Les Cathédrales de France/Initiation

Armand Colin (p. 1-12).


LES
CATHÉDRALES DE FRANCE





I


INITIATION À L’ART DU MOYEN ÂGE — PRINCIPES


I


Les Cathédrales imposent le sentiment de la confiance, de l’assurance, de la paix, — comment ? Par l’harmonie.

Ici, quelques considérations techniques sont nécessaires.

L’harmonie, dans les corps vivants, résulte du contrebalancement des masses qui se déplacent : la Cathédrale est construite à l’exemple des corps vivants. Ses concordances, ses équilibres sont exactement dans l’ordre de la nature, procèdent des lois générales. Les grands maîtres qui ont édifié ces merveilles monumentales possédaient toute la science et pouvaient l’appliquer, parce qu’ils l’avaient puisée à ses sources naturelles, primitives, et parce qu’elle était restée vivante en eux.

Tout le monde sait que le corps humain, dans le mouvement, porte à faux et que l’équilibre se rétablit par des compensations. La jambe qui porte, rentrant sous le corps, est seule le pivot du corps entier et fait seule, en cet instant, l’unique et total effort. La jambe qui ne porte pas sert seulement à moduler les degrés de la station, à la modifier, soit lentement, soit rapidement s’il le faut, jusqu’à ce qu’elle se soit substituée, pour la libérer, à la jambe qui portait. C’est ce qu’on appelle, en langage populaire et ouvrier, se défatiguer, en portant le poids du corps d’une jambe sur l’autre ; ainsi une cariatide qui changerait d’épaule son fardeau.

Ces indications ne sont pas sans intérêt à propos des Cathédrales. Les porte-à-faux compensés, ces gestes perpétuels et inconscients de la vie, nous expliquent le principe que les architectes de l’arc-boutant ont appliqué et dont ils avaient besoin pour étayer solidement les poids énormes de leurs toitures.

Et, comme toute application rationnelle d’un principe juste a d’heureuses conséquences dans tous les domaines, au delà des prévisions immédiates du savant et de l’artisan, les Gothiques furent de grands peintres parce qu’ils étaient de grands architectes. — Il va de soi que nous prenons ici le mot peintre dans un sens vaste et général. Les couleurs dans lesquelles les peintres dont nous parlons trempent leurs pinceaux sont la lumière et l’ombre même du jour et des deux crépuscules. Les plans, obtenus par les grandes oppositions que devaient rechercher les constructeurs des Cathédrales, n’ont pas seulement un intérêt d’équilibre et de solidité ; ils déterminent en outre ces ombres profondes et ces belles lumières qui font à l’édifice un si magnifique vêtement. Car tout se tient, le moindre élément de vérité appelle la vérité tout entière, et le beau n’est pas distinct de l’utile, quoi qu’en pensent les ignorants.

Ces grandes ombres et ces grandes lumières sont portées par les seuls plans essentiels, les seuls qui comptent de très loin, les seuls qui soient sans maigreur et sans pauvreté, parce que la demi-teinte y domine. Et malgré leur puissance ou, pour mieux dire, à cause d’elle, ces lignes, ces plans sont simples et légers. Ne l’oublions pas : c’est la force qui produit la grâce ; il y a perversion du goût ou perversité de l’esprit à chercher la grâce dans la débilité. Les détails sont faits pour charmer, de près, et pour gonfler les lignes, de loin.

Il n’y avait que des effets de cette intensité qui pussent retentir à de grandes distances. Or, la Cathédrale s’élevait pour dominer la ville assemblée autour d’elle comme sous des ailes, pour servir de point de ralliement, de refuge, aux pèlerins perdus dans les routes lointaines, pour être leur phare, pour atteindre les yeux vivants aussi loin dans le jour que les angélus et les tocsins pouvaient atteindre dans la nuit les oreilles vivantes. La nature aussi sait que l’équilibre parfait des volumes suffit à la beauté et même à la grâce des grands êtres ; elle ne leur accorde que l’essentiel. Mais, l’essentiel, c’est tout !

