Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, traduction Guizot, tome 7/XXXVIII

CHAPITRE XXXVIII.

Règne et conversion de Clovis. Ses victoires sur les Allemands, les Bourguignons et les Visigoths. Établissement de la monarchie française dans la Gaule. Lois des Barbares. Situation des Romains. Les Visigoths d’Espagne. Conquête de la Grande-Bretagne par les Saxons.

Révolution de la Gaule.

Les Gaulois[1], qui supportaient impatiemment le joug des Romains, reçurent une leçon mémorable d’un des lieutenans de Vespasien dont nous trouvons dans Tacite[2] les sages idées rendues avec le talent propre à cet historien. « La protection de la république a délivré la Gaule des discordes civiles et des invasions étrangères. En perdant votre indépendance nationale, vous avez acquis le nom et les priviléges de citoyens romains ; vous jouissez en commun avec nous des avantages durables du gouvernement civil ; et votre éloignement vous met à l’abri des maux accidentels de la tyrannie. Au lieu d’exercer les droits de la conquête, nous ne vous avons imposé que les tributs indispensables pour suffire aux dépenses qu’exige votre sûreté. La paix ne se maintient que par le secours des armées, et il faut que le peuple paye les armées qui le protègent. C’est pour vous, et non pas pour nous, que nous défendons les barrières du Rhin contre les féroces Germains qui ont si souvent tenté et qui désirent toujours de quitter leurs bois et leurs marais solitaires pour le riche et fertile territoire de la Gaule. La chute de Rome serait fatale à vos provinces ; vous seriez ensevelis sous les débris de ce grand édifice élevé par la sagesse et la valeur de huit siècles. Un maître sauvage insulterait et opprimerait cette liberté que vous auriez imaginé obtenir, et l’expulsion des Romains vous exposerait aux hostilités continuelles des conquérans barbares[3]. » Les Gaulois reçurent favorablement cet avis salutaire, et virent dans la suite s’accomplir l’étrange prédiction sur laquelle il était fondé. Dans l’espace de quatre cents ans, les Gaulois, qui avaient combattu courageusement contre César, se confondirent insensiblement dans la masse générale des citoyens et des sujets ; l’empire d’Occident fut anéanti, les Germains passèrent le Rhin, entrèrent en vainqueurs dans la Gaule et excitèrent le mépris ou l’horreur de ses habitans policés et pacifiques. Pleins de cet orgueil que manque rarement d’inspirer la supériorité des lumières et des richesses, ceux-ci tournaient en dérision les sauvages géans du Nord, leur épaisse chevelure, leurs manières grossières, leur joie bruyante, leur appétit vorace, leur aspect dégoûtant, et leur odeur insupportable. On cultivait encore les belles-lettres dans les écoles d’Autun et de Bordeaux, et la jeunesse gauloise parlait familièrement la langue de Cicéron et de Virgile ; le dialecte des Germains frappait désagréablement leurs oreilles, et ils disaient ingénieusement que le son d’une lyre bourguignonne faisait fuir les muses épouvantées. Les Gaulois possédaient tous les dons de la nature et de l’art ; mais ils manquaient de courage pour se défendre contre les Barbares ; ils furent justement condamnés à leur obéir, et se virent même obligés de flatter des vainqueurs de la clémence desquels dépendaient leur fortune et leur vie[4].

Euric, roi des Visigoths. A. D. 476-485.

Dès qu’Odoacre eut renversé l’empire d’Occident, il rechercha l’amitié des plus puissans d’entre les Barbares. Le nouveau souverain de l’Italie fit à Euric, roi des Visigoths, l’abandon de toutes les conquêtes des Romains au-delà des Alpes jusqu’au Rhin et à l’Océan[5]. En ratifiant ce don magnifique, le sénat pouvait satisfaire sa vanité sans diminuer la puissance ou le revenu de l’état. Les succès d’Euric légitimèrent ses prétentions, et les Goths purent aspirer sous son commandement à la domination de l’Espagne et de la Gaule. Arles et Marseille se soumirent ; il se rendit maître de l’Auvergne, et l’évêque exilé consentit à mériter son rappel par un tribut de louanges justes, mais forcées. Sidonius attendit le monarque devant la porte de son palais, parmi une foule d’ambassadeurs et de supplians, dont les différentes affaires à la cour de Bordeaux attestaient la puissance et la renommée du roi des Visigoths. Les Hérules situés sur les côtes de l’Océan dont ils imitaient la teinte azurée dans les peintures dont ils ornaient leur nudité, venaient implorer sa protection, et les Saxons respectaient les provinces maritimes d’un prince dépourvu de vaisseaux. Les Bourguignons, à la haute stature, se soumirent à l’autorité d’Euric, et il ne rendit la liberté aux Francs qu’il tenait captifs, qu’après avoir forcé cette belliqueuse nation à recevoir de lui une paix onéreuse. Les Vandales de l’Afrique cultivaient son utile amitié, et son alliance protégeait les Ostrogoths de la Pannonie contre l’ambition des Huns leurs voisins. D’un signe, dit pompeusement le poète qui l’a chanté, Euric agitait ou apaisait le Nord ; le puissant monarque de la Perse consultait l’oracle de l’Occident, et l’antique divinité du Tibre était protégée par le naissant génie de la Garonne[6]. Le hasard a souvent décidé du sort des nations ; et la France peut attribuer sa gloire à la mort prématurée du roi des Goths, qui laissait pour successeur son fils Alaric alors dans l’enfance, et pour adversaire Clovis[7], jeune prince rempli de valeur et d’ambition.

Clovis, roi des Francs. A. D. 481-511.

Childéric, père de Clovis, durant le temps qu’il avait passé en exil dans la Germanie, avait été traité de la manière la plus hospitalière non-seulement par le roi, mais aussi par la reine des Thuringiens. Lorsqu’il fut rétabli sur son trône, Basine quitta le lit de son époux pour voler dans les bras de son amant, déclarant que si elle eût rencontré un homme plus sage, plus fort ou plus beau que Childéric, elle lui aurait accordé la préférence[8]. Clovis dut la naissance à cette union volontaire, et la mort de son père le mit, dès l’âge de quinze ans, à la tête de la tribu des Francs saliens. Son royaume n’était composé[9] que de l’île des Bataves et de l’ancien diocèse d’Arras et de Tournay[10]. Au moment où Clovis reçut le baptême, le nombre de ses guerriers n’excédait pas celui de cinq mille. Les autres tribus des Francs, qui habitaient les bords de l’Escaut, de la Meuse, de la Moselle et du Rhin, obéissaient à des rois indépendans, de race mérovingienne, les égaux, les alliés, et quelquefois les ennemis du prince salien ; mais les Germains, soumis en temps de paix à la juridiction de leurs chefs héréditaires, étaient libres de suivre à la guerre le général dont la réputation et les succès leur semblaient mériter la préférence, et le mérite de Clovis entraîna bientôt sous ses drapeaux toute leur confédération. En entrant en campagne, il manquait également d’argent et de subsistances[11] ; mais Clovis imita l’exemple de César, qui, dans le même pays, s’était procuré des richesses avec son épée, et des soldats avec le fruit de ses victoires. Après chaque bataille ou expédition heureuse, on faisait une masse des dépouilles ; chaque guerrier recevait une part proportionnée à son rang, et le monarque se soumettait comme les autres à la loi militaire. Il apprit aux indociles barbares à connaître les avantages d’une discipline régulière[12]. À la revue générale du mois de mars, on faisait soigneusement l’inspection de leurs armes, et lorsqu’ils traversaient un pays neutre, il leur était défendu d’arracher une pointe d’herbe. Inexorable dans sa justice, Clovis faisait périr sur-le-champ les soldats négligens ou indociles. Il serait superflu de parler de la valeur d’un Franc ; mais la valeur de Clovis était toujours dirigée par une prudence calme et consommée[13]. En traitant avec les hommes, il faisait soigneusement entrer dans la balance leurs passions, leurs intérêts et leurs opinions, et sa conduite était tantôt adaptée à la violence sanguinaire des Germains, tantôt modérée par la politique plus douce de Rome et du christianisme. La mort lui ferma la carrière de la victoire dans la quarante-cinquième année de son âge ; mais sous son règne, qui dura trente ans, la monarchie française s’établit solidement dans les Gaules.

Sa victoire sur Syagrius. A. D. 486.

La défaite de Syagrius, fils d’Ægidius, fut le premier exploit de Clovis ; et il est probable que dans cette guerre, aux motifs d’intérêt général se joignirent ceux du ressentiment particulier. Le souvenir de la gloire du père était un outrage pour la race Mérovingienne, et il est possible que le pouvoir du fils ait excité l’ambition jalouse du roi des Francs. Syagrius avait hérité de son père de la ville et du diocèse de Soissons. Il était probable que les restes désolés de la seconde Belgique, Reims, Troyes, Amiens et Beauvais reconnaîtraient pour maître le comte ou patrice[14] ; et après la chute de l’empire d’Occident, il pouvait régner avec le titre ou au moins avec l’autorité de roi des Romains[15]. Comme Romain, l’étude des belles-lettres et de la jurisprudence faisait partie de son éducation ; mais il s’était attaché, par hasard ou par politique, à parler familièrement l’idiome des Germains. Les Barbares indépendans venaient en foule au tribunal d’un étranger qui possédait le rare talent d’expliquer dans leur langue les règles de la raison et de l’équité. L’activité et l’affabilité du juge le rendaient cher aux peuples ; ils se soumettaient sans murmure à la sagesse impartiale de ses ordonnances ; et le règne de Syagrius sur les Francs et sur les Bourguignons semblait les ramener aux institutions primitives de la société civile[16]. Au milieu de ces paisibles occupations, il reçut et accepta fièrement le défi de Clovis, qui, à la manière et à peu près dans le style de la chevalerie, sommait son rival de désigner le jour et le lieu de la bataille[17]. Dès le temps de César, Soissons aurait pu fournir cinquante mille cavaliers, et ses trois arsenaux ou manufactures les auraient abondamment fournis de boucliers[18], de cuirasses et de tous les objets d’armement ; mais la jeunesse gauloise, réduite depuis long-temps à un petit nombre, ne possédait plus son ancienne valeur, et les bandes indisciplinées, volontaires ou mercenaires, qui suivirent les drapeaux de Syagrius, étaient incapables de résister au courage national des Francs. Il serait injuste de condamner la fuite de Syagrius, sans connaître ses forces ou ses ressources. Après la perte de la bataille, il courut se réfugier à la cour de Toulouse. La faible minorité d’Alaric ne put ni le secourir ni le protéger. Les pusillanimes Goths[19] se laissèrent intimider par les menaces de Clovis, et après un court emprisonnement, le roi romain fut livré à l’exécuteur. Les villes de la Gaule belgique se soumirent au roi des Francs, et Clovis réunit à ses états, du côté de l’orient, le vaste diocèse de Tongres[20], dont il s’empara dans la dixième année de son règne.

Défaite et soumission des Allemands. A. D. 496.

On a mal à propos attribué l’origine du nom des Allemands à leur établissement imaginaire sur les bords du lac Léman[21]. Cette heureuse terre, depuis le lac jusqu’à Avenche et au mont Jura, était occupée par les Bourguignons[22]. Les féroces Allemands avaient à la vérité envahi la partie septentrionale de l’Helvétie, et avaient détruit de leurs propres mains le fruit de leur conquête. Une province embellie et civilisée par les Romains, redevint déserte et sauvage. On aperçoit encore dans la fertile vallée de l’Aar quelques vestiges de l’importante ville de Vindonisse[23]. Depuis les sources du Rhin jusqu’à son confluent avec le Mein et la Moselle, les formidables essaims Allemands occupaient les deux bords du fleuve par le droit de possession ancienne ou de victoire récente. Ils s’étaient répandus dans les provinces connues aujourd’hui sous les noms d’Alsace et de Lorraine, et l’invasion du royaume de Cologne appela le prince Salien au secours de ses alliés les Francs ripuaires. Clovis attaqua les Allemands dans la plaine de Tolbiac, à vingt-quatre milles environ de Cologne ; et les deux plus belliqueuses nations de la Germanie s’animèrent au combat par la mémoire de leurs exploits passés et par l’espérance de leur grandeur future. Après une résistance opiniâtre, les Francs cédèrent, et les Allemands, poussant des cris de victoire, les poursuivirent avec impétuosité ; mais le génie, la valeur et peut-être la piété de Clovis, rétablirent le combat, et l’événement de cette sanglante journée décida pour toujours de quel côté serait l’empire ou la servitude. Le dernier roi des Allemands perdit la vie sur le champ de bataille ; ses sujets furent poursuivis et taillés en pièces jusqu’à ce que, mettant bas les armes, ils implorèrent la clémence du vainqueur. Le défaut de discipline leur ôtait les moyens de se rallier ; ils avaient détruit dédaigneusement les murs et les fortifications qui auraient pu leur servir d’asile, et l’ennemi, qui ne leur cédait ni en valeur ni en activité, les suivit jusqu’au fond de leurs forêts. Le grand Théodoric félicita de ses succès le victorieux Clovis, dont il avait récemment épousé la sœur Alboflède ; mais il intercéda avec douceur auprès de son frère en faveur des supplians et des fugitifs qui avaient imploré sa protection. Le conquérant s’empara des territoires de la Gaule occupés par les Allemands ; et cette fière nation, toujours invincible aux armes des Romains ou rebelle à leur pouvoir, reconnut la souveraineté des rois Mérovingiens, dont la bonté lui permit de conserver ses usages et ses institutions particulières sous le gouvernement de ducs d’abord amovibles, et dans la suite héréditaires. Après la conquête des provinces occidentales, les Francs conservèrent seuls leur ancien établissement au-delà du Rhin. Ils conquirent et civilisèrent peu à peu un pays épuisé, jusqu’à l’Elbe et aux montagnes de la Bohême, et la soumission de la Germanie assura la paix de l’Europe[24].

Conversion de Clovis. A. D. 496.

Clovis adora, jusqu’à l’àge de trente ans, les dieux de ses ancêtres[25]. Ses doutes ou son indifférence pour le christianisme pouvaient lui permettre de piller avec moins de scrupule les églises d’une nation ennemie ; mais ses sujets de la Gaule jouirent du libre exercice de leur religion, et les évêques conçurent un espoir plus favorable de l’idolâtre que des hérétiques. Le prince Mérovingien avait trouvé le bonheur dans son union avec la belle Clotilde, nièce du roi de Bourgogne. Élevée dans la foi catholique au milieu d’une cour arienne, son intérêt et son devoir[26] lui ordonnaient également de travailler à la conversion d’un époux païen, et la voix de l’amour disposa peu à peu Clovis à écouter celle de la religion. Il consentit à faire baptiser son fils aîné ; mais cette clause avait été peut-être stipulée avant son mariage. Quoique la mort subite de ce jeune prince eût excité quelques craintes superstitieuses, Clovis se laissa cependant persuader de répéter sur son second fils cette dangereuse expérience. À la bataille de Tolbiac, au moment du péril, il invoqua à haute voix le dieu de Clotilde et des chrétiens. La victoire le disposa à écouter avec une respectueuse reconnaissance les éloquens discours[27], où saint Remi[28], évêque de Reims, lui développait d’une manière évidente les avantages, soit temporels, soit spirituels, qu’il devait retirer de sa conversion. Le roi déclara qu’il était convaincu de la vérité de la religion catholique. Soit conviction, soit fidélité à leur souverain, les Francs se montrèrent disposés à suivre leur magnanime général aux fonts baptismaux comme sur le champ de bataille, et leurs acclamations firent disparaître les motifs qui auraient pu différer la publicité de sa conversion. La cérémonie fut exécutée dans la cathédrale de Reims avec toute la magnificence et la solennité capable de frapper l’esprit grossier de ces nouveaux prosélytes d’un profond sentiment de respect pour la religion[29]. Le nouveau Constantin fut baptisé sur-le-champ avec trois mille de ses belliqueux sujets. Leur exemple fut imité par le reste des dociles Barbares qui, d’après les ordres du prélat victorieux, adorèrent la croix qu’ils avaient brûlée, et brûlèrent les idoles qu’ils avaient adorées[30]. L’imagination de Clovis était susceptible d’une ferveur passagère ; le récit pathétique de la passion et de la mort de Jésus-Christ excita sa colère, et au lieu de réfléchir aux suites salutaires de ce mystérieux sacrifice, transporté d’une fureur inconvenante : « Que n’étais-je là ! s’écria-t-il, à la tête de mes braves Francs, j’aurais vengé son injure[31]. » Mais le conquérant sauvage des Gaules était incapable d’examiner une religion dont les preuves exigeaient une recherche longue et pénible de faits historiques et de théologie spéculative. Il pouvait encore moins goûter la modération des préceptes de l’Évangile, qui persuadent et purifient l’âme d’un prosélyte sincèrement converti. Son règne fut une violation continuelle des lois du christianisme et de l’humanité. Il fit couler le sang durant la paix comme durant la guerre ; et Clovis, au moment où il venait de congédier un synode de l’Église gallicane, fit assassiner de sang-froid tous les princes Mérovingiens[32]. Cependant le roi des Francs pouvait adorer sincèrement le Dieu des chrétiens comme un être plus excellent et plus puissant que ses divinités nationales ; la délivrance signalée et la victoire de Tolbiac avaient confirmé sa confiance dans le Dieu des armées. Saint Martin avait acquis un grand crédit dans l’Occident par la renommée des miracles que son sépulcre opérait continuellement à Tours ; il accorda visiblement ou invisiblement sa protection à un prince orthodoxe et libéral ; et quoique Clovis ait dit lui-même que saint Martin était un allié un peu cher[33], cette observation ne venait d’aucun doute durable ou raisonné. La terre se félicita comme le ciel, de la conversion des Francs. En sortant des fonts baptismaux, Clovis se trouva le seul des rois chrétiens qui méritât le nom et les prérogatives de catholique. L’empereur Anastase avait adopté quelques dangereuses erreurs relatives à la nature de la divine incarnation, et les Barbares de l’Italie, de l’Espagne, de l’Afrique et de la Gaule étaient imbus de l’hérésie d’Arius. Le fils aîné, ou plutôt le fils unique de l’Église, fut reconnu par le clergé comme son souverain légitime et son glorieux libérateur ; et l’ambition de Clovis trouva de grands secours dans le zèle et l’attachement du parti catholique[34].

Soumission des provinces armoriques et des troupes romaines. A. D. 497, etc.

Sous l’empire des Romains, l’opulence et la juridiction des évêques, leur caractère sacré, leur office inamovible, leurs nombreux subordonnés, leur éloquence populaire et leurs assemblées provinciales, les rendaient toujours très-considérables et souvent dangereux. Les progrès de la superstition augmentèrent leur influence, et l’on peut attribuer en quelque façon l’établissement de la monarchie française à l’alliance de cent prélats qui commandaient dans les villes révoltées ou indépendantes de la Gaule. Les fragiles fondemens de la république armoricaine avaient été ébranlés à plusieurs reprises ou plutôt renversés : mais les peuples conservaient encore leur liberté domestique, ils soutenaient la dignité du nom romain et repoussaient courageusement les incursions et les attaques régulières de Clovis, qui tâchait d’étendre ses conquêtes depuis la Seine jusqu’à la Loire. Le succès de leur résistance leur obtint une alliance honorable. Les Francs apprirent à estimer la valeur des Armoricains[35], qui se réconcilièrent avec les Francs aussitôt après la conversion de ces derniers au christianisme. Les forces militaires qui protégeaient les Gaules étaient composées de cent différentes bandes d’infanterie ou de cavalerie ; et quoiqu’elles prétendissent au nom et aux priviléges de soldats romains, la jeunesse barbare servait depuis longtemps à les recruter. Leur courage défendait encore, mais sans espoir, les dernières fortifications et les débris de l’empire ; mais leur retraite était interceptée et leur jonction devenait impraticable. Abandonnés des princes grecs de Constantinople, ces soldats rejetaient pieusement toute communication avec les usurpateurs ariens de la Gaule ; mais ils acceptèrent sans honte et sans répugnance la capitulation avantageuse offerte par un héros catholique ; et cette postérité, soit légitime ou illégitime des légions romaines, se distinguait encore dans la génération suivante par ses armes, ses enseignes, ses habillemens et ses institutions particulières ; mais ces réunions volontaires n’en augmentaient pas moins les forces nationales, et les peuples voisins des Francs redoutaient leur nombre autant que leur intrépidité. Il paraît que la réduction des provinces septentrionales de la Gaule ne fut pas le résultat d’une seule bataille, mais qu’elle s’opéra lentement, tantôt par des victoires et tantôt par des traités. Clovis n’obtint les différens objets de son ambition que par des efforts ou par des concessions proportionnées à leur valeur. Son caractère féroce et les vertus de Henri IV présentent la nature humaine sous les deux points de vue opposés ; on aperçoit cependant quelque ressemblance dans la situation de deux princes qui conquirent la France par leur valeur, par leur politique, et par une utile conversion[36].

Guerre des Bourguignons. A. D. 499.

Le royaume de Bourgogne, borné par la Saône et le Rhône, s’étendait depuis la forêt des Vosges jusqu’aux Alpes et à la mer de Marseille[37]. Gundobald ou Gondebaut occupait le trône ; ce prince guerrier et ambitieux s’en était frayé le chemin par le meurtre de deux de ses frères, dont l’un était le père de Clotilde[38]. Godégésil, le plus jeune, vivait encore, et la prudence imparfaite de Gondebaut lui abandonnait le gouvernement subordonné de la principauté de Genève. Le monarque arien fut justement alarmé de la joie et des espérances dont la conversion de Clovis semblait animer ses peuples et son clergé ; et Gondebaut, convoqua, dans la ville de Lyon, une assemblée de ses évêques pour concilier, s’il était possible, les querelles politiques et religieuses. Les chefs des deux factions se réunirent dans une inutile conférence. Les ariens reprochèrent aux catholiques qu’ils adoraient trois dieux, et les catholiques se défendirent par des distinctions théologiques. Les demandes, les objections et les réponses accoutumées furent rejetées de l’un à l’autre parti avec des clameurs opiniâtres, jusqu’au moment où le monarque révéla ses craintes par une question inopinée, mais positive, qu’il adressa aux évêques orthodoxes. « Si vous professez véritablement la religion chrétienne, pourquoi ne retenez-vous pas le roi des Francs ? il m’a déclaré la guerre, il fait des alliances avec mes ennemis et médite avec eux ma destruction. Une âme avide et sanguinaire n’annonce point une pieuse conversion. Qu’il prouve la sincérité de sa foi par l’équité de sa conduite. » Avitus, évêque de Vienne, du ton et de l’air d’un ange, répondit au nom de ses confrères : « Nous ignorons les motifs et les intentions du roi des Francs ; mais l’Écriture nous apprend que les royaumes qui abandonnent la loi divine ne tardent pas à être détruits ; et que ceux qui se déclarent les ennemis de Dieu trouvent de toutes parts des ennemis à combattre. Retourne avec tes peuples à la loi de Dieu, et il te donnera la paix et la tranquillité. » Le roi de Bourgogne n’étant point dispose à accepter cette condition, que les catholiques considéraient comme essentielle au traité, prolongea et enfin congédia l’assemblée ecclésiastique après avoir reproché à ses évêques que Clovis, leur ami et leur prosélyte, avait tâché secrètement de faire révolter son frère[39].

