Woodstock/Chapitre XXVIII

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 347-366).


CHAPITRE XXVIII.

LE ROI.


C’est la place, le centre des bosquets ; voici le chêne, monarque de la forêt.
John Horne.


Le soleil s’était levé sur les rameaux touffus de la forêt, mais sans que ses rayons pussent pénétrer au milieu de cette verdure ; les feuilles pendaient riches de grosses gouttes de rosée, et commençaient, sur quelques arbres, à montrer les nuances variées de l’automne ; car c’était la saison où la nature, comme un prodigue dont la fortune est presque dissipée, semble jalouse de répandre à profusion la gaîté et la diversité des couleurs, pour le temps bien court que sa splendeur doit encore durer. Les oiseaux ne se faisaient plus entendre… et le rouge-gorge lui-même, dont le gazouillement retentissait d’ordinaire dans les taillis qui entouraient la Loge, enhardi par les largesses dont le bon vieux chevalier encourageait toujours sa familiarité, ne se hasardait plus dans l’intérieur du bois, alarmé par le voisinage de l’épervier et d’autres ennemis de ce même genre, préférant vivre aux environs des habitations de l’homme, où, presque seul des tribus ailées, il semble recevoir une protection désintéressée.

Telle était donc cette scène, à la fois ravissante et silencieuse, quand le bon docteur Rochecliffe, enveloppé d’une roquelaure écarlate qui le couvrait depuis long-temps, se cachant le visage plutôt par habitude que par nécessité, et donnant le bras à Alice, qui se garantissait aussi par un manteau du froid et du brouillard d’une matinée d’automne, se dirigea vers l’endroit marqué pour le duel, à travers les hautes et épaisses herbes des plus sombres allées, qui étaient encore couvertes de rosée. Tous deux étaient si attentifs à la consultation qui les occupait, qu’ils semblaient ne pas s’apercevoir des difficultés et des désagréments de la route, quoiqu’il leur fallût souvent se frayer un passage à travers le taillis et les buissons, qui versaient alors sur eux leurs perles liquides et rendaient leurs vêtements beaucoup plus lourds. Ils s’arrêtèrent quand ils eurent trouvé un endroit convenable sous le taillis, d’où, cachés par les branches, ils pourraient voir tout ce qui se passerait sur la petite esplanade, devant le chêne du Roi, que son tronc large et cicatrisé, ses branches tordues et mutilées, et son sommet sourcilleux, faisaient ressembler à quelque vieux champion de guerre, fort bien choisi pour être l’arbitre d’un combat singulier.

Le premier individu qui arriva au rendez-vous fut le gai Cavalier Roger Wildrake ; il était aussi enveloppé dans son manteau ; mais il avait remplacé son castor puritain par un chapeau espagnol avec plumet et cordon d’or, qui paraissait servir depuis longtemps. Mais, pour compenser cette apparence de misère, il avait mis son chapeau d’une manière diablement résolue, pour me servir de l’expression profane des plus désespérés Cavaliers ; il marchait fort vite, et criait tout haut : « Le premier sur le champ de bataille après tout, par Jupiter ! quoique j’aie laissé partir Éverard devant pour aller prendre mon coup du matin. Il m’a fait grand bien, » ajouta-t-il en passant sa langue sur ses lèvres… « Eh bien ! je pense que je ferais à merveille d’examiner le terrain, avant que n’arrive l’acteur principal, dont la montre presbytérienne va aussi lentement que son pas presbytérien. »

Il tira sa rapière de dessous son manteau, et parut se disposer à visiter les buissons d’alentour.

« Je le préviendrai, » dit tout bas le docteur à Alice. « Je vous tiendrai parole… vous ne paraîtrez point sur la scène nisi dignus vindice nodus[1]… Je vous expliquerai le sens de cette citation une autre fois. Vindex est féminin aussi bien que masculin : ainsi elle est bonne… Ne bougez pas. »

Alors, il s’avança vers l’esplanade, et salua Wildrake.

« Maître Louis Kerneguy, » dit Wildrake ôtant son chapeau ; mais aussitôt reconnaissant sa méprise, il ajouta : « mais non… Je vous demande pardon, monsieur… Plus gros, plus petit, plus vieux… Un ami de M. Kerneguy, je suppose, avec qui j’espère échanger une botte tout à l’heure. Et pourquoi pas de suite, monsieur, avant que nos supérieurs arrivent ? rien qu’un morceau pour boucher l’orifice de l’estomac en attendant qu’on serve le dîner ? Qu’en dites-vous, monsieur ? — Pour ouvrir l’orifice de l’estomac plus vraisemblablement, ou lui en percer un autre, répliqua le docteur. — Vous dites vrai, monsieur, » lui répondit Roger, qui semblait alors dans son élément ; vous dites… C’est ce qui peut nous arriver dans un instant. Mais, allons, monsieur ; vous vous cachez la figure. Je sais fort bien que c’est la mode des honnêtes gens dans ces temps malheureux ; et c’est pourquoi cela me fait pitié. Nous jouons cartes sur table ; il n’y a point de traîtres ici. Je vais vous montrer l’exemple, pour vous encourager et vous prouver que vous avez affaire à un gentilhomme qui honore le roi, et, l’on peut même l’ajouter sans se tromper, disposé à se battre avec tous ceux qui sont à son service. Vous en faites partie, sans doute, monsieur, puisque vous êtes l’ami de maître Louis Kerneguy… »

Pendant ce temps-là, Wildrake travaillait à détacher l’agrafe de son manteau à grand collet.

« Bas, bas, habits d’emprunt, dit-il, ou plutôt que je devrais appeler.

Rideau qui couvrait Borgia. »

Alors il se débarrassa de son manteau, et se montra dans un leste accoutrement, qui consistait en un pourpoint coupé à la mode cavalière, de satin cramoisi tout crasseux, brodé et tailladé avec une étoffe qui avait été jadis de taffetas blanc ; une culotte pareille, et des hauts-de-chausses, ou, comme on les appelle aujourd’hui, des bas ravaudés en plusieurs endroits, et qui, comme ceux de Poins[2], avaient été jadis couleur pêche. Une paire d’escarpins, chaussure fort incommode pour marcher dans la rosée, et un large baudrier orné de broderies passées, complétaient son équipement.