Ainsi des vastes plans engendrés, dans les monuments gothiques, par la rencontre des arcs diagonaux qui constituent la croisée d’ogives. Quelle élégance dans ces plans si simples et si forts ! Grâce à eux l’ombre et la lumière réagissent l’une sur l’autre, produisant cette demi-teinte, principe de la richesse d’effet que nous admirons dans ces amples architectures. Cet effet est tout pictural.

Nous avons donc été tout d’abord amené à parler de peinture à propos d’architecture. En effet, ce jeu, cet emploi harmonieux du jour et de la nuit, c’est le but et le moyen, c’est proprement la raison d’être de tous les arts. N’est-ce pas, par excellence, l’architecture tout entière ? L’architecture est, à la fois, le plus cérébral et le plus sensible des arts, celui de tous qui requiert le plus complètement toutes les facultés humaines ; en aucun autre n’interviennent aussi activement l’invention et la raison, mais c’est aussi celui qui est le plus étroitement soumis aux lois de l’atmosphère, puisque le monument ne cesse d’y baigner.

Pour employer la lumière et l’ombre selon leur nature et selon ses intentions, l’architecte ne dispose que de certaines combinaisons de plans géométriques. Quels effets immenses il peut obtenir de moyens si réduits ! — Est-ce qu’en art les effets seraient d’autant plus grands que les moyens sont plus simples ? Oui, puisque le but suprême de l’art est d’exprimer l’essentiel. Tout ce qui n’est pas essentiel est étranger à l’art. La difficulté est de démêler ce qui est essentiel de ce qui ne l’est pas ; plus les moyens sont abondants, plus la difficulté se complique, plus il devient délicat de mettre en valeur les nuances de l’heure sans violer leur liberté naturelle ni trahir la pensée qu’on se propose d’exprimer.

Ces fins suprêmes de l’architecture ne sont-elles pas celles aussi de la sculpture ? Le sculpteur, qui prend ses modèles dans les formes de la vie sensible, dans les végétaux, dans les animaux, dans l’homme et la femme, est, certes, admirablement servi par la variété infinie de toute cette beauté ; mais cette variété même peut devenir pour lui un danger. Il n’atteint à la grande expression qu’en donnant toute son étude aux jeux harmoniques de la lumière et de l’ombre, exactement comme fait l’architecte. En dernière analyse, c’est donc bien toujours de la lumière et de l’ombre que le sculpteur, comme l’architecte, pétrit et modèle. La sculpture n’est qu’une espèce dans le genre immense de l’architecture, et nous ne devrions jamais parler de celle-là qu’en la subordonnant à celle-ci.

Comment les « chefs-d’œuvre » sont « chefs-d’œuvre », je le sais, et que j’ai de joie à le savoir ! C’est exactement de même que les grandes âmes sont de grandes âmes. C’est en s’élevant à l’indispensable dans l’expression de leurs pensées et de leurs sentiments que l’homme et l’artiste s’accomplissent dignement. Un chef-d’œuvre est, de toute nécessité, une chose très simple, qui comporte seulement, répétons-le, l’essentiel. Tous les chefs-d’œuvre seraient tout naturellement accessibles à la foule si elle n’avait pas perdu l’esprit de simplicité. Mais, même à l’heure où les foules sont devenues incapables de comprendre, c’est pourtant avec le sentiment populaire, avec une « âme de foule » que l’artiste doit vivre pour pouvoir concevoir et créer le chef-d’œuvre. Il doit sentir avec la foule, ne fût-elle qu’idéalement présente, ce qu’il doit comprendre avec les maîtres. Et les maîtres aussi redeviennent « foule » pour reprendre par le cœur, par l’amour, ce qu’ils ont découvert par l’esprit.

L’architecture gothique, qui suppose la foule, qui est destinée à la foule, lui parle le grand langage simple des chefs-d’œuvre. Le monument conduit la lumière et l’ombre et les gouverne au moyen des plans selon lesquels il les reçoit. Lorsque l’un des deux plans opposés est dans la lumière, l’autre est dans l’ombre. Les deux plans, déjà vastes par eux-mêmes, s’agrandissent encore par l’opposition. L’antique s’exprime par des plans plus courts que les plans gothiques. Ceux-ci équivalent à d’épaisses profondeurs. Mais ces ombres profondes sont toujours douces, se maintiennent dans la demi-teinte, ce glissement de la lumière, cette amoureuse caresse du soleil.