Victoire de Clovis. A. D. 500.

La fidélité de son frère était déjà séduite, et l’obéissance que Godégésil fit paraître en joignant l’étendard royal avec les troupes de Genève, contribua au succès de la conspiration. Tandis que les Francs et les Bourguignons combattaient avec une valeur égale, sa désertion décida l’événement de la journée ; et comme Gondebaut était faiblement soutenu par les Gaulois peu affectionnés, il céda la victoire à Clovis, et se retira précipitamment du champ de la bataille qui semble s’être donnée entre Langres et Dijon. Cette dernière forteresse ne lui parut point assez sûre, quoique environnée de deux rivières, d’un mur quadrangulaire de trente pieds de hauteur, et de quinze pieds d’épaisseur, fermé par quatre portes, et garni de trente-trois tours[40]. Gondebaut laissa Clovis maître d’attaquer Lyon et Vienne, et s’enfuit jusqu’à Avignon, éloigné d’environ deux cent cinquante milles du champ de bataille. Un long siége et une négociation habilement conduite, firent sentir au roi des Francs le danger et la difficulté de cette entreprise. Il imposa un tribut au prince bourguignon, l’obligea de pardonner à son frère, et de récompenser sa perfidie ; et retourna glorieusement dans ses états avec les dépouilles et les captifs des provinces méridionales. Son triomphe fut bientôt troublé par la nouvelle que Gondebaut, oubliant ses nouveaux engagemens, avait assiégé, surpris et massacré son frère, l’infortuné Godégésil, dans la ville de Vienne, où il était resté avec une garnison de cinq mille Francs[41]. Un pareil affront aurait enflammé la colère du souverain le plus pacifique ; cependant le conquérant des Gaules dissimula cette injure, remit le tribut, et accepta l’alliance et le service militaire du roi de Bourgogne. Clovis ne possédait plus les avantages qui avaient assuré le succès de la guerre précédente ; et son rival, instruit par l’adversité, s’était fait de nouvelles ressources en gagnant l’affection de ses peuples. Les Romains et les Gaulois chérissaient la douceur et l’impartialité des lois de Gondebaut, qui leur procurait un sort presque égal à celui des conquérans. L’adroit monarque gagna les évêques, en les flattant de l’espoir prochain de sa conversion ; et quoiqu’il en ait différé l’accomplissement jusqu’à sa mort[42], sa modération maintint la paix, et différa la ruine du royaume de Bourgogne.

Conquête définitive de la Bourgogne par les Francs. A. D. 532.

Je suis impatient d’achever l’histoire de ce royaume, qui fut détruit sous le règne de Sigismond, fils de Gondebaut. Le catholique Sigismond a obtenu les honneurs de saint et de martyr[43] ; mais cet auguste saint teignit ses mains du sang d’un fils innocent, qu’il sacrifia inhumainement au ressentiment et à l’orgueil d’une belle-mère. Il découvrit bientôt son erreur, et déplora sa perte irréparable. Tandis que Sigismond pleurait sur le corps inanimé de son malheureux fils, il reçut un avertissement sévère d’un de ses officiers : « Ô roi ! lui dit-il, ce n’est point l’état de ton fils, mais le tien qui doit inspirer de la douleur et de la compassion ! » Le monarque coupable apaisa cependant le cri de sa conscience par les libéralités qu’il fit au monastère d’Agaunum ou Saint-Maurice, dans le Valais, qu’il avait fondé lui-même en l’honneur des martyrs imaginaires de la légion thébaine[44]. Sigismond y institua une psalmodie de prières continuelles ; il pratiquait les dévotions austères des moines, et suppliait le maître du monde de le punir de ses péchés avant sa mort. Sa prière fut exaucée, les ministres de vengeance n’étaient pas loin. Une armée de Francs envahit ses provinces. Après la perte d’une bataille, Sigismond, qui voulait conserver sa vie pour prolonger sa pénitence, se cacha dans le désert sous un habit religieux ; mais ses sujets découvrirent sa retraite, et le livrèrent à leurs nouveaux maîtres, dont ils espéraient par là obtenir la faveur. On transporta à Orléans le monarque captif avec sa femme et deux enfans. Les fils de Clovis, dont la cruauté peut tirer quelque excuse des maximes et des exemples de ce siècle barbare, firent enterrer Sigismond tout vif dans un puits. Empressés d’assurer la conquête de la Bourgogne, ils avaient pour enflammer ou déguiser leur ambition, le motif de la piété filiale ; et Clotilde, dont la sainteté ne consistait pas dans le pardon des injures, les pressa de venger la mort de son père sur la famille de son assassin. Quoique les Bourguignons eussent essayé de rompre leur chaîne, on leur laissa leurs lois nationales sous la redevance d’un tribut et du service militaire ; et les princes Mérovingiens régnèrent paisiblement sur un royaume dont les armes de Clovis avaient déjà détruit la gloire et la grandeur[45].

Guerre contre les Goths. A. D. 507.

La première victoire de Clovis avait humilié l’orgueil des Goths. Des succès rapides leur inspirèrent un sentiment de terreur et de jalousie ; et la renommée du jeune Alaric se trouva obscurcie par la supériorité de son rival. Quelques contestations inévitables s’élevèrent au sujet des limites des deux royaumes, et après de longues et inutiles négociations, les deux rois proposèrent et acceptèrent une entrevue. Clovis et Alaric se virent dans une petite île de la Loire, près d’Amboise. Ils s’embrassèrent, conversèrent familièrement, mangèrent ensemble, et se séparèrent avec les plus vives démonstrations d’union et d’amitié fraternelle ; mais cette réconciliation apparente cachait, sous l’air de la confiance, des soupçons réciproques d’ambition et de perfidie, et les plaintes des deux monarques sollicitèrent, éludèrent et rejetèrent également une convention définitive. De retour à Paris, dont il faisait déjà le siége de son gouvernement, Clovis annonça devant une assemblée de princes et de guerriers ses motifs et ses prétextes de guerre contre les Goths. « Je ne puis souffrir, leur dit-il, de voir des ariens posséder la plus belle partie de la Gaule. Marchons contre eux avec l’aide de Dieu ; et quand nous aurons vaincu les hérétiques, nous partagerons et posséderons leurs fertiles provinces[46]. » Les Francs, toujours pleins de leur ancienne valeur, et animés par le zèle d’une religion nouvelle, applaudirent au généreux dessein de leur monarque, déclarèrent qu’ils voulaient vaincre ou mourir, la victoire et la mort devant leur être également avantageuses, et jurèrent solennellement de laisser croître leur barbe jusqu’à ce que le succès de leurs armes vînt les absoudre d’un vœu si incommode. C’était Clotilde, dont les exhortations, soit en public, soit en particulier, avaient déterminé cette entreprise. Elle avertit son époux de l’efficacité que pourrait avoir une fondation pieuse pour obtenir la bénédiction de Dieu et le secours des fidèles. Le héros chrétien, lançant d’un bras nerveux sa hache de bataille : « Je promets, dit-il, d’élever dans l’endroit où tombera ma francisca[47], une église en l’honneur des saints apôtres. » Cette éclatante marque de piété affermit l’attachement et confirma la bonne opinion des catholiques avec lesquels il entretenait secrètement une correspondance ; et le zèle des dévots se convertit insensiblement en une conspiration formidable. Les peuples de l’Aquitaine étaient justement alarmés des reproches indiscrets des Goths, leurs oppresseurs, qui les accusaient, avec raison, de préférer le gouvernement des Francs ; et l’exil de leur zélé partisan, Quintianus, évêque de Rhodez[48], plaida plus fortement en leur faveur qu’il n’aurait pu le faire en restant dans son diocèse. Pour résister à ces ennemis domestiques et étrangers, fortifiés de l’alliance des Bourguignons, Alaric rassembla ses forces militaires infiniment supérieures en nombre à celles de Clovis. Les Visigoths reprirent l’exercice des armes, qu’ils avaient négligé durant une longue et heureuse paix[49]. Une troupe choisie d’esclaves robustes et courageux se mit en campagne à la suite de leurs maîtres[50], et les villes de la Gaule fournirent avec répugnance leur contingent de troupes d’une fidélité douteuse. Théodoric, roi des Ostrogoths, qui régnait en Italie, avait travaillé à maintenir la tranquillité dans les Gaules ; et, tant qu’il avait espéré y réussir, il s’en était tenu avec soin au personnage impartial de médiateur ; mais cependant alarmé du pouvoir naissant de Clovis, ce prudent monarque était fermement déterminé à soutenir les Goths dans leur guerre nationale et religieuse.

Victoire de Clovis. A. D. 507.

Les prodiges accidentels ou artificiels qui illustrèrent l’expédition de Clovis passèrent, dans un siècle de superstition, pour une preuve évidente de la faveur divine. Il partit de Paris, traversa avec dévotion le saint diocèse de Tours, et voulut en passant consulter sur l’événement de la guerre, la châsse de saint Martin, l’objet de la vénération et l’oracle de la Gaule. Ses envoyés eurent ordre d’être attentifs aux paroles du psaume que l’on chanterait lorsqu’ils entreraient dans l’église ; elles exprimaient heureusement la valeur et la victoire des champions du ciel, et il fut aisé d’en faire l’application au nouveau Josué ou au nouveau Gédéon qui allait combattre les ennemis du Seigneur[51]. Orléans assurait aux Francs un pont sur la Loire ; mais environ à quarante milles de Poitiers, la crue extraordinaire des eaux de la Vigenna ou Vienne leur ferma le passage ; l’armée des Visigoths couvrait la rive opposée. Les délais sont toujours funestes pour des Barbares qui saccagent les pays où ils passent ; et quand même Clovis aurait eu le loisir et des matériaux, il paraissait impraticable de construire un pont, et de forcer le passage en présence d’un ennemi supérieur en forces ; mais il était aisé d’obtenir des paysans empressés de servir leurs libérateurs, la connaissance de quelque gué ignoré ou mal gardé, et l’on employa utilement la fraude ou la fiction à rehausser le mérite de cette découverte. Une biche blanche, remarquable par sa taille et par sa beauté, sembla conduire et animer l’armée des catholiques. Le trouble et l’irrésolution régnaient dans le conseil des Visigoths. Une foule de guerriers impatiens, présomptueux, et dédaignant de fuir devant les brigands de la Germanie, excitèrent Alaric à soutenir la gloire du sang et du nom de l’ancien conquérant de Rome. Les plus prudens de ses chefs l’engageaient à éviter la première impétuosité des Francs, et à attendre dans les provinces méridionales de la Gaule les vieilles troupes victorieuses des Ostrogoths, que le roi d’Italie avait fait partir pour joindre son armée. Les momens décisifs se passaient en vaines délibérations. Les Goths abandonnèrent trop précipitamment, peut-être, une position avantageuse ; et perdirent, par leurs manœuvres lentes et incertaines, l’occasion de faire sûrement leur retraite. Lorsque Clovis eut passé le gué, nommé depuis le gué du Cerf, il avança rapidement pour prévenir la fuite de l’ennemi. Un météore enflammé, suspendu au-dessus de la cathédrale de Poitiers, dirigea sa marche pendant la nuit ; et ce signal, qui pouvait avoir été concerté avec le successeur orthodoxe de saint Hilaire, fut comparé à la colonne de feu qui guidait les Israélites dans le désert. À la troisième heure du jour, environ à dix milles au-dessus de Poitiers, Clovis atteignit et attaqua sans délai l’armée des Goths, dont la terreur et la confusion préparaient la défaite. Ils se rallièrent cependant au fort du combat ; et les jeunes guerriers, dont les clameurs avaient demandé la bataille, ne voulurent point survivre à la honte de la défaite. Les deux rois se rencontrèrent, se combattirent, et Alaric périt de la main de son rival. La bonté de sa cuirasse et la vigueur de son cheval sauvèrent le victorieux Clovis de la poursuite de deux cavaliers des Goths, qui, furieux, voulaient venger la mort de leur souverain. L’expression vague d’une montagne de morts indique un grand carnage sans en déterminer l’étendue ; mais Grégoire de Tours n’oublie pas d’observer que son vaillant compatriote, Apollinaris, le fils de Sidonius, perdit la vie à la tête des nobles de l’Auvergne. Peut-être ces catholiques suspects furent-ils exposés à dessein à la première fureur de l’ennemi[52], et peut-être l’attachement personnel ou l’honneur militaire l’emportèrent-ils sur l’influence de la religion.

Conquête de l’Aquitaine par les Francs. A. D. 508.

Tel est l’empire du hasard, s’il nous est permis de déguiser sous ce nom notre ignorance, qu’il paraît également difficile de prévoir les événemens de la guerre et d’en expliquer les différens effets. Une victoire sanglante et complète n’a souvent fait perdre que le champ de bataille, et la perte de dix mille hommes a quelquefois suffi pour détruire en un jour l’ouvrage de plusieurs siècles. La conquête de l’Aquitaine fut le prix de la bataille de Poitiers. Alaric laissait, en mourant, un fils dans l’enfance, un bâtard ambitieux, une noblesse factieuse et des peuples perfides. Les forces des Goths étaient ou paralysées par la consternation générale, ou employées aux discordes civiles. Le roi des Francs s’avança sans perdre de temps pour mettre le siége devant Angoulême. Au son de sa trompette, les murs de la ville, comme ceux de Jéricho, tombèrent de toutes parts. On pourrait réduire ce pompeux miracle, en supposant que quelques ouvriers ecclésiastiques avaient secrètement miné les fondemens du rempart[53]. Bordeaux se soumit sans résistance ; Clovis y établit ses quartiers d’hiver et y transporta prudemment de Toulouse le trésor royal qui était déposé dans la capitale de la monarchie. Le conquérant pénétra jusqu’aux confins de l’Espagne[54], rétablit les honneurs de l’Église catholique, plaça une colonie de Francs[55] dans l’Aquitaine, et remit à ses lieutenans la tâche facile de soumettre ou de détruire les Visigoths ; mais le sage et puissant monarque de l’Italie protégeait cette nation vaincue. Tant que la balance avait paru égale, Théodoric avait retardé peut-être la marche de ses Ostrogoths ; mais à leur arrivée ils repoussèrent l’ambitieux Clovis ; et l’armée des Francs et des Bourguignons fut forcée de lever le siége d’Arles avec perte, dit-on, de trente mille hommes. Ce revers disposa le fier Clovis à accepter un traité de paix avantageux. Les Visigoths conservèrent la Septimanie, dont le territoire étroit s’étendait le long des côtes de la mer, depuis le Rhône jusqu’aux Pyrénées ; mais la vaste province d’Aquitaine, depuis ces montagnes jusqu’à la Loire, fut unie indissolublement au royaume de France[56].

Consulat de Clovis. A. D. 510.

Après les succès de la guerre des Goths, Clovis accepta les honneurs du consulat romain. L’empereur Anastase décora politiquement de cette dignité le plus puissant rival de Théodoric ; cependant, par quelque raison inconnue, le nom de Clovis ne se trouve inscrit ni dans les fastes de l’Orient, ni dans ceux de l’Occident[57]. Au jour fixé pour cette solennité, le monarque de la Gaule plaça dans l’église de Saint-Martin son diadème sur sa tête, et se revêtit d’une tunique et d’un manteau de pourpre. Après cette cérémonie, il se rendit à cheval à la cathédrale de Tours, semant de sa propre main, dans les rues, des poignées d’or et d’argent, que la populace joyeuse ramassait en répétant à grands cris les noms de consul et d’Auguste. La dignité consulaire ne pouvait rien ajouter à l’autorité légale ou réelle de Clovis. Ce n’était qu’un titre, une ombre de dignité, une pompe vaine ; et ce brillant office, si le conquérant en eût connu et prétendu exercer les anciennes prérogatives, aurait cessé pour lui à la fin d’une année : mais les Romains aimaient à révérer dans la personne de leur maître ce titre antique que les empereurs ne dédaignaient pas de porter ; le Barbare, en l’acceptant, sembla contracter l’obligation de respecter la majesté de la république, et les successeurs de Théodose, en recherchant son amitié, pardonnèrent tacitement et ratifièrent en quelque façon l’usurpation de la Gaule.

Établissement de la monarchie française dans la Gaule. A. D. 536.

Vingt-cinq ans après la mort de Clovis, cette importante concession fut déclarée plus formellement dans un traité entre ses fils et l’empereur Justinien. Les Ostrogoths de l’Italie ne pouvant défendre leurs acquisitions éloignées, cédèrent aux Francs les villes d’Arles et de Marseille ; d’Arles qui était encore le siége d’un préfet du prétoire, et de Marseille qui jouissait des avantages de la navigation[58] et d’un commerce florissant. L’autorité impériale confirma cette transaction ; et Justinien, en cédant aux Francs la souveraineté des provinces au-delà des Alpes, qu’ils possédaient déjà, dispensa généreusement les provinciaux de leur serment de fidélité, et donna une base plus légitime, mais non pas plus solide, au trône des Mérovingiens[59]. Depuis cette époque, ils jouirent du droit de célébrer les jeux du Cirque dans la ville d’Arles ; et par un privilége particulier que le roi de Perse lui-même n’avait pu obtenir, la monnaie d’or, frappée à leur coin et à leur image, fut légalement reçue dans toutes les provinces de l’empire[60]. Un historien grec de ce temps a loué les vertus publiques et privées des Francs avec un enthousiasme dont on ne trouve point la justification dans leurs annales[61]. Il célèbre leur politesse et leur urbanité, la régularité de leur gouvernement et la pureté de leur religion, et assure hardiment que l’on ne pouvait distinguer ces Barbares des sujets de Rome que par le langage et l’habillement. Peut-être les Francs annonçaient-ils déjà ces dispositions sociales, ces grâces et cette vivacité qui, dans tous les siècles, ont déguisé leurs vices et souvent caché leur mérite réel. Peut-être Agathias et les Grecs furent-ils éblouis par les succès rapides de leurs armes et par l’éclat de leur empire. Depuis la conquête de la Bourgogne, toute la Gaule, en exceptant la province de Septimanie, occupée par les Goths, obéissait aux fils de Clovis. Ils avaient envahi le royaume de Thuringe, et leur puissance indéfinie s’étendait au-delà du Rhin jusque dans le cœur des forêts, leur premier séjour. Les Allemands et les Bavarois établis dans les provinces romaines de la Rhétie et de la Norique au sud du Danube, se reconnaissaient humblement les vassaux des Francs, et la faible barrière des Alpes était incapable de résister à leur ambition. Lorsque celui des fils de Clovis qui survécut à ses frères, réunit l’héritage et les conquêtes des Mérovingiens, son royaume s’étendait de beaucoup par-delà les limites de la France moderne : tels ont été cependant les progrès des arts et de la politique que la France moderne surpasse de beaucoup en richesse, en puissance et en population, les vastes mais sauvages états de Clotaire et de Dagobert[62].

Controverse politique.

Les Francs ou Français sont le seul peuple de l’Europe dont l’origine remonte, par une succession suivie, jusqu’aux conquérans de l’empire d’Occident ; mais la conquête de la Gaule fut suivie de dix siècles d’ignorance et d’anarchie. À la renaissance des lettres, les étudians qui avaient été formés dans les écoles de Rome ou d’Athènes dédaignèrent leurs ancêtres barbares, et il fallut de grands travaux et beaucoup de temps pour rassembler des matériaux qui pussent satisfaire ou exciter la curiosité des siècles les plus éclairés[63]. Enfin l’œil de la critique et de la philosophie se dirigea sur les antiquités de la France ; mais les philosophes eux-mêmes n’ont pas été exempts de passions et de préjugés. On a témérairement inventé et défendu avec opiniâtreté les systèmes les plus opposés et les plus exclusifs sur la servitude personnelle des Gaulois, ou leur alliance égale et volontaire avec les Francs. Les deux partis se sont accusés mutuellement de conspirer contre les prérogatives de la couronne et la dignité des nobles ou contre la liberté des peuples. Cependant cette controverse a exercé utilement le génie et l’érudition, et chaque antagoniste, alternativement vainqueur ou vaincu, dissipait quelques anciennes erreurs et établissait quelques vérités intéressantes. Un étranger impartial, instruit par leurs découvertes, par leurs disputes, et même par leurs fautes, peut, avec le secours de ces matériaux, présenter l’état des habitans romains de la Gaule après la conquête de cette contrée par les rois mérovingiens[64].

Lois des Barbares.

La société humaine, même dans l’état le plus servile ou le plus grossier, ne peut subsister sans quelques règles générales et positives. Tacite, dans la simplicité primitive des Germains, avait découvert quelques maximes ou coutumes permanentes relatives à la vie publique et privée, qui se conservèrent par tradition jusqu’au temps où ils acquirent l’usage de l’écriture et de la langue romaine[65]. Avant l’élection des rois mérovingiens, la plus puissante nation ou tribu des Francs nomma quatre de ses chefs les plus âgés pour composer les lois saliques[66]. Le peuple revit et approuva leurs travaux dans trois assemblées successives. Après avoir reçu le baptême, Clovis réforma différens articles qui paraissaient incompatibles avec le christianisme : ses fils corrigèrent encore la loi salique ; et Dagobert en fit réviser et publier le code dans sa forme actuelle, cent ans après l’établissement de la monarchie française. Vers la même époque, les Ripuaires écrivirent et promulguèrent leurs coutumes. Charlemagne lui-même, le législateur de son pays et de son siècle, avait étudié avec attention les deux lois nationales toujours en vigueur parmi les Francs[67]. La sollicitude des rois mérovingiens s’étendit aussi sur les peuples tributaires. Ce fut par leurs soins que furent rédigées les institutions grossières des Allemands et des Bavarois, et ce fut leur autorité qui les ratifia. Les Visigoths et les Bourguignons, dont les conquêtes dans la Gaule précédèrent celle des Francs, se montrèrent moins empressés de jouir de l’avantage le plus important que procure la civilisation. Euric fut le premier roi des Goths qui fixa par écrit les lois et les usages de son peuple, et la composition du code des Bourguignons fut une mesure de politique plutôt que de justice. Ils sentirent la nécessité d’adoucir la situation de leurs sujets gaulois et de regagner leur affection[68]. Ainsi, par un concours de circonstances extraordinaires, les Germains formèrent leurs simples institutions dans un temps où le système compliqué de la jurisprudence romaine était arrivé à sa dernière perfection. On peut, dans les lois saliques et les pandectes de Justinien, comparer ensemble les premiers élémens de la vie sociale et la pleine maturité de la sagesse civile ; et quels que soient les préjugés en faveur des Barbares, la réflexion accordera toujours aux Romains les avantages, non-seulement de la science et de la raison, mais aussi de la justice et de l’humanité. Cependant les lois des Barbares étaient adaptées à leurs besoins et à leurs désirs, à leurs occupations et à leur intelligence ; elles tendaient toutes à maintenir la paix et à perfectionner la société à l’usage de laquelle on les avait originairement destinées. Au lieu d’imposer une règle de conduite uniforme à tous leurs sujets, les princes mérovingiens permettaient à chaque peuple, à chaque famille de leur empire, de conserver librement ses institutions domestiques[69] ; et les Romains n’étaient point exclus de cette tolérance légale[70]. Les enfans suivaient la loi de leurs parens ; la femme, celle de son mari ; l’affranchi, celle de son patron ; et dans toutes les causes où les parties appartenaient à une nation différente, le plaignant ou accusateur était forcé de plaider devant le tribunal du défendeur, qui avait toujours pour lui la présomption du droit et de l’innocence. On poussa plus loin l’indulgence, s’il est vrai que chaque citoyen fut libre de déclarer en présence du juge, la loi sous laquelle il préférait de vivre et la société nationale à laquelle il désirait appartenir. Cette liberté aurait anéanti les avantages de la victoire ; et les habitans romains devaient supporter patiemment les désagrémens de leur situation, puisqu’il dépendait d’eux de jouir des priviléges des Barbares, s’ils avaient le courage d’en adopter les habitudes guerrières[71].

