Revon - Anthologie de la littérature japonaise : des origines au XXe siècle - Le Hôjöki

B. ECRITS INTIMES

LE HÔJÔKI

Au milieu des guerres civiles, et à côté des bruyants récits destinés à les glorifier, on vit paraître quelques écrits d’une littérature plus délicate : des « journaux » surtout[1], notamment des journaux de voyage[2], sans grande originalité d’ailleurs ; mais aussi, un délicieux petit livre qui est l’oasis de ce désert et qui mérite qu’on s’y arrête davantage. C’est le Hôjôki, de Kamo Tchômei.

Kamo Tchômei naquit, en 1154, au village de Shimo-Kamo, près de Kyoto. Son père Nagatsouna, suivant un usage héréditaire, était principal desservant du temple de Kamo : d’où le nom de Kamo donné à la famille. Notre auteur lui-même, dans son enfance, était appelé Kikoudayou (« le jeune Chrysanthème ») : c’est seulement un peu plus tard, sans doute vers sa quinzième année, qu’il reçut le prénom plus sérieux de Tchômei. De très bonne heure, son intelligence précoce le fit admettre comme page de l’empereur Go-Toba[3] ; son zèle pour les lettres et pour la musique lui valut même bientôt les fonctions de secrétaire du Bureau de la poésie. Mais, vers sa trente-cinquième année, s’étant vu refuser sans motifs la succession sacerdotale de son père, il abandonna le palais. Les malheurs de l’époque l’avaient d’ailleurs dégoûté du monde ; il se jeta dans le bouddhisme et, devenu bonze, vécut tout à fait à l’écart de la capitale. Enfin, la cinquantaine passée, il se fit ermite dans les montagnes de Hino. Pourtant, sur l’invitation du shôgoun Sanétomo, son confrère en poésie[4], il alla passer quelque temps à Kamakoura ; mais il revint bien vite à sa chère solitude, où il composa son Hôjôki, en 1212, et où il mourut peu après, en 1216, dans sa soixante-dixième année.

Le Hôjôki, ou « Livre d’une hutte de dix pieds de côté[5] », est un petit essai où notre ermite exprime, avec autant de profondeur délicate que de simplicité littéraire, les sentiments intimes de son cœur. Après le Makoura no Sôshi, et en attendant le Tsouré-zouré-gouça[6], il constitue le second des trois meilleurs livres d’impressions que nous ait laissés la littérature japonaise. Mais, à la différence de Sei Shônagon et de Kennkô, Kamo Tchômei ne se contente pas de noter, à la fortune du pinceau, des observations ou des pensées disparates : il veut philosopher, écrire d’une manière suivie des réflexions qui se tiennent, et son charmant écrit, si dénué de toute prétention, n’en devient pas moins un exposé magistral de la sagesse pessimiste. L’ouvrage, au demeurant, parlera par lui-même, car je vais le donner en entier[7].


HÔJÔKI

Le courant d’une rivière s’écoule sans s’arrêter, mais l’eau n’est pas la même ; l’écume qui flotte dans les remous tantôt disparaît, tantôt renaît, mais ne dure jamais longtemps[8]. Tels sont, en cette vie, les hommes et leurs demeures.

Dans la capitale pavée de joyaux[9], les maisons des grands et des humbles, joignant les charpentes de leurs toits et rivalisant de leurs tuiles, semblent se maintenir de génération en génération ; mais quand on examine s’il en est bien ainsi, rares sont les maisons anciennes. Telles, détruites l’an dernier, ont été rebâties cette année ; d’autres, qui furent de grandes maisons, sont tombées en ruines et ont été remplacées par de petites. Il en est de même pour leurs habitants. Dans un endroit quelconque, il y a toujours beaucoup de monde ; mais sur vingt ou trente personnes que vous y aviez connues, deux ou trois survivent. On naît le matin, on meurt le soir. Telle est la vie : une écume sur l’eau.

Ces hommes qui naissent ou qui meurent, qui sait d’où ils viennent et où ils vont ? En cette demeure passagère, savent-ils pour qui ils peinent, ou avec quoi ils charment leurs yeux ? Du maître ou de l’habitation, on ne peut dire quel est le plus changeant. Tous deux sont comme la rosée sur le visage-du-matin[10]. Tantôt la rosée tombe et la fleur reste : mais la fleur se flétrit au soleil matinal. Tantôt la fleur se fane et la rosée demeure : mais la rosée disparaît avant le soir.

[11]

Pendant les quarante printemps et automnes qui ont passé depuis que j’ai compris le cœur des choses[12], j’ai vu maints événements étranges.

Le 28e jour du 4e mois de la 3e année de l’ère Anghenn[13], tandis qu’un vent violent troublait la nuit, vers l’heure du Chien[14], un incendie éclata du côté Serpent-Dragon[15] de la capitale et, s’étendant du côté Chien-Sanglier, gagna la Porte de l’Oiseau écarlate, la grande Salle d’audience, les bâtiments de l’Université et le ministère de l’Intérieur[16] ; si bien qu’en une seule nuit, le tout fut réduit en cendres. On dit que le feu eut son origine dans une maison, employée comme hôpital provisoire, de la ruelle Higoutchitomi. Grâce au vent qui soufflait en divers sens, comme si on eût ouvert un éventail, les branches de feu se déployèrent. Les maisons éloignées étaient étouffées par la fumée ; les endroits plus proches, couverts par les flammes. Les cendres, montées au ciel, reflétaient l’éclat du feu et s’empourpraient ; et les flammes, détachées par la violence du vent, s’envolaient vers d’autres maisons en franchissant un ou deux tchô[17]. Et ceux qui habitaient au milieu de tout cela, comment auraient-ils gardé leur calme ? Il y en avait qui tombaient, suffoqués par la fumée ; d’autres mouraient soudain, dévorés par les flammes. Certains sauvaient leur corps, à grand’peine, sans rien emporter de leurs biens. Les sept trésors[18] et les dix mille richesses se changeaient en cendres. Combien grandes furent les pertes ! Seize palais de hauts dignitaires[19] furent consumés ; et d’autres maisons, sans nombre. Un tiers de la capitale fut anéanti. Des milliers d’hommes et de femmes périrent ; on ne saurait compter les chevaux et les bœufs. Tous les desseins de l’homme ne sont que sottise ; mais quelle chose ridicule surtout que de gaspiller ses richesses et d’épuiser ses forces pour bâtir des maisons dans une capitale exposée à tant de périls!