Peu de noir. Le noir est un coup de force dont il semble que les œuvres destinées au plein air puissent se passer. Nos architectes modernes abusent du noir ; c’est pourquoi tout ce qu’ils font est si dur, si maigre, si pauvre. La Renaissance issue du Gothique n’use du noir que comme trait de force ; la demi-teinte est partout. De là, les biais des voussures, l’évasement des porches, la saillie des contreforts sur la face, et en général tous ces plans obliques à l’axe du monument, qui tout à la fois enrichissent, commentent l’unité de sa grandeur et provoquent la demi-teinte. On retrouve ces biais dans les bas-reliefs, et jusque dans les figures sculptées aux voussures des portes ; c’est l’universel procédé du travail gothique, et c’est ainsi partout la même douceur intelligente et sensible, accompagnée de la même énergie.


Je voudrais faire aimer cet art grandiose, concourir à sauver ce qu’il en reste encore d’intact, réserver pour nos enfants la grande leçon de ce passé que le présent méconnait.

Dans ce désir, j’essaie d’éveiller les esprits et les cœurs à la compréhension et à l’amour.

Mais je ne puis tout dire. Allez voir. Et surtout regardez avec simplicité, avec docilité. Consentez au travail et au respect.

Étudions ensemble…


II


— Par où commencer ?

— Il n’y a pas de commencement. Prenez comme vous arrivez, arrêtez-vous à ce qui vous séduit d’abord. Et travaillez ! Vous entrerez petit à petit dans l’unité. La méthode naîtra des proportions de l’intérêt ; les éléments que votre regard sépare, dans leur premier aspect, pour les analyser, vont s’unir et composer le tout.

Dans le doux exil du travail on apprend d’abord la patience, qui elle-même nous enseigne l’énergie, et celle-ci nous donne la jeunesse éternelle, faite de recueillement et d’enthousiasme. De là, on peut voir et comprendre la vie, cette vie délicieuse que nous dénaturons par les artifices de notre esprit peu aéré, entourés pourtant que nous sommes des chefs-d’œuvre de la nature et de l’art ; mais nous ne les comprenons plus, oisifs en dépit de notre agitation, aveugles environnés de splendeurs.

Si nous parvenions à comprendre l’art gothique, nous serions irrésistiblement ramenés à la vérité.

Comme elle était vraie, juste et féconde, la méthode de nos vieux maîtres du XIe au XVIIIe siècle ! Cette méthode, c’est, en grand et dans l’union de toutes les forces humaines d’une époque, la méthode même de nos activités individuelles, quand elles sont bien conduites : c’est la collaboration perpétuelle de l’homme avec la nature.

En effet, où faut-il chercher la science ? Partout. Il faut la demander aux moindres comme aux capitales circonstances de la vie, à notre instinct comme à notre réflexion.

C’est souvent dans les choses d’apparence modeste qu’on apprend le plus. Le travail est mystérieux. Il accorde beaucoup aux patients et aux simples, il refuse aux pressés et aux vaniteux ; il accorde à l’apprenti, il refuse à l’élève : et, un jour, la merveille naît des mains du modeste travailleur.

Où ai-je compris la sculpture ? Dans les bois, en regardant les arbres ; sur les routes, en observant la construction des nuages ; dans l’atelier en étudiant le modèle ; partout, excepté dans les écoles. Ce que j’ai appris de la nature, j’ai tâché de le mettre dans mes œuvres.

C’est ainsi que, dans ses maîtresses-œuvres, le Gothique a fait entrer les jardins, les vergers, les espaliers, après la forêt et le rocher, et tous les légumes amis de la chaumière, et toutes les légendes aimées aussi des pauvres, et tous les plus délicats détails comme les plus sublimes épisodes de la vie. Et il ne s’est pas contenté d’emprunter partout à la nature, par un labeur constant, humble et passionné, des beautés pour en composer la fête des jours : il s’est assimilé aussi, pour renouveler cette fête, pour l’entretenir en la variant, les lois qui président aux créations naturelles ; juste méthode qui lui a permis de se nuancer sans se démentir et de continuer à charmer des générations nouvelles.

