De la statue et de la peinture/Leon Battista Alberti

Traduction par Claudius Popelin (prologue, biographie et épilogue).
A. Levy, Éditeur (p. 35-71).

LEON BATTISTA ALBERTI

lettrine S
uivant Léon Battista lui-même, Ammirato, les abbés Gasato et Gamurrini, Benvenuto, Torti et Quirini, la noble et riche famille des Alberti ne porta, du Xe au XIe siècle, que les noms des seigneuries qu’elle possédait. Alberto, un des fils de Benci, seigneur de Catenaia, fit de son prénom le nom même de ses descendants. Suivant l’abbé Gamurrini, c’est la maison d’Accia d’Arezzo qui est la souche des Alberti. Nicolò Pallanti, chevalier arétin, confirme cette origine à Giovanni Alberti dans une lettre datée du 22 mars 1349 et reproduite par Scipione Ammirato.

Dès l’an 1301, on voit les Alberti tenir à Florence état de grands seigneurs. Lorsqu’en 1384, le frère de Pietramala, l’évêque Pietro Sanone vendit aux Florentins la ville d’Arezzo, les fêtes dont cet événement furent le motif donnèrent aux Alberti l’occasion de déployer une magnificence qualifiée de royale par les historiens. Ils parvinrent neuf fois à la haute dignité de gonfalonier. Leurs armes, que Domenico Maria Manni reproduit dans son Sénato fiorentino, sont : d’azur à quatre chaînes d’or mouvantes des quatre coins de l’écu et liées en cœur à un anneau de même.

Une famille noble de Provence, originaire d’Aubagne, les d’Albert, seigneurs de Roquevaux, blasonnent pareillement, si ce n’est que l’anneau est d’argent.

J’ignore sur quelles considérations se fonde Ammirato le jeune pour rattacher les Concini aux Alberti, et relever ainsi la naissance du maréchal d’Ancre ; toutefois ce dernier pouvait accoler à son écu celui de sa femme, héritière des Galigai, dont les armes sont semblables à celles des Alberti, sauf qu’elles sont d’azur en champ d’or. Cosimo Bartoli dédia le petit traité de Leon-Battista intitulé la Cifra à un Bartolomeo Concini.

L’an 1400, Maso degli Albizzi et sa faction dominaient à Florence. Les Blancs tentèrent de les renverser. Ils s’unirent au duc de Milan, qui faisait la guerre à la république, et conspirèrent avec les bannis, dont le Milanais était rempli, pour surprendre la ville et s’emparer de la seigneurie. L’indiscrétion d’un Ricci et la trahison de Salvestro Caviciullo firent avorter ce complot. Six membres de la famille des Alberti, six des Ricci, deux des Medici, trois des Scali, deux des Strozzi, Bindo Altoviti, Bernardo Adimari, plusieurs du popolo grasso, furent déclarés rebelles. On frappa d’ammonition, c’est-à-dire d’exclusion des charges de l’État, tous les Alberti, les Ricci et les Medici pendant dix ans.

Messer Antonio Alberti, seul, n’avait pas été compris dans l’ammonition ; mais un moine qui lui apportait des lettres de Bologne, quartier général de la conspiration, s’étant laissé surprendre et ayant fait des aveux, messer Antonio fut condamné à l’amende et exilé, avec tous les Alberti âgés de plus dé quinze ans, à trois cents milles de Florence. Quelques-uns d’entre eux rompirent leur ban en 1412 et donnèrent lieu à de nouvelles rigueurs envers leur personne et leur famille.

Leon-Battista Alberti naquit à Florence en 1398 selon Manni, en 1400 suivant le Bocchi. Il partagea dès le berceau, ou à peu près, avec son père Lorenzo, avec ses oncles Giovanni et Alberto, qui plus tard fut cardinal, l’exil de son aïeul Cipriano et de son grand-oncle Benedetto. C’est sans doute ce qui fit dire à quelques biographes qu’il naquit à Venise.

Giovanni et Antonio se réfugièrent dans cette ville ; Lodovico, fils de Tomaso Ier, avec ses enfants Guiielmo, Tomaso et Giovanni, en France, dans le comtat Venaissin. On a de lui, à cet égard, ainsi que de ses trois frères Gianozzo, Antonio et Filippo, une requête qui date de 1413.

Thomas II d’Albert, damoiseau, seigneur de Boussargue, fils de Lodovico, suivit, devenu Français, la fortune du Dauphin, depuis Charles VII. Reçu viguier de Pont-Saint-Esprit, il était viguier royal de Bagnols en 1420, capitaine d’une compagnie d’hommes d’armes en 1421, pannetier du roi en 1429, bailli d’épée du Vivarais et du Valentinois en 1447. Il mourut en 1455. De son vivant, il se qualifiait lui-même de domicellus, nobilis, potens, magnificus.

Cent-vingt-trois ans plus tard naissait, dans le comtat Venaissin, un enfant qu’Henri IV devait tenir sur les fonts de baptême, Charles, marquis d’Albert, qui fut duc de Luynes, pair, grand fauconnier, garde des sceaux et connétable de France, chevalier des ordres du roi, premier gentilhomme de sa chambre, gouverneur d’Amboise, de Picardie, Isle-de-France, Boulonnais et pays reconquis, d’Amiens, Calais, etc. L’archéologue émérite, le grand seigneur opulent et généreux, l’homme de cœur qui mourut pour une cause qu’il aimait, en donnant, malade, son manteau à un pauvre soldat blessé, feu monsieur le duc de Luynes était son descendant. Je ne sais s’il portait en chef ou en abîme les armes parlantes des vieux seigneurs de Catenaia ses aïeux, ou si elles manquent à son écu, mais il était trop l’ami des arts et des artistes pour ne pas s’être enorgueilli d’un agnat tel que notre Leon-Battista Alberti.