« Allons, monsieur, s’écria-t-il, de la promptitude, et au diable votre lenteur… Voici votre honnête et loyal adversaire ; aussi brave garçon que quiconque passa sa rapière au travers du ventre d’une Tête-ronde… Allons, monsieur, en garde ! continua-t-il ; nous pouvons tirer une demi-douzaine de passes avant qu’ils arrivent ; alors honte à eux d’être venus si tard. Holà ! » s’écria-t-il d’un air tout désappointé lorsque le docteur, ouvrant son manteau, lui montra son habit de prêtre : « Oh ! ce n’est qu’un curé, après tout ! »

Cependant, le respect de Wildrake pour l’Église, et son désir d’éloigner un homme qui pourrait sans doute interrompre une scène qu’il voyait en imagination avec une satisfaction toute particulière, l’engagèrent aussitôt à prendre un autre ton.

« Pardonnez-moi, mon cher docteur. Je baise le bord de votre soutane. Oui, je la baise, par Jupiter tonnant. Pardon, encore une fois. Mais je suis ravi de vous avoir rencontré. On vous demande à cor et à cris à la Loge, pour un mariage, un baptême, un enterrement, une confession, ou quelque autre cas fort urgent… Pour l’amour du ciel, ne perdez pas de temps ! — À la Loge ! tiens, mais je quitte la Loge à l’instant… j’y étais encore à coup sûr quand vous passiez auprès, puisque vous êtes venu de Woodstock. — Je me trompe, répliqua Wildrake, c’est à Woodstock que l’on a besoin de vous. Ai-je dit à la Loge ?… non… non, c’est à Woodstock. Mon hôte ne peut être pendu… sa fille mariée… son bâtard baptisé, ou sa femme enterrée… sans l’assistance d’un véritable ministre. Vos Holdenough ne sont rien pour eux. Mon hôte est un honnête homme ; ainsi, si vous estimez vos fonctions, hâtez-vous. — Vous m’excuserez, maître Wildrake, mais j’attends ici maître Louis Kerneguy. — Le diable vous confonde ! Au fait, j’ai toujours entendu dire que les Écossais ne pouvaient rien faire sans leur ministre ; mais, par les démons ! je n’ai jamais cru qu’ils les employassent en pareille occasion. Au reste, j’ai connu de braves garçons dans les ordres qui savaient tenir l’épée aussi bien que leur livre de prières. Vous n’ignorez pas le motif du rendez-vous, docteur ? Venez-vous seulement ici comme médecin spirituel ou comme chirurgien ? ou bien mettez-vous jamais la lame en main ?… çà ! çà ! »

Il simula alors une botte avec sa rapière qu’il laissa dans le fourreau.

« Dans les occasions nécessaires, monsieur, je ne craindrais pas de le faire, lui répondit le docteur. — Eh bien, monsieur, l’occasion ne saurait être meilleure. Vous connaissez mon dévouement à l’Église. Si un théologien de votre mérite voulait me faire l’honneur seulement d’échanger trois passes avec moi, je m’estimerais heureux à jamais. — Monsieur, » dit Rochecliffe en souriant, « n’y eût-il pas d’autre objection à ce que vous proposez, je ne pourrais vous satisfaire… je suis sans armes. — Comment ! vous n’avez pas le de quoi ? c’est bien malheureux, vraiment ! mais vous avez là une canne qui est excellente… et qui vous empêche de vous en servir pour essayer une passe, jusqu’à ce que nos principaux arrivent ? Je laisserai ma rapière dans le fourreau. Mes escarpins sont pleins de cette froide rosée ; et je courrais risque de perdre un ou deux doigts des pieds, s’il fallait que je restasse en repos tout le temps que ces messieurs vont s’escrimer ; car j’imagine, docteur, que vous pensez comme moi, que ce ne va point être seulement un combat de moineaux. — Ma mission ici est d’empêcher, si faire se peut, qu’il y ait aucun combat. — Mais de par tous les diables, docteur, c’est pitoyable ; et sans mon respect pour l’Église, je me ferais presbytérien pour me venger. — Retirez-vous un peu, s’il vous plaît, monsieur ; n’avancez pas tant dans cette direction. » Car Wildrake, dans l’agitation de ses mouvements, et poussé par son désappointement, s’approchait de l’endroit où Alice était encore cachée.

« Et pourquoi non, docteur, je vous prie ? »

Mais après s’être avancé un pas de plus, il s’arrêta subitement, et se dit à lui-même en proférant un rond jurement de surprise : « Un cotillon dans le taillis, par tout ce qui est révérend ! et à cette heure ! oh !… oh !… oh !… » Il exhala son étonnement en sifflant une longue et basse interjection ; puis se tournant vers le docteur, en portant le doigt sur un côté de son nez : « Vous êtes rusé, docteur, diablement rusé ! mais pourquoi ne pas me parler des denrées que vous aviez là, de vos marchandises de contrebande ! ventrebleu ! monsieur, je ne suis pas homme à divulguer les fredaines d’un ministre de l’Église. — Monsieur, repartit le docteur Rochecliffe, vous êtes un impertinent, et si j’en avais le temps, et que vous en fussiez digne, je vous châtierais. »

Et le docteur qui avait servi assez long-temps dans les armées pour avoir pu réunir quelques unes des qualités d’un capitaine de cavalerie à celles d’un théologien, leva sérieusement sur lui sa canne, à la grande joie du coquin dont le respect pour l’Église n’était pas assez fort pour maîtriser son amour du mal.

« Voyons, docteur, si vous tenez ainsi votre canne comme un espadon, et que vous la leviez à la hauteur de votre tête, je vous perce en moins d’une seconde. » À ces mots il fit une passe avec sa rapière non dégainée, comme pour lui porter un coup, mais sans le toucher ; alors Rochecliffe, changeant la position de sa canne de celle d’un sabre en celle d’une rapière, fit sauter l’épée du Cavalier à dix pas hors de sa main, avec toute la dextérité de mon ami Francalanza[3]. En ce moment, les deux parties principales arrivèrent sur le champ de bataille.

« Est-ce ainsi que vous me donnez des preuves de votre amitié, » dit Éverard furieux à Wildrake. Au nom du ciel, que faites-vous avec cette jaquette de fou, et pourquoi ces cabrioles de paillasse ? » Le digne second, un peu confus, baissa la tête comme un enfant surpris en faute, et s’en alla ramasser son arme. En passant près du taillis, il détourna les yeux encore une fois, pour tâcher d’apercevoir, s’il était possible, l’objet caché qui tourmentait sa curiosité.