Ces variations, ce sont les passages d’un style à un autre.

Avec quelle souplesse, quelle richesse d’invention, le génie français tourne, d’époque en époque, pour introduire une phase nouvelle dans le style architectural ! Il ne dérange rien dans ce qui était, il ne contredit en rien les principes de la phase accomplie. On suit l’ordre, comme fait la nature elle-même pour tirer un fruit d’une fleur. C’est une transmission de vie.

— La fleur et le fruit, ce sont les modèles des Gothiques. On apprend beaucoup en étudiant les concordances, les correspondances, les analogies, — car la même loi régit la vie morale et la vie sensible, — à la condition qu’on ait déjà le sentiment de cette loi générale. Les Gothiques l’avaient. Mais ces découvertes sont des récompenses. On ne les obtient qu’après bien des efforts, bien des pas sur une longue route, sans compter les digressions par les chemins de traverse et les haltes méditantes aux carrefours…

C’est le gothique qui a produit la Renaissance française, en déduisant de ses principes certains leurs conséquences. On dirait, plus justement que Renaissance : Déclinaison… Ce n’en est pas moins la Force qui enfante la Grâce et l’Esprit, et c’est un rêve en plusieurs joies. L’esprit heureux se déroule en ornements, comme un serpent au soleil.

Quel pays, celui qui posséda cette vitalité !

Il la conserva jusqu’aux jours de lassitude et de mensonge où l’on devait s’aviser de frelater les vieilles pierres comme les vieux vins.


III


Je sais qu’en ce moment l’homme souffre. Il appelle le changement. Tout un monde nouveau s’agite, et nous ignorons tout de lui, n’apercevant pas ses proportions, ses bornes, son harmonie. Orphée préside-t-il à la naissance de ce monde nouveau, ou n’est-ce que l’antique Python qui croit toujours triompher de l’éternellement jeune Apollon ?

Quoi qu’il en soit, l’homme a connu, avant notre âge, bien des changements déjà ; il a toujours su les traverser sans sacrifier le passé à l’avenir. Sous le poids des siècles, les sphinx et les temples profilent encore à l’horizon leur sérénité auguste ; Rome, après l’Égypte et la Grèce, a laissé partout l’ineffaçable empreinte de son caractère patient et orgueilleux.

Pourquoi a-t-on touché à l’architecture française ?

Quoi ! je puis voir encore les Arènes de Nîmes, et dès aujourd’hui nos Cathédrales sont plus qu’à demi effacées ! La Grèce a été mutilée, certes, mais les douleurs et les blessures ne déshonorent pas. La France a été injuriée et calomniée. Cette magnifique robe de pierre, qui eût pu la défendre devant l’avenir, est tombée en lambeaux chez les marchands, et le fait odieux n’irrite, ne surprend personne.

Le génie de la race achèvera-t-il donc de passer comme ces fantômes et ces formes évanouies que l’on ne recherche plus ? Est-il historique, est-il mythique, le temps où la Cathédrale, ramant de ses contreforts l’espace, toutes voiles dehors, nef française, victoire française, belle comme pour l’éternité, ouvrait à son abside les ailes d’un groupe d’anges agenouillés ?

Personne ne défend nos Cathédrales.

Le poids de la vieillesse les accable, et sous prétexte de les guérir, de « restaurer » ce qu’il ne devrait que soutenir, l’architecte leur change la face.

Devant elles les foules s’arrêtent, en silence, incapables de comprendre la splendeur de ces immensités architecturales, admirant néanmoins, instinctivement. Oh ! l’admiration muette de ces foules ! Je voudrais leur crier qu’elles ne se trompent pas ; oui, nos Cathédrales françaises sont très belles ! Mais leur beauté n’est plus facile à comprendre. Étudions-la ensemble et la compréhension vous viendra comme elle m’est venue.

Et les moyens de comprendre sont autour de vous. La Cathédrale est la synthèse du pays. Je le répète : roches, forêts, jardins, soleil du Nord, tout cela est en raccourci dans ce corps gigantesque, toute notre France est dans nos Cathédrales, comme toute la Grèce est en raccourci dans le Parthénon.