De nouveau, le 29e jour de la lune des deutzies[20] de la 4e année de l’ère Jishô[21], il y eut un grand typhon, qui se produisit dans le quartier de Nakanomikado Kyôgokou[22], et qui souffla avec violence jusqu’à la Sixième avenue[23]. Sur un espace de trois ou quatre tchô[24], pas une maison, grande ou petite, qui ne fût détruite par ce tourbillon. Quelques-unes furent aplaties sur le sol ; d’autres ne conservèrent que les piliers et la charpente du toit ; parfois, les dessus des portes furent arrachés et transportés à une distance de quatre ou cinq tchô ; et, les clôtures ayant été emportées, les propriétés voisines se trouvèrent réunies[25]. Il va sans dire que les objets sans nombre que contenaient les maisons furent enlevés au ciel, tandis que les bardeaux et autres planchettes des toits étaient dispersés comme les feuilles d’hiver au vent. La poussière étant soulevée comme de la fumée, les yeux ne voyaient rien ; le bruit étant intense, on n’entendait pas la voix de qui parlait ; et l’on pensait que même le Tourbillon de l’Enfer[26] ne pourrait être plus terrible. Non seulement les maisons furent détruites, mais quantité de gens furent blessés, ou devinrent perclus pendant qu’on réparait leurs habitations. Ce vent s’éloigna enfin dans la direction Chèvre-Singe[27], et y fit encore le malheur de beaucoup d’hommes. Certes, le typhon est chose assez fréquente, mais il ne souffle pas d’aussi étrange façon ; et on se demanda si celui-ci n’était pas un avertissement de calamités non moins extraordinaires.

Dans la lune humide[28] de la même année, un transfert de la capitale eut lieu subitement, contre toute attente[29]. Si l’on pense à ses origines, plusieurs centaines d’années s’étaient écoulées depuis que la capitale avait été fixée, sous l’empereur Saga[30]. Comme il n’y avait pas de raisons sérieuses pour ce transfert, tout le monde le jugeait inopportun et le déplorait. Néanmoins, malgré toutes ces plaintes, l’empereur, avec ses ministres, les seigneurs et la cour entière, se transporta à Naniwa, dans Settsou[31]. Parmi les gens qui veulent servir le monde, qui eût osé rester seul dans l’ancienne capitale ? Ceux qui aspiraient à une fonction ou qui s’appuyaient sur la faveur d’un maître déménagèrent à qui mieux mieux, s’efforçant de dépasser, ne fût-ce que d’un jour, leurs semblables. Ceux qui avaient perdu leur fortune ou qui étaient abandonnés du monde demeurèrent, en se lamentant ; car nul avenir devant eux. Les demeures dont les toits rivalisaient naguère étaient désertées de jour en jour ; les maisons, démolies, flottaient sur la rivière Yodo[32] ; les propriétés se métamorphosaient en des champs. Le cœur même des hommes se transformait ; ils ne voulaient aller qu’à cheval, et non plus en voiture à bœufs[33]. On ne recherchait de terres que dans le sud-ouest, et non plus dans le nord-est.

À ce moment, une affaire m’amena à la nouvelle capitale. Quand je vis la configuration de l’endroit, il était trop étroit pour qu’on y pût établir des rues. Au nord, les pentes élevées d’une montagne ; au sud, un terrain bas vers la mer toute proche. Le bruit des vagues vous fatiguait sans cesse ; et sans relâche soufflait le vent de la mer. Le palais impérial, là-bas dans les montagnes, ressemblait un peu au Palais rond d’arbres bruts[34], bien qu’il ne manquât pas de grâce. Les maisons qu’on envoyait chaque jour, démolies, par voie d’eau, où les reconstruisait-on ? Car il y avait beaucoup de terrains à bâtir, et peu de maisons achevées.

Tandis que l’ancienne capitale était déjà désertée, la nouvelle n’était pas encore terminée. Les hommes se sentaient flotter comme sur un nuage. Ceux qui habitaient là depuis longtemps se plaignaient d’avoir perdu leurs propriétés ; et ceux qui venaient d’y arriver regrettaient d’avoir à subir l’ennui des travaux. A regarder la route, on voyait à cheval les gens qui auraient dû aller en voiture ; et ceux qui auraient dû porter des vêtements seigneuriaux avaient des tuniques de soldats. Les élégances de l’ancienne capitale avaient disparu ; tous étaient devenus des guerriers campagnards[35]. C’étaient de ces signes malheureux qui annoncent les désastres publics ; tout le monde était inquiet, et bien des jours se passèrent avant que l’esprit des hommes retrouvât son équilibre. Mais cet émoi du peuple ne fut pas sans résultat ; et dans l’hiver de la même année, on revint à l’ancienne capitale.

Cependant, qu’advint-il des maisons qui avaient été démolies ? On ne put restaurer l’état antérieur. On dit que pendant les sages règnes de l’antiquité, les souverains gouvernaient le pays avec compassion. Leurs palais n’avaient qu’un toit de chaume, avec des poutres grossièrement ajustées. Si la fumée ne s’élevait pas des foyers, les impôts étaient remis[36]. On peut comprendre ce qu’est la société d’aujourd’hui en la comparant à celle de jadis.

Vers l’ère de Yôwa[37] (je ne me rappelle pas bien, il y a si longtemps !), pendant deux ans, on fut dans un état misérable à cause de la famine. Ou bien il y eut de la sécheresse au printemps et en été, ou bien des tempêtes et des inondations en automne et en hiver. Les malheurs se succédèrent, et on ne put récolter les cinq espèces de grain[38]. C’est en vain qu’on laboura au printemps et qu’on repiqua en été[39] : on n’eut pas le plaisir de récolter à l’automne, ni celui de conserver en hiver. Aussi, les gens des provinces quittèrent leurs terres et passèrent leurs frontières, ou bien oublièrent leurs maisons et allèrent vivre dans les montagnes. On commença toutes sortes de prières ; on pratiqua des exorcismes extraordinaires : mais sans résultat. La vie urbaine dépend de la campagne pour toutes sortes de choses ; mais comme la campagne n’apportait rien à la capitale, comment celle-ci eût-elle pu garder sa dignité ? Avec des supplications, on offrait de vendre tous ses trésors ; mais personne n’en voulait. Parfois, on trouvait acheteur ; mais l’or pesait moins que les céréales. Les mendiants étaient nombreux sur les routes, emplissant nos oreilles de leurs cris déchirants. Et dans cette misère s’acheva la première année.

