La Perception du changement/Texte entier

La Perception du changement, conférences faites à l’Université d’Oxford
Oxford, at the Clarendon Press (p. 3-17).

PREMIÈRE CONFÉRENCE


Mesdames, Messieurs,

Mes premières paroles seront des paroles de remerciement à l’Université d’Oxford pour le grand honneur qu’elle m’a fait en m’invitant à venir parler chez elle. Je me suis toujours représenté Oxford comme un des rares sanctuaires où se conservent, pieusement entretenues, transmises par chaque génération à la suivante, la chaleur et la lumière de la pensée antique. Mais je sais aussi que cet attachement à l’antiquité n’empêche pas Oxford d’être très moderne et très vivant. Plus particulièrement, en ce qui concerne la philosophie, je suis frappé de voir avec quelle profondeur et quelle originalité on étudie ici les philosophes anciens (tout récemment encore, un de vos maîtres les plus éminents ne renouvelait-il pas sur des points essentiels l’interprétation de la théorie platonicienne des Idées ?), et comment, d’autre part, Oxford est à l’avant-garde du mouvement philosophique avec ces deux conceptions extrêmes de la nature de la vérité : le rationalisme intégral et le pragmatisme. Cette alliance du présent et du passé est féconde dans tous les domaines : nulle part elle ne l’est plus qu’en philosophie. Certes, nous avons quelque chose de nouveau à faire, et le moment est peut-être venu de s’en rendre pleinement compte ; mais, pour être du nouveau, ce ne sera pas nécessairement du révolutionnaire. Étudions plutôt les anciens, imprégnons-nous de leur esprit, et tâchons de faire, dans la mesure de nos forces, ce qu’ils feraient eux-mêmes s’ils vivaient parmi nous. Initiés à notre science (je ne dis pas seulement à notre mathématique et à notre physique, qui ne changeraient peut-être pas grand’chose à leur manière de penser, mais surtout à notre biologie et à notre psychologie), ils arriveraient à des résultats très différents, peut-être même inverses, de ceux où ils ont abouti. C’est ce qui me frappe tout particulièrement pour le problème que j’ai entrepris de traiter devant vous, le problème du changement.

J’ai choisi ce problème, parce que je le tiens pour capital, et parce que j’estime que, lorsqu’on s’est convaincu de la réalité du changement et qu’on a fait effort pour le ressaisir, tout se simplifie. Beaucoup de difficultés philosophiques, qui apparaissaient comme insurmontables, tombent. Non seulement la philosophie y gagne, mais la vie elle-même, notre vie de tous les jours — je veux dire l’impression que les choses font sur nous et la réaction de notre intelligence, de notre sensibilité et de notre volonté sur les choses — peuvent s’en trouver transformées et comme transfigurées. C’est que, d’ordinaire, nous regardons bien le changement, mais nous ne l’apercevons pas. Nous parlons du changement, mais nous n’y pensons pas. Nous disons que le changement existe, que tout change, que le changement est la loi même des choses ; oui, nous le disons et le répétons ; mais ce ne sont là que des mots, et nous raisonnons et philosophons comme si le changement n’existait pas. Pour penser le changement et pour le voir, il y a tout un voile de préjugés à écarter, les uns artificiels, créés par la spéculation philosophique, les autres naturels au sens commun. Je crois que nous finirons par nous mettre d’accord là-dessus, et que, partant de là, nous constituerons progressivement une philosophie à laquelle tous collaboreront et sur laquelle tous arriveront à s’entendre. C’est pourquoi je voudrais d’abord fixer deux ou trois points sur lesquels je pense que l’entente est déjà faite : l’accord, comme une tache d’huile, s’étendra peu à peu au reste. Notre première conférence portera donc moins sur le changement lui-même que sur les caractères généraux d’une philosophie qui prendrait l’intuition du changement pour point de départ.

Voici d’abord un point sur lequel tout le monde s’accordera. Si nos sens et notre conscience avaient une portée illimitée, si notre faculté de percevoir, extérieure et intérieure, était indéfinie, nous n’aurions jamais recours à la faculté de concevoir ni à celle de raisonner. Concevoir est un pis aller dans les cas où l’on ne peut pas percevoir, et raisonner ne s’impose que dans la mesure où l’on doit combler les vides de la perception externe ou interne, et en étendre la portée. Je ne nie pas l’utilité des idées abstraites et générales — pas plus que je ne conteste la valeur des billets de banque. Mais de même que le billet n’est qu’une promesse d’or, ainsi une conception ne vaut que par les perceptions éventuelles qu’elle représente. Je dis que nous sommes d’accord là-dessus. Et la preuve, c’est que, de l’avis de tous, les conceptions le plus ingénieusement assemblées et les raisonnements le plus savamment échafaudés s’écroulent comme des châteaux de cartes le jour où un fait — un seul fait réellement aperçu — vient heurter ces conceptions et ces raisonnements. Il n’y a d’ailleurs pas un métaphysicien, pas un théologien, qui ne soit prêt à affirmer qu’un être parfait est celui qui connaît toutes choses intuitivement, sans avoir à passer par l’intermédiaire du raisonnement, de l’abstraction ni de la généralisation. Donc, pas de difficulté sur le premier point.

Il n’y en aura pas davantage sur le second, que je formulerais ainsi : c’est l’insuffisance de portée ou la faiblesse de nos facultés de perception — insuffisance constatée par nos facultés de conception et de raisonnement — qui a donné naissance à la philosophie. L’histoire des doctrines en fait foi. Les conceptions des plus anciens penseurs de la Grèce étaient, certes, très voisines de la perception, puisque c’est par les transformations d’un élément sensible, comme l’eau, l’air, le feu, qu’elles complétaient la sensation immédiate. Mais dès que les philosophes de l’école d’Élée, critiquant l’idée de transformation, eurent montré ou cru montrer l’impossibilité de se maintenir si près des données des sens, la philosophie s’engagea dans la voie où elle a marché depuis, celle qui conduit à un monde « supra-sensible » : avec de pures « idées », désormais, on devait expliquer les choses. Il est vrai que, pour les philosophes anciens, le monde intelligible était situé en dehors et au-dessus de celui que nos sens et notre conscience aperçoivent : nos facultés de perception ne nous montraient que des ombres projetées dans le temps et l’espace par les Idées immuables et éternelles. Pour les modernes, au contraire, ces essences sont constitutives des choses sensibles elles-mêmes ; ce sont de véritables substances, dont les phénomènes ne sont que la pellicule superficielle. Mais tous, anciens et modernes, s’accordent à voir dans la philosophie une substitution du concept au percept. Tous en appellent, de l’insuffisance de nos sens et de notre conscience, à des facultés de l’esprit qui ne sont plus perceptives, je veux dire aux fonctions d’abstraction, de généralisation et de raisonnement.

Sur ce second point nous serons également d’accord. J’arrive alors au troisième, qui, je pense, ne soulèvera pas non plus de discussion.