Hélas ! nous sommes au soir de leur grande journée. Ces aïeules meurent, et elles meurent martyrisées.

Renan a prié sur l’Acropole. Cela ne tente donc personne, de vous célébrer aussi, de vous protéger, Chartres, Amiens, Le Mans, Reims, merveilles françaises ? Nous n’avons donc pas un nouveau poète pour prier sur nos Cathédrales, ces vierges douloureuses, toutes atteintes, toutes sublimes encore ?…

Mais l’architecture ne nous touche plus. Les chambres où nous acceptons de vivre n’ont plus de caractère. Ce sont des boîtes remplies de meubles pêle-mêle ; le « style » Amoncellement règne partout. Comment pourrions-nous comprendre l’unité profonde de la grande symphonie gothique ?

Les admirables ouvriers qui, à force de concentrer leur pensée sur le ciel, sont parvenus à en fixer l’image sur la terre, ne sont plus là pour préserver leur œuvre. Le temps lui vole chaque jour un peu de sa vie, et les restaurateurs, qui la travestissent, lui volent son immortalité. Les mauvais jours sont venus. Même les esprits qu’un instinct pur incline à l’admiration ne sont pas sûrs de comprendre… Ne rougissons pas de ne pas comprendre ! Mettons notre gloire à chercher. Je vous dis que notre architecture était la merveille de nos merveilles, celle entre toutes qui nous eût mérité l’admiration et la reconnaissance universelles, si nous ne l’avions pas déshonorée. Pourquoi donc la France, quand elle descendra dans l’ombre, son règne fini, ne pourra-t-elle pas se promettre d’être jugée par les générations selon ses œuvres et ses mérites ? C’eût été si beau de mourir comme la Grèce, de se coucher comme le soleil en inondant le monde de lumière !

Nous n’aurons eu ni le bonheur d’Athènes, qui mourut dans sa grâce, ni celui de Rome qui partout laissa, ineffaçablement, la trace de sa force.

Les Gothiques ont entassé pierres sur pierres, toujours plus haut, non pas comme les géants, pour attaquer Dieu, mais pour se rapprocher de lui. Et Dieu, comme dans la légende allemande, a donné aux marchands, aux guerriers ; mais le poète, qu’a-t-il donc obtenu ?

« — Où étais-tu, lors de la distribution ? Je ne t’ai pas vu, poète.

— Seigneur, j’étais à vos pieds.

— Alors, tu monteras quelquefois auprès de moi. »

Et c’est le poète qui a guidé le maître d’œuvre et réellement élevé la Cathédrale.

Elle meurt, et c’est le pays qui meurt, frappé et outragé par ses propres enfants. Nous ne pouvons plus prier devant l’abjection de nos pierres remplacées. On a substitué aux pierres vivantes — qui sont au bric-à-brac — des choses mortes.


Pourtant, je ne puis désespérer.

Elles ont encore, malgré tout, malgré tous, tant de beauté, nos vieilles pierres vives ! On n’a pas réussi à les tuer, et c’est notre devoir de recueillir ces reliques, de les défendre.

Avant de disparaître moi-même, je veux du moins avoir dit mon admiration pour elles ; je veux leur payer ma dette de gratitude, moi qui leur dois tant de bonheur ! Je veux célébrer ces pierres si tendrement amenées au chef-d’œuvre par d’humbles et savants artisans, ces moulures amoureusement modelées comme des lèvres de femme, ces séjours des belles ombres, où la douceur sommeille dans la force, ces nervures fines et puissantes qui jaillissent vers la voûte et s’y inclinent sur l’intersection d’une fleur, ces rosaces des vitraux dont l’appareil est pris au soleil couchant ou à l’aube.

Pour comprendre les Cathédrales il suffit d’être sensible au langage pathétique de ces lignes gonflées d’ombre et renforcées par la forme dégradée des contreforts unis ou ornés. Pour comprendre ces lignes tendrement modelées, suivies et caressées, il faut avoir la chance d’être amoureux.

Il est impossible qu’on ne sente pas la magie, la vertu de toute cette splendeur, et quelle réserve de force et de gloire y pourrait trouver le monde nouveau. — Transformez la terre à votre gré : il est une chose, du moins, qui ne changera pas ; c’est la loi qui gouverne les relations de l’ombre et de la lumière, et qui de leurs oppositions fait une harmonie. Les Gothiques, après les Romans, ont connu cette loi.