Alors qu’on attendait, avec l’année suivante, un état de choses meilleur, la peste éclata, et ce fut encore bien pire. Tout le monde mourait de faim et, de jour en jour, nous devenions comme les poissons de la petite flaque d’eau[40]. Même les gens bien vêtus qui portaient des chapeaux et qui avaient les pieds chaussés allaient mendier de maison en maison. Parfois, tandis qu’on se demandait comment ils pouvaient tenir debout, on les voyait tomber de faiblesse. On n’eût pu dénombrer ceux qui mouraient de faim contre les murs et au bord des routes ; comme on n’enlevait pas leurs cadavres, la ville était remplie de mauvaises odeurs ; et on ne pouvait fixer les yeux sur ces spectacles de corruption. Aux bords de la rivière[41], il n’y avait même pas assez de place pour laisser passer les chevaux et les voitures. Les pauvres bûcherons n’avaient plus la force de porter le bois, qui devint rare ; en sorte que les gens qui n’avaient pas d’autres ressources se mirent à démolir leurs maisons et à les vendre au marché ; mais le prix de la charge d’un homme était à peine suffisant pour soutenir sa vie pendant un jour.

Une chose étrange était de voir, parmi ce bois à brûler, des fragments peints en vermillon ou ornés de feuilles d’argent et d’or. Si l’on s’informait, on apprenait que des gens qui ne savaient plus que faire allaient dans les anciens temples pour voler les statues du Bouddha, briser les objets du culte et les débiter en menus morceaux. Ces choses désolantes, je les ai vues, parce que j’étais né dans un monde impur et mauvais.

C’était encore une chose bien pitoyable que, quand un homme et une femme étaient fort attachés l’un à l’autre, celui qui aimait le plus mourait toujours le premier, parce que, s’oubliant lui-même, il voulait donner à l’être aimé tout ce qu’il avait pu se procurer. Entre parents et enfants, c’étaient les parents qui mouraient d’abord. On put même voir des bébés au sein de leur mère, qu’ils ne savaient pas morte.

Au Ninnwaji[42], il y avait un bonze qu’on appelait Ryoughiô Hôinn[43]. Ému de pitié en voyant mourir un nombre de gens aussi incalculable, il s’entendit avec d’autres saints personnages pour écrire sur le front de tous les morts qu’ils trouveraient le caractère A, comme signe d’union[44]. Quand on eut compté ces morts pendant les 4e et 5e mois seulement, on obtint, pour l’espace de la capitale situé au sud de la Première avenue, au nord de la Neuvième avenue, à l’ouest de Kyôgokou et à l’est de Shoujakou[45], plus de 42.300 corps. Il faut y ajouter encore ceux qui moururent dans les quartiers voisins, et aussi dans les faubourgs de Kawara, de Shirakawa, de Nishi-no-kyo, en nombre incalculable ; et dans les diverses provinces, dans les Sept régions[46] ! J’ai appris que pareil événement s’était produit sous le règne de l’empereur Soutokou, pendant l’ère Tchôjô[47] : j’en ignore les détails ; mais le spectacle que je viens de décrire est bien le plus étrange et le plus lamentable que j’aie vu de mes yeux[48].

Dans la 2e année de l’ère Ghennréki[49], il y eut un grand tremblement de terre. Il fut exceptionnel. Les montagnes étaient fracassées et venaient combler les rivières ; la mer se soulevait et envahissait la terre ; la terre se crevassait et l’eau en sortait ; les rochers brisés roulaient dans les vallées ; les bateaux qui côtoyaient les rivages y étaient portés par les vagues ; les chevaux sur les routes ne savaient où poser le pied. Dans la capitale, de tous côtés, les temples, les pagodes, les monastères, les chapelles mortuaires, rien n’était épargné : les uns étaient lézardés, d’autres renversés ; et de ces débris, cendres et poussières s’élevaient comme de la fumée. Le grondement de la terre tremblante et le fracas des bâtiments croulants étaient comme le tonnerre. Si l’on restait dans sa maison, on avait peur qu’elle ne s’abattit ; si l’on s’en échappait, la terre s’ouvrait sous les pas : et point d’ailes pour s’enfuir au ciel, nul moyen de monter, comme le dragon, parmi les nuages ! Certes, entre toutes les choses terribles, le tremblement de terre vient en premier lieu.

Le fils unique d’un samouraï, un enfant de six ou sept ans, s’amusait à construire une petite, maison contre un mur, quand ce mur s’écroula soudain sur lui et l’aplatit complètement ; si bien que ses deux yeux sortirent d’un pouce hors de son visage. Le père et la mère, en l’embrassant, gémissaient et poussaient des cris de douleur ; que j’étais ému de pitié ! Le plus brave, frappé de désespoir devant le malheur de son enfant, oublie toute honte[50] ; et c’est bien naturel.

Les grandes secousses ne durèrent pas longtemps ; mais les petites se succédèrent sans relâche : chaque jour, vingt ou trente de celles qu’on trouve fortes ordinairement. Après dix ou vingt jours, elles devinrent moins fréquentes : quatre ou cinq fois par jour, puis deux ou trois fois par jour, puis une tous les deux jours, puis tous les trois ou quatre jours ; mais le tremblement de terre ne disparut tout à fait qu’après trois mois environ. Et pourtant, des quatre éléments[51], l’eau, le feu et le vent nous causent toujours quelque dommage ; pas la terre. Autrefois, pendant l’ère de Saïkô[52], il y eut un grand tremblement de terre : il fut terrible, et l’auguste tête du Bouddha du Tôdaïji[53] tomba ; pourtant, ce fut bien moins fort que cette fois-ci.

Alors tous les hommes semblèrent convaincus de l’incertitude de la vie. Je croyais qu’ils deviendraient plus pieux. Mais les jours et les mois passèrent ; et maintenant, après quelques années, on n’en parle plus.

La vanité de la vie, notre instabilité et celle de nos demeures ressortent bien des faits que je viens d’indiquer. Mais encore, suivant le milieu où nous nous trouvons, suivant la situation que nous occupons, bien des choses viennent nous inquiéter.

