Auguste Rodin, Initiation à l’Art du Moyen Âge
dans Les Cathédrales de France 1914


INITIATION À L’ART DU MOYEN ÂGE — PRINCIPES


I


Les Cathédrales imposent le sentiment de la confiance, de l’assurance, de la paix, — comment ? Par l’harmonie.

Ici, quelques considérations techniques sont nécessaires.

L’harmonie, dans les corps vivants, résulte du contrebalancement des masses qui se déplacent : la Cathédrale est construite à l’exemple des corps vivants. Ses concordances, ses équilibres sont exactement dans l’ordre de la nature, procèdent des lois générales. Les grands maîtres qui ont édifié ces merveilles monumentales possédaient toute la science et pouvaient l’appliquer, parce qu’ils l’avaient puisée à ses sources naturelles, primitives, et parce qu’elle était restée vivante en eux.

Tout le monde sait que le corps humain, dans le mouvement, porte à faux et que l’équilibre se rétablit par des compensations. La jambe qui porte, rentrant sous le corps, est seule le pivot du corps entier et fait seule, en cet instant, l’unique et total effort. La jambe qui ne porte pas sert seulement à moduler les degrés de la station, à la modifier, soit lentement, soit rapidement s’il le faut, jusqu’à ce qu’elle se soit substituée, pour la libérer, à la jambe qui portait. C’est ce qu’on appelle, en langage populaire et ouvrier, se défatiguer, en portant le poids du corps d’une jambe sur l’autre ; ainsi une cariatide qui changerait d’épaule son fardeau.

Ces indications ne sont pas sans intérêt à propos des Cathédrales. Les porte-à-faux compensés, ces gestes perpétuels et inconscients de la vie, nous expliquent le principe que les architectes de l’arc-boutant ont appliqué et dont ils avaient besoin pour étayer solidement les poids énormes de leurs toitures.

Et, comme toute application rationnelle d’un principe juste a d’heureuses conséquences dans tous les domaines, au delà des prévisions immédiates du savant et de l’artisan, les Gothiques furent de grands peintres parce qu’ils étaient de grands architectes. — Il va de soi que nous prenons ici le mot peintre dans un sens vaste et général. Les couleurs dans lesquelles les peintres dont nous parlons trempent leurs pinceaux sont la lumière et l’ombre même du jour et des deux crépuscules. Les plans, obtenus par les grandes oppositions que devaient rechercher les constructeurs des Cathédrales, n’ont pas seulement un intérêt d’équilibre et de solidité ; ils déterminent en outre ces ombres profondes et ces belles lumières qui font à l’édifice un si magnifique vêtement. Car tout se tient, le moindre élément de vérité appelle la vérité tout entière, et le beau n’est pas distinct de l’utile, quoi qu’en pensent les ignorants.

Ces grandes ombres et ces grandes lumières sont portées par les seuls plans essentiels, les seuls qui comptent de très loin, les seuls qui soient sans maigreur et sans pauvreté, parce que la demi-teinte y domine. Et malgré leur puissance ou, pour mieux dire, à cause d’elle, ces lignes, ces plans sont simples et légers.