Charles, encore plus étonné de ce qu’il voyait, s’écriait de son côté… « Quoi ! le docteur Rochecliffe s’est enrôlé dans les rangs de l’Église militante ; il se bat avec mon ami le Cavalier Wildrake ! puis-je prendre la liberté de l’engager à se retirer, attendu que le colonel Éverard et moi avons un compte particulier à régler ensemble ? »

Le docteur Rochecliffe, en cette importante occasion, aurait désiré s’armer de toute l’autorité de ses sacrées fonctions, et intervenir d’un ton qui aurait épouvanté même un monarque, et lui eût fait sentir que l’homme qui lui adressait des reproches avait, pour parler, une autorité plus forte que celle dont il pouvait user maintenant : la faiblesse avec laquelle il venait de s’abandonner publiquement à une folle passion, ne le mettait guère à même de prendre cette supériorité, et il n’était pas vraisemblable que Charles, volontaire comme un prince, et capricieux comme un bel esprit, consentît jamais à s’y soumettre. Le docteur tâcha pourtant de reprendre sa dignité, et répliqua du ton le plus grave, mais en même temps le plus respectueux qu’il pût prendre, qu’il avait aussi à régler une affaire des plus urgentes qui l’empêchait de se rendre aux désirs de maître Kerneguy et de quitter la place.

« Pardonnez-moi une interruption qui arrive si mal à propos, » dit Charles en se découvrant et en saluant le colonel Éverard, « je vais en un instant lever toutes les difficultés. »

Éverard lui rendit gravement son salut, et garda le silence.

« Êtes-vous fou, docteur ? lui dit Charles ; êtes vous sourd ? ou avez-vous oublié votre langue maternelle ? je vous ai prié de quitter ces lieux. — Je ne suis pas fou, » répondit le théologien reprenant courage et donnant à sa voix son assurance ordinaire. « Je voudrais seulement empêcher les autres de l’être. Je ne suis pas sourd, et je voudrais prier les autres d’écouter la voix de la raison et de la religion. Je n’ai pas oublié ma langue maternelle, mais je suis venu ici pour parler le langage du maître des rois et des princes. — Dites plutôt pour vous escrimer avec des manches à balai ; allons, docteur Rochecliffe, cette rage soudaine d’importance qui vous prend vous va aussi mal que votre boutade de tout à l’heure. Vous n’êtes pas, ce me semble, un prêtre catholique ou un Mass-John[4] écossais, pour exiger une obéissance absolue de vos ouailles, mais bien un ministre de l’Église d’Angleterre, soumis aux règles de cette communion, et surtout à son chef. » En prononçant ces derniers mots, le roi parla plus bas, mais prit un ton plus solennel. Éverard s’en aperçut, car il se retourna ; tant la générosité naturelle de son caractère lui défendait de prêter l’oreille à un entretien privé où la sûreté des interlocuteurs pouvait être gravement intéressée ! Ils s’exprimaient cependant avec la plus grande précaution.

« Maître Kerneguy, dit le ministre, ce n’est pas moi qui prends la liberté de contrôler vos désirs… Dieu m’en garde ! je suis seulement l’organe de la raison, des saintes Écritures, de la religion et de la morale. — Et moi, docteur, » répondit le roi en souriant et en montrant la malheureuse canne, « je suivrai votre exemple plutôt que votre précepte. Si un révérend ecclésiastique se peut battre au bâton, quel droit a-t-il d’intervenir dans une dispute de gentilshommes ?… Allons, monsieur, éloignez-vous, et ne me mettez pas, par votre entêtement actuel, dans le cas d’oublier d’anciennes obligations. — Songez que je n’ai qu’un mot à prononcer pour tout arrêter ! — Prononcez-le, et en le prononçant, calomniez tout le cours et toutes les actions d’une honorable vie… abandonnez les principes de votre Église, et devenez un traître, un parjure, un apostat pour empêcher quelqu’un de remplir ses devoirs de gentilhomme ! Ce serait bien tuer votre ami que de l’arracher à la chance de courir un danger. Permettez à l’obéissance passive que vous avez si souvent à la bouche, et sans doute aussi dans la tête, de mettre une fois vos pieds en mouvement, et restez à l’écart pour dix minutes. Avant ce temps, votre assistance peut être nécessaire, comme médecin du corps ou de l’âme. — Eh bien ! dit le docteur, je n’ai plus qu’une objection à faire. »

Pendant que cette conversation se tenait d’un côté, Éverard du sien arrêtait presque de force son ami Wildrake, qu’une plus vive curiosité et une plus facile délicatesse auraient autrement poussé à se rapprocher, pour se mettre, s’il était possible, du secret ; mais, quand il vit le docteur se retourner vers le taillis, il dit aussitôt bas à Éverard : « Gageons un carolus d’or contre un liard de la république[5], que le docteur n’est pas seulement venu pour prêcher la paix, mais qu’il en a encore amené avec lui les principales conditions. »

Éverard ne répondit pas, il avait déjà dégainé sa lame ; et dès que Charles vit Rochecliffe le dos tourné, il se hâta de suivre son exemple : mais à peine avaient-ils eu le temps de faire le salut d’usage, que le docteur Rochecliffe vint encore les interrompre, donnant la main à Alice Lee, dont les vêtemens étaient humides de rosée, et les longs cheveux chargés de givre et entièrement dérangés. Sa figure était extrêmement pâle, mais ce n’était la pâleur ni du désespoir ni de la frayeur. Les combattans saisis d’étonnement s’arrêtèrent et s’appuyèrent sur leurs épées… Wildrake lui-même, dont la hardiesse était peu commune, ne put dire qu’à demi-voix : « Bien fait, docteur… cela vaut mieux que le curé dans la botte de pois[6]… rien moins que la fille de votre patron… et miss Alice que je prenais pour un vrai flocon de neige, qui n’est qu’une violette des champs, après tout. Une Lindabrides[7], grands dieux ! bref une des nôtres ! »

À l’exception de ces phrases entrecoupées, que l’on n’entendit pas, Alice fut la première à parler.