Si telle est bien la méthode philosophique, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir une philosophie, comme il y a une science ; il y aura toujours, au contraire, autant de philosophies différentes qu’il se rencontrera de penseurs originaux. Comment en serait-il autrement ? Si abstraite que soit une conception, c’est toujours dans une perception qu’elle a son point de départ. L’intelligence combine et sépare ; elle arrange, dérange, coordonne ; elle ne crée pas. Il lui faut une matière, et cette matière ne peut lui être fournie que par les sens ou par la conscience. Une philosophie qui construit ou complète la réalité avec de pures idées ne fera donc que substituer ou adjoindre, à l’ensemble de nos perceptions concrètes, telle ou telle d’entre elles élaborée, amincie, subtilisée, convertie par là en idée abstraite et générale. Mais, dans le choix qu’elle opérera de cette perception privilégiée, il y aura toujours quelque chose d’arbitraire, car la science positive a pris pour elle ce qu’il peut y avoir d’incontestablement commun à des choses différentes, la quantité, et il ne reste plus alors à la philosophie que le domaine de la qualité, où tout est hétérogène à tout, et où c’est par l’effet d’un décret contestable qu’une partie est déclarée représentative de l’ensemble. À ce décret on pourra toujours en opposer d’autres. Et bien des philosophies différentes surgiront, armées de concepts différents, capables de lutter indéfiniment entre elles.

Voici alors la question qui se pose et que, pour ma part, je considère comme essentielle. Puisque toute tentative pour philosopher avec des concepts suscite des tentatives antagonistes et que, sur le terrain de la dialectique pure, il n’y a pas de système auquel on ne puisse en opposer un autre, devons-nous rester sur ce terrain, ou bien ne vaudrait-il pas mieux (sans renoncer, cela va sans dire, à l’exercice de nos facultés de conception et de raisonnement) revenir à la perception elle-même, obtenir d’elle qu’elle se dilate et s’étende ? Nous disions que c’est l’insuffisance de notre perception naturelle qui a poussé les philosophes à compléter la perception par la conception, laquelle devra combler les intervalles entre les données des sens ou de la conscience et, par là, unifier et systématiser notre connaissance des choses. Mais l’examen des doctrines nous montre que la faculté de concevoir, au fur et à mesure qu’elle avance dans ce travail d’intégration, est obligée d’éliminer de la réalité une multitude de différences qualitatives, d’éteindre en partie nos perceptions, d’appauvrir notre vision concrète de l’univers : c’est même parce que chaque philosophie est amenée, bon gré mal gré, à procéder ainsi, qu’elle suscite des philosophies antagonistes, dont chacune relève quelque chose de ce que celle-là a laissé tomber. La méthode va donc contre le but qu’elle se propose : elle devait, en théorie, étendre et compléter la perception ; elle est obligée, en fait, de demander à une foule de perceptions de s’effacer afin que telle ou telle d’entre elles puisse devenir représentative des autres. — Mais supposez qu’au lieu de chercher à nous élever au-dessus de notre perception des choses, nous nous enfoncions en elle pour la creuser et l’élargir. Supposez que nous insérions en elle notre volonté, et que cette volonté, se dilatant, dilate notre vision des choses. Nous obtiendrions cette fois une philosophie où rien ne serait sacrifié de ce que nous présentent nos sens et notre conscience : aucune qualité, aucun aspect du réel, ne prétendrait se substituer au reste et en fournir l’explication. Mais surtout nous aurions une philosophie à laquelle on ne pourrait en opposer d’autres, car elle n’aurait rien laissé en dehors d’elle que d’autres doctrines pussent ramasser : elle aurait tout pris. Elle aurait pris tout ce qui est donné, et même plus que ce qui est donné, car les sens et la conscience, conviés par elle à un effort exceptionnel, lui auraient livré plus qu’ils ne fournissent naturellement. À la multiplicité des systèmes qui luttent entre eux, armés de concepts différents, succéderait l’unité d’une doctrine capable de réconcilier tous les penseurs dans une même perception, — perception qui irait d’ailleurs s’élargissant, grâce à l’effort combiné des philosophes dans une direction commune.

On dira que cet élargissement est impossible. Comment demander aux yeux du corps, ou à ceux de l’esprit, de voir plus qu’ils ne voient ? L’attention peut préciser, éclairer, intensifier : elle ne fait pas surgir, dans le champ de la perception, ce qui ne s’y trouvait pas d’abord. Voilà l’objection. — Elle est réfutée, croyons-nous, par l’expérience. Il y a en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est précisément de voir et de nous faire voir ce que, naturellement, nous n’apercevrions pas. Ce sont les artistes.

À quoi vise l’art, sinon à nous faire découvrir, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, une foule de choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’éprouvions pas nous-mêmes, au moins à l’état naissant, tout ce qu’ils nous décrivent. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui, sans doute, étaient représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l’artiste n’est aussi apparente que dans celui des arts qui serre de plus près la réalité matérielle, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature une foule d’aspects que nous ne remarquions pas. — Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais créé, qu’ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu’elles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l’image que les grands peintres nous en ont tracée ? — Mais, s’il en était ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines œuvres — celles des maîtres — qu’elles sont vraies ? où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu ce qu’ils nous montrent. Oui, nous l’avions perçu, comme nous avons perçu tout ce que les peintres nous ont montré et nous montreront jamais ; mais nous avions perçu sans apercevoir. C’était, pour nous, une vision brillante et évanouissante, perdue dans la foule de ces visions également brillantes, également évanouissantes, qui, semblables à des « dissolving views », se recouvrent dans notre expérience usuelle et constituent, par leur interférence réciproque, la vision pâle et décolorée que nous avons habituellement des choses. Le peintre l’a isolée ; il l’a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher d’apercevoir dans la réalité ce qu’il y a aperçu lui-même.