En effet, si ce n’est le Vinci, dont il semble le précurseur, aucune figure plus originale ou plus exceptionnelle par l’ensemble des facultés n’illustra la Renaissance. Il fut merveilleusement institué par son père, homme de sens qui, continuant les traditions de sa race, sut, comme tant de ses concitoyens, unir aux spéculations intellectuelles cet esprit d’entreprises commerciales qui fit la gloire des républiques italiennes, et surtout de Florence, où les fortunes étaient telles, que, pendant les vingt-trois premières années du XVe siècle, soixante et douze familles purent être taxées à la somme de cinq millions de florins d’or, et que les Medici, en l’espace de trente-sept ans, firent à eux seuls pour 663,755 florins d’aumônes.

Au début de son livre sur les avantages et les inconvénients des lettres, qu’il dédie à l’un de ses frères, Leon-Battista s’exprime ainsi : « Lorenzo Albert ! notre père, homme qui fut en son temps, comme il t’en souvient, ô Carlo, de beaucoup le premier des nôtres en toute chose, et surtout dans l’art d’élever sa famille, voulait, coutumièrement, que nous vécussions dans une discipline telle que nous ne fussions jamais oisifs. » Carlo, comme son père, se livra aux affaires et cultiva les lettres. Il en fut sans doute de même de son frère Bernardo. Leon-Battista se consacra tout entier et exclusivement à l’étude.

Alberti fut un encyclopédiste, par tempérament comme aussi par éducation. Le goût des études encyclopédiques est caractéristique du moyen âge, influencé, dans cette direction, par les œuvres d’Aristote, dont l’ensemble comprenait toutes les connaissances humaines. Chez tes Italiens, race douée de mémoire et d’imagination, ce goût revêt la forme poétique, et chez eux la Muse, en se faisant savante, poursuit une idée sociale et politique. Cecco d’Ascoli dans l’Acerba Vita, Dante Alighieri dans son triple poëme, vont de l’alpha à l’oméga du savoir humain contemporain. Fazio degli Uberti, Frederigo Frezzi, Goro Dati, sont des encyclopédistes et prennent, comme leurs compatriotes, la forme rhythmée de préférence. Brunetto Latino, par exception, écrit son Tesoretto, inspiré par l’idée française, qu’il avait, d’ailleurs, puisée chez nous, où le type de ce cercle didactique est « le Quadruple Miroir de Vincent de Beauvais, lecteur du roi saint Louis. »

Il fallait alors parcourir les sept sphères du ciel intellectuel, le trivium, où règnent grammaire, dialectique, rhétorique, singulièrement modifié par les humanistes du XVIe siècle ; le quadrivium, enfermant arithmétique, musique, géométrie, astronomie, qui reçoit un fort contingent de renouveau en Italie, où, dès le XIIe siècle, Léonard Fibonacci, marchand pisan, introduit l’algèbre et la numération hindoue.

Avec le grand essor de la démocratie italienne surgit l’arbre de science aux rameaux vastes. La vieille université des Gaules, si justement célèbre par le monde entier, reçoit à tout moment comme des affluents des universités d’Italie. Depuis l’époque carlovingienne, une longue nomenclature de noms italiens retentit dans nos écoles : Fulbert, Lanfranc de Pavie, saint Anselme, Pierre et Lodolphe Lombard, Lanfranc de Milan, Passavanti, Taddeo et Torrigiano de Florence, saint Thomas, Gilles Colonna, saint Bonaventure, Roland de Crémone, Annibalde dei Annibaldi, Rémi de Florence, Giovanni de Parme, Agostini Triomfo d’Ancône, Jacques de Viterbe, presque tous les primiciers et professeurs de l’école d’Avignon, des recteurs de l’université de Paris, tels que Prépositif Lombard et Robert Bardi. En effet, Paris c’est la Cariatasepher, la cité des lettres par excellence !

Sans doute, cette invasion pacifique des docteurs italiens dans le domaine des études françaises y dut développer et maintenir cet esprit d’universalité qui a toujours été le propre des grands génies de l’italie : Dante, Pétrarque, Boccace, Dagomari, Alberti, Léonard de Vinci, Fracastoro, Pic de la Mirandole, Michel-Ange, Maurolycus. Cependant, à l’aurore du XVe siècle, la scolastique est semblable.

à cette tige de coloquinte desséchée sur laquelle pleura Jonas. Le grand courant inspiré des XIIIe et XIVe siècles est tari. Voici venir les temps nouveaux amenant une science nouvelle. Le bon génie du savoir est avec elle ; il suscite l’art merveilleux de l’impression, et lui donne pour apôtres des hommes tels que Reuchlin, Agricola, Copernic et Cornélius Agrippa en Allemagne ; Érasme en Hollande, Linacre et Ascanus en Angleterre, Vives et Antonius Nebrissensis en Espagne, Faber et Budé en France, Le Pogge, Hermolaüs, Marcile Ficin, Politien, Machiavel, Pomponace, Pic et les mathématiciens en Italie.

Grâce à Dieu, ces hommes ont éclairé les ténèbres où l’on errait avant eux. Alors, c’était un Aquilegius qui régentait la rhétorique. Alors, l’étude des langues n’avait pour tout guide que le Grœcismus, le Barbarismus et l’Alexander de villa dei. Alors un Gingolphus, un Rapoleus, un Ferrabrit et un Petrus Hispanus étaient les seuls philosophes accrédités. Ils emplissaient l’étude de la sagesse du fatras de leurs ampliations, suppositions, restrictions, sophismes, obligations et subtilités des parpa logicalia. Alors l’histoire ne s’apprenait que dans le Fasciculus temporum et la Mer des histoires, farcissant l’esprit des rêvasseries des vieux romans : la Prophétie de Merlin, l’Enfer Saint-Patrice, la Tour-Pilate, le Château d’aimant et la Papesse Jeanne. Alors, on ne voguait sur l’océan sans fond des mathématiques autrement que sur le frêle et piteux radeau du Comput manuel et Calendrier des bergers.