« Maître Éverard, maître Kerneguy, leur dit-elle, vous devez être surpris de me voir ici ; et pourquoi ne vous en dirais je de suite la raison ? Convaincue que je suis, quoique bien innocemment, la malheureuse cause de votre mésintelligence, je suis trop intéressée à en prévenir les fatales conséquences, pour balancer à faire une démarche qui puisse apaiser vos haines… Maître Kerneguy, mes vœux, mes instances, mes prières, vos nobles sentiments, le souvenir de vos sacrés devoirs, n’ont-ils aucune influence sur vous en ce moment ? Eh bien ! permettez-moi de vous supplier d’entendre la raison, la religion et le sens commun, et de remettre cette lame dans son fourreau. — Je suis obéissant comme un esclave d’Orient, mademoiselle, répondit Charles en rengainant son épée ; mais, je vous l’assure, l’affaire qui vous désole n’est qu’une pure bagatelle, et nous la terminerons mieux, le colonel Éverard et moi, en cinq minutes, qu’avec l’assistance d’un concile général des membres de l’Église, auquel on adjoindrait un parlement de femmes. Monsieur Éverard, auriez-vous la complaisance de venir un peu plus loin ?… il nous faut changer de terrain, je crois. — Je suis prêt à vous suivre, monsieur, » lui répondit Éverard, qui avait rengainé aussitôt que son antagoniste. — Je n’ai donc aucune influence sur vous, monsieur ? » reprit Alice continuant de s’adresser au roi. Ne craignez-vous pas que j’use du secret que je possède pour empêcher les choses d’en venir à de tristes extrémités ? Croyez-vous que monsieur lèverait son épée contre vous, s’il savait… — S’il savait que je suis lord Wilmot, mademoiselle, allez-vous dire… Le hasard lui en a donné déjà la preuve, et il en est satisfait ; je crois qu’il ne vous serait pas facile de lui persuader le contraire. »

Alice garda le silence, et lança au roi un regard d’indignation ; puis elle laissa échapper par intervalle, et comme si une force irrésistible les lui arrachait, ces mots : « Homme froid… égoïste… ingrat… méchant !… Malheur au pays qui… » là elle s’arrêta avec une emphase bien marquée, puis ajouta : « qui vous comptera, vous ou des gens tels que vous, parmi ses nobles ou ses souverains. — Oh ! belle Alice, » dit Charles dont le bon sens naturel sentit nécessairement la sévérité de ce reproche, quoique trop légèrement pour qu’il eût l’effet désiré ; « vous êtes trop injuste envers moi, trop partiale envers un homme plus heureux. Ne m’appelez pas méchant ; je ne viens ici que pour répondre à un défi de M. Éverard. Je ne puis ni refuser de le suivre, ni m’en aller maintenant que je suis venu, sans perdre l’honneur ; et la perte de mon honneur serait une infamie qui retomberait sur bien des gens. Je ne peux fuir M. Éverard : ce serait trop honteux. S’il persiste dans son cartel, il faut que nous terminions notre affaire selon l’usage ; s’il le retire ou le révoque, je ne serai point, pour ma part, trop pointilleux. Je ne demanderai même pas d’excuse pour la peine que cette affaire m’a donnée ; mais je laisserai tout s’arranger comme si ce n’était que la suite d’une malheureuse méprise, dont je n’irai pas de mon côté rechercher l’origine. Cela, je le ferai pour l’amour de vous, et pour un homme d’honneur vous devez sentir le prix d’une telle condescendance. Vous savez que cette condescendance, pour nous surtout, est vraiment grande. Ne m’appelez donc pas égoïste, ingrat, méchant, puisque je suis prêt à faire tout ce que peut un homme, et plus peut-être que ne le devrait un homme d’honneur. — Entendez-vous, Markham Éverard ? dit Alice. Cette terrible alternative est mise entièrement à votre disposition : vous étiez ordinairement modéré dans vos passions, religieux, prompt à pardonner… allez-vous, pour une pure bagatelle, pousser cette querelle privée et anti-chrétienne jusqu’à une sanglante extrémité ? Croyez-moi, si, violant aujourd’hui toutes les meilleures règles de conduite, vous abandonnez les rênes à vos passions, les conséquences peuvent être telles, que vous vous en repentiez toute votre vie, et même, si le ciel n’a point de pitié, après votre mort. »

Markham Éverard garda un instant un sombre silence, les yeux fixés sur la terre ; enfin il les releva, et lui répondit :

« Alice, vous êtes fille d’un soldat, sœur d’un soldat : tous vos parents, sans même en excepter un qui vous inspirait jadis quelque intérêt, se sont faits soldats à cause de ces malheureuses discordes ; de plus, vous les avez vus se mettre en campagne… quelquefois pour servir des causes différentes, selon que leurs principes leur marquaient leurs devoirs, sans manifester pour eux un aussi vif intérêt. Répondez-moi… votre réponse réglera ma conduite. Ce jeune homme, que vous connaissez depuis si peu de temps, a-t-il déjà plus de prix à vos yeux que ces chers parents, père, frère et cousin, qu’en comparaison de lui vous avez vus avec indifférence marcher au combat ? Dites oui, cela me suffira. Je m’éloignerai d’ici pour ne jamais vous revoir, ni vous ni mon pays. — Arrêtez, Markham, arrêtez ; et croyez-moi, quand je dis que si je réponds affirmativement à votre question, c’est parce que la sûreté de maître Kerneguy est plus importante, beaucoup plus que celle de toutes les personnes que vous avez nommées. — Vraiment ! Je ne croyais pas qu’une couronne de seigneur eût une valeur supérieure au plumet d’un simple gentilhomme, répliqua Éverard ; pourtant, j’avais entendu dire que bien des dames le pensaient ainsi. — Vous me comprenez mal, » dit Alice embarrassée par la difficulté de s’exprimer de manière à prévenir un malheur médiat, et le désir qu’elle éprouvait en même temps de combattre la jalousie et de désarmer le ressentiment qu’elle voyait s’élever dans le sein de son amant ; mais elle ne trouva pas de mots assez convenables pour établir cette distinction, sans dévoiler le véritable caractère du roi, et être peut-être la cause involontaire de sa ruine. « Markham, lui dit-elle, ayez pitié de moi : ne me pressez pas en ce moment. Croyez-moi, l’honneur et le bonheur de mon père, de mon frère, de toute ma famille, dépendent de la sûreté de maître Kerneguy… ils sont inévitablement intéressés à ce que cette affaire reste où elle en est. — Ah ! je n’en doute pas, dit Éverard ; la famille des Lee a toujours considéré la noblesse, et estimé dans ses alliances la capricieuse loyauté d’un courtisan plus que le pur et honnête patriotisme d’un vrai gentilhomme de campagne. Ainsi, sous ce rapport, je n’en suis pas étonné ; mais vous, Alice… oh ! vous que j’ai si tendrement aimée, qui avez permis que je me flattasse d’être payé de retour, se peut-il que l’envie d’un titre, que les sots compliments de cour d’un homme de qualité, que vous ne connaissez que depuis si peu de temps, vous aient décidée à préférer un lord libertin à un cœur tel que le mien ? — Non, non… croyez-moi ! » dit Alice émue au dernier point.

