De la statue et de la peinture/Prologue

Traduction par Claudius Popelin (prologue, biographie et épilogue).
A. Levy, Éditeur (p. 8-34).

PROLOGUE.

lettrine L
ecteur bienveillant, je te présente un nouveau livre. À ceux qui ne sont pas mes amis j’adresserai cette prière de ne pas l’ouvrir ; mais qui m’aime aimera mon chien, lequel, s’il n’est de noble race, a du moins cette qualité de ne mordre pas. Tourne donc la page, et sois indulgent pour cet humble travail que j’ai fait aux heures dérobées sur mes petites affaires.
Et d’abord, si tu peux me permettre de commencer par une digression, je te dirai d’où me vint l’idée de cette entreprise.

Naguère, comme j’étais avec plusieurs hommes de bien, tant peintres qu’écrivains, chez une noble Dame, il advint qu’après le repas où elle nous avait conviés, on devisa de choses et d’autres, passant des menus propos aux plus grands, et vice versa, comme c’est coutume.

Là, assez nouveau, d’ailleurs, et peu privé, me sentant le moindre entre tous, je me tenais dans une discrète et prudente réserve. Non que j’eusse crainte ou éprouvasse quelque embarras, car la Dame de céans est la plus courtoise personne qui se puisse voir par toute la terre ; mais il faut croire que j’avais en l’esprit ce mot des Soliloques d’Isidore : Sint tua verba pauca, parle peu.

Donc, avisant mon petit personnage, la Dame de la maison me fit cet honneur de m’interpeller, et, me fixant de son regard très-clair, me dit avec un gracieux parler : « Ne causez-vous pas d’aventure ? — Oui’dà, madame, d’ordinaire, et de reste à mes heures ; mais ce m’est profit d’écouter : à petit chaudron grandes oreilles. » Dont se prit à rire la bonne Dame. « Cà, fit-elle, je veux que vous soyez à l’aise en ma maison ; rompez cette retenue, je vous en prie et vous l’ordonne. » Puis, se tournant vers quelques-uns en me désignant : « Voyez-le, il n’est pas encore acclimaté céans, ainsi tous êtes-vous dès l’abord, et si longtemps qu’il vous faut de force pendre au cou vos lettres de naturalisation. Or, je vous adjure de laisser là cette coutume qui sied mal à des hommes de valeur. Aussi bien, tels, n’êtes-vous pas vous-mêmes. Votre esprit, gentil d’ordinaire et qui volontiers ouvre ses ailes, demeure opprimé dans cette cage de timide maintien. Restituez-lui son vol, autrement c’est me faire tort d’autant. »

Je vous laisse à penser si ces bonnes paroles d’une personne qui nous peut faire tous les biens et honneurs du monde nous réjouirent tant que nous étions. Quant à moi, j’en fus fort aise, et pour l’en remercier la saluai-je très-doucement, encore que j’eusse pu, en toute révérence et soumission, baiser sa belle main, si j’eusse eu plus mâle courage.

Or, comme l’autorité de son commandement m’eut fait croître le cœur, je pris part à la conversation, où elle fit merveille, étant de sa personne très-bien entretenue à l’exercice des lettres humaines et on ne peut mieux instituée. Chacun, d’ailleurs, stimulé du désir de satisfaire la vertueuse inclination qu’on lui sait aux arts, s’efforça de se bien montrer, et, vu la complexion des esprits, on ne sut y devisant de cent mille besognes, en trouver aucune qui ne retournât sans cesse aux beaux-arts. Ce fut bientôt le seul texte des causeries de toute l’assemblée.

J’entendis de belles théories, des préceptes admirables, des observations profondes, des doctrines savantes. Je compris bien cette belle sentence grecque de je ne sais plus quel poëte :


μεγάλη παίδευσις ἐν ἀνθρώποισι σιωπή !

Ô la grande discipline que le silence parmi les hommes !


Car, je dois faire cet aveu que j’étais retombé dans mon mutisme. Aussi bien, assistant à une joute courtoise où les débris des lances étaient encore de si beaux morceaux, je ne fus pas assez mal avisé que d’y faire pénader mon cheval, et j’observai sans peine, à mon profit, ce commandement émané de la sagesse de nos pères : Apprends moult, parle peu ni prou.

