Waverley/Chapitre XXXII

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 272-278).


CHAPITRE XXXII.

UNE CONFÉRENCE ET SES RÉSULTATS.


Le major Melville avait retenu M. Morton pendant l’interrogatoire de Waverley, pour deux motifs : il espérait pouvoir profiter de son bon sens, de ses lumières, et de son attachement reconnu au gouvernement établi ; il voulait en outre avoir un témoin de la franchise sans bornes et de la loyauté de ses procédés, quand il s’agissait de l’honneur et de la vie d’un jeune Anglais d’un haut rang, d’une famille distinguée, et l’héritier présomptif d’une très-grande fortune. Chaque pièce de cette instruction serait soigneusement examinée ; il tenait, pour sa justification personnelle, à mettre sa justice et son intégrité au-dessus de toute espèce de soupçon.

Waverley retiré, le laird et l’ecclésiastique s’assirent en silence devant la table dressée pour le souper. Tant que les domestiques furent là, ni l’un ni l’autre ne se souciait de parler du sujet qui l’occupait, et était peu disposé aussi à en choisir un autre. La jeunesse de Waverley, la candeur qui paraissait dans toutes ses réponses, formaient un contraste singulier avec les tristes soupçons qui planaient sur lui ; il y avait en lui une naïveté, des manières libres et ouvertes, qui semblaient annoncer un jeune homme peu familier aux ruses de l’intrigue, et qui plaidaient hautement en sa faveur.

M. Morton et le major repassaient dans leurs souvenirs les particularités de l’interrogatoire, et chacun les voyait diversement, selon ses propres sentiments. Tous deux étaient doués d’un esprit vif et perçant, tous deux également en état de combiner entre elles les diverses circonstances d’un récit, et d’en tirer des conséquences justes et bien déduites ; mais la différence de leur éducation et de leurs habitudes leur faisait souvent tirer des mêmes faits des conclusions bien peu d’accord entre elles.

Le major Melville avait passé sa vie au milieu des camps et du monde. Sa profession l’avait rendu vigilant ; l’expérience l’avait rendu circonspect. Il avait vu dans la société beaucoup de mal, et quoique lui-même magistrat intègre et homme de bien, ses opinions sur les autres étaient toujours sévères, quelquefois jusqu’à l’injustice. Au contraire, M. Morton, après les travaux littéraires de l’université, où il était aimé de ses camarades et considéré de ses maîtres, avait pris possession de la vie heureuse et tranquille qu’il menait encore ; là, il n’avait eu que bien peu d’occasions de voir le mal, et toujours pour encourager le repentir et l’amendement des coupables ; ses paroissiens, pleins d’amour et de respect pour lui, s’acquittaient, pour ainsi dire, de la tendre affection qu’il leur portait, en lui cachant ce qui l’aurait vivement affligé, les infractions aux lois de la morale qu’il leur recommandait avec tant de zèle et d’onction de suivre. Quoique le major et lui fussent bien vus dans le pays, c’était cependant un proverbe fort répandu que le laird ne connaissait que le mal qui se faisait dans la paroisse, et le ministre que le bien.

L’amour des lettres, quoique subordonné à ses études et à ses devoirs comme ecclésiastique, était l’un des goûts les plus vifs du pasteur de Cairnvreckan. Ce goût avait donné, dans sa jeunesse, à son esprit une tournure un peu romanesque, tournure que les accidents de la vie réelle n’avaient pas entièrement détruite. La mort prématurée d’une femme jeune et aimable, qu’il avait épousée par amour, et que suivit bientôt dans la tombe un fils unique, répandait encore, bien des années après ces tristes événements, une teinte de mélancolie sur un caractère naturellement doux et rêveur. Ses sentiments en cette occasion ne pouvaient donc s’accorder avec ceux du militaire rigide, du magistrat sévère, de l’homme du monde soupçonneux.

Quand les domestiques se furent retirés, le silence continua entre les deux convives, jusqu’à l’instant où le major Melville, après avoir rempli son verre et passé la bouteille à M. Morton, commença l’entretien.

« Voilà une affligeante affaire, monsieur Morton ! Je crains que ce jeune homme ne se soit lui-même attaché la corde au cou… »

« Que Dieu nous en préserve ! » répondit le ministre.