Le malheureux qui est sous la protection d’un grand peut avoir des moments de délices, mais non pas un solide bonheur. Il ne peut pas pleurer, crier lorsqu’il souffre. Ses mouvements ne sont pas toujours faciles ; assis ou debout, il a peur. Tel un moineau proche d’un nid de faucon. Si un pauvre homme se trouve auprès d’une riche maison, qu’il sorte de chez lui ou qu’il y entre, matin et soir il se sent humilié et honteux de son aspect misérable. Sa femme, ses enfants, ses serviteurs envient cette famille dont l’air orgueilleux trouble son esprit. Si l’on demeure en un endroit resserré, on ne peut échapper à l’incendie voisin ; si l’on habite un lieu éloigné de la capitale, on a l’ennui d’y aller et d’en revenir, et parfois on subit la visite des voleurs. Si l’on est puissant, on devient avare ; si l’on est solitaire, on est méprisé des autres. Si l’on est riche, on est toujours soucieux ; si l’on est pauvre, on manque toujours de quelque chose. Si l’on dépend d’un autre, on est son esclave ; si l’on protège quelqu’un, on se voit obligé de l’aimer toujours[54]. Vouloir plaire au monde, c’est se fatiguer soi-même ; contrarier l’opinion, c’est passer pour fou.

Pour tenir notre corps en paix dans ce monde pendant quelques courts moments, quel lieu choisir et à quoi nous occuper ?

Longtemps, j’ai vécu dans une maison que j’avais reçue en héritage de ma grand’mère paternelle. Cependant, ayant perdu ma famille et mon corps étant affaibli[55], je ne pouvais y rester davantage ; et, un peu après trente ans, je me bâtis une petite maison à ma convenance.

Comparée à mon habitation précédente, celle-ci n’en était que le dixième. Elle ne comprenait qu’une chambre ; ce n’était guère une maison. Il y avait une sorte de mur d’enceinte ; mais, faute de moyens, point de porte d’entrée. Les piliers étaient de simple bambou : une construction pareille à un abri pour voitures. Quand la neige tombait, ou que le vent soufflait, il y avait toujours quelque risque. La rivière étant toute proche, j’étais exposé aux inondations et aux « vagues blanches[56] ». Ainsi, supportant une vie fastidieuse, je passai là trente années, dans l’abattement.

Pendant ce temps, par tout ce que je pus voir autour de moi, je compris la brièveté de ma fortune. À mon cinquantième printemps, je quittai ma maison et le monde. N’ayant ni femme ni enfants, rien ne me retenait. Je n’avais point de fonctions, point de traitement ; quel intérêt m’eût attaché au monde ?

Je passai, inutilement, quelques printemps et automnes dans les nuages du mont Ohhara. Et maintenant, alors que la rosée de soixante ans ne s’évapore pas aisément[57], je me suis bâti une nouvelle demeure, telle une dernière feuille, comme un voyageur se fait un abri pour la nuit ou comme un vieux ver à soie se tisse un cocon. En comparaison de ma maison d’autrefois, celle-ci est cent fois plus petite. À mesure que ma vie décline, ma demeure se rétrécit.

Ce n’est pas une maison ordinaire[58]. Elle mesure dix pieds de côté et à peine sept pieds de haut. Comme je ne voulais pas d’emplacement fixe, je n’ai pas bien consolidé le terrain. J’ai préparé une base ; puis, érigeant un toit de chaume, j’ai attaché les planches avec des crampons, pour que le tout fût aisément transportable ailleurs si l’endroit cessait de me plaire. Quelle serait la peine d’une reconstruction ? Deux charrettes suffiraient, et pas d’autre dépense que ce louage.

Depuis que j’ai caché mes traces dans les profondeurs des montagnes de Hino, j’ai mis, au côté sud, une espèce de store, et, au-dessous, une natte de bambou. A l’ouest, l’autel domestique[59], avec une peinture d’Amida placée de telle sorte que, recevant les rayons du couchant, elle en laisse passer l’éclat entre ses sourcils[60]. Aux deux battants de l’armoire sacrée, j’ai suspendu les images de Foughenn et de Foudô[61]. Au-dessus des portes à glissières, du côté nord, une tablette, sur laquelle se trouvent trois ou quatre boites de cuir noir contenant des poésies japonaises, de la musique, le Ohjôyôshou[62] et d’autres livres. A côté, une harpe et un luth, ce qu’on appelle une « harpe coupée » et un « luth joint[63] ». Contre le côté est, j’ai répandu une couche de fougère impériale[64], et des bottes de paille me servent de lit[65]. Devant la fenêtre à glissières de l’est, ma table à écrire. Puis, près de l’oreiller, un brasier pour brûler des fagots. Au nord de la hutte, un petit terrain dont j’ai fait mon jardin, entouré d’une haie basse et peu dense. J’y cultive des plantes médicinales. Telle est ma hutte temporaire.

Pour décrire maintenant ses alentours, au sud est un tuyau de bambou pour conduire l’eau, avec un réservoir fait de pierres entassées. Une forêt toute proche me donne le bois à brûler. Cet endroit s’appelle Toyama. Les évonymes rampants[66] y cachent les traces de l’homme. La vallée est très boisée ; mais elle s’ouvre vers l’Ouest, ce qui favorise mes méditations[67].

Au printemps, je vois les vagues de glycines qui exhalent leur parfum vers l’Ouest, pareilles à des nuages violacés. En été, j’entends le coucou, dont les cris m’invitent à prendre le chemin de la montagne Shidé[68]. En automne, le chant de la cigale du soir[69] m’emplit les oreilles, comme une lamentation sur cette vie aussi vide que la peau dont elle s’est dépouillée[70]. En hiver, j’aime la neige qui s’accumule, puis disparaît, comme les péchés des hommes.

Quand je ne suis pas disposé à faire la prière ou à lire les saintes écritures, je me repose à ma fantaisie ; personne pour m’en empêcher, et point d’ami devant qui je puisse éprouver de la honte. Sans avoir fait vœu de silence, je me tais, étant seul. Sans règle définie, les circonstances m’empêchent de violer les commandements. Le matin, si je vais regarder les blanches vagues, j’imite les pensées du novice Mannsei contemplant les bateaux d’Okanoya[71]. Le soir, lorsque le vent agite les feuilles des katsoura[72], je pense aux eaux de Jinyô[73] et j’imite le style de Ghenntotokou[74]. Quand je me sens en train, je joue l’air du « Vent d’automne[75] » de concert avec le bruit des pins, ou l’air de la « Fontaine qui coule[76] » uni au murmure de l’eau qui passe. Je n’ai point de talent, mais je ne m’efforce pas de charmer les oreilles des autres : je joue pour moi-même, je chante pour moi-même, et je console mon cœur.