Toutefois, rentré dans mon logis et songeant à part moi, avant que de dormir, au feu d’artifice de bonne doctrine qui m’était parti devant les yeux, il me vint cette idée d’allumer en mon particulier les menues fusées que j’avais en poche. Et comme, le lendemain au matin, j’étais monté dans ma bibliothèque, je m’assis dans mon grand fauteuil et je pris mon plus beau papier.

Ô phénomène bizarre des opérations du cerveau ! Tout s’était évaporé ! Mes idées, si nettes pendant la nuit, m’apparurent excessivement confuses. Le peu que j’en pouvais rassembler était d’une banalité révoltante. Combien de temps mordillai-je les barbes de ma plume ? Je ne saurais le dire. Stupéfait, je considérais, sans penser, les volumes alignés sous leurs livrées multicolores ; et, m’écriant avec le bon Richard de Bury, chancelier d’Angleterre : « O libri, soli libérales et liberi ! Ô livres, vous qui seuls possédez la libéralité comme la liberté ! Qui omni petenti tribuitis ! qui accordez tout au premier requérant ! » j’allai leur demandant s’ils n’avaient pas vu par hasard la clef de mon entendement. Je m’approchai d’eux, j’ouvris les vitres, j’aspirai la forte odeur des basanes, chère aux bibliophiles, je maniai avec amour les vieux parchemins contemporains des vieux types. Or j’avisai un volume dont le vélin luisant et jauni par un usage de trois siècles avait cet air vénérable des bonnes choses antiques, et, l’ouvrant, je lus ce titre au milieu d’une belle image, suivant la coutume de ces temps  :

OPUSCOLI MORALI
DI
LEON-BATTISTA
ALBERTI
gentil’huomo firentino
ne’ quali si contengono molti ammaestramenti
necessarii al viver del Huomo cosi posto
in dignità corne privato
Tradotti et parte correti da M.
COSIMO BARTOLI
In Venezia appresso Francesco Franceschi, Sanese, 1568.

Là, entre autres petits traités philosophiques ou scientifiques qui ont leur prix, se trouvent ceux della Statua et della Pittura.

Bien jeune, je les avais lus à Florence. J’avoue que je ne les avais pas goûtés. Cela m’avait paru trop naïf. Je l’étais moi seul un peu trop. C’est un mal dont chaque année emporte quelque chose. Bref, je les relus. Avec tant de science j’admirai tant de simplicité, je fus touché de cet amour du bien faire qui ressort des œuvres des maîtres, et lorsque j’eus fini cette lecture je fus comme désensorcelé. Il semblait que l’enchanteur qui m’avait mystifié revenait, vaincu par ce charme, me rendre la possession de mes idées. Mais je pensai que je les devais laisser de côté, quitte à les reprendre plus tard, et que, par reconnaissance pour mon vieux livre, par sollicitude pour mes amis, je ferais mieux de mettre ceux-ci à même de lire celui-là dans notre propre langue, que de donner au public mes élucubrations personnelles.

Certes, le législateur de l’académie degli Umidi, Cosimo Bartoli, prieur de San-Giovanni, humaniste et mathématicien, que Crescimbeni crut même devoir mettre au rang des poëtes pour une Canzone qui se trouve après le troisième des Ragionamenti sopra alcuni luoghi di Dante, le traducteur de l’Architettura de Leon-Battista Alberti, a fait une excellente translation des œuvres morales de cet auteur ; mais, ce petit mot du titre et parte corretti me fit appréhender qu’il n’ait été quelque peu traditore, suivant la coutume proverbiale de tout traduttore d’ancien régime. Je crus qu’il serait plus consciencieux de faire mon travail sur le texte original, qui est en latin et qu’on trouve, du moins pour le traité de la Peinture, à la fin du Vitruve des Ebzevirs. Cependant je dois déclarer, en toute justice, qu’à part quelques interpolations et quelques lacunes insignifiantes, la traduction de Bartoli est fort exacte.