« Ainsi soit-il ! répondit le magistrat ; mais je doute que votre logique, tout indulgente qu’elle soit, puisse empêcher cette conclusion. »

« Sûrement, major, répondit l’ecclésiastique, je puis espérer que ce malheur n’arrivera pas, d’après ce que nous avons entendu ce soir. »

« Vous croyez ? répliqua Melville ; mais, mon bon ministre, vous êtes de ceux qui veulent étendre sur tous les criminels l’indulgence de l’Église. » — « Oui, sans doute, je le voudrais ; pardon et résignation, voilà les bases de la doctrine que j’ai mission d’enseigner. » — « C’est très-bien parler sous le rapport religieux ; mais le pardon accordé à un criminel pourrait être une grande injustice pour le reste des citoyens. Je ne parle point de ce jeune homme en particulier ; je souhaite du fond de mon cœur qu’il puisse se justifier, car sa modestie et sa vivacité me plaisent. Mais je crains qu’il n’ait mis sa tête en un grand péril… » — « Et pourquoi ? Des centaines de gentilshommes égarés ont maintenant les armes à la main contre le gouvernement ; beaucoup, on n’en peut douter, par des principes que l’éducation et des préjugés d’enfance ont décorés à leurs yeux des noms de patriotisme et d’héroïsme. La justice, quand elle choisira ses victimes parmi cette multitude (car sûrement elle ne les frappera pas toutes), tiendra compte des motifs de leur cause. Que celui que l’ambition, que l’espérance d’un avantage personnel a porté à troubler la paix d’un gouvernement bien établi, soit offert en holocauste aux lois qu’il a violées ; mais la jeunesse égarée par des rêves de la chevalerie et d’une loyauté imaginaire, obtiendra pardon. »

« Si les lois de la chevalerie et une loyauté imaginaire poussent au crime de haute trahison, répliqua le magistrat, je ne connais pas de cour de justice dans la chrétienté, mon cher monsieur Morton, où elles obtiendront leur habeas corpus. »

« Mais je ne vois pas que le crime de ce jeune homme soit si bien prouvé, Dieu merci ! « dit le ministre.

« Parce que la bonté de votre cœur obscurcit votre bon sens, répliqua le major. Écoutez-moi un peu : ce jeune homme descend d’une famille où les sentiments jacobites sont héréditaires ; son oncle est le chef du parti tory dans le comté de… ; son père est un courtisan disgracié et mécontent, son précepteur un ecclésiastique non assermenté, auteur de deux pamphlets contre le gouvernement. Ce jeune homme donc entre dans les dragons de Gardiner, amenant avec lui un corps de recrues levées dans les domaines de son oncle, qui n’ont pas manqué, quand l’occasion s’est présentée, de manifester dans leurs disputes avec leurs camarades les principes religieux qu’ils avaient reçus à Waverley. Waverley témoigne un intérêt extraordinaire à ces jeunes gens ; ils ont de l’argent plus qu’il n’est nécessaire à un soldat et qu’il ne convient pour le maintien de la discipline ; ils sont sous les ordres d’un brigadier par le moyen duquel ils entretiennent avec leur capitaine des communications extrêmement fréquentes ; ils se considèrent comme indépendants des autres officiers, et comme supérieurs à leurs camarades. » — « Tout cela, mon cher major, s’explique naturellement par leur attachement à leur jeune seigneur, et par cela qu’ils se trouvaient dans un régiment levé presque entièrement au nord de l’Irlande et au midi de l’Écosse, par conséquent au milieu de camarades disposés à leur chercher querelle en leur double qualité d’Anglais et de membres de l’église épiscopale. »