« Bornez à un seul mot cette réponse qui semble vous être si pénible, et dites à la sûreté duquel vous êtes si vivement intéressée ? — Elle m’est aussi chère l’une que l’autre. — Cette réponse ne peut me satisfaire, Alice ; il n’y a point ici d’égalité possible. Il faut que je sache sur quoi je puis compter. Je ne comprends pas les détours qu’une jeune fille se croit obligée de prendre pour se décider entre deux amants ; et il me répugnerait de vous croire coupable de coquetterie. »

La véhémence d’Éverard et la peine qu’il éprouva en songeant que son long et sincère attachement avait été légèrement oublié grâce aux fleurettes d’un courtisan licencieux, réveillèrent le courage d’Alice Lee, qui, nous l’avons déjà dit ailleurs, se ressentait aussi de cette humeur de lion qui caractérisait sa famille.

« Je suis mal comprise, dit-elle ; je ne suis pas jugée digne de la moindre confiance, et on me croit sans bonne foi. Écoutez-moi cependant. Je déclare et proteste que, tout étranges que semblent mes paroles, elles sont telles que, prises dans leur vrai sens, elles ne peuvent vous offenser. Je vous dis, je le dis à tous ceux qui sont ici présents… je dis à ce gentilhomme, qui doit bien comprendre le sens de mon langage, que sa vie et sa sûreté sont ou doivent être à mes yeux d’une plus grande valeur que celles de tout autre homme du royaume, même du monde entier. »

Elle prononça ces mots d’un ton ferme et décidé pour mettre fin à toute discussion. Charles s’inclina lentement et avec dignité, mais demeura muet. Éverard, le visage agité par les émotions que son orgueil lui permettait à peine de cacher, s’avança vers son antagoniste, et dit d’une voix qu’il essaya vainement de rendre ferme : « Monsieur, vous avez entendu la déclaration de mademoiselle ; et avec les sentiments de reconnaissance tels, sans doute, que le cas l’exige, son pauvre cousin, son indigne amant, ose vous céder les droits qu’il avait acquis sur son cœur ; et comme je ne veux lui causer le moindre chagrin, j’espère que vous ne penserez pas que j’agis indignement en rétractant le billet qui vous a fait prendre la peine de venir en ce lieu, à cette heure… Adieu, » dit-il en se tournant vers Alice, « adieu, Alice, une fois encore et pour toujours ! »

La pauvre jeune fille, que son courage avait abandonnée en cette circonstance, s’efforça de répéter le mot adieu, mais ne pouvant y parvenir, elle fit entendre seulement un son interrompu et imparfait, et serait tombée à terre, sans le docteur Rochecliffe qui la reçut dans ses bras. Roger Wildrake aussi, qui avait porté deux à trois fois à ses yeux les restes d’un mouchoir, intéressé par la douleur évidente de la jeune miss, quoique incapable d’en comprendre la cause mystérieuse, se hâta d aider le ministre à soutenir un si précieux fardeau.

Cependant le prince déguisé avait tout vu en silence, mais avec une agitation qui ne lui était pas habituelle, et que ses traits basanés, encore plus ses mouvements, commençaient à trahir. Il demeura d’abord dans une immobilité complète, les bras croisés sur la poitrine, comme un homme prêt à suivre le cours des événements. Bientôt après il changea de posture, avança et retira le pied, ferma et ouvrit la main, comme un homme en qui luttent des sentiments opposés, et qui hésite avant de prendre une détermination.

Mais quand il vit Markham Éverard, après avoir lancé sur Alice un regard de douleur inexprimable, se détourner pour partir, il laissa échapper son exclamation familière : « Ventrebleu ! il n’en sera pas ainsi. » En trois enjambées il rejoignit Éverard, qui s’éloignait lentement, et au moment où le colonel se retournait, il lui dit d’un air d’autorité qu’il savait bien prendre à plaisir : « Un seul mot, monsieur, — Volontiers, monsieur ; » et pensant naturellement que l’intention de son antagoniste était hostile, il porta la main gauche à sa rapière, et mit la droite sur la poignée, croyant avec plaisir qu’ils allaient continuer leur duel, car la colère tient au moins d’aussi près au désappointement que la pitié à l’amour.

" Allons donc ! répondit le roi ; c’est impossible, maintenant. Colonel Éverard, je suis Charles Stuart ! »

Éverard recula de surprise, et s’écria aussitôt : « Impossible…. ce ne peut être !… Le roi d’Écosse s’est échappé de Bristol ; milord Wilmot, vos talents pour l’intrigue sont bien connus… mais vous ne m’en ferez pas accroire. — Le roi d’Écosse, maître Éverard… puisqu’il vous plaît de limiter ainsi sa souveraineté ; en tout cas, le fils aîné du dernier souverain de la Grande-Bretagne est à cette heure devant vous ; ainsi, il est impossible qu’il se soit échappé de Bristol. Le docteur Rochecliffe sera mon garant, et vous dira d’ailleurs que Wilmot a le teint blanc et les cheveux blonds… tandis que moi, comme vous le pouvez voir, je suis noir comme un corbeau. »

Rochecliffe, s’apercevant de ce qui s’était passé, abandonna Alice aux soins de Wildrake, dont l’extrême délicatesse qu’il employa pour la rappeler à la vie formait un aimable contraste avec sa brusquerie ordinaire ; il s’occupait si exclusivement qu’il ne chercha pas à connaître un aveu qui l’aurait si vivement intéressé. Quant au docteur Rochecliffe, il s’élança de leur côté, se tordant les mains et d’un air excessivement inquiet, et en poussant de ces exclamations qui échappent ordinairement en pareil cas.

