Charles Le Goffic, De Keramborgne à Pluzunet : Perrine Luzel ; Marguerite Philippe dans L’Âme bretonne série 2 1908


DE KERAMBORGNE À PLUZUNET

(Perrine Luzel. — Marguerite Philippe).

À Charles Géniaux.

Peu d’écrivains ont autant mérité de leur pays natal que François-Marie Luzel, dont on vient d’inaugurer le monument à Plouaret. Pendant un demi-siècle ou bien près ce Juif-Errant de la poésie bretonne, comme l’appelait M. Félix Hémon, parcourut et explora la Basse-Bretagne en tous sens pour recueillir ses chansons, ses légendes et ses contes. On peut dire qu’il mourut à la tâche. Mais quelle gerbe de belles œuvres laissait après lui ce bon travailleur ! Il n’avait ni labouré ni ensemencé le champ qu’il moissonnait : ce champ était la propriété indivise de l’âme bretonne. Mais, à la différence de ses prédécesseurs, Luzel se garda de mêler au froment indigène le moindre grain étranger.

Pour ce rare exemple de probité nous lui devions bien un peu de bronze. L’hommage ne risque pas d’engager l’avenir : depuis Tynnichos de Chalcis et l’impudente attribution de son péan aux Muses, la fraude est familière au vain peuple des assembleurs de mots. Mais une race surtout parait avoir élevé la supercherie littéraire à la hauteur d’un genre national, — et cette race, je rougis de l’écrire, est la race celtique. Il n’en est point chez qui l’on trouverait plus de mystificateurs, qui aient poussé plus loin et soutenu plus longtemps leurs mystifications. Toute l’épopée de la Table-Ronde est une gigantesque — et délicieuse — calembredaine historique : du vaincu des Saxons, de l’éternel fuyard que fut le petit chef cambrien Artur, nos harpeurs de lais font tout simplement le conquérant du monde. Ainsi l’âme bretonne, dans le rêve, sut toujours prendre sa revanche des amertumes de la réalité. Sautons quelques siècles. Négligeons le pseudo-Nennius et son roman de Conan Mériadec, les Triades, fortement retouchées et arrangées par les diascévastes gallois, le Cyrinach beirdd ynys Prydain (Mystère des bardes de l’île de Bretagne) dont la plupart des textes sont apocryphes… Voici Macpherson qui exhume tout-à-coup, en 1765, le manuscrit « authentique » des poésies d’Ossian, barde écossais du IIIe siècle. Enthousiasme universel ! Homère, à côté de cet Ossian, n’est plus qu’un grimaud de lettres. Cinquante années durant, l’ossianisme sévit sur la littérature anglaise, allemande, française, et, longtemps encore après que la supercherie fut découverte, Fingal et Oscar continuèrent d’obséder nos Baour-Lormian.

Je ne serais pas étonné, d’ailleurs, que Macpherson ait été sa première dupe et ait fini par croire à la réalité des mirages qu’il suscitait : l’auto-suggestion est fréquente en littérature et spécialement chez les Celtes. C’est en quoi nous nous distinguons des Méridionaux, de qui M. Francis Chevassu a dit finement que, « même quand ils sont transplantés, la chaleur emmagasinée dans leurs veines par des générations d’ancêtres et qui pour eux colore les choses ne les empêche pas de mesurer avec exactitude le mirage [1] » . Les Celtes, eux, ne « mesurent » jamais le mirage. Simple question de latitude peut-être. Comme l’auteur de Tartarin attribuait à l’influence solaire les déformations de la pensée méridionale, on pourrait dire, sur le mode badin, que

  1. Le spirituel auteur de Visages ajoute : « L’illusion est une force qu’ils emploient avec adresse comme les ingénieurs utilisent en énergie motrice les beautés inutiles de la nature. Ils n’en sont jamais dupes. »