L’art est donc là pour nous montrer qu’une extension de nos facultés de percevoir est possible. Mais comment s’accomplit-elle ? — Remarquons que le sens commun a toujours dit de l’artiste que c’est un « idéaliste », entendant par là que l’artiste se préoccupe moins que la plupart d’entre nous du côté positif et matériel de la vie. L’artiste est, au sens propre du mot, un « distrait ». Pourquoi, étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à y voir plus de choses que le commun des hommes ? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n’était une vision que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d’agir, nous a amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que, plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à regarder, et que les nécessités de l’action tendent à limiter le champ de la vision. Je ne puis entrer dans la démonstration de ce point : j’estime que beaucoup de questions psychologiques et psycho-physiologiques s’éclaireraient d’une lumière nouvelle si l’on se décidait à considérer notre perception distincte comme simplement découpée, par les besoins de la vie pratique, dans un ensemble plus vaste. Nous aimons, en psychologie et ailleurs, à aller de la partie au tout, et notre système habituel d’explication consiste à reconstruire idéalement notre vie mentale avec des éléments simples, puis à supposer que la composition entre eux de ces éléments simples a réellement produit notre vie mentale. Si les choses se passaient ainsi, notre perception serait en effet inextensible ; elle serait faite de l’assemblage de certains matériaux déterminés, en quantité déterminée, et nous n’y trouverions jamais autre chose que ce qui y aurait été ainsi déposé d’abord. Mais les faits, quand on les envisage en dehors de tout parti pris d’expliquer l’esprit mécaniquement, suggèrent une interprétation d’un autre genre. Ils nous montrent, dans la vie psychologique normale, un effort constant de l’esprit pour limiter son horizon, pour se détourner de ce qu’il a un intérêt matériel à ne pas voir. Avant de philosopher, il faut vivre ; et la vie exige que nous nous mettions des œillères, que nous ne regardions ni à droite ni à gauche, mais droit devant nous dans la direction où nous avons à marcher. Notre connaissance, bien loin de se constituer par une association graduelle d’éléments simples, est l’effet d’une dissociation brusque : dans le champ infiniment vaste de notre connaissance virtuelle nous avons cueilli, pour en faire une connaissance actuelle, tout ce qui intéresse notre action sur les choses ; nous avons négligé le reste. Le cerveau paraît avoir été construit en vue de ce travail de sélection. On le montrerait sans peine pour les opérations de la mémoire. Notre passé, ainsi que nous le verrons dans notre prochaine conférence, se conserve nécessairement, automatiquement. Il survit tout entier. Mais notre intérêt pratique est de l’écarter, ou du moins de n’en accepter que ce qui peut éclairer et compléter plus ou moins utilement la situation présente. Le cerveau nous sert à effectuer ce choix : il actualise les souvenirs utiles, il maintient dans le sous-sol de la conscience ceux qui ne serviraient à rien. On en dirait autant de la perception : auxiliaire de l’action, elle isole, dans l’ensemble de la réalité, ce qui nous intéresse ; elle nous montre moins les choses mêmes que le parti que nous en pouvons tirer. Par avance elle les classe, par avance elle les étiquette ; nous regardons à peine l’objet, il nous suffit de savoir à quelle catégorie il appartient. Mais, de loin en loin, par un accident heureux, naissent des hommes qui, soit par leurs sens soit par leur conscience, sont moins attachés à la vie. La nature a oublié d’attacher leur faculté de percevoir à leur faculté d’agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d’agir ; ils perçoivent pour percevoir, — pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté d’eux-mêmes, soit par la conscience soit par un de leurs sens, ils naissent détachés ; et, selon que ce détachement est inhérent à tel ou tel de leurs sens ou à leur conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. C’est donc bien une vision plus directe, plus immédiate de la réalité, que nous trouvons dans les différents arts ; et c’est parce que l’artiste songe moins à utiliser sa perception qu’il perçoit un plus grand nombre de choses.

Eh bien, ce que la nature fait de loin en loin, par distraction, pour quelques privilégiés, la philosophie ne pourrait-elle pas le faire, dans un autre sens et d’une autre manière, pour tout le monde ? Le rôle de la philosophie ne serait-il pas de nous amener à une perception plus complète de la réalité par un certain déplacement de notre attention ? Il s’agirait de détourner notre attention du côté pratiquement intéressant de l’univers, pour la retourner vers ce qui, pratiquement, ne sert à rien. Et cette conversion de l’attention serait la philosophie même.

Au premier abord, il semble que cela ait déjà été fait. Plus d’un philosophe a dit, en effet, que philosopher consistait à se détourner de la vie pratique, et que spéculer était l’inverse d’agir. Nous parlions tout à l’heure des philosophes grecs : nul n’a exprimé l’idée avec plus de force que Plotin. « Toute action, disait-il (et il ajoutait même “toute fabrication”) est un affaiblissement de la contemplation » (πανταχοῡ δὴ ὰνευρήσομεν τὴν ποίησιν καὶ τὴν πρᾱξιν ἢ άσθένειαν θεωρίας ἢ παρακολούθημα). Et, fidèle à l’esprit de Platon, il pensait que la découverte du vrai exige une conversion (έπιστροϕή) de l’esprit, qui se détache des apparences d’ici-bas et s’attache aux réalités de là-haut : « Fuyons vers notre chère patrie ! » — Mais, comme vous le voyez, il s’agissait de « fuir ». Plus précisément, pour Platon et pour tous ceux qui ont entendu la métaphysique de cette manière, se détacher de la vie et convertir son attention consiste à se transporter dans un monde différent de celui où nous vivons, à faire appel à des facultés autres que celles des sens et de la conscience. Ils n’ont pas cru que cette éducation de l’attention pût consister simplement à lui retirer ses œillères, à la déshabituer du rétrécissement que les exigences de la vie lui imposent. Ils n’ont pas jugé que l’attention dût continuer à regarder ce qu’elle regarde : non, il faut pour eux qu’elle se tourne vers autre chose. De là vient qu’ils font appel à des facultés de vision absolument différentes de celles que nous exerçons, à tout instant, dans la connaissance que nous prenons du monde extérieur et de nous-mêmes.

Et c’est précisément parce que l’on peut contester l’existence de facultés de ce genre que Kant a cru la métaphysique impossible. Une des idées les plus importantes et les plus profondes de la Critique de la Raison pure est assurément celle-ci : que, si la métaphysique est possible, c’est par une vision, et non par un effort dialectique. La dialectique nous conduit à des philosophies opposées ; elle démontre aussi bien la thèse que l’antithèse des diverses antinomies. Seule, une intuition supérieure (que Kant appelle une intuition « intellectuelle »), c’est-à-dire une perception de la réalité métaphysique, donnerait à la science métaphysique le moyen de se constituer. Le résultat le plus clair de la Critique kantienne est ainsi de montrer qu’on ne pourrait pénétrer dans l’au-delà que par une vision, et qu’une doctrine ne vaut, dans ce domaine, que par ce qu’elle contient de perception : prenez cette perception, analysez-la, recomposez-la, tournez et retournez-la dans tous les sens, faites lui subir les plus subtiles opérations de la plus subtile chimie intellectuelle, vous ne retirerez jamais de votre creuset que ce que vous y aurez mis ; tant vous y aurez introduit de vision, tant vous en retrouverez ; et le raisonnement ne vous aura pas fait avancer d’un pas au delà de ce que vous aviez perçu d’abord. Voilà ce que Kant a dégagé en pleine lumière ; et c’est là, à mon sens, le plus grand service que Kant ait rendu à la philosophie spéculative. Il a définitivement établi que, si la métaphysique est possible, ce ne peut être que par un effort d’intuition. — Seulement, ayant prouvé que l’intuition serait seule capable de nous donner une métaphysique, il ajouta : cette intuition est impossible.

Pourquoi la jugea-t-il impossible ? Précisément parce qu’il se représenta une vision de ce genre — je veux dire une vision de la réalité vraie, absolue, en soi — comme se l’était représentée Plotin, comme se la sont représentée en général ceux qui ont fait appel à l’intuition métaphysique : tous ont entendu par là une certaine faculté de connaître qui se distinguerait radicalement des sens et de la conscience, qui serait même orientée dans la direction inverse. Tous ont cru que se détacher de la vie pratique était tourner le dos à la vie pratique.

Et pourquoi l’ont-ils cru ? Pourquoi Kant l’a-t-il cru, à leur suite ? Pourquoi tous ont-ils jugé ainsi, — ceux-là pour procéder à la construction d’une métaphysique, celui-ci pour conclure que toute métaphysique est impossible ? Ils l’ont cru, parce qu’ils se sont imaginé que nos sens et notre conscience, tels qu’ils fonctionnent dans la vie de tous les jours, nous faisaient saisir directement le mouvement. Ils ont cru que par nos sens et notre conscience, travaillant comme ils travaillent d’ordinaire, nous apercevions réellement le changement dans les choses et le changement en nous. Alors, comme il est incontestable qu’en suivant les données habituelles de nos sens et de notre conscience nous aboutissons, dans l’ordre de la spéculation, à des contradictions insolubles, ils ont conclu de là que la contradiction était inhérente au changement lui-même et que, pour se soustraire à cette contradiction, il fallait sortir de la sphère du changement et s’élever au-dessus du Temps. Tel est le fond de la pensée des métaphysiciens, comme aussi de ceux qui, avec Kant, nient la possibilité de la métaphysique.

