Henri Bergson, La Perception du changement 1911


LA PERCEPTION DU
CHANGEMENT


PREMIÈRE CONFÉRENCE


Mesdames, Messieurs,

Mes premières paroles seront des paroles de re­merciement à l’Université d’Oxford pour le grand hon­neur qu’elle m’a fait en m’invitant à venir parler chez elle. Je me suis toujours représenté Oxford comme un des rares sanctuaires où se conservent, pieusement entretenues, transmises par chaque génération à la suivante, la chaleur et la lumière de la pensée antique. Mais je sais aussi que cet attachement à l’antiquité n’empêche pas Oxford d’être très moderne et très vivant. Plus particulièrement, en ce qui concerne la philosophie, je suis frappé de voir avec quelle profondeur et quelle originalité on étudie ici les philosophes anciens (tout récemment encore, un de vos maîtres les plus éminents ne renouvelait-il pas sur des points essentiels l’inter­prétation de la théorie platonicienne des Idées ?), et comment, d’autre part, Oxford est à l’avant-garde du mouvement philosophique avec ces deux conceptions extrêmes de la nature de la vérité : le rationalisme intégral et le pragmatisme. Cette alliance du présent et du passé est féconde dans tous les domaines : nulle part elle ne l’est plus qu’en philosophie. Certes, nous avons quelque chose de nouveau à faire, et le moment est peut-être venu de s’en rendre pleinement compte ; mais, pour être du nouveau, ce ne sera pas nécessairement du révolutionnaire. Étudions plutôt les anciens, imprégnons-nous de leur esprit, et tâchons de faire, dans la mesure de nos forces, ce qu’ils feraient eux-mêmes s’ils vivaient parmi nous. Initiés à notre science (je ne dis pas seulement à notre mathématique et à notre physique, qui ne changeraient peut-être pas grand’chose à leur manière de penser, mais surtout à notre biologie et à notre psychologie), ils arriveraient à des résultats très différents, peut-être même inverses, de ceux où ils ont abouti. C’est ce qui me frappe tout particulièrement pour le problème que j’ai entrepris de traiter devant vous, le problème du changement.

J’ai choisi ce problème, parce que je le tiens pour capital, et parce que j’estime que, lorsqu’on s’est con­vaincu de la réalité du changement et qu’on a fait effort pour le ressaisir, tout se simplifie. Beaucoup de diffi­cultés philosophiques, qui apparaissaient comme insur­montables, tombent. Non seulement la philosophie y gagne, mais la vie elle-même, notre vie de tous les jours — je veux dire l’impression que les choses font sur nous et la réaction de notre intelligence, de notre sensibilité et de notre volonté sur les choses — peuvent s’en trouver transformées et comme transfigurées. C’est que, d’ordinaire, nous regardons bien le changement, mais nous ne l’apercevons pas.