Leon-Battista Alberti n’était plus jeune lorsque naissait le Vinci. Il était mort, lorsque ce dernier quitta la Toscane. De ces circonstances ressort une partie de l’intérêt qui s’attache à ce livre. Le plus grand des artistes florentins et peut-être de tous les artistes, Léonard, a mis toute la peinture en quelques pages parvenues mutilées jusqu’à nous. On n’a pas, c’est un grand malheur, le traité qu’en fit, dit-on, Raphaël, et qui ne devait pas être plus volumineux. Celui d’Alberti, antérieur de beaucoup à ceux de ces hommes divins, peut passer pour en être le père. Il est presque le contemporain de celui de Cennino-Cennini, qui, on le sait y écrivit son livre curieux et naïf dans la prison delle Stinche en l’année 1437. Alberti approchait alors de l’âge sérieux de quarante ans. Il était en pleine maturité. Il habitait la même ville que l’élève d’Agnolo de Florence. Cependant quelle distance entre son savoir et celui de son compatriote ! Cennino da Colle di Valdelsa est encore un primitif. Il ne s’est pas dégagé de la raideur byzantine et des traditions hiératiques. En perspective, c’est un pur enfant, il bat les lignes sans préoccupation mathématique et coule dans un moule commun la configuration des fabriques. En dessin, il entend que la femme et les animaux déraisonnables n’aient pas de mesures certaines. En anatomie, il veut que l’homme compte dans la partie gauche une côte de moins que sa compagne. Esprit entièrement du moyen âge y c’est au nom de la Sainte-Trinité qu’il nous apprend à faire la colle de pâte. Alberti appartient à la Renaissance féconde et païenne. La Vierge, saint Eustache, saint Jean-Baptiste, saint Antoine de Padoue, et généralement tous les saints et saintes de Dieu, n’ont que voir dans son enseignement. Le livre de Cennino Cennini diffère peu de celui du moine Théophile, qui lui est antérieur de deux siècles ; le traité d’Alberti est tout proche parent de celui de Léonard de Vinci, qu’il précède de cinquante ans. Il est on ne peut plus concis. Qui le connaît ? qui l’a lu ? Et, cependant, il inaugure l’ère de la vraie science graphique. Premier écho d’une méthode scientifique, il écrit sur la stèle académique ce mot sage que Platon affichait sur son école : « Qu’il n’entre pas ici, celui qui n’est géomètre. »

De nos jours, où l’on traite des arts avec tant de facilité et souvent si peu de notions, il est juste et salutaire de donner au public les écrits des bons maîtres qui tracèrent la théorie des arts plastiques. C’étaient de grands artistes. Laissez-moi croire que cela leur conférait quelque autorité. Ils n’en abusaient pas pour être incompréhensibles et prolixes, mais ils attachaient une importance capitale aux principes, persuadés que, pour aller loin, l’essentiel est de bien partir.

Aujourd’hui on est plus compliqué, et l’emploi des termes métaphysiques donne de l’importance à l’enseignement. Tel point insignifiant de l’art fournit parfois matière à des volumes. En vérité, il faut, comme dit Molière, que les gens de ce pays-ci soient de grands babillards.

En ce temps d’esthétique, chacun semble prendre l’art pour le pré communal où de droit peut paître sa bête. Dans une langue remarquable, mais qui pour nous, simples artistes, n’est souvent que du haut allemand, des esprits très-déliés, érudits, faconds, aptes, comme les avocats, à tout aborder grâce à l’éloquence, sautent tout bottés sur la critique artistique, et les voilà partis. En les voyant, si braves, mener sans broncher leur galop à travers les hautes futaies de la théorie, il n’est si petit écolier, transfuge de rhétorique, qui ne se croie le droit de s’intituler critique d’art et le caractère suffisant pour exercer ce sacerdoce. Alors qu’il va trottinant doucement sur le bidet de sa métaphysique, distribuant palmes et férules, hélas ! combien encore le suivent à califourchon sur un bâton et remplissent de bruit les gazettes ! Qu’est-ce à dire ? Suivant la vieille locution gauloise, l’école a-t-elle couché ouverte, que les ânes parlent latin ? Chacun s’en mêle à présent, et nous pouvons dire avec le bonhomme Scarron :

    
Un barbier y met bien la main,
Qui, bien souvent, n’est qu’un vilain,
Et dans son métier un grand aze.