L’homicide expié par une amende pécuniaire.

Lorsque la loi condamne irrémissiblement le meurtrier à la mort, chaque citoyen considère la loi, le magistrat et le gouvernement comme les garans de sa sûreté personnelle ; mais dans la société licencieuse des Germains, la vengeance était toujours honorable et souvent méritoire. Chaque guerrier indépendant châtiait de sa propre main celui dont il avait à se plaindre ou qu’il avait lui-même offensé, sans craindre d’autre danger que le ressentiment des fils ou des parens de l’ennemi qu’il avait sacrifié à son intérêt ou à son ressentiment. Le magistrat sans autorité, n’osant entreprendre de punir, tâchait de réconcilier, et se trouvait heureux lorsqu’il pouvait obtenir du meurtrier et faire accepter à l’offensé la somme modérée qui avait été fixée pour le prix du sang[72]. Le caractère fougueux et indocile des Francs ne se serait point soumis à une sentence plus rigoureuse ; et par une suite de ce même caractère, de si légères punitions n’étaient pas susceptibles de les arrêter. Lorsque le luxe de la Gaule eut corrompu la simplicité de leurs mœurs, la tranquillité publique fut continuellement troublée par des actes de violence et par des crimes prémédités. Dans tous les gouvernemens équitables, la même peine est infligée ou du moins imposée pour le meurtre d’un prince et celui d’un paysan ; mais l’inégalité établie par les Francs dans leur procédure criminelle, fut la dernière insulte et le plus cruel abus de la victoire[73]. Ils prononcèrent dans le calme de la réflexion et arrêtèrent légalement que la vie d’un Romain était moins précieuse que celle d’un Barbare. L’antrustion[74], dont le nom annonçait la naissance ou la dignité la plus illustre parmi les Francs, était apprécié à la somme de six cents pièces d’or ; tandis que la somme de trois cents pièces était la compensation légale du meurtre d’un noble romain que les rois admettaient à leur table ; deux cents pièces expiaient le meurtre d’un simple Franc ; mais la vie d’un Romain des dernières classes, estimée au prix de cent ou même de cinquante pièces, était peu garantie par cette déshonorante compensation. Si l’équité ou la raison avaient pu se faire entendre dans la composition de ces lois, la protection publique aurait augmenté en proportion de la faiblesse et du danger des citoyens ; mais le législateur pesait dans la balance de la politique et non de la justice, la perte d’un guerrier et celle d’un esclave. La tête d’un Barbare avide et arrogant était assurée par une amende considérable, tandis que la vie d’un sujet faible et pacifique n’obtenait qu’une faible protection. Après un certain temps, les vaincus devinrent moins dociles et les vainqueurs moins orgueilleux. L’expérience apprit aux plus fiers d’entre eux que l’impunité dont ils profitaient quelquefois, les exposait à plus de dangers qu’ils n’en pouvaient faire courir aux autres. À mesure que les Francs devinrent moins féroces, leurs lois devinrent plus sévères, et les rois mérovingiens essayèrent d’introduire dans leurs états la rigueur impartiale des Visigoths et des Bourguignons[75]. Sous le règne de Charlemagne, le meurtre fut universellement puni de mort, et les peines capitales se multiplièrent depuis plus que suffisamment dans la jurisprudence de l’Europe moderne[76].

Jugemens de Dieu.

Les Francs réunirent les professions civiles et, militaires que Constantin avait séparées. On substitua les titres latins de ducs, de comtes et de préfets aux dénominations barbares de la langue teutonique ; et le même officier fut chargé, dans son district, du commandement des troupes et de l’administration de la justice[77] ; mais l’office de juge, qui demande toutes les lumières d’un esprit philosophique cultivé avec soin par l’étude et l’expérience, se trouvait rarement bien placé entre les mains de ces chefs ignorans et barbares, et leur ignorance les força de recourir à quelque méthode simple qui pût leur faire distinguer visiblement le bon droit. Dans tous les temps et dans toutes les religions, on a eu recours à la Divinité pour confirmer la vérité et punir les témoignages mensongers ; mais la simplicité des législateurs germains abusa de ce puissant moyen. L’accusé passait pour justifié, lorsqu’un certain nombre de témoins assuraient devant le tribunal qu’ils étaient sûrs ou même persuadés de son innocence. Plus l’accusation était grave et plus il fallait, pour s’en laver, de témoins à décharge. Il fallait soixante-douze voix pour disculper un incendiaire ou un assassin ; et dans une circonstance où la chasteté d’une reine de France parut suspecte, trois cents nobles jurèrent galamment, sans hésiter, que l’enfant dont elle était accouchée appartenait légitimement au défunt Chilpéric[78]. La fréquence et le scandale des parjures manifestes qu’occasionnait cette sorte de jugement, déterminèrent les magistrats à éloigner une tentation si dangereuse, et à suppléer à l’incertitude des témoignages par les fameuses épreuves du feu et de l’eau. Ces étranges procédures étaient si arbitrairement combinées, que, dans beaucoup d’occasions, le crime, et dans d’autres, l’innocence, ne pouvait se découvrir sans le secours d’un miracle. La fraude et la crédulité y pourvurent bientôt. Les causes les plus obscures se décidaient par cette méthode facile et jugée infaillible ; et les Barbares indociles qui auraient dédaigné la sentence d’un magistrat, se soumettaient sans murmure au jugement du ciel[79].

Combats singuliers.

Mais les épreuves du combat singulier obtinrent bientôt une confiance et une autorité supérieures chez un peuple qui ne croyait pas que l’homme vaillant pût mériter une punition, et que le lâche méritât de vivre[80]. En matières civiles et criminelles, le plaignant ou accusateur, le défendeur et même le témoin, étaient exposés à recevoir un défi à mort de l’adversaire qui n’avait point de preuves légales à offrir ; et ils étaient forcés ou d’abandonner leur cause, ou de soutenir publiquement leur honneur en champ clos. Ils combattaient à pied ou à cheval, selon l’usage de leur nation[81]. La lance ou l’épée décidait la question, et l’événement du combat entraînait la sanction du ciel, du magistrat et du peuple. Les Bourguignons introduisirent dans la Gaule cette loi sanguinaire ; et Gondebaut[82], leur législateur, daigna répondre aux plaintes et aux objections d’Avitus, son sujet. « N’est-il pas vrai, dit le roi de Bourgogne au prélat, que Dieu dirige l’événement des guerres nationales et des combats particuliers, et qu’il accorde la victoire au parti le plus juste ? » À l’aide de ces argumens spécieux, l’usage absurde et barbare des duels judiciaires pratiqués originairement par quelques tribus sauvages de la Germanie, s’introduisit et s’établit dans toutes les monarchies de l’Europe depuis la Sicile jusqu’à la mer Baltique. Après un intervalle de dix siècles, le règne de la violence légale n’était pas encore totalement anéanti ; et les censures inutiles des saints, des papes et des synodes, semblent prouver que l’influence de la superstition s’affaiblit lorsque, contre les lois de la nature, elle s’associe à la raison et à l’humanité. Les tribunaux furent teints du sang de citoyens peut-être innocens et même respectables ; la loi qui favorise aujourd’hui l’opulence, cédait alors à la force ; les vieillards, les faibles et les infirmes, étaient contraints d’abandonner leurs droits évidens et leurs possessions, ou de s’exposer aux dangers d’un combat inégal[83], ou bien de confier la défense de leur fortune, de leur honneur et de leur vie, au zèle suspect d’un champion mercenaire. Ceux des anciens habitans de la Gaule, qui se plaignaient d’avoir été lésés dans leur personne ou dans leur fortune, furent soumis à cette tyrannique jurisprudence. Quels que fussent en général la force et le courage des particuliers, les conquérans barbares excellaient dans l’exercice des armes, dont ils faisaient leur plaisir et leur unique occupation ; et il était injuste de faire répéter au Romain une épreuve personnelle et sanglante, suffisamment décidée par le sort de toute la nation[84].

Partage des terres entre les Barbares.

Une armée de cent vingt mille Germains avait anciennement passé le Rhin sous la conduite d’Arioviste ; ils s’étaient partagé le tiers des terres fertiles occupées par les Séquanais, et le conquérant exigea bientôt l’abandon d’un second tiers, pour le distribuer à une nouvelle colonie composée de vingt-quatre mille Barbares qui venaient, à sa sollicitation, partager les richesses de la Gaule[85]. Cinq cents ans après, les Visigoths et les Bourguignons, qui vengèrent la défaite d’Arioviste, exigèrent aussi la concession des deux tiers des terres de leur conquête ; mais cette distribution, au lieu de s’étendre à toute la province, n’eut lieu probablement que dans les districts particuliers qui furent choisis par le peuple victorieux ou par la politique de son général. Dans ces districts, chaque Barbare était attaché par les liens de l’hospitalité à quelque Romain obligé d’abandonner à cet hôte fâcheux les deux tiers de son patrimoine ; mais le Germain pâtre ou chasseur pouvait se contenter d’un grand bois ou d’une vaste pâture, et céder la portion la moins étendue mais la plus précieuse à l’industrie du laboureur[86]. Le défaut de titres anciens et authentiques autorise à croire que les Francs ne modérèrent ni ne déguisèrent leurs usurpations par aucune formalité légale de partage ; qu’ils se répandirent dans les provinces de la Gaule au gré de leur caprice, et que chacun de ces brigands victorieux mesurait ses nouvelles possessions avec son épée, à raison de ses besoins, de ses forces ou de son avidité. Les Barbares qui se trouvaient éloignés de leur maître pouvaient exercer ces vexations arbitraires ; mais la politique ferme et habile de Clovis dut réprimer cette licence qui, en aggravant la misère des vaincus, tendait à détruire la discipline et l’union des vainqueurs. Le fameux vase de Soissons est un garant et un monument de la régularité que Clovis observait dans la distribution des dépouilles. Son devoir et son intérêt l’obligeaient de pourvoir aux récompenses d’une armée victorieuse et à l’établissement d’un peuple nombreux, sans exercer une tyrannie atroce et inutile contre les catholiques de la Gaule qui lui étaient affectionnés. L’acquisition légitime du patrimoine impérial, des terres vacantes et des usurpations des Goths, diminuait la nécessité des confiscations, et les humbles habitans devaient supporter plus patiemment leurs pertes lorsqu’ils voyaient distribuer leurs dépouilles avec égalité[87].

Domaines et bénéfices des Mérovingiens.

La richesse des princes Mérovingiens consistait dans l’étendue de leurs domaines. Après avoir conquis la Gaule, ils conservèrent la simplicité rustique de leurs ancêtres. Les villes dépeuplées tombaient en ruines ; et leurs monnaies, leurs chartres et leurs synodes portent le nom de quelqu’une des maisons de campagne ou des palais agrestes qu’ils habitaient successivement. On comptait dans les différentes provinces qui composaient le royaume, cent soixante de ces habitations appelées palais, nom auquel il faut se garder, dans cette occasion, d’attacher aucune idée de luxe ou d’élégance. Quelques-uns pouvaient être honorés du titre de forteresses ; mais la plupart n’étaient que de riches fermes environnées de basses-cours et d’étables pour nourrir des volailles et enclore des troupeaux. Les jardins ne contenaient que des végétaux utiles ; et des mains serviles exerçaient divers commerces, les travaux de l’agriculture et même la pêche et la chasse au profit du souverain. Leurs magasins étaient remplis de blés et de vins ; ils vendaient le surplus de leur consommation ; et toute l’administration se conduisait d’après les plus sévères maximes de l’économie domestique[88]. Ces vastes domaines fournissaient à l’abondance de la table hospitalière de Clovis et de ses successeurs, et leur donnaient les moyens de récompenser la fidélité des braves compagnons attachés, en paix comme en guerre, à leur service personnel. Au lieu d’un cheval ou d’une armure, chaque compagnon recevait à raison de son rang, de son mérite ou de la faveur du prince, un bénéfice, nom primitif des possessions féodales et qui désignait leur forme la plus simple. Le souverain pouvait toujours le reprendre, et ses faibles prérogatives tiraient leur plus grande force de l’influence que lui donnait sa libéralité ; mais les nobles indépendans et avides abolirent insensiblement cette sorte de vassalité, et usurpèrent la propriété héréditaire des bénéfices[89]. Cette révolution fut avantageuse à l’agriculture, qui avait été négligée par des maîtres incertains de la durée de leur jouissance[90]. Indépendamment de ces bénéfices royaux, une grande partie des terres de la Gaule étaient divisées en saliques et allodiales, les unes et les autres exemptes de tout tribut ; les terres saliques se partageaient en portions égales entre les descendans mâles des Francs[91].

Usurpations particulières.

Durant les discordes sanglantes et ensuite dans le tranquille déclin de la race mérovingienne, un nouvel ordre de tyrans parut dans les provinces : sous la dénomination de seniores ou seigneurs, ils usurpèrent le droit de gouverner les habitans de leur territoire particulier, et en abusèrent pour les opprimer. La résistance d’un égal pouvait restreindre quelquefois leur ambition ; mais les lois étaient sans vigueur, et les Barbares impies, qui ne craignaient point de provoquer la vengeance d’un saint ou d’un évêque[92], respectaient rarement les bornes territoriales d’un voisin laïque et sans défense. Les droits de la nature, que la jurisprudence romaine[93] avait toujours considérés comme étant communs à tous les hommes, perdirent beaucoup de leur extension sous les conquérans Germains, tyranniquement jaloux de la chasse qu’ils aimaient avec passion. L’empire général que l’homme s’est arrogé sur les sauvages habitans de la terre, de l’air et des eaux, n’appartenaient qu’à quelques individus fortunés de l’espèce humaine. De vastes forêts reparurent sur la surface de la Gaule, et les animaux, réservés pour l’usage ou le plaisir du seigneur oisif, pouvaient ravager impunément les champs de ses industrieux vassaux. La chasse devint le privilége sacré des nobles et de leurs domestiques. La loi les autorisait à punir d’un certain nombre de coups de bâton ou à emprisonner les plébéiens assez hardis pour partager leurs plaisirs[94] ; et, dans un siècle qui admettait une faible rétribution pécuniaire comme une compensation pour le meurtre d’un citoyen, c’était un crime capital de tuer un cerf ou un taureau sauvage dans l’enceinte des forêts royales[95].

Servitude personnelle.

Selon les anciennes lois de la guerre, le vainqueur devenait le maître légitime et absolu de l’ennemi qu’il avait vaincu et auquel il avait accordé la vie[96]. Les hostilités perpétuelles des Barbares indépendans renouvelèrent et multiplièrent les sources lucratives de l’esclavage qu’avait presque totalement détruites le paisible gouvernement de Rome. Au retour d’une expédition heureuse, le Goth, le Bourguignon ou le Franc, traînait après lui une longue suite de bœufs, de moutons, de femmes et d’hommes, qu’il traitait tous avec le même mépris ou la même brutalité. Il réservait pour son service personnel les jeunes gens des deux sexes qui se faisaient remarquer par leurs agrémens, et qui dans cette situation douteuse se trouvaient alternativement exposés au malheur de plaire ou de déplaire à des maîtres impétueux et despotiques. Les ouvriers de toute espèce (forgerons, charpentiers, tailleurs, cordonniers, cuisiniers, jardiniers, teinturiers, ouvriers en or et en argent) travaillaient de leur métier pour l’usage ou au profit de leur maître ; et il condamnait, sans égard pour leur rang, les captifs romains qui n’avaient point d’industrie, à soigner ses troupeaux ou à travailler dans ses terres. De nouvelles recrues augmentaient perpétuellement le nombre des serfs attachés de père en fils à chaque terre, et ces malheureux, selon le caractère ou la situation de leur maître, se trouvaient quelquefois momentanément élevés à une condition meilleure, et le plus souvent accablés sous le poids d’un despotisme capricieux. Les possesseurs de terre avaient sur leurs serfs le droit absolu de vie et de mort[97], et lorsqu’un seigneur mariait sa fille, il lui donnait pour présent de noces un certain nombre d’esclaves utiles qui la suivaient dans un pays éloigné, enchaînés sur ses chariots de peur qu’ils ne s’échappassent[98]. La majesté des lois romaines protégeait la liberté du citoyen contre les effets du malheur et de son propre désespoir ; mais les sujets des rois mérovingiens pouvaient vendre leur liberté personnelle ; les exemples de cette aliénation étaient communs et habituels, et l’acte par lequel se consommait ce suicide légal, est énoncé dans les termes les plus affligeans et les plus honteux pour la dignité de la nature humaine[99]. L’exemple des pauvres qui, pour obtenir le soutien de leur vie, sacrifiaient ce que la vie offre de plus précieux, fut insensiblement imité par les faibles et par les dévots. Dans les temps de troubles, ils couraient lâchement s’enfermer dans la forteresse d’un chef puissant, ou autour de la châsse de quelque saint révéré. Les patrons spirituels ou temporels recevaient leur soumission, et une transaction précipitée fixait irrévocablement leur condition et celle de leur dernière postérité. Depuis le règne de Clovis, les lois et les mœurs de la Gaule tendirent, durant cinq siècles consécutifs, à étendre la servitude personnelle et à en assurer la durée. Le temps et la violence effacèrent presque entièrement tous les rangs intermédiaires de la société, et ne laissèrent entre le noble et l’esclave qu’un espace rempli par un petit nombre d’hommes obscurs. L’orgueil et les préjugés ont converti cette division arbitraire et peu ancienne en une distinction nationale établie universellement par les armes et par les lois des Mérovingiens. Les nobles, qui prétendaient, à tort ou à raison, tirer leur origine des Francs indépendans et victorieux, usèrent et abusèrent de l’incontestable droit de la conquête sur une foule d’esclaves et de plébéiens auxquels ils imputaient l’ignominie imaginaire d’une extraction romaine ou gauloise.

Exemple de l’Auvergne.

L’exemple particulier d’une province, d’un diocèse ou d’une famille sénatoriale, pourra donner une idée de l’état général et des révolutions de la France, qu’on appela ainsi du nom de ses conquérans. L’Auvergne avait anciennement, et à juste titre, tenu un rang distingué parmi les provinces indépendantes de la Gaule ; ses braves et nombreux habitans conservaient précieusement, comme un trophée, l’épée de César, échappée de ses mains au moment où il fut repoussé devant les murs de Gergovie[100]. Comme descendans des Troyens, ils prétendaient à l’alliance fraternelle des Romains[101] ; et si toutes les provinces eussent imité le courage et la loyauté de l’Auvergne, elles auraient empêché ou au moins différé la chute de l’empire d’Occident. Les Auvergnats conservèrent fidèlement aux Visigoths la foi qu’ils leur avaient jurée avec répugnance ; mais leur plus brave jeunesse ayant succombé à la bataille de Poitiers, ils acceptèrent sans résistance un prince catholique pour leur souverain. Théodoric, roi d’Austrasie et fils aîné de Clovis, acheva cette conquête facile et importante, qui devint une partie de ses états ; mais elle s’en trouvait séparée par les royaumes intermédiaires de Paris, d’Orléans et de Soissons, qui composaient, à la mort de son père, l’héritage de ses trois frères. Le voisinage et la beauté de l’Auvergne tentèrent Childebert, roi de Paris[102]. La Haute-Auvergne, qui s’étend au sud jusqu’aux montagnes des Cévennes, offrait une riche perspective de bois et de pâturages ; les flancs des montagnes formaient des coteaux de vignes, et chaque coteau était couronné d’un manoir ou château. Dans la Basse-Auvergne, l’Allier traverse la vaste plaine de la Limagne, et la fertilité inépuisable du sol fournissait et fournit encore tous les ans des moissons abondantes sans aucun intervalle de repos[103]. Trompé par un faux rapport qui annonçait que le légitime souverain avait été tué en Germanie, le petit-fils de Sidonius Apollinaris livra la ville et le diocèse d’Auvergne. Childebert jouit de cette victoire peu glorieuse, et les guerriers indépendans de Théodoric menacèrent de quitter ses drapeaux, s’il s’occupait de sa vengeance particulière avant la fin de la guerre contre les Bourguignons ; mais les Francs d’Austrasie cédèrent aisément à l’éloquence persuasive de leur souverain. « Suivez-moi, leur dit Théodoric, suivez-moi en Auvergne, je vous conduirai dans une province où vous trouverez de l’or, de l’argent, des troupeaux, des esclaves et des richesses de toute espèce. Je vous engage ma parole de vous abandonner les peuples et tous leurs biens ; vous les transporterez, si vous voulez, dans votre pays. » Par l’exécution de cette promesse, Théodoric perdit tous ses droits sur un peuple qu’il dévouait à la destruction. Ses troupes, secondées d’un corps des plus farouches Barbares de la Germanie, semèrent la désolation dans la fertile Auvergne[104]. Une forteresse et une église qui renfermait la châsse d’un saint, furent les seuls édifices sauvés de leur fureur ou arrachés de leurs mains. Le château de Meroliac[105] était situé sur un rocher élevé de cent pieds au-dessus de la plaine. Il renfermait dans l’enceinte de ses fortifications un vaste réservoir d’eau vive, et quelques terres labourables. Les Francs contemplèrent avec dépit la proie à laquelle ils ne pouvaient atteindre ; mais ayant surpris cinquante traîneurs, et se trouvant embarrassés du nombre de leurs prisonniers, ils offrirent de les rendre pour une faible rançon, et se préparèrent à les massacrer, en cas que la garnison refusât de les acheter. Un autre détachement pénétra jusqu’à Brivas ou Brioude, dont les habitans s’étaient réfugiés avec leurs effets dans le sanctuaire de Saint-Julien. Les portes de l’église résistèrent à leurs efforts ; mais un soldat audacieux entra par une fenêtre du chœur, et fit un passage à ses camarades ; le peuple et le clergé, les dépouilles profanes et sacrées, tout fut arraché des autels, et le partage sacrilége de ce butin se fit dans les environs de Brioude : mais le pieux fils de Clovis punit sévèrement cette violence impie ; les plus coupables l’expièrent par leur mort : ceux dont la participation au crime ne put être prouvée, furent laissés à la vengeance de saint Julien. Théodoric relâcha les captifs, fit rendre toutes les dépouilles, et étendit le droit de sanctuaire à cinq milles autour du sépulcre du saint martyr[106].