La métaphysique est née, en effet, des arguments de Zénon d’Élée relatifs au changement et au mouvement. C’est Zénon qui, en attirant l’attention sur les absurdités qui naissent de ce qu’il appelait mouvement et changement, amena les philosophes — Platon tout le premier — à chercher la réalité cohérente et vraie dans ce qui ne change pas. Et c’est parce que Kant crut que nos sens et notre conscience s’exercent ordinairement dans un Temps véritable, je veux dire dans un Temps qui change sans cesse, dans une durée qui dure, c’est parce que, d’autre part, il se rendait compte de la relativité des données usuelles de nos sens et de notre conscience, qu’il jugea la métaphysique impossible autrement que par une vision différente de celle des sens et de la conscience, — vision dont il n’apercevait d’ailleurs aucune trace chez l’homme.

Mais si nous pouvions établir que ce qui a été considéré comme du mouvement et du changement par Zénon d’abord, puis par les métaphysiciens en général, n’est ni du changement ni du mouvement, qu’ils ont retenu du changement ce qui ne change pas et du mouvement ce qui ne se meut pas, qu’ils ont pris pour une perception immédiate et complète du mouvement et du changement une cristallisation de cette perception, solidifiée en vue de la pratique ; — et si nous pouvions montrer, d’autre part, que ce qui a été pris par Kant pour le temps lui-même est un temps qui ne coule ni ne change ni ne dure ; — alors, pour se soustraire à des contradictions comme celles que Zénon a signalées et pour dégager notre connaissance de la relativité dont Kant la croyait frappée, il n’y aurait pas à sortir du temps (nous n’en sommes que trop sortis !), il n’y aurait pas à se dégager du changement (nous ne nous en sommes que trop dégagés !), il faudrait, au contraire, faire effort pour ressaisir le changement et la durée dans leur mobilité originelle. Alors, non seulement nous verrions tomber une à une bien des difficultés et s’évanouir plus d’un problème, mais encore, par l’extension et la revivification de notre faculté de percevoir, nous rétablirions la continuité dans l’ensemble de nos connaissances — une continuité qui ne serait plus hypothétique et construite, mais expérimentée et vécue. Un travail de ce genre est-il possible ? C’est ce que nous chercherons ensemble, si vous le voulez bien, dans notre prochaine conférence.


DEUXIÈME CONFÉRENCE


Mesdames, Messieurs,

Vous m’avez prêté hier une attention si soutenue que vous ne devrez pas vous étonner si je suis tenté d’en abuser aujourd’hui. Je vais vous demander de faire un effort un peu violent pour écarter quelques-uns des schémas artificiels que nous interposons, à notre insu, entre la réalité et nous. Il s’agit de rompre avec certaines habitudes de penser et de percevoir qui nous sont devenues naturelles. Il faut revenir à la perception directe, immédiate, du changement et de la mobilité. Voici, à ce qu’il me semble, le premier résultat de cet effort. Nous devons nous représenter tout changement, tout mouvement, comme absolument indivisibles.

Commençons par le mouvement. J’ai la main au point A. Je la transporte au point B, parcourant l’intervalle AB. Je dis que ce mouvement de A en B est chose simple.

Mais de ceci chacun de nous a la sensation directe et immédiate. Sans doute, pendant que nous portons notre main de A en B, nous nous disons que nous pourrions l’arrêter en un point intermédiaire, mais alors ce ne serait plus le même mouvement. Il n’y aurait plus un mouvement unique de A en B ; il y aurait, par hypothèse, deux mouvements, avec un intervalle d’arrêt. Ni du dedans, par le sens musculaire, ni du dehors par la vue, nous n’aurions encore la même perception. Si nous laissons notre mouvement de A en B tel qu’il est, nous le sentons indivisé et nous devons le déclarer indivisible.

Il est vrai que, lorsque je regarde ma main allant de A en B et décrivant l’intervalle AB, je me dis : l’intervalle AB peut se diviser en autant de parties que je le veux, donc le mouvement de A en B peut se diviser en autant de parties qu’il me plaît, puisque ce mouvement s’applique sur cet intervalle. Ou bien encore : à chaque instant de son trajet, le mobile passe en un certain point, donc on peut distinguer dans le mouvement autant d’étapes qu’on voudra, donc le mouvement est infiniment divisible. Mais réfléchissons-y un instant. Comment le mouvement pourrait-il s’appliquer sur l’espace qu’il parcourt ? comment du mouvant coïnciderait-il avec de l’immobile ? comment l’objet qui se meut serait-il en un point de son trajet ? Il y passe ou, en d’autres termes, il pourrait y être. Il y serait s’il s’y arrêtait ; mais, s’il s’y arrêtait, ce n’est plus au même mouvement que nous aurions affaire. C’est toujours d’un seul bond qu’un trajet est parcouru quand, sur ce trajet, il n’y a pas d’arrêt. Le bond peut durer quelques secondes, comme il peut durer des semaines, des mois ou des années : du moment que le bond est unique, il est indécomposable. Seulement, une fois le trajet effectué, comme la trajectoire est de l’espace et que l’espace est indéfiniment divisible, nous nous figurons que le mouvement lui-même est divisible indéfiniment. Nous aimons à nous le figurer, parce que, dans un mouvement, ce n’est pas le changement de position qui nous intéresse, ce sont les positions elles-mêmes, celle que le mobile a quittée, celle qu’il prendra, celle qu’il prendrait s’il s’arrêtait en route. Nous avons besoin d’immobilité, et plus nous réussirons à nous représenter le mouvement comme coïncidant avec l’espace qu’il parcourt, mieux nous croirons le comprendre. À vrai dire, il n’y a jamais d’immobilité véritable, si nous entendons par là une absence de mouvement. Le mouvement est la réalité même, et ce que nous appelons immobilité est un certain état de choses identique ou analogue à ce qui se produit quand deux trains marchent avec la même vitesse, dans le même sens, sur deux voies parallèles : chacun des deux trains apparaît alors comme immobile aux voyageurs assis dans l’autre. Mais une situation de ce genre, qui est en somme exceptionnelle, nous semble être la situation régulière et normale, parce que c’est celle qui nous permet d’agir sur les choses et qui permet aussi aux choses d’agir sur nous : les voyageurs des deux trains ne peuvent se tendre la main par la portière et causer ensemble que s’ils sont « immobiles » c’est-à-dire s’ils marchent dans le même sens avec la même vitesse. L’« immobilité » étant ce dont notre action a besoin, nous l’érigeons en réalité, nous en faisons un absolu, et nous voyons dans le mouvement quelque chose qui s’y surajoute. Rien de plus légitime dans la vie usuelle. Mais lorsque nous transportons cette habitude d’esprit dans le domaine de la spéculation, nous méconnaissons la réalité vraie, nous créons, de gaieté de cœur, des problèmes insolubles, nous fermons les yeux à ce qu’il y a de plus vivant dans le monde réel.