Mais l’esthétique est un pavillon qui couvre la marchandise, et, dès qu’elle resplendit quelque part, comme le tétragramme hébraïque de Jéhovah, il semble qu’il faille s’incliner, et qu’il y ait là un sanctuaire.

Les Grecs entendaient par Αἴσθησις la faculté de sentir. Les modernes en ont fait l’esthétique ou science des sensations. Le jour où Baumgarten, professeur de philosophie à Francfort sur l’Oder, émit, le premier, ce grand mot, il ne se doutait guère de l’énorme consommation qu’en ferait un jour la critique. Incompris des foules, il retentit avec l’autorité d’une trompette qui commande le silence. Les théories transcendantales s’en taillent des robes doctorales. Il y a bien des élucubrations boiteuses auxquelles il sert de béquille, et les pédants s’en font litière. Je ne lui veux aucun mal, mais je trouve que, jusqu’ici, il a fait plus couler d’encre qu’il n’a versé de lumière.

C’est que vouloir établir les principes du beau dans les arts, est chose absolument impossible sans la connaissance approfondie des règles mathématiques qui servent à constater sa présence dans les corps, ou à l’y mettre quand on les représente, la pratique des arts en un mot. Quant à la philosophie du goût, elle n’est qu’une science en l’air, si on veut soumettre son essence à des axiomes définis, au lieu de constater purement et simplement ses phénomènes, qu’il faut savoir encore apprécier par principes.

En somme, Baumgarten ne peut nous dire si la perfection gît dans la forme externe des objets, ou tout simplement dans la manière de la sentir, et, comme tout bon Allemand, il tombe dans le duel éternel de l’objectif et du subjectif. Bref, sa conclusion est que nos idées touchant le beau sont encore enfouies dans le vague.

En vain Mendelssohn espère éclairer ces ténèbres ; sa lampe s’éteint, en plein labyrinthe des opérations de l’âme dans la connaissance du beau. Sulzer, pour distinguer entre le bon, le parfait et le beau, ne nous rend pas ce dernier plus palpable qu’Eberhard ou Lessing ne le font eux-mêmes. Kant, le grand Kant, affirmatif là où Baumgarten hésite, place hardiment le Beau dans les facultés de l’entendement humain, et nullement dans les objets. Dieu nous préserve de le suivre dans les inextricables méandres du beau libre et du beau adhérant ! Fichte en fait une affaire de morale. Jean-Paul Richter effleure la question, mais ne la résoud pas. Les manuels de Krug et de Solger, l’esthétique de Grüber nous laissent tout à fait incertains.

Il serait malheureux, toutefois, pour l’honneur de l’esprit humain, que ces grands hommes n’eussent pas entrepris leurs ouvrages, comme il est éternellement regrettable que Baumgarten n’ait pu terminer son Æsthetica. Les conceptions philosophiques qui s’en dégagent ajoutent à la gloire du raisonnement et contribuent au développement de l’art de penser ; mais leur action sur les beaux-arts n’est que celle d’une des formes variées de la philosophie qui, en toute science, a pour but de rechercher les lois du progrès, et qui ne saurait faire avancer l’art graphique autrement qu’en développant l’esprit de l’artiste et ses facultés pensantes ; résultat précieux, digne d’être poursuivi dans un enseignement bien entendu, qu’un psychologue émérite tel que mon ami Henri Taine ne devait pas trouver au-dessous de sa grande érudition et de son rare talent.

D’ailleurs, cette préoccupation constante de rechercher les lois et les conditions de la beauté établit que celle-ci n’est pas un vain mot. Est-il si malaisé de la définir ? Le beau, n’est-ce pas l’effet apparent des lois qui constituent et conservent l’être ? Que ce soit la vertu, que ce soit l’art, c’est la même poursuite du beau, dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique. Si c’est une erreur étymologique, c’est, du moins, un sentiment très-fin du génie latin que de faire dériver le mot ars du mot grec signifiant la vertu : άπό τής αρετής. L’art, en effet, est la recherche, la constatation et la glorification de la vertu physique, par rapport à la forme. La vertu physique c’est le beau plastique, c’est une juste proportion, un rapport harmonique de la grâce, d’où, naît l’aisance, la légèreté, la mobilité, et de la force qui engendre la durée et la conservation.