Peut-être, tout d’abord, l’érudition semble-t-elle étouffer l’inspiration ; mais, du passage de la Renaissance à travers cette érudition devait naître la critique, et l’on trouve déjà, dans certaines notes du Vinci, des idées dignes de François Bacon, et des démonstrations qui procèdent de la plus rigoureuse méthode.

Alberti vient au monde pour profiter de cette révolution dans les études. Intelligence grande ouverte, il absorbe toutes les notions du cycle scientifique. À lui peut s’appliquer cette pensée du sage chinois : « L’homme vulgaire a une âme étroite ; elle ne contiendrait pas un atome. Le saint embrasse dans son cœur le ciel et la terre. Il n’y a rien que sa vertu ne contienne ; elle est comme la mer, qui reçoit tous les fleuves[1]. »

Sans doute il fut élevé avec cette douceur relative de la pédagogie italienne, contrastant singulièrement avec la sanglante cruauté de la nôtre, qui semblait plutôt une mégère fustigeant l’enfance à plaisir, telle qu’est représentée la grammaire à Chartres et à Laon, qu’une bonne mère nourricière qui la recueille dans son sein et l’allaite de ses mamelles, ainsi qu’est peinte cette science dans le Campo-Santo de Pise. C’était alors que le savant et original Vittorino da Feltré inaugurait son fameux système d’éducation libérale et fondait un institut d’où sortit une pléiade d’hommes illustres.

Leon-Battista mordit aux humanités avec cette ardeur qui se traduisit en ces temps par une véritable passion pour le grec. Léonard Arétin écrit dans cette langue son traité de Republica florentina. Il a des imitateurs parmi les savants italiens, et, chez nous, un peu plus tard, Guillaume Budé correspond familièrement avec ses amis dans l’idiome de Platon.

L’étude du droit sollicita vivement Alberti. Tout jeune, on le voit parmi les plus studieux à cette vieille université de Bologne, où, dès Accurse le père, le droit romain préconisé affirmait la suprématie des empereurs. D’ailleurs, de toutes les sciences, la jurisprudence est celle qui paraît la plus noble aux grands esprits de cette époque. Ils prennent à la lettre la définition d’Ulpien : Jurisprudentia est divinarum atque humanarum rerum notitia, justi atque injusti scientia. C’est la notion des choses divines et humaines, la science du juste et de l’injuste, celle à la recherche de laquelle les autres doivent être employées. Pour eux, elle se dégage de toutes les sciences qui, toutes, concourent à son édification. Elle est, dans son sens le plus absolu, l’application même de la philosophie. L’histoire ne rassemble les traditions que pour l’établir sur de fortes assises. L’étude de la philologie ne leur semblerait qu’une vaine curiosité, si elle n’employait sa lumière à illuminer la science du droit des plus purs reflets de la vérité. Aussi toutes les sciences se sont-elles donné rendez-vous dans celle du droit, qui, par un juste retour, les pénètre toutes et les remplit. C’est surtout dans l’histoire qu’il apparaît et se développe. Il y est la mesure des peuples. Il germe en eux dès qu’ils sont viables. Il croît, fleurit, fructifie avec eux. Ceux-ci se reflètent en lui. C’est le miroir où toute nation peut contempler sa propre face. Dans les jeunes sociétés, sous la tutelle des théocraties, il apparaît comme une révélation. Il tombe de la lèvre des pontifes. Il ne s’écrit pas, il s’enferme dans le symbole, dont il s’échappe enfin quand ces sociétés mûrissent. La législation prend naissance, l’expression du droit devient un besoin, devient elle-même un droit. On le rédige, il est écrit. L’idée philosophique et ridée historique se dégagent, et le droit passe enfin par la science, critérium absolu dont tout doit sortir pour être réputé la vérité.

Il fallait que l’étude du droit eût pour Alberti de bien grands charmes, et pour les goûter il fallait qu’il en perçût toute la philosophie, car il y travailla avec une telle ardeur, que sa santé en fut ébranlée. Pendant une grave maladie, résultat de son assiduité, il eut à se plaindre de ses proches parents. Sans doute il avait perdu son père. Son éloignement pour les affaires le fit peut-être prendre en mépris. N’avait-on pas vu Fibonacci, aux siècles antérieurs, taxé de fainéantise et traité de bigollone ? L’intrépide Marco Polo ne fut-il pas raillé des Vénitiens et désigné par une injurieuse épithète ? Chiabrera ne vécut-il pas méprisé des Génois parce qu’il ne faisait pas de commerce ? Dans ces républiques vouées aux spéculations mercantiles, la spéculation intellectuelle exclusive peut-elle trouver grâce ? « Tant est-il que ce que les avares désirent très-grandement, les lettrés et les studieux des bons arts le déprécient, et que ce que souhaitent les studieux, les avares n’en tiennent compte[2]. »

Pour occuper sa convalescence et donner le change à sa tristesse, il composa le Philodoxios, comédie dans le goût antique. Cette œuvre trompa longtemps après un humaniste par excellence, le fils du vieil Aide, Paul Manuce, qui imprima cette soi-disant épave de l’antiquité latine, cette bonne trouvaille de l’érudition. Le cénacle des érudits de Venise, où affluaient encore ceux du monde entier, opina avec le typographe érudit, cicéronien délicat de la grande école, pour attribuer à l’antique Lépidus cette comédie latine d’Alberti le moderne. Le livre parut sous ce titre : Lepidi comici peteris Philodoxius, fabula ex antiquitate eruta ab Aldo Manutio. Il est dédié à Ascanio Persio, le juge des érudits de son temps. D’ailleurs, le contemporain d’Alberti, Carlo Sigonio, savant légiste, professeur de grec à Modène, et qui enseigna les humanités à Padoue, y fut trompé lui-même bien avant. Cependant, Albert von Eyb, qui fut camérier du pape Pie II, attribue le Philodoxios à Charles d’Arezzo, de la famille Marsuppini, mort à Florence en 1453. Il en a inséré quelques scènes dans sa Margarita pratica epistolaris et oratoria, imprimée à Nuremberg en 1472. Son opinion n’a pas prévalu.