Quand leurs chefs-d’œuvre ne seront plus sous nos yeux, rien ne retiendra la loi présente à notre esprit.

Quand nos Cathédrales auront achevé d’agoniser, le pays sera changé, déshonoré, — jusqu’aux temps lointains où l’intelligence humaine remontera à la Béatrix éternelle.


IV


Qui veut venir avec moi ?…

Ce n’est pas en Italie que je voyage, ni ailleurs. Pour moi, pour ma vision présente, c’est le ciel qui est le principal paysage. Or, il règne partout, changeant sans cesse les aspects, et des plus familiers faisant des spectacles nouveaux.

Et puis, j’ai changé moi-même et je trouve du nouveau dans le connu, de la beauté dans des formes que jadis je ne comprenais pas. Mes transformations viennent surtout de mon travail ; ayant toujours plus assidûment étudié, je peux dire que j’ai toujours plus ardemment et plus lucidement aimé.

Jeune, j’aimais, sans doute, la dentelle gothique ; mais c’est maintenant que je comprends le rôle et que j’admire la puissance de cette dentelle. Elle gonfle les profils et les emplit de sève. Vus dans l’éloignement, ces profils sont comme de ravissantes cariatides accolées au chambranle, comme des végétations qui modèlent la ligne droite du mur, comme des consoles qui en allègent la pesanteur.

C’est peu à peu que je suis venu à nos vieilles Cathédrales, que j’ai pu pénétrer le secret de leur vie sans cesse renouvelée sous ce ciel changeant. Maintenant je peux dire que je leur dois mes joies les meilleures.

Roman, Gothique, Renaissance ! Maintenant je sais que plusieurs longues vies ne suffiraient pas à épuiser les trésors de bonheur que nos monuments de jadis réservent au sincère amoureux de la beauté. Et je leur suis fidèle. La neige, la pluie et le soleil me retrouvent bien souvent devant eux, comme un chemineau de France.

Dans mes pèlerinages, je n’ai eu que peu de compagnons. Ce n’étaient ni des architectes, ni des sculpteurs, ni des poètes, ni des prêtres, ni des hommes d’État ; c’étaient des étrangers, qui vérifiaient les affirmations du Bædecker…

Oh ! pourquoi méconnaissez-vous vos vrais intérêts ? Pourquoi dédaignez-vous le bonheur ?

Venez, étudions ! Venez recevoir de ceux qui ne sont plus, mais qui nous ont laissé de si magnifiques témoignages de leur âme, la vraie vie !

À chaque visite, ils me font des confidences nouvelles. Ils m’ont enseigné l’art d’employer l’ombre avec laquelle il convient d’envelopper l’œuvre, et j’ai compris la leçon qu’ils nous donnent par ces lignes gonflées qu’ils pratiquent toujours. Les Cathédrales françaises sont nées de la nature française. C’est l’air, à la fois si léger et si doux, de notre ciel, qui a donné à nos artistes leur grâce et affiné leur goût. L’adorable alouette nationale, alerte et gracieuse, est l’image de leur génie. Il s’élance du même vol, et l’essor de la pierre dentelée s’irise dans l’air gris comme les ailes de l’oiseau.

Prétendez-vous, quand la majesté druidique des grandes Cathédrales, apparues au loin, vous étonne, qu’elle résulte de causes naturelles et fortuites, par exemple de leur isolement dans la campagne ? Vous vous trompez. L’âme de l’art gothique est dans cette déclinaison voluptueuse des ombres et des lumières, qui donne le rhythme à l’édifice tout entier et le contraint à vivre. Il y a là une science aujourd’hui perdue, une ardeur réfléchie, mesurée, patiente et forte, que notre siècle, avide et agité, est incapable de comprendre. Il faut revivre dans le passé, remonter aux principes, pour recouvrer la force. Le goût a régné, autrefois, dans notre pays : il faut redevenir Français ! L’initiation à la beauté gothique, c’est l’initiation à la vérité de notre race, de notre ciel, de nos paysages…