Cependant, de même que Moïse ne voyait pas la face de Dieu, mais le dos, comme dit la Bible, ainsi, dans notre aperception de la beauté idéale, ne voyons-nous que le côté relatif, l’aspect absolu nous demeure voilé. Ô beauté, vierge étincelante qui baigne toute nue dans la splendeur céleste, tu éveilles dans les âmes le sentiment de ton être et tu les diriges à l’amour ! C’est toi qui allumes cette ardeur de jouir de cette quintessence de perfection dont chacun aperçoit chez autrui comme un reflet de celle qu’il aimerait en soi, qu’il se prend à désirer, et dont il veut jouir, afin de s’aimer, de se désirer et de jouir de soi-même.

S’il est vrai que l’homme, en naissant, n’a pas la vision rectifiée, et méconnaît les effets de la perspective aérienne, — qui n’a vu un petit enfant vouloir saisir une étoile ? — il faut donc qu’une série d’opérations établisse dans son intellect une notion que ses sens tout d’abord lui refusent. L’artiste est à l’homme qui ne fait pas de sa vue un instrument perpétuel d’étude, ce que cet homme est au petit enfant. Car celui-là, dans les questions d’art, veut aussi saisir des étoiles. Comme il serait, surpris si on lui affirmait qu’il ne voit pas juste, et quelquefois même pas du tout !

Cicéron dit quelque part : Multa vident pictores in umbris et in eminentia, quæ nos non vîdemus. Les peintres voient dans les ombres et dans le relief bien des choses que nous n’apercevons pas. Les ombres et le relief, c’est-à-dire la forme et l’effet.

Le savoir est donc une vision plus pénétrante des choses. Il y a une vision externe qui montre les objets tels qu’ils sont, et une vision interne qui montre les principes rationnels. Perfectionner la première et en faire un instrument de plus en plus infaillible, acquérir la seconde et posséder le jeu de son fonctionnement, c’est ce que fait l’artiste ; c’est ce que doit faire aussi le critique d’art qui prétend sortir de l’historiographie ou de l’archéologie, et dicter, en chaire, les nobles théories. Et quel est le magicien qui nous donne cette double vision ? C’est le dessin.

Les Iconologues italiens, entre autres Cesare Ripa, représentent le dessin sous la figure d’un jeune homme élégant et vigoureux, tenant en main le compas et le miroir. Quelquefois, cependant, c’est sous la forme d’un robuste vieillard muni des mêmes attributs. Cela, soit qu’ils entendent exprimer la beauté, la force et la foi que réclame cet art, soit qu’ils veuillent faire comprendre qu’il est le père de la peinture, de la sculpture et de l’architecture, et lui donnent alors de préférence aux traits d’un héros le grave et mûr maintien qui sied à la paternité. Mais les accessoires emblématiques de ces deux figures sont les mêmes, parce qu’ils expriment la connaissance des mesures et la perception juste des objets. En effet, voir juste et mesurer, tout est là.

Le géométrique, le géométral et le perspectif, tels sont les trois aspects soumis à des lots dont la connaissance constitue la science graphique. Ce que Vitruve appelle graphidos scientia.

Le géométrique mesure l’objet et ses superficies ; il tombe sous les sens. Suivant le tempérament de l’artiste, il parie dans une donnée restreinte soumise au sentiment de l’harmonie et de l’eurythmie. Cette donnée, les différentes écoles (alors qu’il y avait des écoles) en ont établi l’archétype, pour l’anthropographie, dans un canon invariable, mais que les talents indépendants peuvent toujours modifier selon leur génie afin d’affirmer leur style. Là, surtout, gît l’interprétation libre de la nature et le droit de lui imposer de discrètes et religieuses modifications, subordonnées toutefois aux lois naturelles.

Le géométral constate les rapports entre la hauteur de l’objet et la largeur de son plan, ce qui constitue l’étendue, le spatium corporis, le corps sous ses trois dimensions, ce que les Grecs nommaient τό τριχή διαστατόν.

Le perspectif établit la circonscription optique apparente des objets. C’est la science des délinéations scénographiques dans les surfaces, occasionnées par l’éloignement et par la position du spectateur.

