Kamo Tchômei, Le Hôjöki dans Anthologie de la littérature japonaise : des origines au XXe siècle
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Traduction Michel Revon 1923
Le Hôjôki, ou « Livre d’une hutte de dix pieds de côté[1] », est un petit essai où notre ermite exprime, avec autant de profondeur délicate que de simplicité littéraire, les sentiments intimes de son cœur. Après le Makoura no Sôshi, et en attendant le Tsouré-zouré-gouça[2], il constitue le second des trois meilleurs livres d’impressions que nous ait laissés la littérature japonaise. Mais, à la différence de Sei Shônagon et de Kennkô, Kamo Tchômei ne se contente pas de noter, à la fortune du pinceau, des observations ou des pensées disparates : il veut philosopher, écrire d’une manière suivie des réflexions qui se tiennent, et son charmant écrit, si dénué de toute prétention, n’en devient pas moins un exposé magistral de la sagesse pessimiste. L’ouvrage, au demeurant, parlera par lui-même, car je vais le donner en entier[3].
Le courant d’une rivière s’écoule sans s’arrêter, mais l’eau n’est pas la même ; l’écume qui flotte dans les remous tantôt disparaît, tantôt renaît, mais ne dure jamais longtemps[4]. Tels sont, en cette vie, les hommes et leurs demeures.
Dans la capitale pavée de joyaux[5], les maisons des grands et des humbles, joignant les charpentes de leurs toits et rivalisant de leurs tuiles, semblent se maintenir de génération en génération ; mais quand on examine s’il en est bien ainsi, rares sont les maisons anciennes. Telles, détruites l’an dernier, ont été rebâties cette année ; d’autres, qui furent de grandes maisons, sont tombées en ruines et ont été remplacées par de petites. Il en est de même pour leurs habitants. Dans un endroit quelconque, il y a toujours beaucoup de monde ; mais sur vingt ou trente personnes que vous y aviez connues, deux ou trois survivent. On naît le matin, on meurt le soir. Telle est la vie : une écume sur l’eau.
Ces hommes qui naissent ou qui meurent, qui sait d’où ils viennent et où ils vont ? En cette demeure passagère, savent-ils pour qui ils peinent, ou avec quoi ils charment leurs yeux ? Du maître ou de l’habitation, on ne peut dire quel est le plus changeant. Tous deux sont comme la rosée sur le visage-du-matin[6]. Tantôt la rosée tombe et la fleur reste : mais la fleur se flétrit au soleil matinal. Tantôt la fleur se fane et la rosée demeure : mais la rosée disparaît avant le soir.
Pendant les quarante printemps et automnes qui ont passé depuis que j’ai compris le cœur des choses[8], j’ai vu maints événements étranges.
Le 28e jour du 4e mois de la 3e année de l’ère Anghenn[9], tandis qu’un vent violent troublait la nuit, vers l’heure du Chien[10], un incendie éclata du côté Serpent-Dragon[11] de la capitale et, s’étendant du côté Chien-Sanglier, gagna la Porte de l’Oiseau écarlate, la grande Salle d’audience, les bâtiments de l’Université et le ministère de l’Intérieur[12] ; si bien qu’en une seule nuit, le tout fut réduit en cendres. On dit que le feu eut son origine dans une maison, employée comme hôpital provisoire, de la ruelle Higoutchitomi. Grâce au vent qui soufflait en divers sens, comme si on eût ouvert un éventail, les branches de feu se déployèrent. Les maisons éloignées étaient étouffées par la fumée ; les endroits plus proches, couverts par les flammes. Les cendres, montées au ciel, reflétaient l’éclat du feu et s’empourpraient ; et les flammes, détachées par la violence du vent, s’envolaient vers d’autres maisons en franchissant un ou deux tchô[13]. Et ceux qui habitaient au milieu de tout cela, comment auraient-ils gardé leur calme ? Il y en avait qui tombaient, suffoqués par la fumée ; d’autres mouraient soudain, dévorés par les flammes. Certains sauvaient leur corps, à grand’peine, sans rien emporter de leurs biens. Les sept trésors[14] et les dix mille richesses se changeaient en cendres. Combien grandes furent les pertes ! Seize palais de hauts dignitaires[15] furent consumés ; et d’autres maisons, sans nombre. Un tiers de la capitale fut anéanti. Des milliers d’hommes et de femmes périrent ; on ne saurait compter les chevaux et les bœufs. Tous les desseins de l’homme ne sont que sottise ; mais quelle chose ridicule surtout que de gaspiller ses richesses et d’épuiser ses forces pour bâtir des maisons dans une capitale exposée à tant de périls !