Histoire d’Attale.

Avant de retirer son armée de l’Auvergne, Théodoric exigea des gages de la fidélité future d’un peuple dont la haine ne pouvait plus être contenue que par la terreur, et emmena les fils des plus illustres sénateurs comme otages et garans de la foi de Childebert et de la province. Au premier bruit de guerre ou de conspiration, on condamna ces jeunes infortunés à la plus humiliante servitude ; et l’un d’eux, Attale[107], dont les aventures sont plus particulièrement connues, fut réduit à garder les chevaux de son maître dans le diocèse de Trèves. Après l’avoir cherché long-temps, les émissaires de son grand-père Grégoire, évêque de Langres, le découvrirent dans cette vile occupation ; et son avide maître se refusant à toutes les offres raisonnables, exigea dix livres d’or pour le prix de sa rançon. Léon, esclave et cuisinier de l’évêque de Langres[108], se servit d’un stratagème pour le délivrer : un agent inconnu présenta Léon au Barbare, qui l’acheta au prix de douze pièces d’or, et apprit avec joie qu’il s’était formé au service d’un évêque dans l’art de la cuisine. « Dimanche prochain, lui dit le Franc, j’inviterai mes parens et mes amis. Exerce tes talens, et fais leur avouer qu’ils n’ont jamais vu ni goûté un tel repas, même à la table du roi. » Léon promit que, si on lui fournissait une quantité suffisante de volaille, les désirs de son maître seraient pleinement satisfaits. La vanité du Barbare, flatté de l’honneur qu’il retirait de la réputation d’une table bien servie, s’appropria toutes les louanges prodiguées à son cuisinier par les voraces convives, et l’adroit Léon obtint bientôt sa confiance et l’administration de toute sa maison. Après s’être tenu patiemment une année entière dans cette situation, il instruisit en secret Attale de son projet, et lui recommanda de se préparer à partir la nuit suivante. Les convives peu sobres s’étant retirés sur le minuit, Léon porta au gendre de son maître, dans son appartement, la boisson qu’il avait coutume de lui préparer tous les soirs. Le Barbare plaisanta Léon sur la facilité qu’il aurait à trahir la confiance de son maître. L’intrépide esclave, après avoir soutenu, sans se déconcerter, cette dangereuse raillerie, entra doucement dans la chambre à coucher de son maître, cacha sa lance et son bouclier, tira les meilleurs chevaux de l’écurie, ouvrit les pesantes portes de la maison, et pressa Attale de sauver sa liberté et sa vie par une prompte fuite. La crainte les engagea à laisser leurs chevaux sur les bords de la Meuse[109], ils passèrent la rivière à la nage, et errèrent pendant trois jours dans la forêt voisine, où ils n’eurent pour se soutenir que les fruits d’un prunier sauvage qu’ils trouvèrent par hasard. Cachés dans l’épaisseur du bois, ils entendirent un bruit de chevaux, aperçurent avec terreur leur maître furieux qui s’était mis à leur poursuite, et lui entendirent déclarer que s’il parvenait à les atteindre, l’un serait haché en morceaux, et l’autre pendu à un gibet. Attale et son fidèle Léon arrivèrent à Reims chez un ecclésiastique de leurs amis, qui leur donna du pain et du vin pour ranimer leurs forces, les déroba aux recherches de leur ennemi, et les conduisit sans accident au-delà des limites du royaume d’Austrasie jusque dans le palais épiscopal de Langres. Grégoire pleura de joie en embrassant son petit-fils ; en reconnaissance d’un si grand service il affranchit Léon ainsi que toute sa famille, et lui fit présent d’une ferme où il pût finir ses jours dans la paix et dans l’aisance. Peut-être cette aventure extraordinaire, dont les circonstances portent l’empreinte de la vérité, fut-elle racontée par Attale lui-même à son cousin ou son neveu, le premier historien des Francs. Grégoire de Tours[110] naquit environ soixante ans après la mort de Sidonius-Apollinaris, et leurs situations eurent beaucoup de ressemblance ; ils prirent tous deux naissance en Auvergne, et furent successivement l’un et l’autre sénateurs et évêques. La différence de leur style et de leurs sentimens peut par conséquent servir à prouver la décadence de la Gaule, et montrer combien l’esprit humain perdit en peu de temps de son énergie et de son élégance[111].

Priviléges des Romains dans la Gaule.

Nous sommes maintenant assez instruits pour rejeter les faux exposés qui ont, peut-être à dessein, diminué ou exagéré les vexations souffertes par les Romains de la Gaule sous le règne des Mérovingiens. Les conquérans ne publièrent jamais l’édit de servitude ou de confiscation générale ; mais des peuples dégénérés, qui déguisaient leur faiblesse sous les noms d’humeur pacifique et d’urbanité, se trouvaient naturellement obligés de se soumettre aux armes et aux lois des Barbares féroces qui se jouaient dédaigneusement de leurs propriétés, de leur vie et de leur liberté ; du reste, ces injustices étaient personnelles et illégales, et le corps des Romains survécut à la révolution. Ils conservèrent toujours les propriétés et les priviléges de citoyens. Les Francs envahirent une partie de leurs terres, mais celles qui leur restèrent furent exemptes de tributs[112] ; et la violence qui détruisit les arts et les manufactures de la Gaule, anéantit aussi tout le système du despotisme impérial. Les anciens habitans de la Gaule déplorèrent souvent sans doute la jurisprudence sauvage des lois saliques et ripuaires ; mais le code de Théodose régla toujours leurs mariages, leurs testamens et leurs successions ; un Romain mécontent de sa situation pouvait aspirer ou descendre au rang des Barbares, et prétendre encore à toutes les dignités de l’état : le caractère et l’éducation des Romains les rendaient propres surtout aux fonctions du gouvernement civil ; mais dès que l’émulation eut ranimé leur ardeur militaire, on les reçut dans les rangs et même à la tête des victorieux Germains. Je n’essaierai point de calculer le nombre des généraux et des magistrats dont les noms[113] attestent la politique libérale des Mérovingiens ; mais trois Romains exercèrent successivement le commandement en chef de la Bourgogne avec le titre de patrice : Mummolus, le dernier et le plus puissant[114], tantôt le sauveur et tantôt le perturbateur de la monarchie, avait supplanté son père dans le poste de comte d’Autun, et laissa dans son trésor trente talens en or et deux cent cinquante talens en argent. Les Barbares sauvages et ignorans furent exclus, durant plusieurs générations, des dignités et même des ordres ecclésiastiques[115]. Le clergé de la Gaule était presque entièrement composé de natifs. L’orgueil des Francs s’humiliait aux pieds de leurs sujets décorés du caractère épiscopal ; et la dévotion leur restitua peu à peu les richesses et la puissance dont les avait dépouillés le sort des armes[116]. Dans les affaires temporelles, le code de Théodose faisait universellement la loi du clergé ; mais la jurisprudence barbare avait libéralement pourvu elle-même à leur sûreté personnelle. Le sous-diacre était évalué comme deux Francs ; le prêtre, comme un antrustion, et l’on appréciait la vie d’un évêque, comme fort au-dessus de toute autre, à la somme de neuf cents pièces d’or[117]. Les Romains communiquèrent aux conquérans la connaissance du christianisme et de la langue latine[118] ; mais leur langage avait autant dégénéré de l’élégance du siècle d’Auguste que leur religion de la pureté du siècle apostolique. Les progrès de la barbarie et du fanatisme s’étaient étendus avec rapidité. Le culte des saints cacha le Dieu des chrétiens aux yeux du vulgaire ; l’idiome et la prononciation teutoniques corrompirent le dialecte grossier des paysans et des soldats. Cependant la communication sociale et religieuse effaça les préjugés de naissance et de conquête ; et toutes les nations de la Gaule furent insensiblement confondues sous le nom et le gouvernement des Francs.

Anarchie des Francs.

En s’unissant aux Gaulois, les Francs auraient pu leur faire un présent bien précieux, l’esprit et le système d’une constitution libre. Sous une monarchie héréditaire, mais limitée, les chefs et les ministres pouvaient tenir leurs conseils à Paris, dans le palais des Césars. La plaine voisine, où les empereurs faisaient la revue de leurs légions mercenaires, aurait pu servir de lieu d’assemblée législative aux citoyens et aux guerriers, et le modèle grossier qui avait été ébauché dans les forêts de la Germanie[119], aurait été perfectionné par la sagesse et l’expérience des Romains ; mais les insoucians Barbares, assurés d’une indépendance personnelle, dédaignèrent les travaux du gouvernement ; ils oublièrent insensiblement les assemblées annuelles du mois de Mars, et la conquête de la Gaule désunit en quelque façon la nation victorieuse[120]. La monarchie resta sans aucun règlement de justice, de finances ou de service militaire. Les successeurs de Clovis manquèrent du courage nécessaire pour s’emparer du pouvoir législatif que le peuple avait abandonné, ou de forces pour l’exercer. Les prérogatives royales se bornaient à un privilége plus étendu de meurtre et de rapine ; et l’amour de la liberté, si souvent ranimé et déshonoré par l’ambition personnelle, se réduisit, parmi les Francs, au mépris de l’ordre et au désir de l’impunité. Soixante-quinze ans après la mort de Clovis, son petit-fils Gontran, roi de Bourgogne, fit marcher une armée pour envahir les possessions des Goths du Languedoc et de la Septimanie. L’avidité du butin attira les troupes de la Bourgogne, du Berry, de l’Auvergne et des contrées voisines. Elles marchèrent sans discipline sous les ordres de comtes gaulois ou germains, attaquèrent mollement et furent repoussées ; mais elles ravagèrent indifféremment les provinces amies et ennemies ; les moissons, les villages et même les églises, furent la proie des flammes ; les habitans furent ou massacrés ou traînés en esclavage, et cinq mille de ces destructeurs féroces périrent dans leur retraite, victimes de la faim ou de la discorde. Lorsque le pieux Gontran, après avoir reproché aux chefs leur crime ou leur négligence, menaça de les faire punir, non d’après un jugement légal, mais sur-le-champ et sans formalité, ils s’excusèrent sur la corruption générale et incurable du peuple. « Personne, dirent-ils, ne redoute ni ne respecte plus son roi, son duc ou son comte ; chacun se plaît à faire le mal et satisfait sans scrupule ses inclinations criminelles. La punition la plus modérée entraîne une sédition ; et le magistrat qui veut blâmer ou entreprendre d’arrêter leurs fureurs, soustrait rarement sa vie à leur vengeance[121]. » Il était réservé à la même nation de faire connaître par ses désordres jusqu’à quels odieux excès peut se porter l’abus de la liberté, et de suppléer à la perte de la liberté par des sentimens d’honneur et d’humanité qui allègent et honorent aujourd’hui sa soumission à un monarque absolu.

Les Visigoths de l’Espagne.

Les Visigoths avaient cédé à Clovis la plus grande partie de leurs possessions dans la Gaule ; mais ils compensèrent amplement cette perte par la conquête aisée et la jouissance tranquille des provinces de l’Espagne. La monarchie des Goths, qui comprit bientôt les Suèves de la Galice, peut être encore pour les Espagnols modernes un objet de vanité nationale : mais rien ne force ni n’invite l’historien de l’Empire romain à fouiller dans la stérile obscurité de leurs annales[122]. Les Goths de l’Espagne étaient séparés du reste du genre humain par la chaîne escarpée des Pyrénées. Nous avons déjà fait connaître de leurs mœurs et de leurs institutions, tout ce qui leur était commun avec différentes tribus de la Germanie. J’ai anticipé, dans le chapitre précédent, sur les événemens religieux les plus importans de leur empire, la chute de l’arianisme, et la persécution des Juifs ; et il ne me reste à observer que quelques circonstances relatives à la constitution civile et ecclésiastique du royaume d’Espagne.

Assemblée législative de l’Espagne.

Lorsque les Francs et les Visigoths eurent renoncé à l’idolâtrie, et enfin à l’hérésie de l’arianisme, ils se montrèrent également disposés à subir les inconvéniens inhérens à la superstition, et à profiter des avantages passagers qu’elle peut offrir : mais longtemps avant l’extinction de la race mérovingienne, les prélats de France n’étaient plus que des chasseurs et des guerriers barbares. Ils dédaignaient l’usage antique des synodes, oubliaient les règles de la tempérance et de la chasteté, et préféraient les jouissances du luxe et de l’ambition personnelle à l’intérêt général de la profession ecclésiastique[123]. Les évêques d’Espagne se respectèrent, et conservèrent la vénération des peuples. Leur union indissoluble déguisait leurs vices et affermissait leur autorité ; et la régularité de la discipline ecclésiastique introduisit la paix, l’ordre et la stabilité dans le gouvernement de l’état. Depuis le règne de Recarède, le premier roi catholique, jusqu’à celui de Witiza, le prédécesseur immédiat de l’infortuné Roderic, seize conciles nationaux furent successivement assemblés. Les six métropolitains de Tolède, Séville, Mérida, Braga, Tarragone et Narbonne, présidaient suivant leur rang d’ancienneté ; l’assemblée était composée de leurs évêques suffragans. Ils y paraissaient en personne ou par procureur, et il y avait une place assignée pour les abbés distingués par leur piété ou leur opulence. On agitait les questions de doctrine et de discipline ecclésiastique durant les trois premiers jours de l’assemblée, et les laïques étaient soigneusement exclus de ces débats, qui se passaient cependant avec une solennité décente ; mais dès le matin du quatrième jour on ouvrait les portes, et l’on admettait les grands-officiers du palais ; les ducs, les comtes, les nobles, les juges des villes et le consentement du peuple, ratifiaient les jugemens du ciel. Les mêmes règles s’observaient dans les assemblées provinciales, ou conciles annuels chargés de recevoir les plaintes et redresser les abus ; le gouvernement légal avait pour appui l’influence victorieuse du clergé. Les évêques, dont l’usage était, dans toutes les révolutions, de flatter les vainqueurs et d’insulter les malheureux, travaillèrent avec succès à rallumer les flammes de la persécution, et à élever la mitre au-dessus de la couronne. Cependant les conciles nationaux de Tolède, dans lesquels la politique épiscopale dirigea et tempéra l’esprit indocile des Barbares, établirent quelques lois sages, également avantageuses pour les rois et pour leurs sujets. Lorsque le trône vaquait, le choix d’un monarque appartenait aux évêques et aux palatins ; et après l’extinction de la race d’Alaric, ils conservèrent au noble et pur sang des Goths le droit exclusif de succession à la couronne. Le clergé, qui sacrait le prince légitime, recommandait toujours au peuple et pratiquait quelquefois le devoir de la fidélité et de l’obéissance ; et les foudres de l’Église menaçaient les sujets impies qui conspiraient contre leur souverain, qui résistaient à son autorité, ou qui violaient la chasteté même de sa veuve par une union indécente ; mais en montant sur le trône, le monarque faisait à Dieu et aux peuples le serment de remplir ses devoirs avec exactitude. Une aristocratie redoutable se réservait le droit de contrôler les fautes réelles ou imaginaires de son administration, et une loi fondamentale assurait aux évêques et aux palatins le privilége de n’être ni emprisonnés, ni dégradés, ni mis à la torture, punis de mort ou même d’exil ou de confiscation, sans avoir été jugés publiquement et librement par leurs pairs[124].

Code des Visigoths.

Un des conciles législatifs de Tolède examina et ratifia le code de lois composé sous une succession de princes goths, depuis le règne du féroce Euric jusqu’à celui du pieux Égica. Tant que les Visigoths conservèrent les mœurs simples et antiques de leurs ancêtres, ils laissèrent à leurs sujets de l’Espagne et de l’Aquitaine la liberté de suivre les usages des Romains. Le progrès des arts, de la politique et enfin de la religion, les engagea à supprimer ces institutions étrangères, et à composer sur leur modèle un code de jurisprudence civile et criminelle, à l’usage général d’un peuple considérable et uni sous le même gouvernement ; toutes les peuplades espagnoles obtinrent les mêmes priviléges, et contractèrent les mêmes obligations. Les conquérans renoncèrent insensiblement à l’idiome teutonique, se soumirent aux gênes salutaires de la justice, et firent partager aux Romains les avantages de la liberté. La situation de l’Espagne, sous les Visigoths ajoutait au mérite de cette administration impartiale. Les souverains attachés à l’arianisme avaient été long-temps séparés de leurs sujets par la différence irréconciliable de la religion ; et lors même que la conversion de Recarède eut fait cesser les scrupules des catholiques, les empereurs d’Orient qui possédaient encore les côtes de l’Océan et de la Méditerranée, encourageaient secrètement les peuples à secouer le joug des Barbares, et à soutenir la dignité du nom romain. La fidélité de sujets suspects n’est sans doute jamais mieux assurée, que quand ils craignent de perdre dans une révolte plus qu’ils ne peuvent gagner par une révolution ; mais il a toujours paru si naturel d’opprimer ceux qu’on hait ou que l’on redoute, que la maxime contraire doit obtenir le titre de sagesse et de modération[125].

Révolution de la Bretagne.

Tandis que les Francs et les Visigoths assuraient leurs établissemens de la Gaule et de l’Espagne, les Saxons achevèrent la conquête de la Bretagne, la troisième grande division de la préfecture de l’Occident. Comme elle était séparée depuis long-temps de l’Empire romain, je pourrais négliger sans scrupule une histoire connue du moins instruit comme du plus savant de mes compatriotes. Les Saxons, habiles à ramer et à combattre, ignoraient l’art qui pouvait seul transmettre leurs exploits à la postérité. Les anciens habitans, retombés dans la barbarie, ne pensèrent point à décrire la révolution qui les y avait replongés, et leurs douteuses traditions étaient presque Conciles de Tolède entièrement effacées avant que les missionnaires de Rome y reportassent la lumière des sciences et du christianisme. Les déclamations de saint Gildas, les fragmens ou fables de Nennius, les lambeaux obscurs et tronqués des lois saxonnes et des chroniques, et les contes ecclésiastiques du vénérable Bède[126], ont été recueillis, mis au jour et quelquefois embellis par l’imagination d’une succession d’écrivains postérieurs, que je n’entreprendrai ni de censurer ni de transcrire[127]. Cependant l’historien de l’Empire peut être tenté de suivre les révolutions d’une province romaine jusqu’à ce qu’elles échappent de sa vue, et un Anglais peut vouloir tracer l’établissement des Barbares dont il tire son nom, ses lois, et peut-être son origine.

Descente des Saxons. A. D. 449.

Environ quarante ans après la dissolution du gouvernement romain, Vortigern paraît avoir obtenu le commandement suprême, mais précaire, des princes et des villes de la Bretagne. On a condamné presque unanimement la politique faible et funeste de ce monarque infortuné[128], qui invita des étrangers formidables à venir le défendre contre les entreprises d’un ennemi domestique. Les plus graves historiens racontent qu’il envoya des ambassadeurs sur la côte de Germanie, qu’ils adressèrent un discours pathétique à l’assemblée générale des Saxons, et que ces audacieux Barbares résolurent d’aider d’une flotte et d’une armée les habitans d’une île éloignée et inconnue. Si la Bretagne eût été réellement inconnue aux Saxons, la mesure de ses calamités aurait été moins complète ; mais le gouvernement romain manquait de forces suffisantes pour défendre constamment cette province maritime contre les pirates de la Germanie. Ses différens états indépendans et divisés étaient souvent exposés à leurs attaques, et les Saxons pouvaient former quelquefois avec les Pictes et les Écossais une ligue expresse ou tacite de rapine et de destruction. Vortigern ne pouvait que balancer les différens périls qui menaçaient de toutes parts son trône et son pays ; et il est peut-être injuste de blâmer ce prince d’avoir choisi pour alliés ceux de ces Barbares qui, par leurs forces navales, pouvaient être ses plus dangereux ennemis, ou ses amis les plus utiles. Hengist et Horsa, comme ils rangeaient la côte orientale de l’île avec trois vaisseaux, furent invités, par la promesse d’une ample récompense, à entreprendre la défense de la Bretagne ; et leur intrépidité la délivra bientôt des usurpateurs de la Calédonie. Ces Germains auxiliaires obtinrent dans l’île de Thanet une résidence tranquille et un district fertile. On leur fournit suivant le traité une abondante provision de vêtemens et de subsistances. Cette réception favorable attira cinq mille nouveaux guerriers avec leurs familles ; ils arrivèrent dans dix-sept vaisseaux, et la puissance naissante d’Hengist se trouva consolidée par ce renfort. Vortigern se laissa persuader par le rusé Barbare, qu’il lui serait avantageux d’établir une colonie d’alliés fidèles dans le voisinage des Pictes ; et une troisième flotte, composée de quarante vaisseaux, partit des côtes de la Germanie, sous la conduite du fils et du neveu d’Hengist, ravagea les Orcades, et débarqua sur la côte de Northumberland ou Lothian, à l’extrémité opposée de la contrée désormais dévouée à leur rapacité. Il était aisé de prévoir, mais impossible de prévenir les malheurs qui devaient en résulter. Des inquiétudes mutuelles divisèrent et aigrirent bientôt les deux nations ; les Saxons exagérèrent leurs services, et ce qu’ils avaient souffert pour la défense d’un peuple ingrat ; les Bretons regrettèrent des récompenses dont la libéralité n’avait pu satisfaire l’avarice de ces orgueilleux mercenaires. La crainte et la haine allumèrent entre eux une querelle irréconciliable. Les Saxons coururent aux armes ; et s’il est vrai qu’ils aient profité de la sécurité d’une fête pour exécuter un massacre, cette perfidie détruisit sans doute irrévocablement la confiance réciproque sans laquelle ne peut subsister aucun rapport entre les nations en paix non plus qu’en guerre[129].

Établissement de l’heptarchie saxonne. A. D. 455-582.

