Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, tome VII, chapitre XXXVIII : Règne et conversion de Clovis. Ses victoires sur les Allemands, les Bourguignons et les Visigoths. Établissement de la monarchie française dans la Gaule. Lois des Barbares. Situation des Romains. Les Visigoths d’Espagne. Conquête de la Grande-Bretagne par les Saxons. 1776
Traduction François Guizot 1819
CHAPITRE XXXVIII.
LES Francs ou Français sont le seul peuple de l’Europe dont l’origine remonte, par une succession suivie, jusqu’aux conquérans de l’empire d’Occident ; mais la conquête de la Gaule fut suivie de dix siècles d’ignorance et d’anarchie. À la renaissance des lettres, les étudians qui avaient été formés dans les écoles de Rome ou d’Athènes dédaignèrent leurs ancêtres barbares, et il fallut de grands travaux et beaucoup de temps pour rassembler des matériaux qui pussent satisfaire ou exciter la curiosité des siècles les plus éclairés [63]. Enfin l’œil de la critique et de la philosophie se dirigea sur les antiquités de la France ; mais les philosophes eux-mêmes n’ont pas été exempts de passions et de préjugés. On a témérairement inventé et défendu avec opiniâtreté les systèmes les plus opposés et les plus exclusifs sur la servitude personnelle des Gaulois, ou leur alliance égale et volontaire avec les Francs. Les deux partis se sont accusés mutuellement de conspirer contre les prérogatives de la couronne et la dignité des nobles ou contre la liberté des peuples. Cependant cette controverse a exercé utilement le génie et l’érudition, et chaque antagoniste, alternativement vainqueur ou vaincu, dissipait quelques anciennes erreurs et établissait quelques vérités intéressantes. Un étranger impartial, instruit par leurs découvertes, par leurs disputes, et même par leurs fautes, peut, avec le secours de ces matériaux, présenter l’état des habitans romains de la Gaule après la conquête de cette contrée par les rois mérovingiens [64].
La société humaine, même dans l’état le plus servile ou le plus grossier, ne peut subsister sans quelques règles générales et positives. Tacite, dans la simplicité primitive des Germains, avait découvert quelques maximes ou coutumes permanentes relatives à la vie publique et privée, qui se conservèrent par tradition jusqu’au temps où ils acquirent l’usage de l’écriture et de la langue romaine [65]. Avant l’élection des rois mérovingiens, la plus puissante nation ou tribu des Francs nomma quatre de ses chefs les plus âgés pour composer les lois saliques [66]. Le peuple revit et approuva leurs travaux dans trois assemblées successives. Après avoir reçu le baptême, Clovis réforma différens articles qui paraissaient incompatibles avec le christianisme : ses fils corrigèrent encore la loi salique ; et Dagobert en fit réviser et publier le code dans sa forme actuelle, cent ans après l’établissement de la monarchie française. Vers la même époque, les Ripuaires écrivirent et promulguèrent leurs coutumes. Charlemagne lui-même, le législateur de son pays et de son siècle, avait étudié avec attention les deux lois nationales toujours en vigueur parmi les Francs [67]. La sollicitude des rois mérovingiens s’étendit aussi sur les peuples tributaires. Ce fut par leurs soins que furent rédigées les institutions grossières des Allemands et des Bavarois, et ce fut leur autorité qui les ratifia. Les Visigoths et les Bourguignons, dont les conquêtes dans la Gaule précédèrent celle des Francs, se montrèrent moins empressés de jouir de l’avantage le plus important que procure la civilisation. Euric fut le premier roi des Goths qui fixa par écrit les lois et les usages de son peuple, et la composition du code des Bourguignons fut une mesure de politique plutôt que de justice. Ils sentirent la nécessité d’adoucir la situation de leurs sujets gaulois et de regagner leur affection [68]. Ainsi, par un concours de circonstances extraordinaires, les Germains formèrent leurs simples institutions dans un temps où le système compliqué de la jurisprudence romaine était arrivé à sa dernière perfection. On peut, dans les lois saliques et les pandectes de Justinien, comparer ensemble les premiers élémens de la vie sociale et la pleine maturité de la sagesse civile ; et quels que soient les préjugés en faveur des Barbares, la réflexion accordera toujours aux Romains les avantages, non-seulement de la science et de la raison, mais aussi de la justice et de l’humanité. Cependant