Au bas de la montagne se trouve une hutte de broussailles où demeure le forestier. Il a un jeune fils, qui vient quelquefois me voir. Quand je m’ennuie, je vais me promener avec lui. Lui a seize ans, et moi, soixante ; mais, malgré cette grande différence d’âges, nous goûtons ensemble les mêmes plaisirs. Tantôt nous recueillons des pousses d’impérate[77] ou des poires de rocher[78], des rhizomes d’igname[79] ou des feuilles de persil sauvage[80] ; tantôt nous allons aux rizières qui s’étendent au bas de la montagne et nous glanons les tiges tombées pour en tresser des faisceaux d’épis[81]. Quand le temps est beau, nous faisons l’ascension du pic de la montagne et je regarde au loin le ciel de mon pays natal ; nous voyons le mont Kobata, le village de Foushimi, Toba, Hatsoukashi. Les beaux paysages n’ont point de maître : rien ne peut m’empêcher d’en réjouir mes yeux. Sans la fatigue d’une marche à pied, quand ma pensée va plus loin, je suis la ligne des montagnes, je traverse Soumiyama, je franchis Kaçatori, et je fais mes dévotions au temple d’Iwama[82] ou j’adore à Ishiyama[83] ; ou bien, je pousse mon chemin à travers la plaine d’Awazou et j’honore les traces de Sémimarou[84] ; je passe la rivière de Tagami et je cherche la tombe de Saroumarou Dayou[85]. Au retour, suivant la saison, nous coupons des branches de cerisier ou nous emportons de rouges rameaux d’érable ; nous cueillons des frondes de fougères ou nous ramassons les fruits des arbres. J’offre au Bouddha sa part et nous conservons le reste.

Par les nuits tranquilles, quand je regarde la lune qui brille à ma fenêtre, je pense aux hommes de jadis[86] ; et quand j’entends les cris des singes, je mouille mes manches de larmes[87]. Les lucioles dans les buissons me représentent les feux de l’île de Maki, au loin[88] ; la pluie, à l’aube, résonne pour moi comme le bruit du vent qui agite les feuilles. Quand j’écoute le faisan doré qui pousse son cri, horo-horo, je me demande si c’est mon père ou ma mère[89] ; et quand les cerfs de la montagne viennent familièrement jusqu’à moi, je sens combien je suis éloigné du monde. Parfois, en remuant les cendres, le feu m’apparaît comme un vieil ami[90]. La montagne où je vis n'est pas un lieu terrible ; mais les cris des hiboux éveillent en moi la mélancolie. Ces beautés de la montagne n’ont point de fin, et les hommes qui pensent profondément en trouveraient encore bien d’autres.

Quand j’établis d’abord ma demeure en cet endroit, je croyais que c’était à titre provisoire ; mais cinq ans déjà ont passé. Ma hutte temporaire est devenue une vieille hutte, dont le toit est chargé de feuilles mortes et dont la terre battue est couverte de mousses. Quand, par hasard, j’entends des nouvelles de la capitale, j’apprends que maints personnages sont morts ; les disparus de condition inférieure doivent être innombrables. J’entends dire aussi que bien des maisons ont été détruites par l’incendie ; mais ma hutte temporaire demeure sûre et tranquille. Quelque étroite qu’elle puisse être, elle a un lit pour dormir la nuit, une natte pour s’asseoir le jour ; elle suffit à me loger. Le bernard-l’ermite[91] aime sa petite coquille, parce qu’il se connaît lui-même ; l’orfraie[92] habite les rivages déserts, parce qu’elle craint l’homme. Il en est de même pour moi. Je me connais moi-même, et je connais le monde ; mon seul désir est de vivre tranquille, sans relations avec les autres ; c’est mon plaisir de n’être pas ennuyé. Les hommes qui sont dans le monde construisent des maisons, mais non pas pour eux-mêmes : c’est pour leur femme, leurs enfants, leur famille, pour leurs parents et leurs amis, pour leur seigneur ou leur professeur, pour leurs trésors, pour leurs chevaux et leurs bœufs. J’ai bâti cependant ma hutte pour moi-même, et non pour d’autres hommes. C’est que, dans l’état présent du monde, je ne trouve nul compagnon, pas même un serviteur en qui je puisse avoir confiance. Si je faisais ma hutte plus grande, qui pourrais-je y loger ? Les amis, en principe, sont des gens qui respectent les riches et qui estiment surtout ceux qui aiment à donner ; ils ne recherchent pas les hommes justes et bienveillants. Mieux vaut avoir pour amis la harpe et les flûtes, la lune et les fleurs[93]. Les serviteurs ne songent qu’aux récompenses et aux punitions, ne désirent que des largesses ; ils ne se soucient pas d’avoir la paix auprès de maîtres compatissants. Je préfère donc être mon propre domestique. S’il y a quelque chose à faire, je me sers de mon corps. C’est parfois ennuyeux ; mais c’est plus facile que de faire obéir les autres. Si j’ai besoin de marcher, je marche ; cela me donne une certaine peine, moindre pourtant que le souci de chevaux et de selles, de bœufs et de voitures. Je divise mon corps en deux : les mains, comme domestique ; les pieds, comme véhicule ; et ils sont dociles à souhait. Mon cœur, sachant ce que peut supporter mon corps, le met au repos lorsqu’il est fatigué et l’emploie, lorsqu’il est dispos. Même quand il use de lui, il n’en abuse pas ; et il ne le laisse pas non plus s’appesantir. D’ailleurs, il est sain de marcher et de se mouvoir ; pourquoi rester dans une paresse inutile ? C’est un péché de tourmenter et d’opprimer les autres hommes ; pourquoi emprunter la force d’autrui ?

De même pour la nourriture et le vêtement. Un tissu de glycine et une couverture de chanvre[94] suffisent à cacher ma peau ; les impérates de la lande, les fruits de la montagne suffisent à soutenir mon corps. Comme je ne vis pas dans le monde, je n’ai point à me préoccuper de mon extérieur ; et comme je n’ai pas trop de nourriture, ces simples aliments ont leur saveur pour moi. Je ne dis pas cela pour les gens riches : je compare seulement mon passé et mon présent. Depuis que j’ai renoncé au monde et que j’en suis sorti, j’ignore l’envie et la peur. Je remets ma vie au jugement du Ciel, sans m’en soucier davantage. Je considère mon être comme un nuage flottant ; je ne compte pas sur lui, et je ne le dédaigne pas. Toute la joie de ma vie repose sur l’oreiller où je goûte un sommeil léger ; tout l’espoir de ma vie réside dans les beautés des saisons.

