Leon Battista Alberti, De la statue et de la peinture : Prologue 1435

Traduction Claudius Popelin 1868


PROLOGUE.

Lecteur bienveillant, je te présente un nouveau livre. À ceux qui ne sont pas mes amis j’adresserai cette prière de ne pas l’ouvrir ; mais qui m’aime aimera mon chien, lequel, s’il n’est de noble race, a du moins cette qualité de ne mordre pas. Tourne donc la page, et sois indulgent pour cet humble travail que j’ai fait aux heures dérobées sur mes petites affaires. Et d’abord, si tu peux me permettre de commencer par une digression, je te dirai d’où me vint l’idée de cette entreprise.

Naguère, comme j’étais avec plusieurs hommes de bien, tant peintres qu’écrivains, chez une noble Dame, il advint qu’après le repas où elle nous avait conviés, on devisa de choses et d’autres, passant des menus propos aux plus grands, et vice versa, comme c’est coutume.

Là, assez nouveau, d’ailleurs, et peu privé, me sentant le moindre entre tous, je me tenais dans une discrète et prudente réserve. Non que j’eusse crainte ou éprouvasse quelque embarras, car la Dame de céans est la plus courtoise personne qui se puisse voir par toute la terre ; mais il faut croire que j’avais en l’esprit ce mot des Soliloques d’Isidore : Sint tua verba pauca, parle peu.

Donc, avisant mon petit personnage, la Dame de la maison me fit cet honneur de m’interpeller, et, me fixant de son regard très-clair, me dit avec un gracieux parler : « Ne causez-vous pas d’aventure ? — Oui’dà, madame, d’ordinaire, et de reste à mes heures ; mais ce m’est profit d’écouter : à petit chaudron grandes oreilles. » Dont se prit à rire la bonne Dame. « Çà, fit-elle, je veux que vous soyez à l’aise en ma maison ; rompez cette tenue, je vous en prie et vous l’ordonne. » Puis, se tournant vers quelques-uns en me désignant : « Voyez-le, il n’est pas encore acclimaté céans, ainsi tous êtes-vous dès l’abord, et si longtemps qu’il vous faut de force pendre au cou vos lettres de naturalisation. Or, je vous adjure de laisser là cette coutume qui sied mal à des hommes de valeur. Aussi bien, tels, n’êtes-vous pas vous-mêmes. Votre esprit, gentil d’ordinaire et qui volontiers ouvre ses ailes, demeure opprimé dans cette cage de timide maintien. Restituez-lui son vol, autrement c’est me faire tort d’autant. »

Je vous laisse à penser si ces bonnes paroles d’une personne qui nous peut faire tous les biens et honneurs du monde nous réjouirent tant que nous étions. Quant à moi, j’en fus fort aise, et pour l’en remercier la saluai-je très-doucement, encore que j’eusse pu, en toute révérence et soumission, baiser sa belle main, si j’eusse eu plus mâle courage.

Or, comme l’autorité de son commandement m’eut fait croître le cœur, je pris part à la conversation, où elle fit merveille, étant de sa personne très-bien entretenue à l’exercice des lettres humaines et on ne peut mieux instituée. Chacun, d’ailleurs, stimulé du désir de satisfaire la vertueuse inclination qu’on lui sait aux arts, s’efforça de se bien montrer, et, vu la complexion des esprits, on ne sut y devisant de cent mille besognes, en trouver aucune qui ne retournât sans cesse aux beaux-arts. Ce fut bientôt le seul texte des causeries de toute l’assemblée.

J’entendis de belles théories, des préceptes admirables, des observations profondes, des doctrines savantes. Je compris bien cette belle sentence grecque de je ne sais plus quel poëte :


μεγάλη παίδευσις ἐν ἀνθρώποισι σιωπή !

Ô la grande discipline que le silence parmi les hommes !


Car, je dois faire cet aveu que j’étais retombé dans mon mutisme. Aussi bien, assistant à une joute courtoise où les débris des lances étaient encore de si beaux morceaux, je ne fus pas assez mal avisé que d’y faire pénader mon cheval, et j’observai sans peine, à mon profit, ce commandement émané de la sagesse de nos pères : Apprends moult, parle peu ni prou.

Toutefois, rentré dans mon logis et songeant à part moi, avant que de dormir, au feu d’artifice