Émile Petitot, Traditions indiennes du Canada Nord-Ouest 1886


— Mon cadet, tes belles-sœurs sont satisfaites de toi, c’est pourquoi elles se laissent voir.

Or, c’était en automne que le cadet avait retrouvé son frère aîné, et voilà que l’hiver était déjà arrivé comme en un clin-d’œil. L’aîné dit :

— Mon cadet, voilà que mon beau-père, le vieillard Lune, qui m’a donné en mariage ses deux filles si puissantes, vient de m’envoyer l’ordre de m’en retourner en sa terre lunaire, et il te donne aussi mes deux épouses, mais prends garde à ceci :

— « En t’en retournant dans ta patrie, ne passe point sur la glace, » a-t-il ajouté. « Je te dis ceci pour t’éprouver. » Voilà ce que vient de me mander mon beau-père. Ainsi donc, partons, mon petit frère.

Ayant ainsi parlé, l’aîné partit pour la lune, tandis que le cadet continuait sa route de son côté avec les femmes.

Ils arrivèrent ainsi tous trois auprès d’une chute d’eau formée par un détroit où une eau se jetait et tombait dans une autre eau ; de sorte qu’il y avait une grande eau à droite et autant à gauche, et le détroit avec sa chute devant eux. Il y avait en ce lieu un petit portage fort court qui épargnait la peine de passer sur la glace des grands lacs.

L’homme aux deux femmes passa le premier par le portage, en obéissant au vieillard Lune. La nuit arriva cependant, et les deux femmes qui le suivaient ne reparurent pas.

— Pourquoi mes deux femmes ne me suivent-elles pas ? pensait Dindjié. Il revint sur ses pas et se mit à leur recherche auprès de ce bras de rivière qui, par une chute, faisait communiquer deux eaux.

Alors, tout au large, il aperçut ses deux femmes qui arrivaient en passant sur la glace du lac. Mais, comme elles étaient chaudes, la glace fondit sous leurs pas, elle s’entr’ouvrit et elles furent englouties dans la grande eau où elles se noyèrent.

L’homme s’en fut donc tout seul, s’en retournant vers son beau-père. Lune. Le vieillard n’était pas satisfait. Cependant il consentit à lui donner de nouveau deux autres filles en tout semblables aux premières, en lui disant :

— Dans la terre d’en-bas, retourne-t’en encore. Je t’y éprouverai.

Or, une des deux nouvelles femmes de Dindjié, celle qui était assise à la porte, refusait son mari parce qu’elle le haïssait. Elle ne travaillait pas pour lui ; elle était revêche et toujours mécontente ; elle ne lui adressait jamais la parole.

Le jour venu, cette femme disparut, et Dindjié se dit :

— Où donc est-elle allée ?

Le soir, cette femme acariâtre rentra en cachant quelque chose derrière son dos.

— D’où viens-tu donc ? lui demanda son mari.

Elle ne lui répondit seulement pas.

Dindjié n’avait encore eu aucun commerce avec ses deux femmes lunaires. Il n’en avait donc pas encore eu d’enfants.

Cependant, lorsque le jour fut venu, la femme du soir disparut de nouveau, et son mari la suivit de loin.

— Où va-t-elle et pourquoi sort-elle ? se demandait-il.

Il la vit alors entrer nue dans un marais noir et infect. Là elle se tenait debout, ayant un serpent noir attaché à elle. Témoin de cette abomination, Dindjié s’en fut épouvanté, laissant en ce lieu la femme de la nuit.

Le lendemain, les deux femmes étaient encore à leur poste comme de coutume, et celle qui aimait son mari s’absenta vers le soir, à son tour. Dindjié la suivit aussi et se cacha pour l’épier. Il la vit assise nue sur un lit de gelinottes des neiges, et une foule de petites gelinottes étaient suspendues à ses mamelles qu’elles tétaient.

Revenu chez lui, Dindjié se garda bien de parler de ce qu’il avait vu, mais il y réfléchissait.

Quelque temps après, pendant que l’homme était assis dans sa tente, occupé à fabriquer des flèches, ses deux femmes entrèrent portant leurs enfants qu’elles déposèrent dans la tente. Ils étaient cachés les uns et les autres sous une couverture.

— Que je les voie ! se dit l’homme.

Alors soulevant une des couvertures de sa flèche, il vit que les enfants de la femme qui l’aimait étaient blancs et jolis. Leur nez était percé et portait des tuyaux de plumes de cygne, dont leur mère les avait ornés. En un mot c’était de beaux enfants.

Dindjié les contempla et les recouvrit en souriant. Il regarda alors les enfants de la méchante femme. Ah ! c’étaient des hommes serpents, noirs, hideux et ayant une énorme gueule béante. Frappé d’horreur, l’homme leur transperça la gueule de sa flèche, et les ayant tués, ils moururent.

Leur mère rentra sur ces entrefaites et se mit dans une colère terrible. Le mari ne dit rien, il sortit, s’en alla à la chasse aux lièvres ; il en prit au lacet et revint dans sa tente pour que ses femmes lui apprêtassent sa nourriture. Celle qui était méchante ne voulut pas manger des lièvres blancs. Son mari lui dit :

— Je vois bien que tu refuses de manger parce