Alberti n’avait que vingt ans quand il écrivit cette comédie, ainsi qu’il le dit lui-même dans le prologue anonyme. C’était un jeune homme d’une adresse et d’une force peu communes. Le premier aux études, il excellait par-dessus tous les jeunes gens de son âge aux exercices du corps. Il luttait merveilleusement et déployait à la paume une agilité et une grâce extraordinaires. Il domptait, en se jouant, un cheval furieux. Cet athlète qui sautait à pieds joints par-dessus les épaules de dix hommes, qui s’escrimait de la pique mieux qu’aucun, qui perforait d’une flèche une forte cuirasse de fer, qui, le pied gauche appuyé contre la paroi de la cathédrale, lançait de la main droite une pomme à perte de vue par-dessus les combles de l’édifice ; cet écuyer incomparable qui, en selle, tenant une mince baguette par un bout, et posant l’autre sur son cou-de-pied, agitait son cheval dans tous les sens pendant des heures entières, sans que la frêle baguette remuât seulement ; cet adroit et alerte jeune homme qui, d’un seul doigt, imprimant une vigoureuse impulsion à une petite pièce de monnaie, lui faisait fendre l’air en sifflant et l’envoyait atteindre un mur distant de trois cents pieds sur lequel elle battait avec force ; ce gymnasiarque prodigieux qui eût stupéfié les arènes, avait le don de tous les arts. Sans leçons, il est musicien à faire l’étonnement des maîtres. Il chante à ravir. Il tient les orgues avec une supériorité qui le met au premier rang ; il forme des musiciens par ses conseils. Peintre de talent, il est un des restaurateurs de l’architecture italienne, qu’il ramène aux principes antiques et à laquelle il applique des règles géométriques particulières et une direction philosophique qui lui est propre.

À peine remis de la maladie causée par son assiduité à l’étude du droit, il s’y livre de nouveau avec une ardeur semblable et la fait concorder avec celle des lettres. Ces grands labeurs, la dure pauvreté qui pesait alors sur sa vie, le jettent dans un état morbide effrayant. Les articulations sont affaiblies, une maigreur extrême, une débilitation absolue, des vertiges, tels sont les ennemis auxquels il est en proie et qui, pourtant, ne lui font pas abandonner l’étude. Il étreint cette chère et consolante maîtresse qui l’épuisé, et ne peut s’en arracher, dût-il mourir de cet embrassement. Bientôt le cerveau est atteint ; il oublie jusqu’au nom de ses familiers, jusqu’aux appellations des choses qui l’entourent. On dut lui supprimer ses livres. Rétabli, il reprend aussitôt sa vie studieuse, il approfondit la philosophie et les mathématiques.

L’étude des mathématiques a toujours été très-cultivée par les Italiens. Encore à présent, c’est une race de calculateurs. Héritiers de la science des Arabes, et par eux de celle des Hindous, ils ont eu des hommes remarquables dans les sciences exactes à une époque où l’Europe était barbare à cet endroit. Les grands poètes comme les grands artistes de l’italie ont presque tous été des mathématiciens distingués. Dante, esprit universel qui, suivant Léonard Arétin, dilettosi di musica et di suoni, et di sua mano egregiamente disegnapa, fut savant en arithmétique et en géométrie. Brunellesco est le maître du grand mathématicien Toscanella. Léonard de Vinci, avant Commandin et Maurolycus, s’était occupé du centre de gravité des solides et avait déterminé celui de la pyramide.

Les temps voisins de celui où vivait Alberti foisonnent littéralement de mathématiciens illustres : Giovanni Danti, Toscanella, Pierre Strozzi, Paul Gherardi, Michelozzi, Raffaelo Canacci, Antonio Billotti, le grand et encyclopédique Dagomari, que les poëtes de son temps ont presque mis au rang du Dante, enfin Blaise Pelacani et Vittorino da Feltre, voilà pour les plus célèbres, les autres sont innombrables.

Il reste d’Alberti un traité des mathématiques plaisantes écrit sur la demande de l’illustrissime Melladusio, marquis d’Esté, frère de Lionel d’Esté qui fut, dit Muratori, sans égal pour sa piété envers Dieu, sa justice et sa bonté envers ses sujets, et qui, protecteur des lettres, écrivait lui-même parfaitement en latin.

L’étude des mathématiques dut faciliter à Alberti ses recherches sur la perspective, dont nous voyons des manifestations intéressantes dans son traité de la peinture. L’enthousiasme qui saisit Paolo Uccello pour ses merveilleux théorèmes fut commun à Leon-Battista.

Bien que dans l’enfance encore au XIVe siècle, la perspective était cependant connue à la fin du XIIIe. Dante en parle dans le Convito. Blaise Pelacani de Parme, que les Parisiens, chez lesquels il séjourna, comparaient volontiers au diable, s’est occupé de cette science. Pietro della Francesca en fit un traité au XVe siècle. Léonard de Vinci, Serlio, à qui Benvenuto Cellini reproche de s’être approprié en partie les notes du Vinci, l’évêque Barbaro, Vignola, Sirigatti, firent faire à la perspective de très-grands progrès, sans en fixer toutefois les principes géométriques ; puis le savant astronome Egnazio traduisit et commenta la perspective d’Euclyde et celle d’Héliodore, et donna une édition de celle de Vignole. Enfin, Guid’Ubaldo Monti, dans la seconde moitié du XVIe siècle, porta cette science à peu près à son apogée.