Je n’ai pas besoin de vous rappeler les arguments de Zénon d’Élée. Tous impliquent la confusion du mouvement avec l’espace parcouru, ou tout au moins l’idée qu’on peut traiter le mouvement comme on traite l’espace, le diviser sans tenir compte de ses articulations naturelles. Achille, nous dit-on, n’atteindra jamais la tortue qu’il poursuit, parce que, lorsqu’il arrivera au point où était la tortue, celle-ci aura eu le temps de marcher, et ainsi de suite indéfiniment. Les philosophes ont réfuté cet argument de bien des manières, et même de tant de manières différentes qu’on peut se demander si aucune de leurs réfutations est définitive. Il y aurait eu pourtant un moyen très simple de trancher la difficulté : c’eût été d’interroger Achille. Car, puisque Achille finit par rejoindre la tortue et même par la dépasser, il doit savoir, mieux que personne, comment il s’y prend. Le philosophe ancien qui démontrait la possibilité du mouvement en marchant était dans le vrai ; son seul tort fut de faire le geste sans y joindre un commentaire. Demandons alors à Achille de commenter sa course ; voici, sans aucun doute, ce qu’il nous répondra. Zénon veut que je me rende du point où je suis au point que la tortue a quitté, de celui-ci au point qu’elle a quitté encore, etc. : c’est ainsi qu’il procède pour me faire courir. Mais moi, pour courir, je m’y prends autrement. Je fais un premier pas, puis un second, et ainsi de suite : finalement, après un certain nombre de pas, j’en fais un dernier par lequel j’enjambe la tortue. J’accomplis ainsi une série d’actes indivisibles. Ma course est la série de ces actes. Autant elle comprend de pas, autant vous pouvez y distinguer de parties. Mais vous n’avez pas le droit de la désarticuler selon une autre loi, ni de la supposer articulée d’une autre manière. Procéder comme le fait Zénon, c’est admettre que la course peut être décomposée arbitrairement, comme l’espace parcouru ; c’est croire que le trajet s’applique réellement contre la trajectoire ; c’est faire coïncider et par conséquent confondre ensemble le mouvement et l’immobilité.

Mais en cela consiste précisément notre méthode habituelle. Nous raisonnons sur le mouvement comme s’il était fait d’immobilités, et, quand nous le regardons, c’est avec des immobilités que nous le reconstituons. Le mouvement est pour nous une position, puis une nouvelle position, et ainsi de suite indéfiniment. Nous nous disons bien, il est vrai, qu’il doit y avoir autre chose, et que, d’une position à une position, il y a le passage par lequel se franchit l’intervalle. Mais, dès que nous fixons notre attention sur ce passage, vite nous en faisons une série de positions, quittes à reconnaître encore qu’entre deux positions successives il faut bien supposer un passage. Ce passage, nous reculons indéfiniment le moment de l’envisager. Nous admettons qu’il existe, nous lui donnons un nom, cela nous suffit : une fois en règle de ce côté, nous nous tournons vers les positions et nous préférons n’avoir affaire qu’à elles. Nous avons instinctivement peur des difficultés que susciterait à notre pensée la vision du mouvement dans ce qu’il a de mouvant ; et nous avons raison, du moment que nous avons commencé par demander à des immobilités nos points d’appui. Si le mouvement n’est pas tout, il n’est rien ; et si nous avons d’abord posé que l’immobilité peut être une réalité, le mouvement glissera entre nos doigts quand nous croirons le tenir.

J’ai parlé du mouvement ; mais j’en dirais autant de n’importe quel changement. Tout changement réel est un changement indivisible. Nous aimons à le considérer comme une série d’états qui se succèdent et dont il serait la composition. C’est naturel encore. Si le changement est continuel en nous et continuel aussi dans les choses, en revanche, pour que le changement ininterrompu que chacun de nous appelle « moi » puisse agir sur le changement ininterrompu que nous appelons une « chose », il faut que ces deux changements se trouvent, l’un par rapport à l’autre, dans une situation analogue à celle des deux trains dont nous parlions tout à l’heure. Nous disons par exemple qu’un objet change de couleur, et que le changement consiste ici dans une série de teintes qui seraient les éléments constitutifs du changement et qui, elles, ne changeraient pas. Mais, d’abord, ce qui existe objectivement de chaque teinte, c’est une oscillation infiniment rapide, c’est du changement. Et, d’autre part, la perception que nous en avons, si nous la regardons de près, nous apparaît comme n’étant qu’un aspect isolé, abstrait, de l’état général de notre personne, lequel change globalement sans cesse et fait participer à son changement la perception qui semblait d’abord invariable : en fait, il n’y a pas de perception qui ne se modifie à chaque instant. De sorte que la couleur, en dehors de nous, est la mobilité même, et que notre propre personne est mobilité encore. Mais tout le mécanisme de notre perception des choses, comme celui de notre action sur les choses, a été réglé de manière à amener ici, entre la mobilité externe et la mobilité intérieure, une situation comme celle de nos deux trains, — plus compliquée, sans doute, mais du même genre : quand les deux changements, celui de l’objet et celui du sujet, ont lieu dans ces conditions particulières, ils suscitent cette apparence particulière que nous appelons un « état ». Et, une fois en possession d’« états », nous recomposons avec eux le changement. Rien de plus naturel, encore une fois : le morcelage du changement en états nous met à même d’agir sur les choses, et il est pratiquement utile que nous nous intéressions aux états plutôt qu’au changement lui-même. Mais ce qui favorise ici l’action serait mortel à la spéculation. Représentez-vous un changement comme réellement composé d’états, et vous faites surgir du même coup toutes les difficultés, toutes les antinomies que le problème du mouvement a soulevées. Vous fermez les yeux, comme je le disais, à la réalité vraie.

Je n’insisterai pas davantage sur ce point. Que chacun de nous fasse l’expérience, qu’il cherche à se donner une vision directe et concrète d’un changement et d’un mouvement, n’importe lesquels : il aura un sentiment d’absolue indivisibilité. J’arrive alors au second point, qui est d’ailleurs très voisin du premier, et où nous ne ferons que retrouver, sous un nouvel aspect, la même vérité. Il y a des changements, mais il n’y a pas de choses qui changent : le changement n’a pas besoin d’un support. Il y a des mouvements, mais il n’y a pas nécessairement des objets invariables qui se meuvent : le mouvement n’implique pas un mobile.

On a de la peine à se représenter ainsi les choses, parce que le sens par excellence est celui de la vue, et que l’œil a pris l’habitude de découper, dans l’ensemble du champ visuel, des figures relativement invariables qui sont censées alors se déplacer sans se déformer : le mouvement se surajouterait au mobile comme un accident. Il est en effet utile que nous ayons affaire, dans la vie de tous les jours, à des objets stables et, en quelque sorte, responsables, auxquels nous puissions nous adresser comme à des personnes. Le sens de la vue s’arrange pour prendre les choses de ce biais : éclaireur du toucher, il prépare notre action sur le monde extérieur. Mais déjà nous aurons moins de peine à apercevoir le mouvement et le changement comme des réalités indépendantes si nous nous adressons au sens de l’ouïe. Écoutons une mélodie en nous laissant bercer par elle : n’avons-nous pas la perception nette d’un mouvement qui n’est attaché à aucun mobile, d’un changement sans rien qui change ? le changement se suffit, il est la chose même. Et il a beau prendre du temps, il est indivisible : si la mélodie s’arrêtait plus tôt, ce ne serait plus la même masse sonore ; c’en serait une autre, également indivisible. Sans doute nous avons une tendance à la diviser et à nous représenter, au lieu de la continuité ininterrompue de la mélodie, une juxtaposition de notes distinctes. Mais pourquoi ? simplement parce que notre perception auditive a pris l’habitude de s’imprégner d’images visuelles. Nous écoutons la mélodie à travers la vision qu’en peut avoir le chef d’orchestre qui regarde sa partition. Nous nous représentons, sur une feuille de papier imaginaire, des notes juxtaposées à des notes. Nous pensons à un clavier sur lequel on joue, à l’archet qui va et qui vient, au musicien dont chacun donne sa partie à côté des autres. Faisons abstraction de ces images spatiales : il reste le changement pur, se suffisant à lui-même, nullement attaché à une « chose » qui change.