Hengist, dont l’audace aspirait à la conquête de la Bretagne, exhorta ses compatriotes à saisir cette brillante occasion. Il leur peignit vivement la fertilité du sol, la richesse des villes, la timidité des habitans, et la situation avantageuse d’une île vaste et solitaire, accessible de tous côtés aux flottes des Saxons. Les colonies, qui, dans l’espace d’un siècle, sortirent successivement de l’embouchure de l’Elbe, du Weser et du Rhin, pour s’établir dans la Bretagne, étaient principalement composées des trois plus vaillantes tribus de la Germanie, les Jutes, les Angles et les anciens Saxons. Les Jutes, qui suivaient particulièrement les drapeaux d’Hengist, s’attribuèrent l’honneur d’avoir conduit leurs compatriotes à la gloire, et fondé dans la province de Kent le premier royaume indépendant. Les Saxons primitifs eurent toute la gloire de l’entreprise ; et l’on donna aux lois et au langage des conquérans, le nom du peuple qui produisit au bout de quatre siècles les premiers souverains de la Bretagne méridionale. Les Angles, distingués par leur nombre et par leurs succès, eurent l’honneur de donner leur nom au pays dont ils occupaient la plus vaste partie. Les différens peuples Barbares, qui cherchaient également fortune sur terre ou sur mer, se trouvèrent insensiblement compris dans cette triple confédération. Les Frisons, tentés par le voisinage de la Bretagne, balancèrent pendant un court intervalle de temps la puissance et la réputation des Saxons. Les Rugiens, les Danois et les Prussiens sont indiqués d’une manière obscure ; et quelques aventuriers huns, qui erraient dans les environs de la mer Baltique, purent aussi s’embarquer sur les vaisseaux des Germains pour conquérir un pays qui leur était inconnu[130] ; mais cette difficile entreprise ne fut ni préparée ni exécutée par une puissance réunie en corps de nation. Chaque chef rassemblait ses compagnons, dont le nombre dépendait de ses moyens et de sa réputation : il équipait une flotte qui pouvait n’être composée que de trois navires, et qui pouvait en comprendre soixante, choisissait le lieu de l’attaque, et dirigeait ses opérations subséquentes suivant les événemens de la guerre, ou conformément à ses intérêts particuliers. Dans l’invasion de la Bretagne, un grand nombre de héros, alternativement vainqueurs et vaincus, furent enfin victimes de leur ambition. Sept chefs victorieux seulement prirent le titre de rois, et le conservèrent. Les conquérans fondèrent l’heptarchie saxonne, composée de sept trônes indépendans, et de sept familles, dont une s’est perpétuée par les femmes jusqu’au souverain actuel de l’Angleterre, et qui prétendaient toutes tirer leur origine sacrée de Wodin, le dieu de la guerre. On a voulu que cette république de rois ait été présidée par un conseil général et un magistrat suprême ; mais ce système de politique compliquée est trop opposé au génie grossier et turbulent des Saxons. Leurs lois n’en parlent point, et leurs annales obscures ne présentent que le spectacle de la discorde et de la violence[131].

État des Bretons.

Un moine qui, malgré sa profonde ignorance choses du monde, a entrepris d’écrire l’histoire, défigure d’une étrange manière l’état de la Bretagne au moment où elle se sépara de l’empire d’Occident. Saint Gildas[132] fait en style fleuri un tableau brillant des progrès de l’agriculture, du commerce étranger dont chaque marée venait déposer les tributs dans la Tamise et dans la Saverne, de la construction solide et hardie des édifices publics et particuliers : il blâme le luxe coupable des Bretons, d’un peuple qui, si on veut l’en croire, ne pouvait, sans le secours des Romains, ni élever des murs de pierre, ni fabriquer des armes de fer pour défendre ses foyers[133]. Sous la longue domination des empereurs, la Bretagne était insensiblement devenue une province policée et servile, dont la défense dépendait d’une puissance éloignée. Les sujets d’Honorius contemplèrent, avec un mélange de surprise et de terreur, leur liberté récente. Il les abandonnait dépourvus de toute constitution civile ou militaire ; et leurs chefs incertains manquaient également de courage, d’intelligence et d’autorité pour diriger les forces publiques contre l’ennemi commun. L’arrivée des Saxons décela leur faiblesse, et dégrada le caractère du prince et des sujets. La consternation exagéra le danger, la désunion diminua les ressources, et la fureur des factions civiles se montra plus ardente à déclamer sur les malheurs dont chaque parti accusait la mauvaise conduite de ses adversaires qu’à y porter les remèdes nécessaires. Cependant les Bretons n’ignoraient pas, ne pouvaient même ignorer l’usage des armes et l’art de les fabriquer. Les attaques successives et mal dirigées des Saxons leur donnèrent le temps de revenir de leur frayeur ; et les événemens, soit heureux, soit malheureux, de la guerre, ajoutèrent à leur valeur naturelle les avantages de l’expérience et de la discipline.

Leur résistance.

Tandis que les continens d’Europe et d’Afrique cédaient sans résistance aux Barbares, la Bretagne, seule et sans secours, soutint long-temps avec vigueur une guerre dans laquelle il fallut à la fin céder à des pirates formidables, qui attaquaient presque au même instant les côtes maritimes de l’orient, du nord et du midi. Les villes avaient été fortifiées avec intelligence et se défendirent avec résolution ; les habitans profitèrent de tous les avantages du terrain, des montagnes, des bois et des marais ; la conquête de chaque district fut achetée par beaucoup de sang, et les défaites des Saxons se trouvent attestées d’une manière peu douteuse par le silence prudent de leurs annalistes. Hengist put espérer d’achever la conquête de la Bretagne ; mais durant un règne actif de trente-cinq ans, tout le succès de ses ambitieuses entreprises se borna à la possession du royaume de Kent, et la nombreuse colonie qu’il avait placée dans le Nord fut extirpée par la valeur des Bretons. Les efforts et la persévérance de trois générations martiales fondèrent la monarchie des Saxons occidentaux. Cerdic, un des plus braves descendans de Wodin, passa toute sa vie à la conquête du Hampshire et de l’île de Wight ; et les pertes qu’il éprouva à la bataille de Mount-Badon le réduisirent à un repos sans gloire. Le vaillant Kenric, son fils, s’avança dans le Wiltshire, assiégea Salisbury, située alors sur une éminence, et défit une armée qui venait au secours de la ville. Quelque temps après, à la bataille de Marlborough[134], les Bretons déployèrent leurs talens militaires. Leur armée formait trois lignes, chacune composée de trois corps différens ; et la cavalerie, les piquiers et les archers, furent rangés selon les principes de la tactique des Romains. Les Saxons, rassemblés en une seule colonne serrée, fondirent vaillamment avec leurs courtes épées sur les longues lances des Bretons, et soutinrent jusqu’à la nuit l’égalité du combat. Deux batailles décisives, la mort de trois rois bretons et la réduction de Cirencester, Glocester et Bath, assurèrent la gloire et la puissance de Ceaulin, petit-fils de Cerdic, qui porta ses armes victorieuses jusque sur les bords de la Saverne.

Leur fuite.

Après une guerre de cent ans, les Bretons indépendans possédaient encore toute l’étendue de la côte occidentale, depuis le mur d’Antonin jusqu’à l’extrémité du promontoire de Cornouailles ; et les principales villes du pays intérieur résistaient encore aux Barbares ; mais la résistance devint plus languissante en proportion du nombre des assaillans qui augmentaient sans cesse. Gagnant insensiblement du terrain par de lents et pénibles efforts, les Saxons, les Angles et leurs divers confédérés s’avancèrent du nord, de l’orient et du midi, jusqu’au moment où ils réunirent leurs armées victorieuses dans le centre de l’île. Au-delà de la Saverne, les Bretons maintenaient toujours leur liberté nationale qui survécut à l’heptarchie et même à la monarchie des Saxons. Leurs plus braves guerriers, préférant l’exil à l’esclavage, trouvèrent un asile dans les montagnes de Galles : le pays de Cornouailles ne se soumit qu’après plusieurs siècles de résistance[135], et une troupe de fugitifs obtint un établissement dans la Gaule, ou de leur épée ou de la libéralité des rois mérovingiens[136]. L’angle occidental de l’Armorique prit la nouvelle dénomination de Cornouailles et de Petite-Bretagne ; et les terres vacantes des Osismii se peuplèrent d’étrangers, qui, sous l’autorité de leurs comtes ou de leurs évêques, conservèrent les lois et le langage de leurs ancêtres. Les Bretons de l’Armorique refusèrent aux faibles descendans de Clovis et de Charlemagne de leur payer le tribut accoutumé ; ils envahirent les diocèses voisins de Vannes, Rennes et Nantes, et formèrent un état puissant, bien que reconnaissant la suzeraineté de la couronne de France, à laquelle il fut réuni dans la suite[137].

Renommée du prince Arthur.

Dans un siècle de guerre perpétuelle ou au moins implacable, il fallait beaucoup de valeur et d’intelligence pour défendre la Bretagne. Au reste, on regrettera peu que les exploits de ses guerriers soient ensevelis dans l’oubli, si l’on daigne réfléchir que les siècles les plus dépourvus de sciences et de vertus ont produit une foule de héros renommés et sanguinaires. La tombe de Vortimer, fils de Vortigern, fut élevée sur les bords de la mer comme une borne formidable aux Saxons qu’il avait vaincus trois fois dans les plaines de Kent. Ambroise Aurélien descendait d’une famille noble de Romains[138]. Sa modestie égalait sa valeur, que le succès couronna jusqu’à l’action funeste dans laquelle il perdit la vie[139] ; mais l’illustre Arthur[140], prince des Silures, au sud de la province de Galles, et roi ou général élu par la nation, efface les noms les plus célèbres de la Bretagne. Au rapport des écrivains les plus modérés, il vainquit les Angles du nord et les Saxons de l’occident, dans douze batailles successives ; mais ce héros éprouva dans sa vieillesse l’ingratitude de ses compatriotes et des malheurs domestiques. Les événemens de sa vie sont moins intéressans que les révolutions singulières de sa renommée. Durant l’espace de cinq cents ans, la tradition de ses exploits fut transmise d’âge en âge et grossièrement embellie par les fictions obscures des bardes du pays de Galles et de l’Armorique : ces espèces de poètes, abhorrés des Saxons, étaient inconnus au reste du genre humain. L’orgueil et la curiosité des conquérans normands leur firent examiner l’ancienne histoire de la Bretagne. Ils adoptèrent avidement le conte d’Arthur, et prodiguèrent des louanges au mérite d’un prince qui avait triomphé des Saxons, leurs ennemis communs. Son roman, écrit en mauvais latin, par Geoffroy de Monmouth, et traduit ensuite dans la langue familière de ce temps, fut enrichi de tous les ornemens incohérens que pouvaient fournir l’imagination, les lumières et l’érudition du douzième siècle. La fable d’une colonie phrygienne, transportée des bords du Tibre sur ceux de la Tamise, s’ajustait facilement à celle de l’Énéide. Les augustes ancêtres d’Arthur tiraient leur origine de Troie et se trouvaient les alliés des Césars. Ses trophées étaient décorés de noms de provinces conquises et de titres impériaux ; et ses victoires sur les Danois vengeaient en quelque façon les injures récentes de son pays. La superstition et la galanterie du héros breton, ses fêtes, ses tournois et l’institution de ses chevaliers de la Table ronde, sont calqués fidèlement sur le modèle de la chevalerie qui florissait alors ; et les exploits fabuleux du fils d’Uther paraissent moins incroyables que les entreprises exécutées par la valeur des Normands. Les pèlerinages et les guerres saintes avaient introduit en Europe les contes de magie venus des Arabes. Des fées, des géans, des dragons volans et des palais enchantés se mêlèrent aux fictions plus simples de l’Occident ; et l’on fit dépendre le sort de la Bretagne de l’art et des prédictions de Merlin. Toutes les nations reçurent et ornèrent le roman d’Arthur et des chevaliers de la Table ronde : la Grèce et l’Italie célébrèrent leurs noms ; et les contes volumineux de Tristan et de Lancelot devinrent la lecture favorite des princes et des nobles qui dédaignaient les héros réels et les historiens de l’antiquité. Enfin le flambeau des sciences et de la raison se ralluma, le talisman fut brisé, l’édifice imaginaire qu’il avait élevé se dissipa dans les airs ; et par un retour aussi injuste qu’ordinaire à l’opinion publique, notre siècle rejette non-seulement l’histoire d’Arthur, mais incline même à douter de son existence[141].

Désolation de la Bretagne.

La résistance, lorsqu’elle n’arrête pas la conquête, ne peut qu’en aggraver les calamités, et jamais la conquête n’offrit un spectacle plus sanglant que dans les mains des Saxons, qui détestaient la valeur de leurs ennemis, dédaignaient la foi des traités, et profanaient sans remords les objets les plus sacrés du culte des chrétiens. Des monceaux d’ossemens indiquaient presque dans chaque district les champs de bataille. Les fragmens des tours abattues étaient souillés de sang ; à la prise d’Anderida[142], tous les Bretons, sans distinction de sexe ou d’âge, furent massacrés[143] ; et ces atrocités se répétèrent fréquemment sous l’heptarchie saxonne. Les arts et la religion, le langage et les lois que les Romains avaient cultivés en Bretagne avec tant de soin, disparurent sous leurs barbares successeurs. Après la destruction des principales églises, les évêques qui n’ambitionnaient pas la couronne du martyre, se retirèrent avec les saintes reliques dans le pays de Galles ou dans l’Armorique. Les restes de leur troupeau manquèrent de tous les secours spirituels. Les peuples oublièrent insensiblement les pratiques et jusqu’au souvenir du christianisme ; et le clergé breton tira peut-être quelque consolation de la damnation inévitable de ces idolâtres. Les rois de France maintinrent les priviléges de leurs sujets romains ; mais les féroces Saxons anéantirent les lois de Rome et des empereurs. Les formes de la justice civile et criminelle, les titres d’honneur, les attributions des différens emplois, les rangs de la société, et jusqu’aux droits de mariage, de testament et de succession, furent totalement supprimés. La foule des esclaves nobles ou plébéiens se vit gouvernée par les lois grossières conservées par tradition chez les pâtres et les pirates de la Germanie. La langue introduite par les Romains pour les sciences, les affaires et la conversation, se perdit dans la désolation générale. Les Germains adoptèrent un petit nombre de mots celtiques ou latins, suffisans pour exprimer leurs nouvelles idées et leurs nouveaux besoins[144] ; mais ces païens ignorans conservèrent et établirent l’usage de leur idiome national[145]. Presque tous les noms des dignitaires de l’Église ou de l’état annoncent une origine teutonique[146] ; et la géographie d’Angleterre fut universellement chargée de noms et de caractères étrangers. On trouverait difficilement un second exemple d’une révolution si rapide et si complète ; elle peut faire raisonnablement supposer que les arts des Romains n’avaient pas poussé en Bretagne des racines aussi profondes qu’en Espagne ou dans la Gaule, et que l’ignorance et la rudesse de ses habitans n’étaient couvertes que d’un mince vernis des mœurs italiennes.

Servitude.

Cette surprenante métamorphose a persuadé aux historiens et même à des philosophes, que les habitans de la Bretagne avaient été totalement exterminés, et que les terres vacantes furent repeuplées par la perpétuelle arrivée de nouvelles colonies germaines et par leur rapide accroissement. On fait monter à trois cent mille le nombre des Saxons qui se rendirent aux ordres d’Hengist[147]. L’émigration entière des Angles était constatée du temps de Bède par la solitude de leur pays natal[148] ; et l’expérience a démontré que les hommes se multiplient rapidement sur un sol désert et fertile, où ils jouissent de la liberté et d’une subsistance abondante. Les royaumes saxons présentaient l’aspect d’un pays nouvellement découvert et cultivé. Les villes étaient petites, les villages éloignés, la culture languissante et mal dirigée. Le prix de quatre moutons équivalait à celui d’une acre de la meilleure terre[149]. Le vaste espace couvert par les bois et les marais était abandonné à la nature ; et l’évêché moderne de Durham, le territoire entier depuis la Tyne jusqu’à la Tees, revenu à son état primitif, ne présentait plus qu’une vaste forêt[150]. D’après cela, en effet, on concevrait aisément que quelques colonies anglaises eussent pu, dans l’espace de quelques générations, produire une population plus florissante ; mais ni le bon sens ni les faits connus ne peuvent autoriser à croire que les Saxons firent un désert du pays qu’ils avaient conquis. Après avoir assuré leur domination et satisfait leur vengeance, l’intérêt personnel engagea sans doute les Barbares à conserver les dociles paysans des campagnes aussi-bien que leurs troupeaux. Dans toutes les révolutions, les animaux deviennent la propriété utile de leurs nouveaux maîtres, et les besoins mutuels ratifient tacitement le pacte salutaire des travaux et de la subsistance. Wilfrid, l’apôtre de Sussex[151], reçut en présent du prince qu’il convertit la péninsule de Selsey, près Chichester, avec la propriété de quatre-vingt-sept familles qui l’habitaient. Ce saint personnage les affranchit sur-le-champ de toute servitude spirituelle et temporelle, et deux cent cinquante esclaves des deux sexes reçurent le baptême des mains de leur respectable maître. Le royaume de Sussex, qui s’étendait depuis la mer jusqu’à la Tamise, contenait sept mille familles : on en comptait douze cents dans l’île de Wight ; et en suivant ce calcul approximatif, il paraîtra probable que l’Angleterre était cultivée par un million de serfs ou villains, attachés aux terres de leurs maîtres absolus. Les Barbares indigens se vendaient souvent, eux et leurs enfans, même à des étrangers, en servitude perpétuelle[152]. Cependant les exemptions spéciales accordées aux esclaves nationaux[153] annoncent qu’ils étaient moins nombreux que les étrangers et les captifs qui avaient perdu la liberté ou changé de maître par les hasards de la guerre. Lorsque le temps et la religion eurent adouci la férocité des Anglo-Saxons, les lois encouragèrent la pratique de la manumission ; et leurs sujets, d’extraction galloise ou cambrienne, possédèrent, avec le titre honorable d’hommes libres d’un rang inférieur, des terres et tous les priviléges de la société civile[154]. Cette politique humaine était propre à leur assurer la fidélité du peuple fier et indocile qui habitait les confins du pays de Galles et de Cornouailles, et qu’ils avaient récemment soumis. Le sage Ina, législateur de Wessex, réunit les deux nations par les liens de l’alliance domestique, et l’on remarque quatre seigneurs bretons du Somersetshire placés honorablement à la cour du monarque saxon[155].

Mœurs des Bretons.

Les Bretons indépendans retombèrent, à ce qu’il paraît, dans l’état de barbarie primitive dont ils étaient imparfaitement sortis. Séparés par leurs ennemis, du reste du genre humain, ils devinrent bientôt, pour le monde catholique, un objet de scandale et d’horreur[156]. Les montagnards du pays de Galles professaient encore le christianisme ; mais ces schismatiques indociles rejetaient avec opiniâtreté les mandats du pontife romain relativement à la forme de la tonsure de leurs clercs, et au jour de la célébration de la fête de Pâques. L’usage de la langue latine fut aboli, et les Bretons furent privés de l’usage des arts et des sciences que l’Italie avait communiqués aux Saxons qu’elle avait convertis : le pays de Galles et l’Armorique conservèrent et propagèrent la langue celtique, ancien idiome de l’Occident ; et les bardes, anciens compagnons des druides, ont encore été protégés, dans le seizième siècle, par les lois d’Élisabeth. Leur chef, officier respectable des cours de Pengwern, d’Aberfraw ou de Caermathaen, accompagnait à la guerre les domestiques du roi ; les droits des Bretons à la monarchie, qu’il chantait à la tête de l’armée, excitaient le courage des soldats et justifiaient leurs rapines ; et le chanteur avait droit, pour récompense, à la plus belle des génisses qui se trouvaient dans le butin. Les bardes inférieurs, dont les uns enseignaient, les autres apprenaient la musique vocale et instrumentale, visitaient successivement dans leur arrondissement les palais des rois, les maisons des nobles et celles des plébéiens, et fatiguaient de leurs demandes importunes des peuples déjà épuisés par les besoins du clergé. Les bardes subsistaient des examens, on fixait leur rang à raison de leur mérite, et l’opinion générale d’une inspiration surnaturelle excitait le génie de ces poètes et la confiance de leurs auditeurs[157]. L’extrémité septentrionale de la Bretagne et de la Gaule, dernier refuge de la liberté celtique, était moins propre à l’agriculture qu’aux pâturages : les richesses des Bretons consistaient en troupeaux. Ils faisaient du lait et de la chair des animaux leur nourriture ordinaire, et recherchaient ou rejetaient le pain comme un luxe étranger. L’amour de la liberté peupla les montagnes du pays de Galles et les marais de l’Armorique ; mais la malignité attribua leur population rapide à l’usage de la polygamie, et supposa que chaque Barbare avait dans sa maison dix femmes et peut-être une cinquantaine d’enfans[158]. Naturellement impétueux et irascibles, ils montraient leur hardiesse dans leurs discours comme dans leurs actions[159]. Étrangers aux arts de la paix, ils faisaient leur plaisir de la guerre étrangère ou domestique. On redoutait également la cavalerie de l’Armorique, les lanciers de Gwent et les archers de Mérioneth ; mais leur pauvreté leur permettait rarement de se procurer des casques ou des boucliers ; d’ailleurs, ces armes pesantes auraient diminué leur agilité et retardé la rapidité de leurs opérations irrégulières. Un empereur grec pria un des plus grands monarques de l’Angleterre, Henri II, de satisfaire sa curiosité relativement aux mœurs de la Bretagne ; et celui-ci put lui affirmer, d’après sa propre expérience, que le pays de Galles était habité par une race d’hommes qui combattaient tout nus et attaquaient hardiment leurs ennemis couverts d’armes défensives[160].

État obscur et fabuleux de la Bretagne.