La jeunesse d’Alberti, passée dans l’exil à Venise, à Bologne, à Rome, fit que, se sentant peu expert dans le toscan, sa langue maternelle, il dut étudier ce bel idiome, devenu le langage littéraire de toute l’Italie. Je crois que la prédominance du latin dans ses études fut encore bien plus la cause de cette difficulté à écrire dans ce qu’on nommait la langue vulgaire. N’en fut-il pas de même pour notre Guillaume Budé, le premier érudit de son siècle, de l’aveu de tous ses contemporains ? Dans son livre de l’Institution du Prince, écrit exceptionnellement en français, il avoue que ce langage lui est peu familier et s’en excuse auprès du roi François Ie : « Et me tiens pour tout asseuré… que supporterez bénignement les fautes d’ignorance tolérables, entendu que l’œuvre est faict en stile françois, peu à moi exercité. »

Presque tous les écrits d’Alberti sont en latin. Itre libri dell’Economia, traité qu’il écrivit en italien pour ses parents, mal familiarisés avec la langue latine, est considéré comme n’étant pas d’un toscan très-pur. On sait qu’il le fit à Rome, assez promptement, âgé de moins de trente ans. Cet ouvrage n’a pas été imprimé. Filippo Valori écrit qu’on le conservait manuscrit dans sa maison, et le Procianto en fait mention.

C’est probablement à son retour à Florence, qui doit coïncider avec le rapatriement de Cosme de Medici en 1434, ou peut-être avec le rappel des bannis en 1428, que Leon-Battista sentit la nécessité d’étudier Fidiome raffiné de ses concitoyens et fut à même de le faire. Sans doute c’est alors qu’il fit cette tentative renouvelée depuis par Claudio Tolomei, de soumettre la versification italienne au joug des mètres latins ; symptôme de décadence poétique fruit d’une extrême érudition qui, dans des circonstances analogues, se reproduisit chez nous au siècle suivant, où le même essai, bien plus malheureux encore, fut tenté pour la langue française avec une véritable fureur par Mousset, Dorat, Baïf, Jodelle et le comte d’Alsinois.

Alberti ne laissa pas que de s’exercer à la poésie. Il composa des églogues, des élégies, des canzoni. Il imite le Burchiello, ce barbier fils de barbier qui, dans l’esprit de ses concitoyens, fut placé au premier rang, et dont les œuvres burlesques, au dire du Lasca, furent jugées dignes de venir immédiatement après les chefs-d’œuvre du Dante et de Pétrarque ! Le grand courant d’érudition qui caractérise cette époque avait, nous l’avons déjà vu, fait perdre la mesure quant aux choses de l’inspiration. Il est probable, toutefois, que les poésies d’Alberti furent amendées par ce profond esprit philosophique qui ressort de ses moindres écrits.

À l’âge de vingt-quatre ans, il composa son traité De commodis litterarum atque incommodis, où il conclut, en somme, pour le savoir et les jouissances qu’il procure. Cela semble un plaidoyer en faveur de son goût exclusif pour l’étude et de son éloignement pour les affaires. On le voit, d’ailleurs, assez préoccupé de l’opinion de sa famille, et parfois il laisse percer le chagrin qu’il éprouve de ne pas être bien compris ni justement apprécié de ses proches.

Il fit bon nombre de comédies fort gaies, qu’il détruisit en partie. Parmi celles qui survécurent, il faut citer la Veuve et le Défunt, Vidua et Defunctus, qui, avec la Calandra du cardinal Bibienna, la Mandragola de Macchiavel et cette imitation du Pathelin, les Scœnica progymnasmata de Reuchlin, première comédie composée à l’usage de la jeunesse allemande, forme un curieux chapitre de l’histoire de l’art dramatique. Mais une des œuvres les plus intéressantes d’Alberti, c’est, sans contredit, le Momus, sive de Principe, sujet qui préoccupe déjà les esprits comme un signe des temps. Ce traité, où l’auteur s’élève avec énergie contre les courtisans, est plein de sel attique et de fine observation. Paul Jove le désigne comme un dialogue d’une grâce suprême, comparé par un grand nombre d’experts aux meilleurs travaux des anciens. Atteindre l’antiquité était, à cette époque, le parangon du mérite. Ce pourrait être, de nos jours, un assez bel éloge encore.

Cosimo Bartoli a réuni et traduit en italien, sous le titre d’Opuscoli morali, quinze œuvres éparses d’Alberti, dont voici les titres : Momo, overò del Principe. — Discorsi da senatori, altrimente Trivia. — Dell’amministrar la ragione. — Delle comodità et incomodità delle lettere. — Delle vita di San Potitò. — La Ciffera. — Piaccevolezze mathematiche. — Delle republica, vita civile et rusticana et delle Fortuna. — Della Statua. — Della Pittura. — Della Mosca. — Del Cane. — Apologi. — Hecatomfila. — Deifira.