Le géométral et le perspectif déterminés par les rapports de la coupe et de l’élévation sont soumis à des lois invariables et mathématiques.

Tout peintre qui ne les saura pas ne sera rien moins qu’un peintre. Tout critique qui les ignorera ne sera qu’un critique sans autorité. La création est révolution de la substance éternelle dans le possible ; Part, c’est la fixation de cette évolution par un artifice. Si tu ne connais pas les lois qui régissent cet artifice, comment saurais-tu les mettre en pratique ? Et toi, critique, sur quoi pourrais-tu fixer ton jugement ? Qui n’a ne peut, c’est inflexiblement vrai. Nul écrivain sans grammaire, sans grammaire nul critique littéraire ; sans principes graphiques nul artiste, nul critique d’art non plus. Il faut que ce dernier soit le truchement entre l’artiste et le public, et qu’il traduise la langue du premier au second qui l’ignore. Ce qui fera son éternel honneur, ce qui fait celui de la grande critique, car elle existe, elle a ses maîtres, c’est de dégager l’impression générale par laquelle se traduisent ces mille notions qui n’intéressent que les spécialistes et les doctes y et de la faire toucher au vulgaire, toujours plus frappé par l’expression d’une passion particulière ou d’un trait de détail que par une haute philosophie de la forme, qu’il n’aperçoit que bien indistinctement.

Quand tu sauras cette grammaire de l’art, alors tu philosopheras, et tu le feras mieux, crois-moi, car tes spéculations métaphysiques seront sagement pondérées par une connaissance certaine des principes, et, semblable aux grues qui autrefois, dit-on, pour se tenir également entre terre et ciel, portaient une pierre entre les pattes, tu voleras d’un vol mieux équilibré.

Autrement, enferme-toi dans l’historiographie des arts. Recueille les contrats authentiques, les actes relatifs aux maîtres. Enfonce-toi, comme c’est un peu la mode, dans l’érudition d’inventaire, qui devient de plus en plus stérile ; ou bien, endoctrine l’artiste sur la coupe des vêtements, sur inconvenance des milieux où sa fantaisie établit sa scène, sur les écarts de son archéologie. Mais, parce que tu auras colligé les codicilles du testament d’un peintre, parce que tu auras découvert les articles secrets des accords d’un autre avec la nièce d’un cardinal, parce que tu auras véhémentement convaincu le troisième d’avoir introduit des Turcs dans des sujets évangéliques et fait dîner le Christ à Venise ; parce que tu auras établi par les traditions byzantines que l’âne de Balaam était un mulet, et prouvé victorieusement qu’Abraham allant combattre Chodorlahomor ne portait pas une armure consulaire, n’estime pas que tu sauras un mot des maîtres et que tu auras le droit d’en parler. Si tu ne les a longuement étudiés dans leurs œuvres à l’aide d’une forte méthode que la connaissance des règles qu’ils ont si bien appliquées mettra seule entre tes mains, tu feras rire à tes dépens les artistes en leur fournissant matière à raillerie, comme ce péripatéticien qui fut à bon droit moqué d’Annibal pour avoir péroré avec plus d’éloquence que de discernement sur le fait de la guerre devant ce capitaine.

C’est une mission bien élevée que de révéler au public la belle synthèse harmonieuse d’une œuvre d’art due à l’étude analytique la plus patiente, d’indiquer aux jeunes artistes cet équilibre parfait de l’esprit d’analyse avec l’esprit synthétique, apanage des hommes forts, et de leur apprendre à ramener le particulier au général, opération qui distingue le penseur : car tout fait ramené aux idées générales est un signe par lequel on reconnaît l’homme.

Contempler les réalités, en dégager les grandes lois et se les assimiler, puis, sous l’influence des facultés créatrices, donner la vie aux matériaux, voilà ce qu’il faut apprendre au jeune homme. Nous ouvrons parfois la main que Nature tient fermée sur ses mystères ; nous y lisons ses secrets, nous les interprétons dans nos œuvres et les rendons sensibles aux hommes. Saisissant l’apparence fugitive des choses, nous fixons la réalité dans des formes plastiques immobilisées, et, donnant un corps à nos sensations, nous les traduisons à autrui en cherchant à les lui faire éprouver. Aider à ce noble commerce, c’est le râle de la critique. Mais il faut qu’elle soit à la hauteur de cette mission. Quant aux préceptes qui doivent diriger les études, c’est affaire aux maîtres de l’art.