La révolution de la Bretagne rétrécit l’empire de la science comme celui des Romains. L’épaisse obscurité, que les découvertes des Phéniciens avaient un peu éclaircie, et qu’avalent entièrement dissipée les armes de César, s’étendit de nouveau sur les côtes de la mer Atlantique ; et une province romaine se trouva de nouveau confondue dans le nombre des îles fabuleuses de l’Océan. Cent cinquante ans après le règne d’Honorius, le plus grave historien de ces temps raconte les prodiges[161] d’une île éloignée, dont la partie orientale est séparée de la partie occidentale par un mur antique, qui sert de borne entre la vie et la mort, ou, pour parler plus proprement, entre la fiction et la vérité. On trouve à l’orient un beau pays, peuplé d’habitans civilisés, un air sain, des eaux pures et abondantes, un sol qui produit régulièrement de fertiles moissons. À l’occident, au-delà du mur, l’air est imprégné de vapeurs mortelles, la terre est couverte de serpens. Cette solitude horrible sert d’habitation aux âmes des morts, qui y sont transportées dans des bateaux solides et par des rameurs vivans. Quelques familles de pêcheurs, sujets des Francs, sont exemptes de tribut en considération de l’office mystérieux qu’exécutent ces Carons de l’Océan. Chacun d’eux veille à son tour pendant la nuit, entend la voix et même les noms des ombres, s’aperçoit de leur poids, et se sent entraîné par une puissance inconnue et irrésistible. À la fin de ce rêve de l’imagination, nous lisons avec surprise qu’on nomme cette île Brittia ; qu’elle est située dans l’Océan, en face de la bouche du Rhin, et à moins de trente milles du continent ; qu’elle appartient à trois nations différentes : aux Frisons, aux Angles et aux Bretons ; et qu’on a vu quelques Angles à Constantinople parmi la suite des ambassadeurs français. Ce fut peut-être de ces ambassadeurs que Procope apprit une anecdote singulière, mais qui n’a rien d’invraisemblable, et qui fait connaître le courage plus que la délicatesse d’une héroïne anglaise. Elle avait été fiancée à Radiger, roi des Varnes, tribu des Germains qui habitaient les environs du Rhin et de l’Océan ; mais son perfide amant préféra, sans doute par des raisons de politique, d’épouser la veuve de son père, la sœur de Théodebert, roi des Francs[162]. La princesse des Angles, au lieu de déplorer son injure, résolut de la venger. Ses sujets, quoique belliqueux, ne connaissaient point, dit-on, la manière de combattre à cheval, et n’avaient même aucune idée d’un pareil animal ; elle embarqua une armée de cent mille hommes sur une flotte de quatre cents vaisseaux, partit hardiment de la Bretagne, et prit terre vers l’embouchure du Rhin. Radiger, après la perte d’une bataille et de sa liberté, implora la clémence de sa victorieuse épouse, qui lui pardonna généreusement, renvoya sa rivale, et fit remplir fidèlement au roi vaincu les conventions et les devoirs du mariage[163]. Il paraît que ce brillant exploit fut la dernière entreprise navale des Anglo-Saxons. Ces barbares indolens négligèrent bientôt l’art de la navigation, qui leur avait valu la possession de la Bretagne et de l’empire des mers, et abandonnèrent insensiblement les avantages du commerce et de leur situation. Sept royaumes indépendans s’élevèrent ; ils furent continuellement agités par la discorde, et l’univers breton se trouva presque entièrement séparé des nations du continent sans en être rarement rapproché, soit par la paix, soit par la guerre[164].

Chute de l’Empire romain d’Occident.

J’ai enfin terminé le récit pénible du déclin et de la chute de l’Empire romain, depuis l’âge heureux de Trajan et des Antonins jusqu’à son extinction totale dans l’Occident, environ cinq cents ans après le commencement de l’ère chrétienne. À cette époque funeste, les Saxons combattaient avec fureur contre les habitans de la Bretagne, pour la possession de cette contrée. La Gaule et l’Espagne étaient partagées entre les deux puissantes monarchies des Francs et des Visigoths, et les royaumes dépendans des Suèves et des Bourguignons. L’Afrique souffrait de la cruelle persécution des Vandales et des sauvages incursions des Maures ; Rome, l’Italie et les contrées jusqu’aux bords du Danube, étaient désolées par une armée de Barbares mercenaires, dont la tyrannie sans frein fit place à la domination de Théodoric, roi des Ostrogoths. Tous ceux des sujets de l’empire, qui, par l’usage de la langue latine, méritaient de préférence le nom et les priviléges de citoyens romains, subissaient l’humiliation et les calamités qui accablent un peuple conquis ; et les nations victorieuses de la Germanie établissaient dans l’Europe occidentale des mœurs nouvelles, et un nouveau système de gouvernement. La majesté de Rome n’était que bien imparfaitement représentée par les princes de Constantinople, faibles successeurs d’Auguste. Cependant ils régnaient encore sur l’Orient depuis les rives du Danube jusqu’aux bords du Nil et du Tigre. L’empereur Justinien renversa en Italie et en Afrique les trônes des Goths et des Vandales ; et l’histoire de l’empire grec peut encore fournir une longue suite de leçons instructives et de révolutions intérieures.