C’est du cœur seulement que dépendent les Trois mondes[95]. Si le cœur n’est pas à l’aise, à quoi peuvent bien servir les bœufs et les chevaux et les sept choses rares ? Les palais, les châteaux, les tours ne saturent point nos désirs. A présent, je suis heureux dans ce lieu solitaire, dans cette hutte d’une chambre. Quand par hasard je vais à la capitale, j’ai quelque honte d’être devenu un gueux ; mais quand je suis ici, j’ai pitié de ceux qui s’attachent follement à de misérables poussières[96]. Si on doutait de ce que je dis, qu’on regarde l’état des poissons et des oiseaux. Les poissons ne se fatiguent pas des eaux ; mais pour comprendre leur cœur, il faudrait être poisson soi-même. Les oiseaux aiment leurs forêts ; mais pour comprendre leur cœur, il faudrait être oiseau soi-même. Il en est ainsi du plaisir de la solitude : qui pourrait le comprendre sans y avoir vécu[97] ?

L’ombre de la lune de ma vie approche de son terme et va disparaître derrière la montagne. A quoi bon m’inquiéter de soins terrestres, quand je dois bientôt partir pour les ténèbres des Trois chemins[98] ?

Le Bouddha a enseigné aux hommes de ne s’attacher en rien aux choses de ce monde. Aimer ma hutte d’herbes[99], cela même doit être compté comme un péché[100] ; et même mon repos tranquille doit être un obstacle à l’illumination spirituelle. Comment puis-je perdre un temps précieux à me réjouir de plaisirs inutiles ? Dans la paix du matin, j’ai longuement réfléchi, et je me suis demandé dans mon cœur : « Tu as renoncé au monde, tu as pris pour amis intimes les montagnes et les forêts afin d’apaiser ton âme, afin de suivre la voie du Bouddha. Mais si ton apparence extérieure est celle d’un saint, ton âme demeure trempée dans l’impureté. Si ta hutte souille l’exemple du saint Jômyô[101], ton observance est bien en arrière de la conduite même du vulgaire Hanndokou[102]. Est-ce l’effet de la pauvreté qui t’afflige ou du cœur obscur qui te trouble ? » Mon cœur n’a rien répondu. Ma langue a seulement répété d’elle-même, deux ou trois fois, l'invocation au Bouddha[103]. Et c’est tout.

Écrit le dernier jour de la lune de germinal[104] de la deuxième année de l’ère Kennryakou[105], dans sa hutte de Toyama, par le bonze Renninn[106].


L’ombre de la lune
Disparaît derrière la montagne :
Que c’est triste !
Ah! que je voudrais voir
La lumière éternelle[107] !