« Paix, docteur Rochecliffe, » dit le roi avec un calme parfait, tel qu’il convient à un prince : « nous avons affaire, j’en suis sûr, à un homme d’honneur. Maître Éverard doit être satisfait de rencontrer seulement un prince fugitif dans l’individu où il croyait trouver un rival heureux. Il ne peut douter des sentiments qui m’ont empêché de tirer avantage du manteau que la sincère loyauté de cette jeune fille étendait sur moi au risque de mon propre bonheur. C’est lui qui profitera de ma franchise, et certainement j’ai droit d’attendre que ma position, déjà assez critique, ne deviendra point pire pour avoir été forcé de lui en dévoiler le secret dans une pareille circonstance. En tout cas, l’aveu est fait ; et c’est au colonel Éverard à penser maintenant comment il se doit conduire. — Oh ! Votre Majesté !… mon souverain !… mon roi !… mon royal prince ! » s’écria Wildrake, qui, découvrant enfin ce qui se passait, avait rampé jusque-là sur ses genoux ; et, saisissant la main du roi, il la baisait plutôt comme un enfant qui demande des friandises, ou un amant qui dévore la main que lui a abandonnée sa maîtresse, que comme un courtisan qui rendrait un tel hommage. « Si mon cher ami Mark Éverard se comporte mal en cette occasion, vous pouvez être persuadé que je lui couperai la gorge sur la place, dussé-je m’en faire autant après. — Chut ! chut ! mon bon et loyal sujet, dit le roi, relevez-vous ; car quoique je sois obligé de faire le prince en ce moment, nous ne sommes pas assez en particulier, ni assez en sûreté pour recevoir nos sujets à la mode du roi Cambyse[8]. »

Éverard, qui était resté quelques minutes entièrement confondu, sembla enfin sortir comme d’un songe.

« Sire, » dit-il en s’inclinant bien bas, et faisant une profonde révérence, « si je ne vous rends pas du genou et de l’épée l’hommage d’un sujet, c’est parce que Dieu, par qui régnent les rois, vous a refusé en ce moment le pouvoir de remonter sur votre trône sans rallumer la guerre civile. Quant à craindre que je cherche à compromettre votre sûreté, loin de vous une pareille pensée. Si je n’avais pas respecté votre personne… si je ne vous étais pas fort obligé de la franchise par laquelle votre noble aveu a prévenu le malheur de ma vie future, vos infortunes auraient rendu votre personne aussi sacrée pour moi, autant que je la puis protéger, qu’elle doit le paraître au royaliste le plus dévoué du royaume. Si vos résolutions sont mûrement prises et soigneusement arrêtées, considérez tout ce qui vient de se passer comme un songe. Si je puis favoriser vos projets, sans cependant violer mes devoirs envers la république, qui ne me contraindront jamais d’entrer comme complice dans aucun projet de violence personnelle, Votre Majesté peut me faire connaître ses ordres. — Il se peut que je vous donne quelque peine, monsieur, dit le roi ; car ma position actuelle ne me permet pas de rejeter une offre de secours même avec restriction ; mais si je le puis, je me dispenserai de m’adresser à vous… Il me répugnerait de mettre, à cause de moi, la compassion d’un homme en guerre avec le sentiment de son devoir. Docteur, je crois que notre combat en restera là pour aujourd’hui, à la canne comme à l’épée : en conséquence, nous pouvons retourner à la Loge, et laisser seuls, » dit-il en regardant Alice et Éverard, « ceux de nous qui ont à se donner plus d’explications. — Non !… non ! » s’écria Alice qui était alors parfaitement remise. « Mon cousin Éverard et moi n’avons besoin d’aucune explication. Il me pardonnera de lui avoir parlé par énigmes, quand je n’osais m’expliquer plus clairement ; je lui pardonnerai de les avoir mal comprises. Mais je l’ai promis à mon père… nous ne pouvons ni correspondre ni causer, quant à présent… Je retourne sur-le-champ à la Loge et lui à Woodstock, à moins que vous, sire, » ajouta-t-elle en saluant le roi, « ne lui donniez un ordre contraire. Rendez-vous tout de suite à la ville, cousin Markham ; et s’il survenait quelque accident fâcheux, donnez-nous-en avis. »

Éverard aurait voulu retarder son départ ; il aurait voulu s’excuser de ses injustes soupçons ; il aurait voulu dire mille choses ; mais elle refusa de l’écouter, lui disant pour toute réponse : « Adieu, Markham, jusqu’à ce que Dieu nous envoie de meilleurs jours !… »

« C’est un ange de vérité et de beauté, s’écria Wildrake ; et moi, comme un infâme hérétique, qui l’ai appelée une Lindabrides ! Mais pardon, Votre Majesté n’aurait-elle pas d’ordres à donner au pauvre Hodga Wildrake qui casserait la tête de tout homme d’Angleterre ou la sienne même, pour faire plaisir à Votre Grâce  ? — Nous prions notre bon ami Wildrake de ne rien faire trop précipitamment, » dit Charles en souriant ; « des têtes comme la sienne sont rares ; et il faut y regarder à deux fois avant de la faire sauter ; car il ne serait pas facile de retrouver la pareille. Nous lui recommandons d’être discret et prudent ; de ne plus se battre contre les loyaux ministres de l’Église anglicane, et de s’acheter une jaquette neuve avec tous les accessoires convenables, dépense à laquelle nous voulons contribuer de notre bourse royale. Nous espérons lui trouver un autre emploi plus tard. »

À ces mots il glissa deux pièces d’or dans la main du pauvre Wildrake qui, confondu de l’excès de la munificence royale, pleura comme un enfant, et aurait suivi le roi, si le docteur Rochecliffe ne lui eût en peu de mots, mais impérativement, signifié de partir avec Éverard, lui promettant qu’on l’emploierait certainement pour favoriser l’évasion du roi, si l’occasion se présentait de recourir à ses services.