Notes du Chapitre XXXVIII
  1. Dans ce chapitre je tirerai mes citations du recueil des Historiens des Gaules et de la France, Paris, 1738-1767, en onze volumes in-folio. Dom Bouquet et d’autres bénédictins ont placé tous les témoignages authentiques et originaux en ordre chronologique jusqu’à l’année 1060, et y ont ajouté des notes savantes. Cet ouvrage national doit se continuer jusqu’à l’année 1500, et devrait bien exciter notre émulation.
  2. Tacite, Hist. IV, 73, 74, tom. I, p. 445. Ce serait une grande présomption que de vouloir abréger Tacite ; mais on peut choisir les idées générales qu’il applique aux révolutions présentes et futures de la Gaule.
  3. Eadem semper causa Germanis transcendendi in Gallias libido atque avaritiæ et mutandæ sedis amor ; ut relictis paludibus et solitudinibus suis, fecundissimum hoc solum vosque ipsos possiderent… Nam pulsis Romanis, quid aliud quàm bella omnium inter se gentium existent ?
  4. Sidonius-Apollinaris plaisante avec affectation sur les désagrémens de sa situation. Carm. XII, t. I, p. 811.
  5. Voyez Procope, De bell. Goth., l. I, c. 12, t. II, p. 31. La réputation de Grotius me fait penser qu’il n’a pas substitué le Rhin au Rhône (Hist. Goth., p. 175), sans l’autorité de quelque manuscrit.
  6. Sidon., l. VIII, epist. 3, 9, t. I, p. 800. Jornandès (De reb. get., c. 47, p. 680) confirme en quelque façon ce portrait du héros de la nation des Goths.
  7. Je fais usage du nom de Clovis adopté généralement, et tiré du latin Chlodovecus ou Chlodovœus ; mais le ch n’exprime que l’aspiration des Germains, et le véritable nom diffère peu de celui de Luduin ou Louis. (Mém. de l’Acad. des inscript., t. XX, p. 68.)
  8. Saint Grégoire de Tours, l. II, c. 12, t. I, p. 168. Basine parle le langage de la nature : les Francs qui l’avaient vue dans leur jeunesse, purent connaître saint Grégoire dans leur vieillesse, et le lui raconter. L’évêque de Tours n’avait aucun intérêt à entacher la mémoire de la mère du premier roi catholique.
  9. L’abbé Dubos (Hist. crit. de l’établiss. de la Monarchie française dans les Gaules, tom. I, p. 630-650) a le mérite de donner la description exacte du royaume de Clovis, tel qu’il le reçut de son père, et le nombre de ses sujets nationaux.
  10. Ecclesiam incultam, ac negligentiâ civium paganorum prætermissam, veprium densitate oppletam, etc. Vit. sancti Vedasti, t. III, 372. Cette description suppose que les païens possédaient Arras fort long-temps avant le baptême de Clovis.
  11. Saint Grégoire de Tours (l. V, c. 1, t. II, p. 232) fait contraster la pauvreté de Clovis avec l’opulence de ses successeurs. Cependant saint Remi (t. IV, p. 52) parle de ses paternas opes comme suffisantes pour le rachat des captifs.
  12. Voyez saint Grégoire, l. II, c. 27, 37, t. II, p. 175, 181, 182. La fameuse histoire du vase de Soissons explique le caractère et la puissance de Clovis. Comme point de controverse, elle a été étrangement défigurée par Dubos, Boulainvilliers et d’autres antiquaires.
  13. Le duc de Nivernais, homme d’état d’un rang élevé, et qui a conduit des négociations importantes et délicates, explique ingénieusement le système politique de Clovis, Mém. de l’Acad. des inscript., t. XX, p. 147-184.
  14. M. Biet, dans une Dissertation qui mérita le prix de l’Académie de Soissons (p. 178-226), a soigneusement détaillé l’état et l’étendue du royaume de Syagrius et de son père Ægidius, mais il s’en rapporte trop légèrement à l’autorité de Dubos (t. II, p. 54-57), lorsqu’il prive le patrice d’Amiens et de Beauvais.
  15. J’observerai que Frédégaire, dans son Épitome de saint Grégoire de Tours (t. II, p. 398), a prudemment substitué le nom de Patricius au titre peu croyable de rex Romanorum.
  16. Sidonius (l. V, epist. 5, t. I, p. 794), qui le nomme le Solon, l’Amphion des Barbares, emploie, en s’adressant à ce roi imaginaire, le style de l’amitié et de l’égalité. Ce fut ainsi que l’artificieux Déjocès s’éleva au trône des Mèdes par la sagesse de ses jugemens. (Hérodote, l. I, c. 96-100.)
  17. Campum sibi præparari jussit. M. Biet (p. 226-251) a marqué avec exactitude le lieu de la bataille ; elle se donna à Nogent, abbaye de bénédictins, éloignée de Soissons d’environ dix milles vers le nord. Le champ de bataille était environné par un cercle de sépultures païennes, et Clovis fit présent à l’église de Reims des terres de Leuilli et de Couci, situées dans le voisinage.
  18. Voy. les Commentaires de César, De bell. gall., II, 4 ; t. I, p. 220 ; et les Notitiæ, t. I, p. 126. Les trois fabriques de Soissons étaient Scutaria, Balistaria et Clinabaria. La dernière fournissait l’armure complète des cuirassiers.
  19. Cette épithète ne peut convenir qu’à la circonstance, et l’histoire ne peut justifier le préjugé français de saint Grégoire de Tours (l. II, c. 27, t. II, p. 175), ut Gothorum pavere mos est.
  20. Dubos me démontre (t. I, p. 277-286) que saint Grégoire de Tours, ses copistes ou ses lecteurs, ont tous confondu le royaume germain de Thuringia au-delà du Rhin, et la ville de Tongria sur la Meuse, anciennement la patrie des Éburons, et plus récemment le diocèse de Liège.
  21. Populi habitantes juxta Lemannum lacum, Alemanni dicuntur. Servius, ad Virgillum, Georgic., IV, 278. Dom Bouquet (t. I, p. 817) n’a cité que le texte plus récent et moins fidèle d’Isidore de Séville.
  22. Saint Grégoire de Tours envoie saint Lupicinus inter illa Jurensis deserti secreta, quæ, inter Burgundiam Alamanniamque sita, Aventicæ adjacent civitati, t. I, p. 648. M. de Watteville (Hist. de la Confédération helvétique, t. I, p. 9, 10) a décrit les limites du duché d’Allemagne et de la Bourgogne transjurane ; elles comprenaient les diocèses de Constance et d’Avenche ou de Lausanne, et se distinguent encore dans la Suisse moderne par l’usage de la langue française ou allemande.
  23. Voy. Guillemain, De reb. helvet., l. I, c. 3, p. 11, 12. Dans l’enceinte des murs de l’ancienne Vindonisse on a vu s’élever successivement le château de Habsbourg, l’abbaye de Kœnigsfield et la ville de Bruck. Le voyageur philosophe peut comparer les monumens de la conquête des Romains, de la tyrannie féodale ou de celle des Autrichiens, de la superstition monastique, et ceux de l’industrieuse liberté. S’il est réellement philosophe, il sentira le mérite et le bonheur de son siècle.
  24. Saint Grégoire de Tours (l. II, 30, 37 ; t. II, p. 176, 177, 182) ; les Gesta Franc. (t. II, p. 551) ; et l’Épître de Théodoric (Cassiodore, Variar., l. II, c. 41, t. IV, p. 4), rendent compte de la défaite des Allemands. Quelques-unes de leurs tribus s’établirent dans la Rhétie, sous la protection de Théodoric, dont les successeurs cédèrent la colonie et leur pays au petit-fils de Clovis. On peut s’instruire de la situation des Allemands sous les rois Mérovingiens, dans Mascou (Hist. des anciens Germains, XI, 8, etc., note 36), et Guillemain (De reb. helvet., l. II, c. 10, 12, p. 72-80).
  25. Clotilde ou plutôt saint Grégoire, suppose que Clovis adorait les dieux de la Grèce et de Rome ; le fait est incroyable, et cette méprise nous prouve seulement qu’en moins d’un siècle, la religion nationale des Francs avait été non-seulement abolie, mais complètement oubliée.
  26. Saint Grégoire de Tours raconte le mariage et la conversion de Clovis, l. II, c. 28, 31, t. II, p. 175-178. Frédégaire ou l’Abréviateur anonyme (t. II, p. 398-400) ; l’auteur des Gesta Francorum (t. II, p. 548-552), et Aimoin lui-même (l. I, c. 13, t. III, p. 37-40), ne sont pas à dédaigner dans cette occasion. La tradition peut avoir conservé long-temps quelques circonstances curieuses de ces événemens importans.
  27. Un voyageur qui retournait de Reims en Auvergne, a dérobé au secrétaire ou au bibliothécaire du modeste archevêque, une copie de ces discours. (Sidonius Apollinar., l. IX, epist. 7.) On a conservé quatre épîtres de saint Remi, qui existent encore, t. IV, p. 51, 52, 53. Elles ne répondent point aux louanges et à l’admiration de Sidonius.
  28. Hincmar, l’un des successeurs de saint Remi (A. D. 845-882), a composé une histoire de sa vie, t. III, p. 373-380. L’autorité des anciens Mss. de l’église de Reims pourrait inspirer quelque confiance ; mais elle est détruite par les audacieux mensonges et les fictions intéressées d’Hincmar. Ce qu’on peut remarquer, c’est que saint Remi, consacré à l’âge de vingt-deux ans (A. D. 457), occupa la chaire épiscopale durant soixante-quatorze ans. (Pagi, Critiq., in Baron., t. II, p. 384-572.)
  29. Une fiole d’huile sainte, ou plutôt céleste, connue sous le nom de sainte ampoule, fut apportée par une colombe blanche pour le baptême de Clovis. Elle sert encore, et se renouvelle au couronnement de tous les rois de France. Hincmar, qui aspirait à devenir primat des Gaules, est le premier auteur de cette fable, tom. III, p. 377. L’abbé de Vertot (Mém. de l’Acad. des inscript., t. II, p. 619-633) en attaque les fragiles fondemens avec un profond respect et une adresse admirable.
  30. Mitis depone colla, Sicamber : adora quod incendisti, incende quod adorasti. Saint Grégoire de Tours, l. II, c. 31, t. II, p. 177.
  31. Si ego ibidem cum Francis meis fuissem, injurias ejus vindicassem. Saint Grégoire de Tours a gardé prudemment le silence sur cette imprudente exclamation, mais elle est citée comme une admirable effusion de zèle et de piété par Frédégaire (Epitome, c. 21, t. II, p. 400) ; par Aimoin (l. I, c. 16, t. III, p. 40) ; et par les Chroniques de Saint-Denis (l. I, c. 20, t. III, p. 171).
  32. Saint Grégoire (l. II, c. 40-43, t. II, p. 183-185), après avoir raconté froidement les crimes de Clovis et ses remords affectés, termine, peut-être sans intention, par une leçon que l’ambition n’écoutera jamais : « His ita transactis… obiit ».
  33. Après la victoire remportée sur les Goths, Clovis fit de riches offrandes à saint Martin de Tours. Il voulut racheter son cheval de bataille par le don de cent pièces d’or ; mais un enchantement retint le coursier dans l’écurie, et il ne put en sortir que lorsque le roi eut doublé le prix de sa rançon. C’est à l’occasion de ce miracle que le roi s’écria : Vere B. Martinus est bonus in auxilio, sed carus in negotio. (Gesta Francorum, t. II, p. 554-555.)
  34. Voyez l’Épître du pape Anastase au monarque converti, t. IV, p. 50, 51. Avitus, évêque de Vienne, félicite Clovis à la même occasion (p. 49) ; et la plupart des évêques latins s’empressèrent de lui témoigner leur joie et leur attachement.
  35. Au lieu de Αρβορυχοι, peuple inconnu, dont le nom se trouve dans le texte de Procope, Adrien de Valois a replacé le nom véritable Αρμορυχοι, et cette correction si simple a été approuvée presque universellement. Cependant un lecteur sans prévention serait naturellement porté à supposer que Procope parle d’une tribu de Germains alliés de Rome, et non pas d’une confédération des Villes de la Gaule qui avaient secoué le joug de l’empire.
  36. Cette digression de Procope (De bell. Gothic., l. I, c. 12, t. II, p. 29-36) éclaircit l’origine de la monarchie française ; cependant je dois observer, 1o. que l’historien, grec montre une ignorance inexcusable de la géographie de l’Occident ; 2o. que ces traités et ces priviléges, dont il devrait rester quelques traces, ne se trouvent ni dans saint Grégoire de Tours, ni dans les lois saliques, etc.
  37. Regnum circa Rhodanum aut Ararim cum provinciâ Massiliensi retinebant. (Saint Grégoire de Tours, l. II, c. 32 ; t. II, p. 178.) La province de Marseille, jusqu’à la Durance, fut cédée par la suite aux Ostrogoths ; et la signature de vingt-cinq évêques est supposée représenter le royaume de Bourgogne, A. D. 519. (Concil. Epaon., t. IV, p. 104, 105.) Cependant j’en voudrais excepter Vindonisse. L’évêque, qui vivait sous le gouvernement d’Allemands païens, devait naturellement se rendre aux synodes des royaumes chrétiens et voisins. Mascou, dans ses quatre premières notes, a expliqué plusieurs circonstances relatives au royaume de Bourgogne.
  38. Mascou (Hist. des Germains, XI, 10), qui se méfie avec raison de Grégoire de Tours, produit un passage d’Avitus (epist. 5) pour prouver que Gondebaut affectait de déplorer l’événement tragique que ses sujets feignaient d’approuver.
  39. Voyez l’original de la Conférence, t. IV, p. 99-102. Avitus, le principal acteur, et probablement le secrétaire de l’assemblée, était évêque de Vienne. On peut trouver quelques détails sur sa personne et sur ses ouvrages dans Dupin, Biblioth. ecclés., t. V, p. 5-10.
  40. Saint Grégoire de Tours (l. III, c. 19, t. II, p. 197) se livre à son génie, ou copie quelque écrivain plus éloquent dans la description qu’il fait de Dijon, château qui méritait déjà le nom de cité. Il dépendit des évêques de Langres jusqu’au douzième siècle, et devint ensuite la capitale des ducs de Bourgogne. Longuerue, Descript. de la France, part. I, p. 280.
  41. L’abréviateur de saint Grégoire de Tours (t. II, p. 401) a suppléé à son auteur en fixant le nombre des Francs ; mais il suppose légèrement que Gondebaut les tailla en pièces. Le prudent Bourguignon épargna les soldats de Clovis, et les envoya captifs au roi des Visigoths, qui leur donna un établissement dans le territoire de Toulouse.
  42. J’ai suivi dans cette guerre de Bourgogne l’autorité de saint Grégoire de Tours, l. II, c. 32, 33, t. II, p. 178, 179. Son récit paraît si incompatible avec celui de Procope (De bell. Goth., l. I, c. 12, t. II, p. 31, 32), que quelques critiques ont supposé deux guerres différentes. L’abbé Dubos (Hist. crit., etc., t. II, p. 126-162) a présenté les causes et les événemens avec clarté.
  43. Voyez sa Vie ou sa Légende, t. III, p. 402. Un martyr ! On a changé bien étrangement le sens de ce mot, qui signifiait dans son origine un simple témoin. Saint Sigismond était connu pour son habileté à guérir de la fièvre.
  44. Avant la fin du cinquième siècle, l’église de Saint-Maurice et sa légion thébaine avaient fait d’Agaunum un lieu de pèlerinage. L’établissement du monastère régulier de Sigismond (A. D. 515) fit cesser quelques œuvres de ténèbres auxquelles donnait lieu une ancienne communauté des deux sexes. Cinquante ans après, les moines que Sigismond appelait ses anges de lumière firent une sortie nocturne, dans le dessein de massacrer l’évêque et son clergé. Voyez dans la Bibliothéque raisonnée (t. XXXVI, p. 435-438) les curieuses remarques d’un savant bibliothécaire de Genève.
  45. Marius, évêque d’Avenche (Chroniq., t. II, p. 15), a marqué les dates authentiques, et saint Grégoire de Tours (l. III, c. 5, 6, t. II, p. 188, 189) a expliqué les faits principaux de la vie de Sigismond et de la conquête de la Bourgogne. Procope (t. II, p. 34) et Agathias (l. II, p. 49) montrent l’imperfection des lumières indirectes qu’ils avaient sur cet événement.
  46. Saint Grégoire de Tours (l. II, c. 37, t. II, p. 181) insère le discours concis, mais persuasif de Clovis. Valde molestè fero, quod hi ariani partem teneant Galliarum. L’auteur des Gesta Francorum (t. II, p. 553) ajoute l’importante épithète d’optimam. Eamus cum Dei adjutorio, et, superatis eis, redigamus terram in ditionem nostram.
  47. Tunc rex projecit à se in directum bipennem suam quod est francisca, etc. (Gesta Francorum, t. II, p. 554). La forme et l’usage de cette arme ont été décrits par Procope (t. II, p. 37). On peut trouver dans le Glossaire de Ducange, et dans le volumineux Dictionnaire de Trévoux, des exemples de sa dénomination nationale en latin et en français.
  48. Il est assez singulier que plusieurs faits importans et authentiques se trouvent dans une vie de Quintianus, composée en vieux patois du Rouergue et en rimes. Dubos, Hist. crit., t. II, p. 179.
  49. Quamvis fortitudini vestræ confidentiam tribuat parentum vestrorum innumerabilis multitudo ; quamvis Attilam potentem reminiscamini Visigotharum viribus inclinatum ; tamen quia populorum ferocia corda longâ pace mollescunt, cavete subito in aleam mittere, quos constat tantis temporibus excercitia non habere. Tel fut le salutaire avis que lui donna inutilement Théodoric, et la raison pour l’engager à la paix. Cassiodore, l. III, epist. 2.
  50. Montesquieu (Esprit des Lois, l. XV, c. 14) cite et approuve la loi des Visigoths (l. IX, tit. 2, t. IV, p. 425) qui obligeait tous les maîtres à armer et à envoyer ou conduire à l’armée la dixième partie de leurs esclaves.
  51. Cette manière d’augurer, en acceptant pour présage les premiers mots qui se présentaient à l’œil ou qui frappaient l’ouïe, était tirée de la coutume des païens. On substitua le Psautier ou la Bible aux poëmes d’Homère et de Virgile. Depuis le quatrième jusqu’au quatorzième siècle, ces sortes sanctorum, comme on les appelait alors, furent condamnés à plusieurs reprises par les conciles, et pratiqués malgré les défenses par les rois, les évêques et les saints. Voyez une Dissertation curieuse de l’abbé du Resnel dans les Mém. de l’Acad., t. XIX, p. 287-310.
  52. Après avoir corrigé le texte ou excusé la méprise de Procope. qui place la défaite d’Alaric près de Carcassonne, nous pouvons conclure, sur l’autorité de saint Grégoire de Tours, de Fortunatus et de l’auteur des Gesta Francorum, que la bataille se donna in campo Vocladensi, sur les bords du Clain, environ à dix milles au sud de Poitiers. Clovis atteignit et attaqua les Visigoths près de Vivonne, et la victoire se décida dans les environs d’un village appelé encore aujourd’hui Champagne Saint Hylaire. Voyez les Dissertations de l’abbé Le Bœuf, t. I, p. 304-331.
  53. Angoulême est sur la route de Poitiers à Bordeaux ; et quoique saint Grégoire de Tours diffère le siége, je suis plus porté à croire qu’il a dérangé l’ordre de l’histoire, qu’à imaginer que Clovis ait négligé les règles de la guerre.
  54. Pyrenæos montes usque Perpinianum subjecit, dit Rorico, qui trahit sa date récente, puisque Perpignan n’existait point avant le dixième siècle. (Marca, Hispan., p. 458.) Ce pompeux et fabuleux écrivain, peut-être moine d’Amiens (voyez l’abbé Le Bœuf, Mém. de l’Acad., t. XVII, p. 228-245), raconte, sous le personnage allégorique d’un berger, l’histoire générale de ses compatriotes les Francs ; mais son récit finit à la mort de Clovis.
  55. L’auteur des Gesta Francorum affirme positivement que Clovis établit une colonie de Francs dans la Saintonge et dans le Bordelais ; et Rorico est, avec raison, de son sentiment : Electos milites atque fortissimos, cum parvulis atque mulieribus. Cependant il paraît qu’ils se mêlèrent bientôt avec les Romains de l’Aquitaine, qui en demeurèrent les principaux habitans jusqu’au temps où Charlemagne y conduisit une seconde colonie plus nombreuse. Dubos, Hist. crit., t. II, p. 215.
  56. En écrivant la guerre des Goths, je me suis servi des matériaux suivans, avec plus ou moins de confiance, eu égard à leurs différens degrés d’autorité. Quatre épîtres de Théodoric, roi d’Italie (Cassiodore, l. III, epist. 1-4, p. 3-5) ; Procop., De bell. goth., l. I, c. 12, t. II, p. 32, 33 ; saint Grégoire de Tours, l. II, c. 35, 36, 37, t. II, p. 181, 183 ; Jornandès, De reb. get., c. 58, t. II, p. 28 ; Fortunatus, in vit. S. Hilarii, t. III, p. 380 ; Isidore, in Chron. goth., t. II, p. 702 ; l’Abrégé de saint Grégoire de Tours, t. II, p. 401 ; l’auteur des Gesta Francorum, t. II, p. 553-555 ; les Frag. de Fredeg., t. II, p. 463 ; Aimoin, l. I, c. 20, t. III, p. 41, 42 ; et Rorico, l. IV, t. III, p. 14-19.
  57. Les fastes de l’Italie pouvaient rejeter le nom d’un consul ennemi de leur souverain ; mais toutes les raisons ingénieuses qui pourraient expliquer le silence de Constantinople et de l’Égypte (dans les Chroniques de Marcellin et de Paschal) sont détruites par le même silence de Marius, évêque d’Avenche, qui composa ses fastes dans le royaume de Bourgogne. Si l’autorité de saint Grégoire de Tours était moins respectable ou moins positive (l. II, c. 38, t. II, page 183), je croirais que Clovis reçut, comme Odoacre, le titre et les honneurs permanens de patrice. Pagi, Critica, t. II, p. 474-493.
  58. Sous les rois Mérovingiens, Marseille tirait encore de l’Orient du papier, du vin, de l’huile, de la toile, des soieries, des pierres précieuses, des épices, etc. Les Gaulois ou les Francs commerçaient en Syrie, et les Syriens s’établissaient dans la Gaule. Voyez M. de Guignes, Mém. de l’Acad., t. XXXVII, p. 471-475.
  59. Ου γαρ ποτε ῳοντο Γαλλιας ξυν τῳ ασφαλει κεκθησθαι φρανγοι, μη το‌υ αυτοκρατορος το εργον εϖισφραγισαντος το‌υτο γε. Cette déclaration positive de Procope (De bell. goth., l. III, c. 33, t. II, p. 41) suffirait presque pour justifier l’abbé Dubos.
  60. Les Francs, qui exploitèrent probablement les mines de Trèves, de Lyon et d’Arles, imitèrent la monnaie de l’empire, en faisant d’une livre d’or soixante-douze solidi ou pièces. Mais comme les Francs n’établissaient qu’une proportion décuple entre l’or et l’argent, on peut évaluer leur solidus d’or à dix schellings : c’était le prix des amendes ordinaires chez les Barbares. Il contenait quarante deniers ou pièces d’argent de dix sous ; douze de ces deniers faisaient un solidus ou schilling, la vingtième partie du poids de la livre numérique ou livre d’argent, qui a été si étrangement réduite dans la France moderne. Voyez Leblanc, Traité historique des Monnaies de France, p. 37-43, etc.
  61. Agathias, t. II, p. 47. Saint Grégoire de Tours présente un tableau fort différent. Peut-être ne serait-il pas facile de trouver ailleurs dans l’histoire d’un même espace de temps, plus de vices et moins de vertus ; on est continuellement choqué de l’alliage étrange des mœurs sauvages et des mœurs corrompues.
  62. M. de Foncemagne a tracé, dans une Dissertation correcte et élégante (Mém. de l’Acad., tom. VIII, p. 505-528), l’étendue et les limites de la monarchie française.
  63. L’abbé Dubos (Hist. crit., t. I, p. 29-36) a représenté agréablement et avec vérité, le progrès lent de ces études ; et il observe que saint Grégoire de Tours ne fut imprimé que vers l’an 1560. Heineccius (Opera tom. III, Sylloge 3, p. 248, etc.) se plaint que l’Allemagne recevait avec mépris les codes de lois barbares qui furent publiés par Heroldus et Lindenbrog, etc. Ces mêmes lois, c’est-à-dire celles qui sont relatives à la Gaule, à l’histoire de saint Grégoire de Tours et aux monumens de la race mérovingienne, se trouvent aujourd’hui dans les quatre premiers volumes des historiens de France.
  64. Dans l’espace de trente ans (1728-1765) ce sujet intéressant a exercé l’esprit indépendant du comte de Boulain-villiers (Mém. histor. sur l’état de la France, particulièrement t. I, p. 15-49) ; l’ingénieuse érudition de l’abbé Dubos (Hist. crit. de l’établ. de la Monarch. franc. dans les Gaules, 2 vol., in-4o,) ; le vaste génie du président de Montesquieu (Esprit des Lois, particulièrement les 28, 30, 31e chapitres), et le bon sens et l’activité soigneuse de l’abbé de Mably, Observ. sur l’Hist. de France, 2 vol., in-12.
  65. J’ai tiré de grandes instructions de deux savans ouvrages d’Heineccius, l’Histoire et les Élémens de la loi germanique. Dans sa judicieuse préface aux Élémens, il examine et tâche d’excuser les défauts de cette jurisprudence barbare.
  66. Il paraît que la loi salique fut originairement rédigée en latin, et composée probablement au commencement du cinquième siècle (A. D. 421), avant l’époque du règne réel ou fabuleux de Pharamond. La préface cite les quatre cantons qui fournirent les quatre législateurs ; et plusieurs provinces, la Franconie, la Saxe, le Hanovre et le Brabant, les ont réclamés comme leur appartenant. Voyez une excellente Dissertation d’Heineccius De lege Salicâ, t. III, sylloge 3, p. 247-267.
  67. Éginhard, in vit. Caroli magni, c. 29, t. V, p. 100. Par ces deux lois, la plupart des critiques entendent la Salique et la Ripuaire ; la première s’étendait à tout le pays depuis la forêt Carbonaire jusqu’à la Loire (t. IV, p. 151), et l’autre était en vigueur depuis cette même forêt jusqu’au Rhin, t. IV, p. 222.
  68. Consultez les préfaces anciennes et modernes des différens codes, dans le quatrième volume des historiens de France. Le prologue à la loi Salique, quoique dans un idiome étranger, peint plus fortement le caractère des Francs que les dix livres de saint Grégoire de Tours.
  69. La loi Ripuaire déclare et explique cette indulgence en faveur du plaignant, tit. 31, t. IV, p. 240 ; et la même tolérance est exprimée ou sous-entendue dans tous les codes, excepté dans celui des Visigoths d’Espagne. Tanta diversitas legum, dit Agobard dans le neuvième siècle, quanta non solùm in regionibus, aut civitatibus, sed etiam in multis domibus habetur. Num plerumque contingit ut simul eant aut sedeant quinque homines, et nullus eorum communem legem cum altero habeat ; t. IV, p. 356. Il fait la proposition insensée d’introduire l’uniformité de loi comme de religion.
  70. Inter Romanos negotia causarum romanis legibus præcipimus terminari. Telles sont les expressions de la constitution générale promulguée par Clotaire, fils de Clovis, et seul monarque des Francs, t. IV, p. 116, vers l’an 560.
  71. M. de Montesquieu (Esprit des lois, l. XXVIII, 2) s’est habilement fondé sur une constitution de Lothaire pour prouver cette liberté du choix. (Leg. Longobard., l. II, tit. 57, du code de Lindenbrog, p. 664.) Mais cet exemple est trop récent ou trop partiel. D’après une variante de la loi Salique (tit. 44, no 45) l’abbé de Mably a conjecturé que les Barbares eurent d’abord seuls le droit de suivre la loi Salique, et qu’insensiblement il devint commun à tous, et par conséquent aux Romains. Je suis fâché de contrarier cette ingénieuse conjecture, en observant que le sens est exprimé strictement dans la copie corrigée du temps de Charlemagne par le mot Barbarum, et qu’il est confirmé par le Ms. royal, et celui de Wolfenbuttel. L’interprétation plus vague d’hominem n’est autorisée que par le Ms. de Fulde, d’après lequel Héroldus publia son édition. Voyez les quatre textes originaux de la loi Salique, t. IV, p. 147, 173, 196, 900.
  72. Dans les temps héroïques de la Grèce le meurtre s’expiait par une satisfaction pécuniaire offerte aux parens du mort (Feithius, Antiquit. Homeric., l. II, c. 8). Heineccius, dans sa Préface aux Élémens de la loi germanique, observe en faveur de cette loi, qu’à Rome et à Athènes l’homicide n’était puni que de l’exil. Le fait est vrai ; mais l’exil était une peine capitale pour un citoyen de Rome et d’Athènes.
  73. Cette proportion est fixée dans la loi Salique, tit. 44, t. IV, p. 147 ; et dans la Ripuaire, tit. 7, II, 36, t. IV, p. 237 ; mais la dernière n’observe aucune différence entre les Romains de toutes les classes. Cependant l’ordre du clergé est placé au-dessus des Francs eux-mêmes, et les Bourguignons, conjointement avec les Allemands, entre les Francs et les Romains.
  74. Les Antrustiones, qui in truste dominicâ sunt, leudi, fideles, représentent évidemment la première classe des Francs ; mais on ne sait si leur dignité était personnelle ou héréditaire. L’abbé de Mably (tom. I, p. 334-347) paraît prendre plaisir à mortifier l’orgueil des nobles (Esprit, l. XXX, c. 25), en datant l’origine de la noblesse française du règne de Clotaire II, A. D. 615.
  75. Voyez les Lois bourguignonnes, tit. 2, t. IV, p. 257 ; le code des Visigoths, l. VI, tit. 5, t. IV, p. 384 ; et la Constitution de Childebert, non pas de Paris, mais très-évidemment d’Austrasie, t. IV, p. 112. Leur sévérité prématurée fut quelquefois imprudente et excessive. Childebert condamnait non-seulement les assassins, mais les voleurs : Quomdo sine lege involavit, sine lege moriatur ; et le juge négligent se trouvait enveloppé dans la même sentence. Les Visigoths abandonnaient un chirurgien qui n’avait pu guérir son malade, aux parens du défunt : Ut quod de eo facere voluerint habeant potestatem, l. XI, tit. I, t. IV, p. 435.
  76. Voyez dans le sixième volume des Œuvres d’Heineccius Elementa juris german., l. II, p. 2, nos 261, 262, 280, 283. Cependant l’on trouve dans la Germanie, jusqu’au seizième siècle, des traces de la composition pécuniaire pour le meurtre.
  77. Heineccius (Elementa jur. germanic.) a traité fort en détail des juges de la Germanie et de leur juridiction, l. III, nos 1-72. Je n’ai trouvé aucune preuve qui m’autorise à croire que, sous les rois mérovingiens, les scabini ou assesseurs fussent choisis par le peuple.
  78. Saint Grégoire de Tours, l. VIII, c. 9, t. II, p. 316. Montesquieu observe (Esprit des Lois, l. XXVIII, c. 13) que la loi Salique n’admettait point les preuves négatives si universellement établies dans les codes des Barbares : cependant cette concubine obscure, Frédégonde, qui devint la femme du petit-fils de Clovis, suivait sans doute la loi Salique.
  79. Muratori, dans les Antiquités d’Italie, a donné deux dissertations (38, 39) sur les jugemens de Dieu. On supposait que le feu ne brûlerait point l’innocent, et que la pureté de l’eau ne lui permettrait point d’admettre un coupable dans son sein.
  80. Montesquieu (Esprit des Lois, l. XXVIII, c. 17) a entrepris d’expliquer et d’excuser la manière de penser de nos pères au sujet des combats judiciaires. Il suit cette étrange institution depuis le siècle de Gondebaut jusqu’à celui de saint Louis, et l’Antiquaire jurisconsulte oublie quelquefois la philosophie.
  81. Dans un duel mémorable à Aix-la-Chapelle, A. D. 820, en présence de l’empereur Louis-le-Débonnaire, son biographe observe, secundùm legem propriam, utpote quia uterque Gothus erat, equestri pugnâ congressus est. Vit. Lud. Pii, c. 33, t. VI, p. 103. Ermoldus-Nigellus (l. III, 543-628, t. VI, p. 48-50), qui décrit le duel, admire ars nova de combattre à cheval, inconnue jusque alors aux Francs.
  82. Dans son édit publié à Lyon, A. D. 501, et qui subsiste en original, Gondebaut établit et justifie l’usage du combat judiciaire. (Leg. Burgund., tit. 45, t. II, p. 267, 268.) Trois cents ans après, Agobard, évêque de Lyon, sollicita Louis-le-Débonnaire d’abolir la loi du tyran arien, t. VI, p. 356-358. Il raconte la conversation de Gondebaut et d’Avitus.
  83. Accidit, dit Agobard, ut non solùm valentes viribus, sed etiam infirmi et senes lacessantur, ad pugnam etiam pro vilissimis rebus. Quibus foralibus certaminibus contingunt homicidia injusta, et credules ac perversi eventus judiciorum. Il supprime adroitement le privilége de louer ou de payer un champion.
  84. Montesquieu (Esprit des Lois, XXVIII, c. 14) qui comprend pourquoi le duel judiciaire fut admis par les Bourguignons, les Ripuaires, les Allemands, les Bavarois, les Lombards, les Thuringiens, les Frisons et les Saxons, assure, et Agobard semble confirmer cette assertion, que le combat n’était point autorisé par la loi Salique. Cependant cet usage, au moins dans le cas de trahison, est cité par Ermoldus-Nigellus (l. III, 543, t. VI, p. 48) ; et par le biographe anonyme de Louis-le-Débonnaire (c. 46, t. VI, p. 112), comme mos antiquus Francorum, more Francis solito. Ces expressions sont trop générales pour exclure la plus noble de leurs tribus.
  85. César, De bell. gall., l. I, c. 31, t. I, p. 213.
  86. Le président de Montesquieu a expliqué savamment (Esprit des Lois, l. XXX, c. 7, 8, 9, les allusions obscures qui se trouvent dans les lois des Bourguignons (tit. 54, nos 1, 2 ; t. IV, p. 271, 272), et des Visigoths (l. X, tit. I, nos 8, 9, 16 ; t. IV, p. 428, 429, 430), relativement au partage des terres. J’ajouterai seulement que parmi les Goths le partage semble avoir été constaté par le jugement des voisins ; que les Barbares s’emparaient souvent du tiers restant, et que les Romains alors pouvaient réclamer leur droit en justice, à moins qu’il n’y eût une prescription de cinquante ans.
  87. Il est assez singulier que le président de Montesquieu (Esprit des Lois, l. XXX, c. 7), et l’abbé de Mably (Observat., t. I, p. 21, 22), adoptent l’un et l’autre l’étrange supposition d’une rapine arbitraire. À travers son ignorance et ses préjugés, le comte de Boulainvilliers (État de la France, t. I, p. 22, 23) laisse entrevoir une grande force de jugement.
  88. Voyez l’édit ou plutôt le code rustique de Charlemagne, qui contient soixante-dix règlemens (t. V, p. 652-657). Il exige le compte des cornes et des peaux de ses chèvres ; il permet que l’on vende son poisson, et ordonne soigneusement qu’on nourrisse dans chacun de ses plus grands manoirs, capitaneæ, cent poules et trente oies, et dans les plus petits, mansionales, cinquante poules et douze oies. Mabillon (De re diplomaticâ) a fait connaître les noms, le nombre et la situation des manoirs mérovingiens.
  89. D’après un passage de la loi des Bourguignons (t. I, no 4, tom. IV, p. 257), il est évident qu’un fils qui s’en montrait digne, pouvait espérer de conserver les terres que son père tenait de la libéralité de Gondebaut. Il y a lieu de croire que les Bourguignons s’attachèrent à maintenir ce privilége, et que leur exemple encouragea les bénéficiers de France.
  90. L’abbé de Mably a soigneusement établi les différentes révolutions des fiefs et des bénéfices, et sa distinction des temps lui donne à cet égard une supériorité à laquelle Montesquieu lui-même n’a point atteint.
  91. Voyez la loi Salique, tit. 62, t. IV, p. 156. L’origine et la nature de ces terres saliques, parfaitement connues dans les temps d’ignorance, embarrassent aujourd’hui nos critiques les plus instruits et les plus intelligens.
  92. Une grande partie de deux cent six miracles de saint Martin de Tours furent destinés à punir les sacriléges (saint Grégoire de Tours, in maximâ Bibliothecâ Patrum, t. XI, p. 896-932). Audite hæc omnes, s’écrie l’évêque de Tours, potestatem habentes, après avoir raconté comment quelques chevaux qu’on avait fait entrer dans une prairie appartenant à l’église, étaient devenus enragés.
  93. Heineccius, Elem jur. Germ., l. II, p. 1, no 8.
  94. Jonas, évêque d’Orléans, A. D. 821-826. Cave (Hist. litteraria, p. 443) blâme la tyrannie légale des nobles. Pro feris, quas cura hominum non aluit, sed Deus in commune mortalibus ad utendum concessit, pauperes à potentioribus spoliantur, flagellantur, ergastulis detruduntur, et multa alia patiuntur. Hoc enim qui faciunt, lege mundi se facere juste posse contendant. De instit. laïcorum, l. II, c. 23, ap. Thomassin, Discipline de l’Église, t. III, p. 1348.
  95. Sur un simple soupçon, Chundo, chambellan de Gontran, roi de Bourgogne, fut lapidé. Saint Grégoire de Tours, l. X, c. 10, t. II, p. 369. Jean de Salisbury (Polycrat., l. I, c. 4) réclame les droits de la nature, et se récrie contre la pratique cruelle du douzième siècle. Voyez Heineccius, Element. fur. Germ., t. II, p. 1, nos 51-57.
  96. L’usage de faire esclaves les prisonniers de guerre, fut tout-à-fait aboli dans le treizième siècle par l’influence bienfaisante du christianisme. Mais on peut prouver, par un grand nombre de passages de saint Grégoire de Tours, qu’on le pratiquait sous les rois mérovingiens sans encourir de censure. Grotius lui-même (De jure Belli et Pacis, l. III, c. 7), et Barbeyrac, son commentateur, ont tâché de prouver qu’il ne blessait ni les lois de la raison ni celles de la nature.
  97. On trouve un détail de l’état et des professions des esclaves germains, italiens et gaulois, dans Heineccius, Elem. jur. Germ., l. I, nos 28-47 ; Muratori, Dissertations, 14, 15 ; Ducange, Gloss. sub voce servi ; et l’abbé de Mably, Observat., t. II, part. III, etc., p. 237, etc.
  98. Saint Grég. de Tours (l. VI, c. 45, t. II, p. 289) cite un exemple mémorable dans lequel Chilpéric ne fit, selon lui, qu’abuser des droits de maître. Il fit transporter de force en Espagne plusieurs familles qui appartenaient à ses domus fiscales, situées dans les environs de Paris.
  99. Licentiam habeatis mihi qualemcunque volueritis disciplinam ponere, vel venumdare, aut quod vobis placuerit de me facere. (Marculf., Formul., l. II, 28 ; t. IV, p. 497). La formule de Lindenbrog (p. 559) et celle d’Anjou (p. 565), servaient au même objet. Saint Grégoire de Tours (l. VII, c. 45, t. II, p. 311) parle de plusieurs personnes qui se vendirent pour obtenir du pain dans un temps de famine.
  100. Lorsque César la vit, il se mit à rire. Plutarque, in Cæsar., t. I, p. 409. Cependant il raconte l’événement du siége de Gergovie avec moins de franchise qu’on n’aurait droit d’en attendre d’un héros accoutumé à la victoire ; mais il avoue qu’il perdit à une seule attaque sept cents soldats et quarante-six centurions. De bell. gallic., l. VI, c. 44-53 ; t. I, p. 270-272.
  101. Audebant se quondam fratres Latio dicere, et sanguine ab Iliaco populos computare. Sidon. Apollin. (l. VII, épît. 7, t. I, p. 799.) Je ne suis point instruit des degrés ou des circonstances de cette fabuleuse parenté.
  102. Dans le premier ou dans le second partage des fils de Clovis, Childebert avait eu le Berry. Saint Grégoire de Tours (l. III, c. 12, t. II, p. 192). Velim, dit-il, Arvernam Lemanem, quæ tantâ jucunditatis gratiâ refulgere dicitur, oculis cernere, (l. III, c. 9, p. 191.) Un brouillard épais cachait la vue du pays, lorsque le roi de Paris fit son entrée dans Clermont.
  103. Voyez Sidonius pour la description de l’Auvergne (l. IV, épît. 21, t. I, p. 793), avec les notes de Savaron et de Sirmond (p. 279 et 51 de leurs éditions) ; Boulainvilliers (État de la France, t. II, p. 242-268), et l’abbé de Longuerue (Descript. de la France, part. I, p. 132-139).
  104. Furorem gentium, quæ de ulteriore Rheni amnis parte venerant, superare non poterat. Saint Grégoire de Tours, l. IV, c. 50, t. II, p. 229. Ce fut l’excuse dont se servit un autre roi d’Austrasie, lorsque les troupes qu’il commandait ravagèrent les environs de Paris.
  105. D’après le nom et la position, les éditeurs bénédictins de saint Grégoire de Tours (t. II, p. 192) placent cette forteresse dans un endroit nommé Castel-Merliac, à deux milles de Mauriac dans la Haute-Auvergne. Dans cette description je traduis infra comme s’il y avait intra. Saint Grégoire ou ses copistes confondent à tout instant ces deux prépositions, et le sens doit toujours décider.
  106. Voy. les révolutions et les guerres de l’Auvergne dans saint Grégoire de Tours, l. II, c. 37, t. II, p. 183 ; et l. III, c. 9, 12, 13, tom. II, p. 191, 192 ; De miraculis S. Juliani, c. 13, t. II, p. 466. Il décèle souvent sa partialité pour son pays.
  107. L’histoire d’Attale se trouve dans saint Grégoire de Tours, l. III, c. 16, t. II, p. 193-195. Son éditeur, le père dom Ruinart, confond cet Attale encore enfant, puer, dans l’année 532, avec un ami de Sidonius du même nom, et qui était comte d’Autun cinquante ou soixante ans plus tôt. Cette erreur, qui ne peut être imputée à l’ignorance, est si grossière, qu’elle en devient en quelque sorte moins répréhensible.
  108. Ce Grégoire, bisaïeul de saint Grégoire de Tours (t. II, p. 197, 490), vécut quatre-vingt-douze ans ; il fut quarante ans comte d’Autun, et trente-deux ans évêque de Langres. Si l’on peut en croire le poète Fortunatus, Grégoire fit admirer également son mérite dans ces deux postes distingués.