Revenons alors à la vue. En fixant davantage notre attention, nous nous apercevrons qu’ici même le mouvement n’exige pas un véhicule, ni le changement une substance. Déjà la science physique nous suggère cette vision des choses matérielles. Plus elle progresse, plus elle résout la matière en actions qui cheminent à travers l’espace, en mouvements qui courent çà et là comme des frissons, de sorte que la mobilité devient la réalité même. Sans doute la science commence par assigner à cette mobilité un support. Mais, à mesure qu’elle avance, le support recule ; les masses se pulvérisent en molécules, les molécules en atomes, les atomes en électrons ou corpuscules : finalement, le support assigné au mouvement dans l’infiniment petit semble bien n’être qu’un schéma commode, — simple concession du savant aux habitudes de notre imagination visuelle. Mais point n’est même besoin d’aller aussi loin. Qu’est-ce que le « mobile » auquel notre œil attache le mouvement, comme à un véhicule ? Simplement une tache colorée, dont nous savons bien qu’elle se réduit, en elle-même, à une série d’oscillations extrêmement rapides. Ce prétendu mouvement d’une chose n’est en réalité qu’un mouvement de mouvements.

Mais nulle part la substantialité du changement n’est aussi visible, aussi palpable, que dans le domaine de la vie intérieure. Les difficultés et contradictions de tout genre auxquelles ont abouti les théories de la personnalité viennent de ce qu’on s’est représenté, d’une part, une série d’états psychologiques distincts, chacun invariable, qui produiraient les variations du moi par leur succession même, et d’autre part un moi, non moins invariable, qui leur servirait de support. Comment cette unité et cette multiplicité pourraient-elles se rejoindre ? comment, ne durant ni l’une ni l’autre — la première parce que le changement est quelque chose qui s’y surajoute, la seconde parce qu’elle est faite d’éléments qui ne changent pas — pourraient-elles constituer un moi qui dure ? Mais la vérité est qu’il n’y a ni un substratum rigide immuable ni des états distincts qui y passent comme des acteurs sur une scène. Il y a simplement la mélodie continue de notre vie intérieure, — mélodie qui se poursuit, indivisible, du commencement à la fin de notre existence consciente. Notre personnalité est cela même.

C’est justement cette continuité indivisible de changement qui constitue la durée vraie. Je ne puis entrer ici dans l’examen approfondi d’une question que j’ai traitée ailleurs. Je me bornerai donc à dire, pour répondre à ceux qui voient dans cette « durée réelle » je ne sais quoi d’ineffable et de mystérieux, qu’elle est la chose la plus claire du monde : la durée réelle est ce que l’on a toujours appelé le temps, mais le temps perçu comme indivisible. Que le temps implique la succession, je n’en disconviens pas. Mais que la succession se présente d’abord à notre conscience comme la distinction d’un « avant » et d’un « après » juxtaposés, c’est ce que je ne saurais accorder. Quand nous écoutons une mélodie, nous avons la plus pure impression de succession que nous puissions avoir — une impression aussi éloignée que possible de celle de la simultanéité — et pourtant c’est la continuité même de la mélodie et l’impossibilité de la décomposer qui font sur nous cette impression. Si nous la découpons en notes distinctes, en autant d’« avant » et d’« après » qu’il nous plaît, c’est que nous y mêlons des images spatiales et que nous imprégnons la succession de simultanéité : dans l’espace, et dans l’espace seulement, il y a distinction nette de parties extérieures les unes aux autres. Je reconnais d’ailleurs que c’est dans le temps spatialisé que nous nous plaçons d’ordinaire. Nous n’avons aucun intérêt à écouter le ronron continu et le bourdonnement ininterrompu de la vie profonde. Et pourtant la durée réelle est là. C’est grâce à elle que prennent place dans un seul et même temps les changements plus ou moins longs auxquels nous assistons en nous et dans le monde extérieur.

Ainsi, qu’il s’agisse du dedans ou du dehors, du moi ou des objets extérieurs, la réalité est la mobilité même. C’est ce que nous exprimions en disant qu’il y a du changement, mais qu’il n’y a pas de choses qui changent.

Devant le spectacle de cette mobilité universelle, quelques-uns d’entre nous seront peut-être pris de vertige. Ils sont habitués à la terre ferme ; ils ne peuvent se faire au roulis et au tangage. Il leur faut des points fixes auxquels attacher la pensée et l’existence. Ils estiment que si tout passe, rien n’existe ; et que si la réalité est mobilité, elle n’est déjà plus au moment où on la pense, elle échappe à la pensée. Mais qu’ils se rassurent ! Le changement, s’ils se décident à le regarder directement, sans voile interposé, leur apparaîtra comme ce qu’il peut y avoir au monde de plus substantiel et de plus durable. J’arrive ici, en effet, au troisième point sur lequel je voulais attirer votre attention.

C’est que, si le changement est réel et même constitutif de toute réalité, nous devons envisager le passé autrement que nous n’avons été habitués à le faire par la philosophie et même par le langage. Nous inclinons à nous représenter le passé comme de l’inexistant, et les philosophes encouragent chez nous cette tendance naturelle. Pour eux et pour nous, le présent seul existe par lui-même : si quelque chose survit du passé, ce ne peut être que par un secours que le présent lui prête, par une charité que le présent lui fait, enfin, pour sortir des métaphores, par l’intervention d’une certaine fonction particulière qui s’appelle la mémoire et dont le rôle serait de conserver exceptionnellement telles ou telles parties du passé en les emmagasinant dans une espèce de boîte. — Il y a là une illusion, soyez-en sûrs, une illusion utile, nécessaire à la vie, issue de certaines exigences fondamentales de l’action, mais dangereuse au plus haut point pour la spéculation. On y trouverait, enfermées “in a nutshell”, comme vous dites, la plupart des illusions qui peuvent vicier la pensée philosophique.