Dernièrement j’eus la fortune de lire quelques pages écrites par M. Guillaume, l’éminent statuaire, à propos d’un enseignement élémentaire des beaux-arts. Je n’ai pas l’honneur de connaître M. Guillaume autrement que par ses ouvres : je n’ai pas été surpris de voir un artiste aussi supérieur écrire aussi bien sur un sujet qui lui est familier, et cela m’a confirmé davantage dans cette opinion que, pour bien parler sur les arts, il faut les connaître grammaticalement et par principes.

C’est un grand danger quand des hommes, abusant de leur esprit, se font un jeu de parier d’abondance sur des matières sérieuses qu’ils n’ont pas étudiées. La facilité à manier des paradoxes ne laisse pas que de leur permettre d’éblouir les personnes confiantes. Étrangers aux arts par leur tempérament, ils ne craignent pas, dans leur appétit désordonné de singularité, de nier des règles qu’ils ignorent et de préconiser de folles théories. Ils ébranlent la foi des naïfs. Ils prêtent un appui coupable aux paresseux, aux ignorants, aux fous, trois catégories d’hommes d’un excessif orgueil.

Mais la critique savante, celle qui, laissant les méthodes aux praticiens, élève le niveau de l’art à la hauteur des études philosophiques, c’est, avec toute la critique d’ailleurs, l’honneur et la conquête de notre époque.

Le criticisme qui prend la mesure de l’intellect humain avant d’admettre une seule de ses opérations a, sur les ruines d’un dogmatisme scolastique, élevé de nos jours une solide maison. Quelle soit historique, philologique, littéraire ou artistique, la critique a pour mission de discerner le vrai du faux, et pour devoir de s’informer avant de conclure.

Le sens critique était chez les anciens d’une faiblesse extrême ; nul pendant le moyen âge, il renaît avec l’érudition. Ainsi, Lactance croit aux livres sibyllins, malgré les traces évidentes de contemporanéité. Il croit à l’antiquité des livres d’Hermès. Au seuil de la Renaissance, Marcile Ficin y croit encore ; mais bientôt Patrizzi s’efforce de concilier avec cette opinion des anachronismes tels, que des allusions à Phidias ou au musicien Eunomios, et les explique par des interpolations. Bacon, Locke, Berkeley, Hume, Reide, et la critique naît et grandit ; Casaubon, Bentley, Hermann, la philologie moderne va naître. Saurait-on admirer jamais assez ce que la critique a fait de nos jours, où nous déchiffrons les mythes antiques sur le cippe hermétique, mieux que les contemporains des Lagides, et où le Poimandrès et l’Asclépios nous sont moins obscurs qu’à Stobée, Cyrille, Lactance ou Suidas.

La critique d’art est toute moderne. Nous lui devons d’avoir fait apprécier au public les œuvres des hommes de génie. Elle seule fait toucher du doigt les beautés qu’un public ignorant ou naïf n’irait jamais chercher là où elles se trouvent. Elle a réuni les annales des arts et enregistré les efforts de l’homme pour évoquer le beau dans sa pure clarté. Son rôle est en outre éminemment moral ; elle est la gardienne fidèle et jalouse du mérite de chacun, et son épée flamboyante écarte les plagiaires du temple.

Mais surtout elle élève le niveau des études artistiques. Sans doute, il ne faut pas à tout propos mettre la philosophie en réquisition et tirer l’antinomie de son écrin pour élucider des questions d’art ; mais vouloir absolument avoir raison de tout art à l’aide de la mathématique, c’est substituer un moyen mécanique à l’inspiration et le croire suffisant. Rendons justice aux écrivains éminents qui consacrent leur talent à traiter l’esthétique des arts, et, s’ils ont eu le courage de se faire une éducation spéciale bien assise, payons-leur un juste tribut de gratitude et d’admiration. Félicitons-nous surtout si nous avons touché la fibre sensible d’hommes délicats et évidemment supérieurs au public ; mais s’il arrive que nos efforts n’obtiennent pas toujours leur appui, s’ils méconnaissent quelquefois le but que nous avons atteint, consolons-nous-en par notre propre conscience d’artiste. L’art nous donne des jouissances intimes dont les délicatesses ne sont perçues que par les initiés. Ceux-ci sont comme cet Aspendius, en son temps grand joueur d’engins musicaux, qui, alors qu’il en sonnait à la multitude, s’accompagnait et une si basse et si sourde mélodie qu’elle n’était entendue que de lui seul.