    Nobilis antiquâ decurrens prole parentum,
     Nobilior gestis, nune super astra manet.
    Arbiter ante ferox, dein pius ipse sacerdos,
     Quos domuit Judex, fovet amore patris.

  109. Comme M. de Valois et le père Ruinart veulent obstinément substituer Mosa à Mosella qui se trouve dans le texte, je dois me conformer à ce changement : cependant, après un examen de la topographie, il m’a semblé que je pourrais justifier le Mosella du texte.
  110. Les parens de saint Grégoire, Gregorius-Florentius-Georgius, étaient nobles d’extraction, natalibus… illustres, et possédaient d’amples patrimoines, latifundia, en Auvergne et en Bourgogne. Il naquit en 539, fut consacré évêque de Tours en 573, et mourut en 593 ou 595, peu de temps après qu’il eut fini son histoire. Voyez sa Vie, par Odon, abbé de Clugny, t. II, p. 129-135, et une nouvelle Vie dans les Mém. de l’Acad., etc., t. XXVI, p. 598-637.
  111. Decedente atque immo potius pereunte ab urbibus gallicanis liberalium culturâ literarum, etc. In præf., t. II, p. 137. Telles sont les plaintes de saint Grégoire lui-même, qu’il justifie par ses propres ouvrages. Son style manque également d’élégance et de simplicité. Dans un rang distingué il fut toujours étranger à son siècle et à son pays ; et dans un ouvrage prolixe, dont les cinq derniers livres ne contiennent que l’espace de dix années, il a omis presque tout ce qui peut exciter la curiosité des générations suivantes. J’ai acquis, par un jugement long et fastidieux, le droit de prononcer ce jugement défavorable.
  112. L’abbé de Mably (t. I, p. 247-267) a confirmé avec soin cette opinion du président de Montesquieu, Esprit des Lois, l. XXX, c. 13.
  113. Voyez Dubos, Hist. crit. de la Monarch. franc., t. II, l. VI, c. 9, 10. Les antiquaires français posent pour principe que les Romains et les Barbares sont faciles à distinguer par leurs noms. Leurs noms sont sans doute une présomption ; cependant, en lisant saint Grégoire de Tours, j’ai observé un Gondulfus d’extraction romaine ou sénatoriale (l. VI, c. 11, tom. II, p. 273), et un Claudius, Barbare (l. VII, c. 29, p. 303).
  114. Ennius Mummolus est cité à différentes fois par saint Grégoire de Tours, depuis le quatrième livre (c. 42, p. 224) jusqu’au septième (c. 40, p. 310). Le calcul par talens est assez extraordinaire ; mais si saint Grégoire attachait un sens à ce mot inusité, les trésors de Mummolus devaient excéder cent mille livres sterling.
  115. Voy. Fleury, Discours 3 sur l’histoire ecclésiastique.
  116. L’évêque de Tours a consigné lui-même dans ses écrits les plaintes de Chilpéric, petit fils de Clovis. Ecce pauper remansit fiscus noster ; ecce divitiæ nostræ ad ecclesias sunt translatæ : nulli penitus nisi soli episcopi regnant, l. VI, c. 46, t. II, p. 291.
  117. Voyez le code Ripuaire, tit. 36, t. IV, p. 241. La loi Salique ne pourvoit point à la sûreté du clergé ; et nous pouvons supposer, à l’honneur de la tribu la plus civilisée, qu’elle ne prévoyait pas qu’on pût pousser l’impiété jusqu’au meurtre d’un prêtre. Cependant Prétextat, archevêque de Rouen, fut assassiné au pied des autels par l’ordre de Frédégonde. (Saint Grégoire de Tours, l. VIII, c. 31, t. II, p. 326.)
  118. M. Bonamy (Mém. de l’Acad. des inscript., t. XXIV, p. 582-670) a prouvé l’existence de la lingua romana rustica, qui fut l’origine de la langue romance, et a été insensiblement portée à l’état de perfection où est aujourd’hui la langue française. Sous la race carolingienne, les princes et les nobles de France comprenaient encore l’ancien dialecte de leurs ancêtres.
  119. Ce beau système a été trouvé dans les bois. Montesquieu, Esprit des Lois, l. XI, c. 6.
  120. Voy. l’abbé de Mably, Observat., etc., l. I, p. 34-56. Il semblerait que cette institution d’assemblées nationales, dont l’origine en France est aussi ancienne que la nation, n’ait jamais convenu au génie des Français.
  121. Saint Grégoire de Tours (l. VIII, c. 30, l. II, p. 325, 326), raconte avec beaucoup d’indifférence les crimes, le reproche et l’apologie. Nullus regem metuit, nullus ducem, nullus comitem reveretur ; et si fortassis alicui ista displicent, et ea, pro longævitate vitæ vestræ, emendare conatur, statim seditio in populo, statim tumultus exoritur, et in tantum unusquisque contra seniorem, sævâ intentione grassatur, ut vix se credat evadere, si tandem silere nequiverit.
  122. L’Espagne a été particulièrement malheureuse dans ces siècles d’obscurité. Les Francs avaient un saint Grégoire de Tours, les Saxons ou Angles un Bède, les Lombards un Paul Warnefrid, etc. ; mais on ne trouve l’histoire des Visigoths que dans les Chroniques concises et imparfaites d’Isidore de Séville et de Jean de Biclar.
  123. Telles sont les plaintes de saint Boniface, l’apôtre de la Germanie et le réformateur de la Gaule, t. IV, p. 94. Les quatre-vingts ans de licence et de corruption qu’il déplore semblent annoncer que les Barbares furent admis dans le clergé vers l’année 660.
  124. Les Actes des conciles de Tolède sont encore aujourd’hui les monumens les plus authentiques de l’Église et de la constitution de l’Espagne. Les passages suivans sont particulièrement importans : l. III, 17, 18 ; IV, 75 ; V, 2, 3, 4, 5, 8 ; VI, 11, 12, 13, 14, 17, 18 ; VII, 1 ; XIII, 2, 3, 6. J’ai trouvé des renseignemens très-utiles dans Mascou, Histoire des anciens Germains, XV, 29, et les notes 26 et 33 ; et dans Ferreras, Hist. générale de l’Espagne, t. II.
  125. Dom Bouquet a publié, t. IV, p. 278-460, le Code correct des Visigoths, divisé en douze livres. Le président de Montesquieu (Esprit des Lois, l. XXVIII, c. 1) l’a traité avec une sévérité excessive. Le style m’en déplaît, et je hais l’esprit de superstition qui s’y montre ; mais je ne crains point de dire que cette jurisprudence civile annonce l’état d’une société plus policée et plus éclairée que celle des Bourguignons ou même des Lombards.
  126. Voyez saint Gildas, De excidio Britanniæ, c. 11-25 ; p. 4-9, édit. Gale ; Hist. Britonum de Nennius, c. 28, 35-65, p. 105-115, édit. Gale ; Bède, Hist. ecclesiast. Gentis Anglorum, l. I, c. 12-16, p. 49-53, c. 22, p. 58, édit. Smith ; Chron. Saxonicum, p. 11-23, etc., edit. Gibson. Les lois des Anglo-Saxons ont été publiées par Wilkins, Londres, 1731, in-folio, et les Leges Wallicæ, par Wotton et Clarke, Londres, 1730, in-folio.
  127. Le laborieux M. Carte et l’ingénieux M. Whitaker sont les deux historiens modernes qui m’ont été le plus utiles dans mes recherches. L’historien particulier de Manchester embrasse sous ce titre obscur un sujet presque aussi étendu que l’histoire générale d’Angleterre.
  128. Le fait de cette invitation, à laquelle les expressions vagues de saint Gildas et de Bède pourraient faire ajouter quelque foi, a été arrangé par Witikind, moine saxon du dixième siècle, qui en a fait un récit régulier et accompagné de toutes ses circonstances. (Voyez Cousin, Histoire de l’empire d’Occident, t. II, p. 356.) Rapin et Hume lui-même se sont servis trop légèrement de cette autorité suspecte, sans égard pour le témoignage précis et probable de Nennius. Interea venerunt tres Chiulæ à Germaniâ in exilio pulsæ, in quibus erant Hors et Hengist.
  129. Nennius accuse les Saxons d’avoir massacré trois cents chefs des Bretons. Ce crime ne paraît pas fort éloigné de leurs mœurs sauvages ; mais nous ne sommes pas obligés de croire qu’ils aient eu pour tombeau Stonehenge, que les géans avaient anciennement transporté d’Afrique en Irlande, et qui fut rapporté en Bretagne par l’ordre de saint Ambroise et l’art de Merlin. Voyez Geoffroy de Monmouth, l. VIII, c. 9, 12.
  130. Bède parle clairement de toutes ces tribus (l. I, c. 15, p. 52 ; l. V, c. 9, p. 190) ; et malgré les remarques de M. Whitaker (Hist. de Manchester, vol. II, p. 538-543), je ne vois point qu’il y ait d’absurdité à supposer que les Frisons, etc., se mêlèrent aux Anglo-Saxons.
  131. Bède a compté sept rois, deux Saxons, un Jute et quatre Angles, qui acquirent successivement dans l’heptarchie une supériorité de puissance et de renommée ; mais leur règne était fondé sur la conquête et non sur la loi. Il observe toujours dans les mêmes termes qu’il a employés pour désigner le genre de leur puissance, que l’un d’eux soumit les îles de Man et d’Anglesey, et qu’un autre imposa un tribut aux Pictes et aux Écossais. Hist. ecclésiast., l. II, c. 5, p. 83.
  132. Voyez saint Gildas, De excidio Britanniæ, c. 1, p. 1, édit. de Gale.
  133. M. Whitaker (Hist. de Manchester, vol. II, p. 503-516) a démontré d’une manière vive et frappante cette absurdité palpable que la plupart des historiens généraux ont négligée pour s’occuper de faits plus intéressans.
  134. À Beran-Birig ou Barbury-Castle, près de Marlborough ; la Chronique saxonne cite le nom et la date. Camden (Britannia, vol. I, p. 128) fixe le lieu ; et Henri d’Huntingdon (Scriptores post Bedam, p. 314) raconte les circonstances de cette bataille. Elles paraissent probables, et les historiens du douzième siècle ont pu consulter des autorités qui n’existent plus.
  135. Le pays de Cornouailles fut totalement soumis (A. D. 927-941) par Athelstan, qui établit une colonie anglaise à Exeter, et repoussa les Bretons au-delà de la rivière de Tamar. (Voy. William de Malmesbury, l. II. Dans les Scriptores post Bedam, p. 50). La servitude dégrada l’esprit des chevaliers de Cornouailles ; et il paraîtrait, par le roman de Tristan, que leur lâcheté était passée en proverbe.
  136. L’établissement des Bretons dans la Gaule au sixième siècle, est attesté par Procope, saint Grégoire de Tours, le second concile de Tours (A. D. 567), et par la moins suspecte de leurs Chroniques et de leurs Vies des Saints. La signature d’un évêque breton au premier concile de Tours (A. D. 461 ou plutôt 481), l’armée de Riotamus, et les déclamations vagues de saint Gildas (alii transmarinas petebant regiones, c. 35, p. 8), semblent constater une émigration dès le milieu du cinquième siècle. Avant cette époque, on ne trouve les Bretons de l’Armorique que dans des romans ; et je suis surpris que M. Whitaker (Hist. des Bretons, p. 214-221) copie si fidèlement la méprise impardonnable de Carte, dont il a si rigoureusement relevé des erreurs peu importantes.
  137. Les antiquités de la Bretagne qui ont fourni le sujet d’une contestation politique, ont été éclaircies par Adrien de Valois (Notitia Galliarum, sub voce Britannia Cismarina, p. 98-100) ; M. d’Anville (Notice de l’ancienne Gaule, Corisopiti, Curiosolites, Osismii, Vorganium, p. 248, 258, 508, 720) ; et États de l’Europe (p. 76-80) ; Longuerue (Descript. de la France, t. I, p. 84-94), et l’abbé de Vertot (Hist. critiq. de l’établ. des Bretons dans les Gaules, 2 vol. in-12, Paris, 1720). Je puis me vanter d’avoir examiné l’original de l’autorité qu’ils ont produite.
  138. Bède, qui dans sa Chronique (p. 28), place Ambroise sous le règne de Zénon (A. D. 474-491), observe que ses parens avaient été purpurâ induti, ce qu’il explique dans son histoire ecclésiastique par regium nomen et insigne ferentibus, l. I, c. 16, p. 53. L’expression de Nennius (c. 44, p. 110, édit. de Gale) est encore plus singulière : Unus de consulibus gentil romanicæ, est pater meus.
  139. La conjecture unanime, mais suspecte de nos antiquaires, confond Ambroise avec Natanleod, qui périt avec cinq mille de ses sujets (A. D. 508), dans une bataille contre Cerdic, le Saxon d’Occident. Chron. saxon., p. 17, 18.
  140. Comme les bardes gallois, Myrdhin, Llomarch et Taliessin, me sont parfaitement inconnus, je fonde ma confiance, relativement à l’existence et aux exploits d’Arthur, sur le témoignage simple et circonstancié de Nennius (Hist. Brit., c. 62, 63, p. 114. M.). Whitaker (Hist. de Manch., vol. II, p. 31-71) a composé une histoire intéressante et même probable des guerres d’Arthur ; mais il est impossible d’admettre la réalité de la Table ronde.
  141. M. Thomas Warton a éclairci avec le goût d’un poète et l’exactitude active d’un antiquaire, les progrès des romans et l’état des sciences dans les siècles mitoyens. J’ai tiré des instructions qui m’ont été fort utiles, des deux savantes Dissertations qui se trouvent à la tête de son premier volume de l’histoire de la poésie anglaise.
  142. Andredes-Ceaster ou Anderida, était située, selon Camden (Britannia, vol. I, p. 258), à Newenden, dans les terres marécageuses de Kent, peut-être couvertes jadis des eaux de la mer, et sur le bord de la grande forêt (Anderida) qui couvrait une si grande partie de Sussex et du Hampshire.
  143. Hoc anno (490), Aella et Cissa obsederunt Andredes-Ceaster et interfecerunt omnes qui id incoluerunt ; adeo ut ne unus Brito ibi superstes fuerit. Chron. saxon., p. 15. Cette expression est plus effrayante dans sa simplicité que toutes les vagues et ennuyeuses lamentations du Jérémie de la Bretagne.
  144. Le docteur Johnson affirme qu’un très-petit nombre de mots anglais seulement tirent leur origine de la langue bretonne. M. Whitaker, qui entend le breton, en a découvert plus de trois mille, et en a fait un Catalogue, vol. II, p. 235-329. Il est possible à la vérité qu’une partie de ces mots aient été transportés de la langue latine ou saxonne dans l’idiome natif de la Bretagne.
  145. Au commencement du septième siècle, les Francs et les Anglo-Saxons entendaient mutuellement leurs langages dérivés de la même racine teutonique. (Bède, l. I, c. 25, page 60.)
  146. Après la première génération de missionnaires écossais ou italiens, les dignités de l’Église furent remplies par des prosélytes saxons.
  147. Histoire d’Angleterre par Carte, vol. I, p. 195. Il cite les historiens bretons ; mais je soupçonne que Geoffroy de Monmouth est sa seule autorité, l. VI, c. 15.
  148. Bède, Hist. ecclés., l. I, c. 15, p. 52. Le fait est probable et bien attesté ; cependant tel était le mélange confus des tribus germaines, que nous trouvons dans une période suivante, la loi des Angles et des Warins de la Germanie. Lindenbrog, codex, p. 479-486.
  149. Voyez la savante et utile histoire de la Grande-Bretagne par le docteur Henri, vol. II, p. 388.
  150. Quicquid, dit Jean de Tinemouth, inter Tinam et Tesam fluvios extitit sola eremi vastitudo tunc temporis fuit, et idcirco nillius ditioni servivit, eò, quod sola indomitorum et sylvestrium animalium spelunca et habitatio fuit, apud Carte, vol. I, p. 195. L’évêque Nicholson m’apprend (Bibl. histor. angl., p. 65, 98) que l’on conserve dans les Bibliothéques d’Oxford, Lambeth, etc., de très-belles copies des volumineuses collections de Jean de Tinemouth.
  151. Voyez la mission de Wilfrid, etc., dans Bède, Hist. ecclés., l. IV, c. 13, 16, p. 155, 156, 159.
  152. D’après les témoignages conformes de Bède (l. II, c. 1, p. 78) et de Guillaume de Malmsbury (l. III, p. 102), il paraît que les Anglo-Saxons persévérèrent depuis le premier siècle jusqu’au dernier dans cette pratique qui offense la nature. Ils vendaient publiquement leurs enfans dans les marchés de Rome.
  153. Selon les lois d’Ina, ils ne pouvaient pas être vendus légitimement pour passer au-delà des mers.
  154. La vie d’un vallus ou cambricus homo, qui possédait une hyde de terre, était appréciée par la même loi d’Ina à cent vingt schellings, tit. XXXII, in leg. Anglo-Saxon., p. 20. Elle accorde deux cents schellings pour un Saxon libre, et douze cents pour un seigneur saxon. Voyez aussi leg. Anglo-Saxon., p. 71. Nous pouvons observer que ces législateurs, les Saxons occidentaux et les Merciens, continuèrent leurs conquêtes dans la Bretagne après qu’ils eurent embrassé le christianisme. Les lois de quatre rois de Kent ne daignent pas même indiquer l’existence de leurs sujets bretons.
  155. Voyez Carte, Hist. d’Anglet., vol. I, p. 278.
  156. À la fin de son histoire (A. D. 731), Bède décrit l’état ecclésiastique de l’île, et blâme la haine implacable, quoique impuissante, des Bretons contre les Anglais et l’Église catholique, l. V, c. 23, p. 219.
  157. Le voyage de M. Pennant dans le pays de Galles (p. 426-449), m’a fourni une anecdote très-intéressante sur les bardes gallois. Dans l’année 1568, on tint à Caerwys une session par l’ordre spécial de la reine Élisabeth, et cinquante-cinq ménestrels y reçurent régulièrement leurs grades en musique vocale et instrumentale ; la famille de Mostyn, qui présidait, adjugea pour prix une harpe d’argent.
  158. Regio longé latèque diffusa, milite, magis quam credibile sit, referta. Partibus equidem in illis miles unus quinquaginta generat, sortitus more barbaro denas aut amplius uxores. Ce reproche de Guillaume de Poitiers, dans les historiens de France, t. II, p. 88, est repoussé par les éditeurs bénédictins.
  159. Giraldus Cambrensis n’accorde ce don d’une éloquence prompte et hardie qu’aux Romains, aux Français et aux Bretons. Le malveillant Gallois insinue que la taciturnité des Anglais pourrait bien être l’effet de leur esclavage sous le gouvernement des Normands.
  160. La peinture des mœurs du pays de Galles et de l’Armorique est tirée de Giraldus (Descript. Cambriæ, c. 6-15, inter script. Cambden., p. 886-891) et des auteurs cités par l’abbé de Vertot (Hist. crit., t. II, p. 259-266).
  161. Voy. Procope, De bell. goth., l. IV, c. 20, p. 620-625. L’historien grec paraît si confondu des prodiges qu’il raconte, qu’il tente faiblement de distinguer les îles de Brittia et de Bretagne, qu’il a identifiées d’avance par tant de circonstances inséparables.
  162. Théodebert, roi d’Austrasie, et petit-fils de Clovis, était le prince le plus puissant et le guerrier le plus redouté de son siècle ; et l’on peut placer cette aventure remarquable entre les années 534 et 547, époques du commencement et de la fin de son règne. Sa sœur Theudechilde se retira dans la ville de Sens, où elle fonda des monastères et distribua des aumônes. Voyez les Notes des éditeurs bénédictins, t. II, p. 216. Si nous en croyons les éloges de Fortunatus (l. VI, carm. 5, t. II, p. 507), Radiger perdit la plus estimable des femmes.
  163. Elle était peut-être sœur d’un des princes ou chefs des Angles, qui descendirent en 527 et dans les années suivantes, entre l’Humber et la Tamise, et qui fondèrent peu à peu les royaumes de Mercie et d’Estanglie. Les écrivains anglais paraissent ignorer leurs noms et leur existence ; mais Procope peut avoir suggéré à M. Rowe le caractère et la situation de Rodogune dans la tragédie du Royal converti.
  164. On ne trouve aucune trace dans la volumineuse histoire de saint Grégoire de Tours, d’aucunes relations soit hostiles, soit amicales, entre la France et l’Angleterre, si l’on en excepte le mariage de la fille de Caribert, roi de Paris. Quam regis cujusdam in Cantiâ filius matrimonio copulavit. l. IX, c. 26, t. II, p. 348. L’évêque de Tours finit son histoire et sa vie presque immédiatement avant la conversion de la province de Kent.