« Soyez donc assez généreux pour le faire, mon digne monsieur, et vous m’attachez à vous pour toujours, dit le Cavalier ; soyez assez bon, je vous prie, pour ne pas me garder rancune de la petite sottise que je vous ai faite. — Je n’ai aucune raison pour cela, capitaine Wildrake ; car le désavantage n’a pas été de mon côté. — Eh bien, docteur ! je vous pardonne, et vous supplie, par charité chrétienne, de me laisser contribuer à cette bonne œuvre ; car je vis dans cette espérance, et je mourrais de désappointement. »

Pendant l’entretien du docteur et du soldat, Charles prit congé d’Éverard qui resta découvert pendant que le roi lui dit avec sa grâce accoutumée : « Je n’ai pas besoin de vous prier de ne plus être jaloux de moi, car je présume que vous sentez suffisamment qu’il ne peut y avoir de mariage possible entre Alice et moi ; elle perdrait trop à une pareille union. Quant à tout autre dessein sur elle, le libertin le plus achevé n’en pourrait former à l’égard d’une si noble créature ; et croyez-moi, je n’avais pas besoin de cette dernière et éclatante preuve pour croire à sa fidélité et à sa loyauté, et être convaincu de toutes ses qualités. Je l’ai assez connue par les réponses qu’elle m’a faites à quelques sottes fleurettes de galanterie, pour être pénétré de la fierté de son caractère. Monsieur Éverard, son bonheur, je le vois, dépend de vous, et j’espère que vous y veillerez avec une scrupuleuse attention. Si nous pouvons lever quelque obstacle qui s’oppose à votre félicité commune, soyez sûr que nous emploierons tout notre crédit… Adieu, monsieur ; si nous ne pouvons être meilleurs amis, tâchons au moins de ne pas devenir plus grands ennemis que nous ne sommes à présent. »

Il y avait dans le ton de Charles quelque chose d’extrêmement touchant ; et sa condition de fugitif au milieu du royaume qui était son propre héritage, alla droit au cœur d’Éverard, quoiqu’en contradiction avec les principes de cette politique qu’il regardait comme son devoir de suivre dans la malheureuse situation du pays. Il resta, comme nous l’avons dit, découvert, et ses manières témoignaient le plus grand respect qu’on peut montrer en signe d’hommage à un souverain ; il s’inclina si bas qu’il toucha presque de ses lèvres la main de Charles, sans cependant la baiser. « Sire, je voudrais sauver votre personne aux dépens de ma vie, bien plus… » Il resta court, et le roi continua sa phrase qu’il n’avait pas achevée.

« Plus, vous est impossible, dit Charles, sans manquer à votre honneur et à vos engagements… Ce que vous avez dit est assez. Vous ne pouvez rendre hommage à la main que je vous tends, comme à celle d’un souverain ; mais vous ce m’empêcherez pas de prendre la vôtre comme ami, si vous me permettez de vous donner ce titre, ou au moins comme un homme qui, je puis le dire, souhaite sincèrement votre bonheur. »

L’âme généreuse d’Éverard fut vivement attendrie ; il prit la main du roi et la pressa contre ses lèvres.

« Ah ! dit-il, il viendra des temps plus heureux ! — Ne vous engagez à rien, cher Éverard, » répondit l’excellent prince qui partageait son émotion ; « nous raisonnons mal quand notre cœur est ému. Je ne veux point engager dans mon parti un homme pour le perdre ; je ne veux point envelopper dans ma ruine ceux qui auront eu assez d’humanité pour s’être intéressés à mon sort. S’il vient des temps meilleurs, en bien, nous nous reverrons ; et nous en serons, je pense, satisfaits tous deux ; sinon, comme le disait votre futur beau-père (un sourire bienveillant se dessina sur son visage et s’accorda très bien avec l’expression de ses yeux pleins de vivacité)… sinon, adieu pour toujours. »

Éverard le quitta après un profond salut, en proie aux sentiments les plus opposés. Le plus vif de ces sentiments était une véritable admiration de la générosité avec laquelle Charles, au péril de sa vie, avait dissipé l’obscurité où semblait devoir s’éteindre l’espoir du bonheur de toute sa vie ; les périls qui l’environnaient y entraient aussi pour beaucoup. Il revint à la petite ville, suivi de son compagnon Wildrake, qui se retourna tant de fois, les yeux humides, élevant ses mains jointes vers le ciel, comme un homme qui prie, qu’Éverard fut obligé de lui rappeler que ces gestes pourraient être observés et exciter des soupçons.

La conduite généreuse du roi dans la dernière partie de cette scène remarquable n’avait pas échappé à Alice. Arrachant de son cœur le ressentiment qu’y avait excité la conduite précédente de Charles, et les soupçons mérités qu’elle avait conçus contre lui, elle rendit justice à la bonté naturelle du prince, et se trouva ainsi en état de concilier son affection avec le respect qu’elle avait pour son rang, respect que son éducation lui avait appris à considérer comme un devoir religieux. Elle s’abandonna à la conviction consolante que les vertus de Charles lui appartenaient ; que la liberté blâmable de ses mœurs venait de son éducation, ou plutôt du manque d’éducation, et des conseils corrupteurs des flatteurs et des courtisans. Elle ne pouvait pas savoir, ou peut-être elle ne voulait pas réfléchir en ce moment, que si l’on ne prend soin d’arracher les mauvaises herbes, elles étouffent la moisson, quand même le sol est plus disposé à la nourrir. Car, ainsi que le docteur Rochecliffe le lui apprit dans la suite pour son édification, lui promettant, selon sa coutume, de lui expliquer le sens littéral de ces paroles, si elle voulait le lui rappeler… Virtus rectorem ducemque desiderat ; vitia sine magistro discimtur[9].

Mais ce n’était pas le moment de se livrer à de pareilles réflexions. Convaincus de leur mutuelle sincérité par une sorte de communication intellectuelle au moyen de laquelle deux individus, dans des circonstances délicates, s’entendent mieux qu’avec le secours de la parole, Alice et le roi semblaient avoir renoncé à toute réserve et à toute dissimulation. Avec la galanterie d’un homme bien élevé, et en même temps avec la condescendance d’un prince, il la pria, fatiguée comme elle le devait être, d’accepter son bras, au lieu de celui du docteur Rochecliffe, pour retourner à la Loge ; et Alice accepta cette offre avec une humble modestie, mais sans la moindre apparence de défiance ou de crainte. Il semblait que la dernière demi-heure les avait parfaitement éclairés l’un sur le caractère de l’autre, et que chacun d’eux était entièrement convaincu de la pureté et de la sincérité de leurs intentions.