Réfléchissons en effet à ce « présent » qui serait seul existant. Qu’est-ce au juste que le présent ? S’il s’agit de l’instant actuel — je veux dire d’un instant mathématique qui serait au temps ce que le point mathématique est à la ligne, — il est clair qu’un pareil instant est une pure abstraction, une vue de l’esprit ; il ne saurait avoir d’existence réelle. Jamais avec de pareils instants vous ne feriez du temps, pas plus qu’avec des points mathématiques vous ne composeriez une ligne. Supposez même qu’il existe : comment y aurait-il un instant antérieur à celui-là ? Les deux instants ne pourraient être séparés par un intervalle de temps, puisque, par hypothèse, vous réduisez le temps à une juxtaposition d’instants. Donc ils ne seraient séparés par rien, et par conséquent ils n’en feraient qu’un : deux points mathématiques, qui se touchent, se confondent. Mais laissons de côté ces subtilités. Le simple bon sens nous dit que, lorsque nous parlons du présent, c’est à un certain intervalle de durée que nous pensons. Quelle durée ? Impossible de la fixer exactement ; c’est quelque chose d’assez flottant. Mon présent, en ce moment, est la phrase que je suis occupé à prononcer. Mais il en est ainsi parce qu’il me plaît de limiter à cette phrase le champ de mon attention. Cette attention est chose qui peut s’allonger et se raccourcir, comme l’intervalle entre les deux pointes d’un compas. Pour le moment, les pointes s’écartent juste assez pour aller du commencement à la fin de ma phrase ; mais, s’il me prenait envie de les éloigner davantage, mon présent embrasserait, outre ma dernière phrase, celle qui la précédait : il m’aurait suffi d’adopter une autre ponctuation. Allons plus loin : une attention qui serait indéfiniment extensible tiendrait sous son regard, avec la phrase précédente, toutes les phrases antérieures de la leçon, et les événements qui ont précédé la leçon, et une portion aussi grande qu’on voudra de ce que nous appelons notre passé. La distinction que nous faisons entre notre présent et notre passé est donc, sinon arbitraire, du moins relative à l’étendue du champ que peut embrasser notre attention à la vie. Le « présent » occupe juste autant de place que cet effort. Dès que cette attention particulière lâche quelque chose de ce qu’elle tient sous son regard, aussitôt ce qu’elle abandonne du présent devient ipso facto du passé. En un mot, notre présent tombe dans le passé quand nous cessons de lui attribuer un intérêt actuel. Il en est du présent des individus comme de celui des nations : un événement appartient au passé et entre dans l’histoire quand il n’intéresse plus directement la politique du jour et peut être négligé sans que nos affaires s’en ressentent. Tant que son action se fait sentir, il fait corps avec la vie de la nation et lui demeure présent.

Dès lors, rien ne nous empêche de reporter aussi loin que possible en arrière la ligne de séparation entre notre présent et notre passé. Une attention à la vie qui serait suffisamment puissante, et suffisamment dégagée aussi de tout intérêt pratique, embrasserait ainsi dans un présent indivisé l’histoire passée tout entière de la personne consciente, — non pas sans doute comme une simultanéité, mais comme quelque chose qui est à la fois continuellement présent et continuellement mouvant : telle, je le répéte, la mélodie qu’on perçoit indivisible, et qui constitue d’un bout à l’autre un perpétuel présent, quoique cette perpétuité n’ait rien de commun avec l’immutabilité ni cette indivisibilité avec l’instantanéité. Il s’agit d’un présent qui dure.

Ce n’est pas là une hypothèse. Il arrive, dans des cas exceptionnels, que l’attention renonce tout-à-coup à l’intérêt qu’elle prenait à la vie : aussitôt, comme par enchantement, le passé redevient présent. Chez des personnes qui voient surgir devant elles, à l’improviste, la menace d’une mort soudaine, chez l’alpiniste qui glisse au fond d’un précipice, chez des noyés et chez des pendus, il semble qu’une conversion brusque de l’attention puisse se produire, — quelque chose comme un changement d’orientation de la conscience qui, jusqu’alors tournée vers l’avenir et absorbée par les nécessités de l’action, subitement s’en désintéresse. Cela suffit pour que mille et mille détails « oubliés » soient remémorés, pour que l’histoire entière de la personne se déroule devant elle en panorama. Donc le passé était bien là, mais on ne faisait pas ce qu’il fallait pour l’apercevoir.

La mémoire n’a donc pas besoin d’explication. Ou plutôt, il n’y a pas de faculté spéciale dont le rôle soit de retenir du passé pour le verser dans le présent. Le passé se conserve de lui-même, automatiquement. Certes, si nous fermons les yeux à l’indivisibilité du changement, au fait que notre plus lointain passé adhère à notre présent et constitue, avec lui, un seul et même changement ininterrompu, il nous semble que le passé soit ordinairement de l’aboli et que la conservation du passé ait quelque chose d’extraordinaire : nous nous croyons alors obligés d’imaginer un appareil dont la fonction serait d’enregistrer les parties du passé susceptibles de reparaître à la conscience. Mais si nous tenons compte de la continuité de la vie intérieure et par conséquent de son indivisibilité, ce n’est plus la conservation du passé qu’il s’agira d’expliquer, c’est au contraire son apparente abolition. Nous n’aurons plus à rendre compte du souvenir, mais de l’oubli. L’explication s’en trouvera d’ailleurs dans la structure du cerveau. La nature a inventé un mécanisme dont le rôle est de canaliser notre attention dans la direction de l’avenir, de la détourner du passé — je veux dire de cette partie de notre histoire qui n’intéresse pas notre action présente, — de lui amener tout au plus, sous forme de « souvenirs », telle ou telle simplification de l’expérience antérieure, destinée à compléter l’expérience du moment : en cela consiste ici la fonction du cerveau. Nous ne pouvons aborder la discussion de la théorie qui veut que le cerveau serve à la conservation du passé, qu’il emmagasine des souvenirs comme autant de clichés photographiques dont nous tirerions ensuite des épreuves, comme autant de phonogrammes destinés à redevenir des sons. Nous avons examiné la thèse ailleurs. Cette doctrine a été inspirée en grande partie par une certaine métaphysique dont la psychologie et la psycho-physiologie contemporaines sont imprégnées, et qu’on accepte naturellement : de là son apparente clarté. Mais, à mesure qu’on la considère de plus près, on y voit s’accumuler les difficultés et les impossibilités. Prenons le cas le plus favorable à la thèse, le cas d’un objet matériel faisant impression sur l’œil et laissant dans l’esprit un souvenir visuel. Que pourra bien être ce souvenir, s’il résulte véritablement de la fixation, dans le cerveau, de l’impression visuelle ? Pour peu que l’objet ait remué, ou que l’œil ait remué, il y a eu, non pas une image, mais cent images, mille images, autant et plus que sur le « film » d’un cinématographe. Pour peu que l’objet ait été considéré un certain temps, ou revu à des moments divers, ce seront des millions d’images différentes de cet objet. Et nous avons pris le cas le plus simple ! — Supposons toutes ces images emmagasinées ; à quoi serviront-elles ? quelle est celle que nous utiliserons ? — Admettons même que nous ayons nos raisons pour en choisir une, pourquoi et comment la rejetterons-nous dans le passé quand nous l’apercevrons ? — Passons encore sur ces difficultés. Comment expliquera-t-on les maladies de la mémoire ? Dans celles de ces maladies qui correspondent à des lésions locales du cerveau, c’est-à-dire dans les aphasies, la lésion psychologique consiste moins dans une abolition des souvenirs que dans une impuissance à les rappeler. Un effort, une émotion, peuvent ramener brusquement à la conscience du sujet des mots qu’on croyait définitivement perdus. Ces faits, avec beaucoup d’autres, concourent à prouver que le cerveau sert ici à choisir dans le passé, à le diminuer, à le simplifier, à l’utiliser, mais non pas à le conserver. Nous n’aurions aucune peine à envisager les choses de ce biais si nous n’avions contracté l’habitude de croire que le passé est aboli. Alors, sa réapparition partielle nous fait l’effet d’un événement extraordinaire, qui appelle une explication. Et c’est pourquoi nous imaginons çà et là, dans le cerveau, des boîtes à souvenirs qui conserveraient des parties du passé, — le cerveau se conservant d’ailleurs lui-même. Comme si ce n’était pas reculer la difficulté et simplement ajourner le problème ! Comme si, en posant que la matière cérébrale se conserve à travers le temps, ou plus généralement que toute matière dure, on ne lui attribuait pas précisément la mémoire qu’on prétend expliquer par elle ! Quoi que nous fassions, et même si nous supposons que le cerveau emmagasine des souvenirs, nous ne pouvons nous soustraire à la conclusion que le passé est capable de se conserver lui-même, automatiquement.