De nouveau, le 29e jour de la lune des deutzies[16] de la 4e année de l’ère Jishô[17], il y eut un grand typhon, qui se produisit dans le quartier de Nakanomikado Kyôgokou[18], et qui souffla avec violence jusqu’à la Sixième avenue[19]. Sur un espace de trois ou quatre tchô[20], pas une maison, grande ou petite, qui ne fût détruite par ce tourbillon. Quelques-unes furent aplaties sur le sol ; d’autres ne conservèrent que les piliers et la charpente du toit ; parfois, les dessus des portes furent arrachés et transportés à une distance de quatre ou cinq tchô ; et, les clôtures ayant été emportées, les propriétés voisines se trouvèrent réunies[21]. Il va sans dire que les objets sans nombre que contenaient les maisons furent enlevés au ciel, tandis que les bardeaux et autres planchettes des toits étaient dispersés comme les feuilles d’hiver au vent. La poussière étant soulevée comme de la fumée, les yeux ne voyaient rien ; le bruit étant intense, on n’entendait pas la voix de qui parlait ; et l’on pensait que même le Tourbillon de l’Enfer[22] ne pourrait être plus terrible. Non seulement les maisons furent détruites, mais quantité de gens furent blessés, ou devinrent perclus pendant qu’on réparait leurs habitations. Ce vent s’éloigna enfin dans la direction Chèvre-Singe[23], et y fit encore le malheur de beaucoup d’hommes. Certes, le typhon est chose assez fréquente, mais il ne souffle pas d’aussi étrange façon ; et on se demanda si celui-ci n’était pas un avertissement de calamités non moins extraordinaires.
Dans la lune humide[24] de la même année, un transfert de la capitale eut lieu subitement, contre toute attente[25]. Si l’on pense à ses origines, plusieurs centaines d’années s’étaient écoulées depuis que la capitale avait été fixée, sous l’empereur Saga[26]. Comme il n’y avait pas de raisons sérieuses pour ce transfert, tout le monde le jugeait inopportun et le déplorait. Néanmoins, malgré toutes ces plaintes, l’empereur, avec ses ministres, les seigneurs et la cour entière, se transporta à Naniwa, dans Settsou[27]. Parmi les gens qui veulent servir le monde, qui eût osé rester seul dans l’ancienne capitale ? Ceux qui aspiraient à une fonction ou qui s’appuyaient sur la faveur d’un maître déménagèrent à qui mieux mieux, s’efforçant de dépasser, ne fût-ce que d’un jour, leurs semblables. Ceux qui avaient perdu leur fortune ou qui étaient abandonnés du monde demeurèrent, en se lamentant ; car nul avenir devant eux. Les demeures dont les toits rivalisaient naguère étaient désertées de jour en jour ; les maisons, démolies, flottaient sur la rivière Yodo[28] ; les propriétés se métamorphosaient en des champs. Le cœur même des hommes se transformait ; ils ne voulaient aller qu’à cheval, et non plus en voiture à bœufs[29]. On ne recherchait de terres que dans le sud-ouest, et non plus dans le nord-est.
A ce moment, une affaire m’amena à la nouvelle capitale. Quand je vis la configuration de l’endroit, il était trop étroit pour qu’on y pût établir des rues. Au nord, les pentes élevées d’une montagne ; au sud, un terrain bas vers la mer toute proche. Le bruit des vagues vous fatiguait sans cesse ; et sans relâche soufflait le vent de la mer. Le palais impérial, là-bas dans les montagnes, ressemblait un peu au Palais rond d’arbres bruts[30], bien qu’il ne manquât pas de grâce. Les maisons qu’on envoyait chaque jour, démolies, par voie d’eau, où les reconstruisait-on ? Car il y avait beaucoup de terrains à bâtir, et peu de maisons achevées.
Tandis que l’ancienne capitale était déjà désertée, la nouvelle n’était pas encore terminée. Les hommes se sentaient flotter comme sur un nuage. Ceux qui habitaient là depuis longtemps se plaignaient d’avoir perdu leurs propriétés ; et ceux qui venaient d’y arriver regrettaient d’avoir à subir l’ennui des travaux. A regarder la route, on voyait à cheval les gens qui auraient dû aller en voiture ; et ceux qui auraient dû porter des vêtements seigneuriaux avaient des tuniques de soldats. Les élégances de l’ancienne capitale avaient disparu ; tous étaient devenus des guerriers campagnards[31]. C’étaient de ces signes malheureux qui annoncent les désastres publics ; tout le monde était inquiet, et bien des jours se passèrent avant que l’esprit des hommes retrouvât son équilibre. Mais cet émoi du peuple ne fut pas sans résultat ; et dans l’hiver de la même année, on revint à l’ancienne capitale.
Cependant, qu’advint-il des maisons qui avaient été démolies ? On ne put restaurer l’état antérieur. On dit que pendant les sages règnes de l’antiquité, les souverains