Ces deux derniers traités ne sont pas des traductions, c’est le texte même d’Alberti, qui les écrivit en pur toscan. On croit qu’il en est de même des traités della republica, vita civile et rusticana et della fortuna. Il serait assurément très-intéressant de donner une analyse de ces œuvres, mais ce serait faire acte de bibliographie sur une trop grande échelle et augmenter outre mesure cette notice. Le traité de la peinture avait été traduit en italien par Lodovico Domenichi et parut à Venise dès 1547. De l’avis de Raffaele Dufresne, la traduction de Bartoli est supérieure. Mais l’œuvre capitale de Leon-Battista, c’est son grand traité d’architecture en dix livres, qu’il entreprit à la sollicitation de Lionel d’Este. Cet ouvrage ne fut imprimé qu’après sa mort, par les soins pieux de son frère Bernard, et parut en 1485 sous ce titre :

LAUS DEO HONOS ET GLORIA
LEONIS BAPTISTÆ
ALBERTI FLOREN.
TINI VIRI-CLAR.
rissimi de re
ædificatoria opus elegantissi.
mum et q̅ maxime utile Flo.
rentiae accuratissimè impres.
sum opéra Magistri Nicolai
Laurentii
Alamani : Anno
salutis millesimo octua.
gesimo quinto : quarto chalendas januarias.

C’est un des plus beaux ouvrages sortis des presses italiennes. Le premier livre traite des plans ; le second, des matériaux ; le troisième, de la conduite des travaux ; le quatrième, de l’ensemble de l’œuvre ; le cinquième, des occurrences particulières ; le sixième, des ornements et de la décoration ; le septième, de la majesté qu’il faut donner aux choses saintes et sacrées ; le huitième, de la décoration de l’architecture civile ; le neuvième, de l’embellissement des constructions privées ; le dixième, des réparations et amendements des fautes commises. L’auteur y a joint un petit traité des navires, quelques considérations sur l’art de fondre, sur les nombres et les lignes, enfin sur l’utilité de l’architecte et de l’emploi qu’il en faut faire.

Ce livre, remarquable à tous égards, fut réédité à Paris dès 1512 par G. Torini. Un passage d’Alberti semblerait prouver qu’il n’a jamais eu l’intention d’y joindre des planches explicatives. Cosimo Bartoli a comblé cette lacune dans sa traduction, ainsi que dans celle des traités de la Statue et de la Peinture.

Le secrétaire du cardinal de Lenoncourt, Jean Martin, fit en 1553 une translation en français des dix livres d’architecture et les dédia au roi Henri II. La beauté du type, le format, les planches, font un volume remarquable de cet ouvrage qui n’est pas commun.

On voit, par une épître latine d’Ange Politien adressée à Laurent de Medici, que Leon-Battista avait projeté de dédier l’œuvre de sa vie au petit-fils ]du père de la patrie. Le condisciple du Magnifique le prie d’agréer le livre d’Alberti, que lui résente son frère Bernard, homme prudent et adonné aux lettres. L’élève d’Andronic de Thessalonie, d’Argyropyle et de Ficin, le maître de Léon X, un des plus beaux génies du XVe siècle, se trouve indigne de louer convenablement un si parfait ouvrage et un si excellent personnage, auquel, dit-il, nulles lettres, nulle discipline, si profondes qu’elles fussent, ne demeurèrent cachées ; et il ajoute : « Or, je pense de lui, comme Salluste des Carthaginois, qu’il vaut mieux m’en taire que d’en dire trop peu. Donc, ô Laurent de Medici, soit que tu places ce livre au meilleur lieu de ta bibliothèque, soit que tu le lises toi-même diligemment, soit que tu le prêtes à lire au public, cherche à le mettre en lumière ; car il est digne de prendre son vol parmi les dits des hommes doctes, et c’est sur toi seul que repose aujourd’hui le protectorat des lettres, déserté par les autres. »

Notre Alberti, d’ailleurs, n’était pas inconnu au jeune Laurent de Medici. Christophe Landini, dans ses Quœstiones Camaldulenses dédiées au savant duc d’Urbin Frédéric, a recueilli les discours qu’il tint au jeune patricien sur la montagne des Camaldules. Ce bel ermitage, fondé par saint Romuald en 1009, est situé vers les sources de l’Arno, à huit lieues d’Arezzo, à une quinzaine de lieues de Florence. Du sommet des montagnes qui l’environnent, on peut apercevoir les deux mers qui baignent, l’Italie.

Landini raconte que, pendant les chaleurs de l’été, s’étant rendu, avec son frère, à leur villa de Cosentino, il leur prit fantaisie d’aller se récréer au bois des Camaldules. Là, avant d’atteindre les ermitages, ils rencontrèrent Laurent et Julien de Medici escortés d’Alamanni Rinuccini, de Pietro et de Donato Acciaioli, de Marchi de Parenzo et d’Antonio de Canosa, hommes très-lettrés. Comme ils se félicitaient de cette rencontre, on leur annonça l’arrivée d’Alberti, qui, venant de Rome, s’était arrêté chez Marsile Ficin, le plus célèbre des philosophes de son temps. Ficin habitait une villa qu’il devait à la munificence des Medici. Élevé par Cosme, lepère de la patrie, dans ce platpnicisme inauguré par Dante et mis à la mode par Gemistius Pletho, il rompit le premier avec la scolastique.

Les doctes amis résolurent d’un commun accord de ne pas retourner à Florence avant quelques jours. Ils renvoyèrent les chevaux et gravirent la montagne sous la conduite de leur hôte, le supérieur Mariotto, sans doute le successeur d’Ambrosio Traversari, l’illustre helléniste qui servit d’interprète entre les Italiens et les Grecs au concile de Florence.

Tout en gagnant les cellules, ils se réjouissent de la venue de leur Battista : « Car cet homme », ainsi s’exprime Landini, « de tous ceux que plusieurs siècles avaient produits, était le plus comblé de savoir et d’esprit. Que dire de sa connaissance des lettres, lorsqu’il n’y avait rien au monde qui fût possible d’être su par l’homme en quoi il ne fût versé en toute science et prudence ? »

Le lendemain, parcourant la montagne, ils s’arrêtent dans une prairie arrosée d’un ruisseau, à l’ombre d’un vaste platane. Là, ces platoniciens de la Renaissance renouvellent la scène du Phèdre de Platon. Alberti, nouveau Socrate, ayant pour interlocuteur le jeune Laurent de Medici, suspend à ses paroles sur la vie contemplative et la vie active l’attention charmée de ses doctes amis.