Quant aux détracteurs monomanes, il faut s’en rire. Detractor diabolum portat in lingua, dit saint Bernard. Le détracteur a le diable sur la langue. Il faut se rire aussi de ces pronosticateurs de misères qui s’en vont prêchant à toute heure que notre époque est en décadence. À les entendre, tout va de mal en pis ; c’est le tohu, c’est le bohu ! Eh bien, patience, à force de mal aller, tout ira bien. Quant à nom. Messieurs, nous en sommes fâchés, nous ne prendrons pas de vos almanachs.

Avant tout, ceux qu’il faut toucher, ce sont les maîtres de notre art. C’est d’eux que les éloges et que le blâme doivent nous être sensibles. Constituons nos anciens juges de nos œuvres. Nous le devons bien à ceux qui combattirent devant nous.

Il vieillit, l’artiste qui a parcouru sa voie. Si vaillant qu’il ait été, son éclat passe et sa sève se tarit. Mais il est comme ce symbole de la charité qu’avait adopté pour emblème Isidore Ruberti, auditeur du cardinal Salviati, huomo di molta bonta e di varia erudilione ormio… C’était un olivier dont les branches se desséchaient, mais dont le tronc distillait un suc nourricier pour les ramuscules issus de ses racines. Ainsi, tout en mourant, il alimente et prépare à la vie l’enfance d’une génération nouvelle, et sa devise peut être comme celle dudit emblème : moriens reviviscit, car il nourrit de sa doctrine, qui survit à ses forces, toute cette jeunesse qui naît de lui.

Oh ! l’outrecuidante et vaine opinion que celle de croire qu’on se puisse passer de maîtres ! Nature n’a pas permis que quelque chose procédât de rien. C’est ce qu’exprime avec force l’ex nihilo nihil fit des anciens cabbalistes. Bon gré mal gré il faut se l’attacher à une école, à un enseignement. L’originalité propre n’en saurait être amoindrie. Mille flambeaux se peuvent allumer à un même foyer. Il est un fond commun de hautes traditions, patrimoine et héritage de tous, source vive de nobles doctrines où se déversent les affluents des principes conquis par les bons maîtres ; les zélateurs de l’art s’y peuvent abreuver tout en conservant leur personnalité bien tranchée ; c’est ainsi que des oiseaux de plumes diverses se désaltèrent dans une même coupe et s’envolent après par tous les coins du ciel.

Continuer des traditions, c’est le seul moyen de marcher droit. Il faut que l’art soit une chaîne ; c’est quand elle se brise qu’il y a décadence. Toute renaissance consiste à rattacher un anneau original à ceux qui pendent du passé. C’est ce qui rend si grand et si fécond le renouveau du XVe siècle.

Le travail énergique, patient, comme celui de la petite abeille à laquelle nous renvoie Salomon ; la diligence, ce désir efficace de faire quelque chose pour en voir la fin ; l’étude tenace, appliquée. analytique, qui serre le frein à l’imagination de l’homme, lequel, suivant le dire de Platon, a plus besoin de plomb que d’ailes, voilà ce qui fait le grand artiste, si l’on y ajoute la liberté ; car ici comme à Ithaque, à cette heure comme au temps du fidèle Eumée, la providence de Zeus enlève la moitié de sa vertu à l’homme tombé dans la servitude.

Mais, comme il est sage de faire son profit de l’expérience des gens d’âge, lis donc, ami, ces petits traités d’Alberti, dont tu trouveras bon que l’esquisse la vie à grands traits, afin que nous fassions plus ample connaissance avec notre auteur et ses ouvrages.