était d’un froid cuisant ; un brouillard couvrait les bas-fonds ; mais la nuit, quoique la lumière des étoiles fût presque cachée par la gelée blanche, n’était pas extrêmement noire. Le docteur Rochecliffe pourtant ne put distinguer le sous-garde, et il ne fut certain de sa présence qu’après l’avoir appelé deux ou trois fois, et que Jocelin eut répondu au signal en laissant échapper un rayon de clarté de sa lanterne sourde. Guidé par cette lumière, le ministre le trouva adossé contre un pilier qui avait autrefois soutenu une terrasse alors en ruine. Il était muni d’une pioche et d’une pelle, et avait une peau de daim sur les épaules.

« Que prétendez-vous faire avec cette peau, demanda le docteur, pour vous en charger dans une pareille expédition ? — Ma foi, voyez-vous, docteur, autant vaut que je vous conte toute l’histoire. L’homme et moi, cet homme-là, vous savez bien de qui je veux parler, nous eûmes, il y a bien des années, une querelle à propos de ce cerf ; car, quoique nous fussions grands amis, et que parfois Philippe obtînt de mon maître la permission de me seconder dans ma charge, pourtant je savais, après tout, que de temps à autre Philippe Hazeldine braconnait. Les traqueurs de daims étaient des gaillards déterminés dans ces temps-là ; car c’était avant le commencement de la guerre, et on se croyait tout permis. Eh bien ! il arriva qu’un jour, dans le parc, je rencontrai deux drôles, la figure noircie, et leurs chemises par dessus leurs vêtements, qui emportaient entre eux deux un aussi beau cerf qu’il y en eut jamais dans ces bois. Je les rejoignis bien vite : un s’échappa, mais j’empoignai l’autre coquin, qui était notre ami Philippe Hazeldine. Eh, dame ! je ne sais si j’ai bien ou mal fait ; mais c’était une vieille connaissance, un camarade de bouteille, et il me jura de s’amender, et m’aida à suspendre le daim à un arbre. Je revins ensuite avec un cheval pour l’emporter à la Loge, après avoir tout conté au chevalier, sauf le nom de Philippe, que je tus. Mais les scélérats avaient été trop rusés pour moi, car ils avaient écorché, paré, comme on dit, et coupé le daim en morceaux, puis l’avaient emporté, ne laissant que la peau et le bois, plus un papier, sur lequel on lisait :

La hanche pour toi,
La poitrine pour moi.

Les cornes et la peau pour les gages du garde.