Cette fête intellectuelle dura quatre jours. Alberti y traita du souverain bien et des allégories de Virgile ; dans lesquelles il découvrit en les expliquant, cachés sous des mythes, tous les secrets de la haute philosophie du poëte ; cela, dit Landini, memoriter, dilucidè ac copiosè. Nous pouvons croire qu’Alberti prit une part considérable aux fêtes instituées en l’honneur de Platon, et qui, célébrées depuis la mort du maître jusqu’au temps de Porphire et de Plotin, renaissaient, grâce aux Me^ici, après une interruption de douze cents ans, dans leurs villas de Caregi et de Gaffagiolo. Naturellement, Alberti figure sur la liste des platoniciens que donne Marsile Ficin dans une de ses épîtres[3].

Dès 1447, Leon-Battista fut nommé chanoine de la métropole de Florence et abbé de San-Savino. Neveu d’un cardinal, il obtint facilement, par le crédit de ses amis, des sinécures ecclésiastiques, simples bénéfices accordés aux doctes, et qui ne les engageaient guère plus que ceux qu’un peu plus tard possédait le grand Érasme. Il est probable que le platonicien Alberti partageait, quant aux idées religieuses, les opinions des savants italiens catholiques à gros grains, comme on sait. Depuis le moyen âge, en Italie, les sectes hérétiques, devenues philosophiques à la Renaissance et réfugiées dans les sommets du savoir, où on n’avait pu les vaincre, s’abritaient sous les noms des écoles de l’antiquité. On était épicurien, pythagoricien, péripatéticien, platonicien. Au XVe siècle, les néoplatoniciens personnifient encore dans Virgile la philosophie occulte ; c’est une tradition dantesque qui remonte plus haut assurément. D’ailleurs, Alberti est gibelin ; même dans sa vieillesse, il doit conserver le sentiment d’une Italie sauvée par la monarchie. Cette philosophie néo-platonico-dantesque, armée des formules d’Aristote, est un mouvement italien contre la souveraineté des papes. Elle porte en germe la Réforme, Comme le Perugin, qui jamais ne put mettre dans sa dure cervelle de marbre le dogme de l’immortalité de l’âme, comme le Vinci, Leon-Battista dut avoir des opinions particulières d’une orthodoxie suspecte et se faire, ainsi que le grand Florentin, une théorie religieuse sans rapports avec une religion connue : fait que constate Vasari pour Léonard dans sa première édition, mais que des scrupules religieux lui font atténuer dans la seconde, où il attribue au Vinci, à la fin de sa vie, un retour complet aux idées catholiques. Il serait oiseux d’établir la preuve du contraire, et cela ne prouverait rien ; car ces grands hommes, enveloppant leur pensée libre sous les formes d’une orthodoxie absolue, ne faisaient que continuer les traditions de leur chef de file Alighieri, dont l’œuvre entière cache, sous une forme si régulière et si inattaquable, une si hautaine rébellion contre Rome. Depuis Brutus jusqu’à Machiavel, qui l’érige en théorie, contrefaire l’innocent est, chez les Italiens, le grand art d’atteindre le but. Quoi qu’il en soit, Alberti vécut en honnête homme. On s’accorde à louer sa bonté et sa grandeur d’âme. L’étonnante supériorité de sa nature lui suscita beaucoup d’ennemis. Jamais il n’employa l’influence qu’il avait auprès des grands pour tirer vengeance d’une injure, et cependant la fureur de ses envieux alla jusqu’à armer contre lui le bras criminel d’un serviteur. Toutes ses biographies, et notamment un manuscrit latin de la Bibliothèque Magliabecchi, dont M. Léopold Leclanché, dans son édition du Vasari, ne donne qu’un fragment, le représentent comme un homme actif et persévérant que ni la faim ni le sommeil ne pouvaient arracher à l’étude. Loin de redouter la critique, il l’appelait, au contraire, et en faisait sans doute le cas qu’il fallait. Discret et réfléchi, il fuyait les bavards, évitant surtout les entêtés, qui avaient le don de l’irriter. Son esprit méditatif imprimait à son visage un aspect sévère et attristé, mais son affabilité démentait cette apparence, et ses causeries, toujours élevées et sérieuses, étaient, dans l’intimité, tempérées par une gaieté douce et une bienveillante dignité. Entouré de quelques amis, il philosophait avec eux, entreprenant de leur expliquer par d’ingénieuses démonstrations les problèmes curieux des arts qu’il professait. On s’accorde à lui donner beaucoup d’esprit, et quelques-uns de ses mots heureux ont été recueillis.

Une telle unanimité dans les louanges accordées à Leon-Battista n’a certainement rien de factice. On nous le représente encore comme un esprit jaloux de s’instruire aux sources même les plus humbles. Il interrogeait l’impression que causaient à des enfants les productions de son crayon. Il questionnait les artisans et les amenait à parler de leur métier pour en faire son profit. C’est ainsi qu’après un entretien chez un fabricant de lunettes, précieux instrument qu’avait inventé à Florence, quelque cent ans plus tôt, Guido Salviati, il découvre des lois d’optique à l’aide desquelles il fabrique les premiers dioramas. Son talent de peintre lui permit d’atteindre à un degré d’illusion qui stupéfiait ses contemporains. Les Grecs surtout, transfuges de Constantinople, qui, familiarisés avec l’aspect de la mer, en retrouvaient les effets saisissants dans l’instrument d’optique de ce Florentin de génie, ne pouvaient exprimer assez leur admiration.