  1. Comme le Benn no Naïshi Nikki, « Journal de la dame d’honneur Benn », qui nota les événements survenus pendant six années aux alentours de l’an 1250.
  2. Le plus connu est L'Izayoï Nikki, « Journal du seizième jour de la lune », 10e mois de l’année 1277 que son auteur, Aboutsou-ni (la religieuse Aboutsou), partit pour le voyage à Kamakoura qu’elle nous raconte.
  3. Voir p. 236, n. 1.
  4. Voir p. 232, n. 3. — La valeur de Tchômei comme poète ressort assez de ce simple fait que les rédacteurs du Shinn-Kokinnshou n’acceptèrent pas moins de douces pièces signées de lui.
  5. , carré ; , mesure de longueur équivalant à 10 shakou (pieds de 0m,303) ; ki, notes, relation, livre. Hôjô, « carré de dix pieds de côté », l'espace réglementaire que la tradition bouddhique (ci-dessous, p. 265, n. 4) imposait à une cellule de bonze, et par extension, la cellule même.
  6. Voir plus bas, p. 275.
  7. D'autant plus qu’en dehors même de son intérêt psychologique individuel, il nous dépeint à merveille l’état d'âme bouddhique en général et qu’il nous donnera, par surcroît, une série d’excellents tableaux des calamités qui sont un des côtés caractéristiques de la vie japonaise (l'incendie, le typhon, le tremblement de terre, etc.).
  8. Ces comparaisons, qui rappellent la philosophie d’Héraclite, se retrouvent aussi dans le Ronngo (Analectes de Confucius) et dans l’ancienne poésie japonaise (voir ci-dessus, p. 145, n. 4).
  9. Tama-shiki no, un mot-oreiller hyperbolique de miyako, la « capitale ».
  10. Açagao. Voir p. 220, et comp. p. 338.
  11. Le texte du Hôjôki forme un bloc compact qui pourrait sembler confus si l’on ne mettait en relief, par quelques subdivisions, les parties distinctes qui le composent ; c’est ce que je fais, pour plus de clarté, sans cependant y introduire un numérotage de chapitres proprement dits.
  12. Le fond des choses humaines.
  13. 1177.
  14. De 7 à 9 h. du soir.
  15. Sud-est. — Chien-Sanglier, le nord-ouest.
  16. Shoujakou-mon, porte située au milieu du côté sud du palais (voir p. 32, n. 2). — Taïkyokoudenn, un de ses principaux bâtiments. — Daïgakou, la « Grande Science », l’Université. — Mimmbou-shô, un des huit Ministères.
  17. Un tchô équivaut à 110 mètres environ.
  18. Shippô (d’après les Sapta Ratna du bouddhisme). La liste de ces choses précieuses, qui varie d’ailleurs, comprend d’ordinaire : l’or, l’argent, le cristal de roche, l’agate, l’œil-de-chat (v. p. 167, n. 3), la perle et le corail.
  19. Koughyô, les plus hauts fonctionnaires de la cour.
  20. Le 4e mois, anciennement appelé ouzouki (ou-tsouki). D’après le caractère chinois (4e signe du zodiaque), il faudrait traduire « le mois du lièvre » (ou, abréviation de ouçaghi) ; mais, à en juger par l’ensemble de ces vieilles dénominations, qui, lorsqu’elles ne rappellent pas quelque coutume populaire, se rattachent toujours à un phénomène de la nature, il me semble bien préférable de voir dans l’expression japonaise cachée sous cette écriture étrangère le sens de « lune des deutzies » (mois où fleurit la plante ou, Deutzia scabra, un arbrisseau de la famille des philadelphées dont notre seringa est le type).
  21. 1180.
  22. Dans la partie nord de Kyôto.
  23. Rokoujô. Dans la partie sud.
  24. Ici, sans doute, dans le sens de « quartiers » ; car un tchô, comme superficie, ne représente qu’un hectare. Le mot tchô est employé, avec le même caractère chinois, tantôt comme mesure de longueur, tantôt comme mesure de surface, tantôt dans le sens vague de petite ville, de quartier, de rue, et le contexte ne suffit pas toujours à préciser la pensée de l’auteur.
  25. Tous ces détails sont pris sur le vif. A la suite d’un typhon, à Tôkyô, une des choses qui me frappèrent fut justement de voir les propriétaires de jardins contigus occupés à rétablir leurs limites. — D’une manière générale, on peut regarder ces descriptions de Tchômei comme ne contenant aucune exagération.
  26. Jigokou no gôfou.
  27. Sud-ouest.
  28. Mi-na-zouki, le 6e mois. On traduit d’ordinaire cette appellation par « le mois sans eau » (mi, eau ; na, racine de naki, non-être ; tsouki, lune). Les philologues, voyant le son japonais na exprimé par un caractère chinois qui veut dire « néant », n’ont pas réfléchi que le 6e mois de l’ancien calendrier correspondait justement à un des mois humides de l’année (à peu prés un jour de pluie sur deux, d’après les statistiques de l’Observatoire central de Tôkyô). En réalité, dans cette très vieille expression, na ne peut être qu’une des formes archaïques du génitif.
  29. Par la volonté de Taïra no Kiyomori.
  30. Après de nombreux déplacements (voir p. 70, n. 2), la capitale avait été établie, en 794, à Kyôto par l’empereur Kwammou ; mais son successeur, Héizei, la transporta de nouveau à Nara (en 806) ; c’est seulement à partir de Saga que Kyôto devint (en 810) la capitale définitive.
  31. Voir p. 97, n. 4.
  32. La rivière d’Ohçaka. On avait démonté les maisons de bois pour les transporter, sur des radeaux, à la nouvelle capitale où elles devaient être reconstruites.
  33. Les voitures de cour, traînées par des bœufs, devenaient inutiles.
  34. Ki no marou-dono, un palais que l’empereur Tenntchi (p. 77, n. 1), en deuil de sa mère l’impératrice Saïmei (661), avait fait construire ainsi, à Açakoura, par esprit de simplicité, et que célébrait une vieille poésie du Manyôshou, attribuée à Tenntchi lui-même.
  35. Le gouvernement militaire de Kiyomori ramenait les hommes à la barbarie.
  36. Allusion à Ninntokou (voir le Kojiki, ci-dessus, p. 77).
  37. Une seule année : 1181.
  38. C’est-à-dire : le millet, le panic, le riz, les blés (froment et orge) et les haricots (de deux sortes). Comp. le Kojiki, XVII, ci-dessus, p. 50.
  39. Au Japon, où l’agriculture est plutôt une horticulture minutieuse, on sème le riz fin avril et, au commencement de juin, on repique le plant. La moisson se fait en octobre.
  40. Qui doivent tous mourir à mesure qu’elle se dessèche. Comparaison passée en proverbe.
  41. La Kamo-gawa, dont le lit, à sec sur les bords, était encombré de cadavres.
  42. Temple construit sous l’ère Ninnwa (885-888).
  43. Le Révérend Ryoughiô.
  44. Le caractère chinois qui représente la première syllabe du nom d’Amida (Amitâbha, le plus populaire des Bouddhas, au Japon comme en Chine).
  45. C’est-à-dire : dans l’espace borné au nord par la Première avenue, au sud par la Neuvième, etc.
  46. Shitchi-dô, les sept grandes divisions (Tôkaïdô, Tôçandô, etc.) entre lesquelles se partageaient toutes les provinces de l’empire.
  47. 1132-1134. — Pour Soutokou, voir p. 130, n. 3.
  48. Comparer les descriptions des grandes famines de notre Moyen-âge, et plus récemment, au Japon même, de celles du temps des Tokougawa.
  49. 1185.
  50. Voir p. 96, n. 1.
  51. Shidaï, dans le bouddhisme : la terre, l’eau, le feu et l’air.
  52. 854-856.
  53. Le temple de Nara où se trouve la colossale statue de bronze, haute de seize mètres, qui fut fondue en l’an 749, et qui représente Roshana (Vâirôtchana, le Bouddha dans l’état de Nirvâna, identifié au Soleil et adoré comme dieu illuminateur).
  54. Même s’il est ingrat, on ne peut se résoudre à ne plus s’intéresser à lui.
  55. Tchômei emploie ici un détour pour ne pas rappeler l’injustice qui commença à le dégoûter des hommes. Des esprits vulgaires n’auraient pas manqué d’attribuer uniquement à cette déception d’amour-propre l’évolution qui se produisit dans sa pensée.
  56. Shira-nami, les voleurs ; du nom d’un endroit, en Chine, qui en était infesté.
  57. C’est-à-dire : à cet âge où la tristesse n’est pas facile à dissiper.
  58. Après nous avoir expliqué, par le tableau des malheurs du temps, sa résolution de quitter le monde, Tchômei va maintenant nous faire faire avec lui son « Voyage autour de ma chambre ».
  59. Akadana, la tablette qui supporte, d’ordinaire, une petite statue du Bouddha. (Aka, du sanscrit, « eau » ; tana, mot japonais, « étagère » ; parce qu’on y offre notamment de l’eau).
  60. Elle lui envoie, à travers son front, la lumière de la patrie religieuse. (Comp. le cristal qui symbolise, au front des statues du Bouddha, l’illumination spirituelle.)
  61. Deux divinités bouddhiques (Samantabhadra et Atchalâ).
  62. Livre de piété contenant des extraits des soutras choisis par le bonze Ghennshinn.
  63. Ori-goto et tsoughi-hiwa, instruments démontables en deux morceaux, pour la commodité du transport.
  64. Warabi.
  65. Il devait s’étendre le long du côté est, mais la tête au nord suivant l'orientation traditionnelle adoptée pour le sommeil.
  66. Voir p. 151, n. 4.
  67. Voici une poésie, de Tchômei lui-même, où s’expriment très bien, tout à la fois, son respect pour l’Ouest, pays natal du Bouddha où se trouve le Paradis, et son amour pour la nature :

    Certes, Je pense
    A ne pas tourner le dos à l’Ouest
    Le matin ou au crépuscule :
    Mais quand j’attends la lune.
    Non, ce n’est pas vers l’Ouest que je puis regarder !