Je savais bien que c’était un des méchants tours que Philippe aurait joués dans ce temps-là à tout autre garçon du pays ; mais je fus si piqué que je fis nettoyer et apprêter la peau du daim par un tanneur, et jurai qu’elle lui servirait de linceul à lui ou à moi ; et, quoique je me sois long-temps repenti de mon téméraire serment, pourtant aujourd’hui, docteur, vous voyez qu’il va s’accomplir. Je l’avais oublié, mais le diable s’en est souvenu pour moi. — C’était bien mal à vous de faire un vœu si criminel ; mais c’eût été bien pire si vous eussiez cherché à le remplir. Reprenez courage, car dans cette malheureuse affaire, je n’aurais pas souhaité, après ce que vous m’avez conté, Phœbé et vous, que vous l’eussiez épargné, quoique je regrette que le coup ait été mortel. Après tout, tu n’as fait qu’agir comme le grand législateur inspiré, lorsqu’il vit un Égyptien tyranniser un Hébreu, à l’exception cependant que dans le cas présent, c’était une femme : or, comme disent les Septante, Percussum Ægyptium abscondit sabulo[3] ; je vous expliquerai un autre jour ce que cela signifie. En conséquence, je vous exhorte à ne pas vous chagriner outre mesure ; car, quoique l’accident soit malheureux en raison du temps et de l’endroit où il est arrivé, cependant, d’après ce que Phœbé m’a appris de ce misérable, il est à regretter qu’on ne lui ait pas fait sauter la cervelle dès sa naissance, plutôt que de le laisser vivre pour qu’il s’affiliât aux Grindlestoniens ou Muggletoniens, en qui la perfection de chaque hérésie hideuse et blasphématoire s’unit à une pratique continuelle de complaisance hypocrite, qui abuserait même leur maître, jusqu’à Satan ! — Néanmoins, monsieur, j’espère que vous direz une partie du service des morts sur ce pauvre homme ; ce fut son dernier désir, et il vous nomma en même temps. Si vous vous y refusiez, je n’oserais plus, je crois, marcher encore dans l’obscurité, de toute ma vie. — Tu n’es qu’un sot ! mais cependant, s’il m’a nommé en partant pour le grand voyage, et s’il a désiré les cérémonies funèbres de l’Église, c’était peut-être parce qu’il renonçait au mal pour revenir au bien dans ses derniers instants ; et si le ciel lui a accordé la grâce de former une prière si convenable, pourquoi ne me conformerais-je pas à ses désirs ? tout ce que je crains, c’est de n’en avoir pas le temps. — Bah ! Votre Révérence peut abréger le service : assurément, il ne le mérite pas en entier ; seulement, si on ne lui en récitait pas quelque chose, je pense qu’il me faudrait quitter le pays. Telles furent ses dernières paroles, et je crois qu’il a envoyé Bévis avec son gant pour me les rappeler. — Oh ! l’imbécile !… croyez-vous que les morts envoient des gantelets aux vivants, comme des chevaliers dans des cartels de romans. Je vais vous expliquer la chose assez clairement : Bévis, en rôdant, a trouvé le cadavre, et vous a apporté le gant pour indiquer où il était, et demander du secours ; car tel est l’instinct surprenant de ces animaux quand ils voient une personne en danger. — Ah ! si vous pensez qu’il en soit ainsi, docteur… et sans doute, je dois l’avouer, Bévis, prenait intérêt à mon homme… pourvu toutefois que ce ne soit pas quelque chose de pire qui ait pris la forme de Bévis, car il me semble que ses yeux étaient sauvages et fiers, comme s’il avait voulu parler. »

Tout en causant ainsi, Jocelin se tenait toujours en arrière ; le docteur en fut mécontent et il s’écria : » Eh ! marche donc, infâme fainéant ! Tu es soldat, brave soldat même, et tu as peur d’un homme mort !… tu en as cependant tué sur le champ de bataille ou dans le parc, je pense ? — Oui, mais ils ne me regardaient pas en face ; je n’ai jamais vu aucun d’eux tourner la tête et me regarder comme ce pauvre diable : son œil me lança un regard de haine, de terreur et de reproche, jusqu’à l’instant où il devint roide comme de la gelée ; et si vous n’étiez pas avec moi, si l’intérêt de mon maître, et quelqu’autre motif n’y étaient pas pour beaucoup, je vous promets que je n’oserais le regarder pour tout Woodstock. — Il le faut pourtant, » répondit le docteur faisant halte subitement, car voici l’endroit où il est ! Entre donc plus avant dans le buisson… prends garde de tomber… voilà justement une place convenable, et nous ramènerons ensuite les broussailles par-dessus la fosse. »

Tandis que le docteur lui donnait ainsi ses instructions, il l’aidait à les exécuter ; et pendant que son compagnon creusait une fosse peu profonde et plus que simple, tâche que l’état du terrain, embarrassé de ruines et durci par le froid, rendait fort difficile, le ministre lut quelques passages du service des morts, autant pour calmer les frayeurs superstitieuses de Jocelin que parce qu’il se croyait astreint en conscience à ne pas refuser les cérémonies religieuses à un homme qui en avait sollicité la faveur à ses derniers moments.


  1. Poète du temps. a. m.
  2. Royaliste d’alors. a. m.
  3. Il cacha sous le sable l’Égyptien tué. a. m.