Cet esprit inventif se manifesta en mainte occasion. Il trouva une méthode pour déterminer la profondeur de la mer, d’après le temps que met un corps plus léger que l’eau à remonter du fond à la surface, et se rencontra dans ses calculs avec ceux du juif Savasorda, traduit par Platon de Tivoli en 1116, il est vrai, mais parfaitement inconnu d’Alberti.

Outre ses ouvrages, dont il parle dans ses dix livres d’architecture : du Navire, Théogène, de la Dignité et des devoirs d’un pontife [4], il énumère encore quelques inventions. Laissons-le parler par l’organe de son traducteur Jean Martin :

« I’ai découvert en autre lieu la manière de s’empavoiser en moins de rien quand ce vient au combat pour se garder des traits. »

« Et i’ai d’advantage trouvé l’industrie pour faire que par un seul coup de maillet se puisse abattre le tillac tout à plat et contraindre ceux qui seront dessus à ruiner dans le fond du navire, puis le redresser en moins de rien en son premier estat. »

« Encore est de mon invention le moyen pour faire que toute une flotte de navires soit incontinent arse et brouie, tellement que tous soldats et matelots et autres personnages meurent de mort très-misérable. »

Comme peintre et comme sculpteur, il a laissé la réputation d’un homme de talent. Landini raconte qu’il possédait des œuvres de son pinceau, de son ciseau et de son burin. Volontiers il faisait le portrait de ses amis. Étant à Venise, il traça de mémoire, et très-ressemblantes, les images de personnes qu’il avait laissées à Florence depuis plusieurs mois. Vasari cite de lui une vue perspective de Venise qu’il considère comme son meilleur tableau, trois petites peintures dans une chapelle près du pont de la Carraia, de grandes figures en clair-obscur dans la maison Palla Ruccellai, à Florence, et son propre portrait, fait au miroir, que Paul Jove dit également avoir vu dans la même maison. De sa sculpture, il ne reste rien qu’on sache. Heureusement que son passage comme architecte est attesté par quelques monuments.

Sigismond Malatesta, prince fort instruit, ingénieux, très-entendu aux choses militaires, et auquel on attribue le dessin du château de Rimini, que d’autres donnent à Roberto Valturio, confia à Alberti le soin d’élever la façade de San-Francesco. On voit dans cette église une image sculptée de l’architecte, qui semble y avoir préparé son tombeau en face de celui de Sigismond.

Louis de Gonzague, marquis de Mantoue, fit exécuter par Luca le Florentin l’église de Sant’Andrea d’après les dessins et les modèles d’Alberti, et Salvestro Fancelli, architecte et sculpteur de Florence, entreprit des travaux à Padoue également sur les dessins de Leon-Battista.

Son ami Flavio Biondo, le célèbre historien, qui nous a laissé sur son compte, dans l’Italia illustrata, une notice élogieuse, le présenta au pape Nicolas V. Ce pontife, grand bâtisseur, entreprit de le fixer à Rome. Alberti exécuta d’importants travaux à Santa-Maria-Maggiore, avec le concours de Bernardo Rossellino. Il restaura l’aqueduc de l’Aqua Vergine et construisit sur la place de Trevi une fontaine, remplacée plus tard, sous Clément XII, par une autre d’après les dessins de Nicola Salvi. On dit que le pape voulut lui confier les travaux du Vatican, mais que la mort du saint-père coupa court à ce projet.

On doit à Alberti le chœur et la tribune de la Nunziata de Florence. Il exécuta ce chœur en forme de temple circulaire : opéra capricciosa et difficile, dit Milizia dans ses Vies des Architectes célèbres. En 1457 environ, Giovanni Ruccellai bâtit en marbre, à ses frais, la façade de Santa-Maria-Novella, sur les dessins d’Alberti. Ce travail ne fut terminé qu’en 1477, et la porte fut très-justement admirée.

Notre Battista construisit encore à Florence, pour Cosme Ruccellai, un palais et une loggia dans la rue della Vigna, puis, dans la même ville, et toujours pour les Ruccellai, un autre palais avec double loggia, œuvres dont Vasari fait le plus grand éloge. Il ne faut pas oublier la chapelle de San-Brancazio pour cette même puissante famille..

Alberti mourut à Florence, fort âgé. On ignore la date précise de sa mort. Quelques biographes pensent qu’il faut la mettre en 1484. Mais comme on n’a là-dessus aucune notion précise, le mieux est de n’en pas parler. « Disgracia grande per chitrova la sua félicita nelle date !  » Grand malheur pour qui trouve son bonheur dans les dates ! s’écrie ironiquement le P. Milizia, un de ses nombreux et laconiques biographes.

Leon-Battista Alberti fut enseveli à Santa-Croce. Paul Jove, à la fin de sa courte notice, place cette épitaphe de Jean Vitale, que donne aussi le Vasari :

Albertus jacet hic Léo : Leonem,
Quem Florentia jure nuncupavit ;
Quod princeps fuit eruditiorutn,
Pinceps ut Léo solus est fer arum.

Jean Martin la traduit ainsi :

      Celuy qui gist ici, Albert estoit nommé.
      Que Florence à bon droit a Lion surnommé.
      D’autant que prince fut des plus savantes testes,
      Comme le seul Lion est le prince des bestes.

J’aurais souhaité de ne pas rester sur ce mot malsonnant, mais il n’y a aucun danger d’une application possible à notre héros.

  1. Tao-te-King-KiaH’de Te-thsing, trad. de Stanislas Julien.
  2. Propres paroles d’Alberti : De commodis litterarum atque incommodiSf ad Carolum fratrem.
  3. Epist., lib. XI, ep. 30, éd. de 1494.
  4. Le traité anonyme De legato pontificio, impr. avec la réimpression de l’opuscule intitulé Trivia Senatoria, academia Veneta, 1558.