  68. Montagne de l’autre monde que les morts doivent franchir, et où une vieille femme reçoit leurs vêtements désormais inutiles, — Le coucou japonais (ci-dessus, p. 131, n. 3) est souvent appelé taoça, « chef des rizières » (chef de village), parce qu’il apparaît au moment où le paysan doit repiquer le riz ; mais on lui donne aussi le surnom de Shidé no taoça, « le chef de Shidé », dans le sens triste qu’évoque Tchômei ; et ainsi, cet oiseau est regardé tout ensemble comme un ami qui donne le signal des travaux agricoles et comme l’annonciateur de la mort.
  69. Higourashi, une cigale verte qui chante surtout au coucher du soleil (higouré).
  70. Voir ci-dessus, p. 144, n. 4.
  71. Sur la rivière d’Ouji. Mannsei, ou Mannshami, nom religieux de Kaço no Açon Maro, poète du VIIIe siècle. Voici les vers auxquels Tchômei fait allusion :

    L’état de cette vie
    A quoi le comparerai-Je ?
    Aux blanches vagues du sillage
    Du bateau qui passe à la rame
    A l’aube !

  72. Voir p. 64, n. 3.
  73. Lieu d’exil du poète Hakou Rakoutenn (v. p. 207, n. 5). Il y composa notamment quelques beaux vers en écoutant une joueuse de luth dont la musique lui rappelait sa vie brillante d’autrefois.
  74. Nom à la chinoise de Minamoto no Tsounénobou (ci- dessus, p. 128), fondateur de l’école musicale de Katsoura, et qui fut aussi exilé
  75. Shoufou, un vieil air de harpe (inventé vers la fin du VIIIe siècle).
  76. Ryoucenn, air pour le luth, importé de Chine. (Comp. ci-dessus, p. 193.)
  77. Tsoubana, nom de la tchigaya (Imperata arundinacea) en fleur ; les pousses de cette graminée sont comestibles.
  78. Iwanashi, Epigea asiatica.
  79. Kako, la dioscorée du Japon.
  80. Séri, œnanthe stolonifère.
  81. On les suspendait, comme offrandes aux dieux, devant la porte des maisons.
  82. Consacré à Kwannonn, la déesse de la Pitié.
  83. Temple fameux : comp. p. 178.
  84. Voir plus haut, p. 192.
  85. Voir p. 107, n. 1.
  86. Comp. ci-dessus, p. 151, n. 6, et p. 216, n. 5.
  87. Le singe est trop humain pour ne pas éveiller la sympathie ; au VIIIe siècle déjà, ses cris dans la solitude nocturne viennent attrister les rêves des poètes.
  88. Les feux des bateaux de pèche de Makijima.
  89. Allusion à une poésie du saint bonze Ghyôki (début du VIIIe siècle):

    Du faisan doré
    Quand j’entends la voix
    Qui crie « horo-horo »,

    Je pense: « Est-ce le père ? »
    Je pense : « Est-ce la mère ? »

    Dans ces vers, le poète ne se demande pas si c’est le père faisan ou la mère faisane qui a crié (ce qui serait trop plat), mais bien si ce n’est pas un de ses parents morts qui rappelle (idée très naturelle pour qui admet la transmigration). Cet oiseau est, en effet, au Japon, un symbole d’amour paternel. « Le faisan dans la plaine brûlée », dit un proverbe fondé sur le dévouement de la mère faisane qui, lorsqu’on incendie la lande, ne songe pas à s’envoler, mais à couvrir ses petits de ses ailes pour mourir en les protégeant. Notre vieil ermite, écoutant le « horo-horo » lointain, envie te bonheur de ces faisandeaux qui peuvent recevoir le tendre appel de leur père ou de leur mère et pense avec douleur aux parents morts qui ont tant aimé.

  90. Sentiment déjà exprimé par le poète Kouninohou (IIe siècle) :

    Ah ! je réveille
    Le feu couvert, qui pourtant n’a
    Rien à dire...
    Car je n'ai point d’ami
    Intime, en cet hiver.

  91. Le gôna (pagurus), ce petit crabe qui se loge dans la coquille d’un mollusque.
  92. Le miçago.
  93. Expressions poétiques pour dire, tout simplement : la musique et la nature.
  94. C’est-à-dire des matières textiles regardées comme les plus pauvres.
  95. Sannkaï, à savoir : yokou-kaï, shiki-kaï et moushiki-kaï. Plusieurs interprétations ; d’après la plus probable, ce sont les trois catégories de la convoitise (avarice, ambition), de la volupté et enfin, de la vertu (absence de passions).
  96. Les richesses.
  97. Tchômei aurait pu prendre pour devise cette exclamation inscrite sur une cellule de la Grande-Chartreuse : « O beata solitudo, sola beatitudo ! »
  98. Sannzou : le chemin de feu, le chemin hérissé d’épées et le chemin de sang, entre lesquels le pécheur a le choix pour se rendre en Enfer. Tchômei, dans son humilité, ne suppose naturellement pas qu’il puisse prendre tout droit la route du Paradis ; il se confond plutôt avec la foule des morts qui suivent la route de l’Enfer, et qui arrivent alors au sombre carrefour où s’ouvrent ces trois chemins secondaires.
  99. Kouça no yori, suivant une expression consacrée, bien que notre ermite eût construit la sienne en planches.
  100. Comp. saint Augustin s’accusant d avoir pris trop de plaisir à écouter la musique sacrée.
  101. Jômyô-koji, ou Youïma, le légendaire Vimalakirtti, un prêtre hindou, contemporain du Bouddha, qui fit le miracle de réunir des milliers de personnes dans une chambre de dix pieds de côté. D’où la dimension traditionnelle que Tchômei, à son tour, avait adoptée pour sa hutte et qu’il rappelle ici, modestement, en laissant entendre que la cellule ne fait pas le saint.
  102. Shouri-Hanndokou, un homme du vulgaire et le plus sot des disciples du Bouddha. On raconte que, complètement dénué de mémoire, il portait toujours, suspendue à son cou, une tablette où était inscrit son nom.
  103. Le nemmboutsou, prière consistant à répéter les mots Namou Amida Boutsou, « Je t’adore, ô éternel Bouddha ! »
  104. Yayoï, ancien nom du troisième mois. Ce mot, écrit avec deux caractères chinois qui signifient « pousser de plus en plus », répond tout à fait au « germinal » du calendrier révolutionnaire.
  105. 1212.
  106. Sômon, bonze. Renn-inn, « Postérité du Lotus », nom que Tchômei avait pris lors de son entrée en religion.
  107. Poésie ajoutée par un pieux éditeur. Elle est de Minamotô no Souéhiro, qui fut gouverneur de Shimotsouké au temps de Tchômei, et se trouve dans le Shinn-tchokoucennshou (1232; voir ci-dessus, p. 233)