Le docteur Rochecliffe les suivait à quelques pas de distance, car moins leste et moins agile qu’Alice qui, d’ailleurs, s’appuyait sur le bras du roi, il ne pouvait, sans peine et sans fatigue, suivre Charles qui, ainsi que nous l’avons fait remarquer précédemment, passait alors pour l’un des meilleurs marcheurs de l’Angleterre, et qui, selon la coutume des grands, oubliait quelquefois que les autres n’étaient pas doués de la même activité. — Chère Alice, » dit le roi, mais comme si cette épithète n’était que fraternelle, « j’aime beaucoup votre Éverard : je souhaiterais sincèrement qu’il fût des nôtres… mais puisque cela est impossible, je suis sûr que nous aurons en lui un ennemi généreux. — Sire, » dit Alice d’un ton modeste, mais assez ferme, « mon cousin ne sera jamais l’ennemi personnel de Votre Majesté ; il est du petit nombre de ces hommes à la parole desquels vous pouvez vous fier plus qu’au serment de ceux qui font les protestations les plus fortes et les plus pressantes. Il est absolument incapable d’abuser de la confiance volontaire et si généreuse de Votre Majesté. — Sur mon honneur, je le crois, Alice ; mais morbleu ! mon enfant, mettez un peu de côté pour le moment mon titre de Majesté… il y va de mon salut, comme je disais dernièrement à votre frère ; appelez-moi monsieur ; ce nom convient également au roi, au pair, au chevalier et au gentilhomme, ou plutôt laissez-moi être encore le pauvre Louis Kerneguy. »

Alice baissa les yeux et secoua la tête : « Cela est impossible ! »

« Ah ! ah ! je vois pourquoi ; Louis était un jeune effronté, un garçon plein de malice et de présomption, vous ne pouvez pas le souffrir ? soit ; et peut-être avez-vous raison. Mais attendons le docteur Rochecliffe ; » désirant, ce qui montrait autant de délicatesse que de bonté naturelle, prouver à Alice qu’il ne voulait pas s’engager dans une conversation capable de lui rappeler de tristes souvenirs. Ils s’arrêtèrent donc un instant, et Alice se sentit rassurée et reconnaissante.

« Docteur, lui dit le roi, je ne puis persuader à votre belle amie, mistress Alice, qu’elle doit par prudence s’abstenir de me donner les titres qui appartiennent à mon rang quand je suis si peu en état de le soutenir. — C’est une honte pour la terre et pour la fortune, » répondit le théologien aussitôt qu’il eut repris haleine, « que la position présente de Votre très sacrée Majesté ne permette pas qu’on lui rende les honneurs qui lui sont dus par droit de naissance, et qui, si le ciel bénit les efforts de vos fidèles sujets, vous seraient, je l’espère, rendus, aussi bien que vos droits héréditaires, par la voix commune des trois royaumes. — Bien, docteur ; mais en attendant pouvez-vous expliquer à mistress Alice Lee deux vers d’Horace qui sont restés dans ma pauvre tête depuis plusieurs années, et qui me reviennent en ce moment fort à propos. Comme disent mes prudents sujets d’Écosse, si vous gardez une chose pendant sept ans, vous êtes sûr de trouver à l’employer à la fin. Telephus… oui, voilà bien le commencement :

Telephus et Peleus quum pauper et exul uterque,
Projicit ampullas et sesquipedalia verba.

— J’expliquerai ce passage à mistress Alice Lee quand elle m’en fera souvenir ; ou plutôt, » faisant réflexion que sa réponse dilatoire n’était pas admissible quand l’ordre d’expliquer un passage émanait de son souverain, « je lui citerai deux vers de ma pauvre traduction

d’Horace :

Pauvre prince exilé par-delà ses banlieues,
Il abjure l’emphase et les mots de sept lieues.


— Traduction admirable ! docteur : je sens toute sa force, et je vous fais surtout compliment d’avoir rendu le sesquipedalia verba par les bottes de sept lieues, mots de sept lieues, veux-je dire, cela me rappelle, comme ce que je vois dans ce monde, les contes de Commère l’Oie. »

En causant ainsi, ils arrivèrent à la Loge ; et le roi s’étant retiré dans sa chambre, pour y attendre l’heure du déjeuner, fit en lui-même cette réflexion : « Wilmot, Villiers et Killigrew se moqueraient de moi s’ils entendaient parler d’une campagne où je n’ai vaincu ni homme ni femme. Mais morbleu, qu’ils rient à leur aise ; je sens au fond du cœur quelque chose qui me dit qu’une fois dans ma vie j’ai bien agi. »

Ce jour et le suivant s’écoulèrent tranquillement, le roi attendant avec impatience la nouvelle qu’un vaisseau fût préparé sur quelque point de la côte. On n’avait pu encore en trouver un ; mais il apprit que l’infatigable Albert Lee, au risque de sa vie, parcourait toutes les villes et tous les villages de la côte pour trouver des moyens d’embarcation, avec le secours des partisans de la cause royale et des correspondans du docteur Rochecliffe.


  1. Si le dénoûment n’est pas digne du vengeur. a. m.
  2. Un des personnages des Chroniques de Shakspeare. a. m.
  3. Maître d’escrime italien, alors fameux. a. m.
  4. Ministre presbytérien. a. m.
  5. Farthing, dit le texte : une des plus petites monnaies anglaises, équivalentes à trois centimes. a. m.
  6. Allusion à l’histoire d’un curé qui s’introduisit chez des dames, enveloppé dans une botte de pois secs. a. m.
  7. Prostituée. a. m.
  8. Tragédie ampoulée. a. m.
  9. Ce docte et illustre érudit n’épargnait pas les citations ; mais souvent il ne prenait pas la peine de les expliquer, par suite de son mépris pour ceux qui n’entendaient pas les langues mortes, et parce qu’il n’aimait pas se donner l’ennui de traduire pour la commodité des dames et des gentilshommes campagnards. Pour que nos lectrices et lesdits gentilshommes ne se dépitent pas trop en cette occasion de leur ignorance, nous leur apprendrons ce que signifie le passage latin : « La vertu a besoin de maîtres et d’exemples, les vices s’apprennent d’eux-mêmes. » a. m.