Ce n’est pas seulement notre passé à nous qui se conserve, c’est le passé de n’importe quel changement, pourvu toutefois que nous ayons bien affaire à un changement unique et, par là même, indivisible : la conservation du passé dans le présent n’est pas autre chose que l’indivisibilité du changement. Il est vrai que, pour les changements qui s’accomplissent en dehors de nous, il est souvent difficile et parfois impossible de dire si l’on a affaire à un changement unique ou, au contraire, à un composé de plusieurs mouvements entre lesquels s’intercalent des arrêts. Il faudrait que nous fussions intérieurs aux choses, comme nous le sommes à nous-mêmes, pour que nous pussions nous prononcer sûrement sur ce point. Mais là n’est pas l’important. Il suffit de s’être convaincu une fois pour toutes que la réalité est changement, que le changement est indivisible, et que, dans un changement indivisible, le passé fait corps avec le présent.

Pénétrons-nous de cette vérité, et nous voyons fondre et s’évaporer bon nombre d’énigmes philosophiques. Certains grands problèmes, comme celui de la substance, du changement, et de leur rapport, ne se posent même plus. Toutes les difficultés soulevées autour de ces points — difficultés qui ont fait reculer peu à peu la substance jusque dans le domaine de l’inconnaissable — venaient de ce que nous fermons les yeux à l’indivisibilité du changement. Si le changement, qui est évidemment constitutif de toute notre expérience, est la chose fuyante et insaisissable dont la plupart des philosophes ont parlé, si l’on n’y voit qu’une poussière d’états qui remplacent des états, force est bien de rétablir la continuité entre ces états par un lien artificiel ; mais ce substrat immobile de la mobilité, ne pouvant posséder aucun des attributs que nous connaissons — puisque tous sont des changements — recule à mesure que nous essayons d’en approcher : il est aussi insaisissable que le fantôme de changement qu’il était appelé à fixer. Faisons effort, au contraire, pour apercevoir le changement tel qu’il est, dans son indivisibilité naturelle : nous voyons qu’il est la substance même des choses, et ni le mouvement ne nous apparaît plus avec cette instabilité qui le rendait réfractaire à notre pensée, ni la substance avec cette immutabilité qui la rendait inaccessible à notre expérience. Instabilité et immutabilité ne sont alors que des vues abstraites, prises du dehors, sur la continuité du changement réel, abstractions que l’esprit hypostasie ensuite en états multiples, d’un côté, en chose ou substance, de l’autre. Les difficultés soulevées par les anciens autour de la question du mouvement et par les modernes autour de la question de la substance s’évanouissent, celles-ci parce que la substance est mouvement et changement, celles-là parce que le mouvement et le changement sont substantiels.

En même temps que bien des obscurités théoriques se dissipent, on entrevoit la solution possible de plus d’un problème réputé insoluble. Les discussions relatives au libre arbitre prendraient fin si nous nous apercevions nous-mêmes là où nous sommes réellement, dans une durée concrète où l’idée de détermination nécessaire perd toute espèce de signification, puisque le passé y fait corps avec le présent et crée sans cesse avec lui — ne serait-ce que par le seul fait de s’y ajouter — quelque chose d’absolument nouveau. Et la relation de l’homme à l’univers deviendrait susceptible d’un approfondissement graduel si nous tenions compte de la vraie nature des états, des qualités, enfin de tout ce qui se présente à nous avec l’apparence de la stabilité. En pareil cas, l’objet et le sujet doivent être vis-à-vis l’un de l’autre dans une situation analogue à celle des deux trains dont nous parlions au début : c’est un certain réglage de la mobilité sur la mobilité qui produit l’effet de l’immobilité. Pénétrons-nous alors de cette idée, ne perdons jamais de vue la relation particulière de l’objet au sujet qui se traduit par une vision statique des choses : tout ce que l’expérience nous apprendra de l’un accroîtra la connaissance que nous avions de l’autre, et la lumière que celui-ci reçoit pourra, par réflexion, éclairer celui-là à son tour.

Mais, comme je l’annonçais au début, la spéculation pure n’est pas seule à bénéficier de cette vision de l’universel devenir. Nous pouvons la faire pénétrer dans notre vie de tous les jours et, par elle, obtenir de la philosophie des satisfactions aussi pleines que celles de l’art, mais plus fréquentes, plus continues, plus accessibles aussi au commun des hommes. L’art nous fait sans doute découvrir dans les choses plus de qualités et plus de nuances que nous n’en apercevons naturellement. Il dilate notre perception, mais en surface plutôt qu’en profondeur. Il enrichit notre présent, mais il ne nous fait guère dépasser le présent. Par la philosophie, nous pouvons nous habituer à ne jamais isoler le présent du passé qu’il traîne avec lui. Grâce à elle, toutes choses acquièrent de la profondeur, — plus que de la profondeur, quelque chose comme une quatrième dimension qui permet aux perceptions antérieures de rester solidaires des perceptions actuelles, et à l’avenir immédiat lui-même de se dessiner en partie dans le présent. La réalité n’apparaît plus alors à l’état statique, dans sa manière d’être ; elle s’affirme dynamiquement, dans la continuité et la variabilité de sa tendance. Ce qu’il y avait d’immobile et de glacé dans notre perception se réchauffe, se liquéfie, se met en mouvement. Tout s’anime autour de nous, tout se revivifie en nous. Un grand élan emporte les êtres et les choses. Par lui nous nous sentons soulevés, entraînés, portés. Nous vivons davantage, et ce surcroît de vie amène avec lui la conviction que les plus graves énigmes philosophiques pourront se résoudre ou même peut-être qu’elles ne doivent pas se poser, étant nées d’une vision figée de l’univers et n’étant que la traduction, en termes de pensée, d’un certain affaiblissement artificiel de notre vitalité. Plus, en effet, nous nous habituons à penser et à percevoir toutes choses sub specie durationis, plus nous nous enfonçons dans la durée réelle. Et plus nous nous y enfonçons, plus nous nous sentons approcher du principe dont nous participons et dont l’éternité ne doit pas être une éternité d’immutabilité, mais une éternité de vie et de mouvement : comment, autrement, pourrions-nous vivre et nous mouvoir en elle ? In ea vivimus et movemur et sumus. — Je m’arrête ici, ayant poussé cette exposition au delà du point où je voulais aller. Il me reste, Mesdames et Messieurs, à vous remercier d’avoir donné à cette trop longue conférence une si persévérante et si bienveillante attention.