« Très-bien, ministre, répondit le magistrat. Je voudrais que quelques membres de votre synode vous eussent entendu ; mais laissez-moi continuer. Ce jeune homme obtient la permission de s’absenter de son régiment, il va à Tully-Veolan. Les principes du baron de Bradwardine ne sont inconnus à personne, sans parler qu’il a été tiré d’affaire par l’oncle de ce jeune homme en 1715 ; il s’engage dans une querelle, où il a, dit-on, manqué aux devoirs que lui imposait sa qualité d’officier ; le colonel Gardiner lui écrit, en termes fort doux d’abord, plus sévèrement ensuite : vous ne doutez pas qu’il ne l’ait fait, puisqu’il le dit ; le corps des officiers lui demande des explications sur sa querelle ; il ne répond ni à son colonel, ni à ses camarades. Pendant ce temps, ses soldats se mutinent et méprisent la discipline. À la fin, quand la nouvelle de la malheureuse insurrection des Highlands se répand, son favori le brigadier Houghton et un autre sont surpris en correspondance avec un émissaire français accrédité, d’après la propre déclaration de celui-ci, par le capitaine Waverley, lequel, toujours d’après le dire du coupable, l’engageait à déserter avec la compagnie, et à rejoindre le capitaine alors auprès du prince Charles. Cependant ce loyal capitaine, ainsi qu’il nous l’a avoué, résidait à Glennaquoich avec le plus actifs le plus rusé, le plus audacieux jacobite d’Écosse. Il va avec lui au moins jusqu’à leur rendez-vous, et peut-être encore un peu plus loin. Deux lettres pendant ce temps-là lui sont adressées ; la première, pour l’avertir de l’esprit de rébellion qui régnait dans sa compagnie ; la seconde, pour lui enjoindre péremptoirement de revenir au régiment ; ce que le bon sens tout seul aurait dû lui suggérer de faire, quand il fut informé des progrès de l’insubordination parmi les soldats. Il répond par un refus positif et en renvoyant son brevet de capitaine. »

« On le lui avait déjà retiré, » dit M. Morton. — « Oui, mais il exprime le regret d’avoir été prévenu. On saisit son bagage à la garnison et à Tully-Veolan ; on y trouve un assortiment de pamphlets jacobites, suffisant pour empester tout un comté, sans parler des manuscrits de son digne ami et précepteur, M. Pembroke. »

« Il a dit ne les avoir jamais lus, » répondit le ministre. — « En tout autre cas, je l’aurais cru, car le style en est aussi pédantesque et aussi plat que les sentiments en sont criminels. Mais croyez-vous que, si ce n’était par considération pour les principes qui y sont professés, un jeune homme de cet âge emporterait un tel fatras avec lui ? Quand on reçoit la nouvelle que le Prétendant approche, il se met en route sous une espèce de déguisement, il refuse de dire son nom, il monte un cheval connu pour avoir appartenu à Glennaquoich ; il porte sur lui des lettres de sa famille, où l’on trouve l’expression de la haine la plus violente contre la maison de Brunswick, et une pièce de vers en l’honneur d’un capitaine Wogan, qui abandonna le service du parlement pour se joindre à la tête d’un corps de cavalerie anglaise aux Highlandais insurgés, quand ils prirent les armes pour rétablir la famille des Stuarts. C’est précisément ce qu’il voulait faire lui-même, et au bas de ces vers, un imitez-le est écrit de la main de ce loyal sujet, de cet ami de la paix et du gouvernement, Fergus Mac-Ivor de Glennaquoich Vich-Jan-Vohr, etc. Et enfin, continua le major Melville qui s’échauffait en exposant ses divers moyens de conviction, où se trouve cette seconde édition du chevalier Wogan ? où ? dans le lieu le plus convenable pour l’exécution de ses desseins, et déchargeant son pistolet sur le premier sujet du roi qui se hasarde à l’interroger sur le motif de son voyage. »

Morton, en homme prudent, s’abstint de contredire le major ; il sentait que des objections n’auraient servi qu’à le confirmer dans l’opinion qu’il venait de soutenir ; il lui demanda seulement ce qu’il comptait faire du prisonnier.

« Ceci est assez embarrassant, répondit le major, eu égard à l’état du pays. » — « Ne pourriez-vous le retenir dans votre maison, par égard pour sa naissance et pour son rang, jusqu’à ce que cet orage soit passé ? ici il n’aurait rien à craindre. »

« Mon bon ami, dit le major Melville, ni ma maison ni la vôtre ne lui seraient long-temps un sûr abri contre l’orage, en admettant qu’il fût légal de l’y retenir prisonnier. Je viens d’apprendre que le commandant en chef qui marchait vers les Highlands, pour chercher les insurgés et les disperser, a refusé de leur livrer bataille à Corryerick, qu’il est en mouvement avec toutes les forces disponibles du gouvernement, vers Inverness ; le diable m’enlève si je sais pourquoi ! mais en attendant, il laisse la route des basses terres libre et sans défense à l’armée des Highlandais. »

« Bon Dieu ! dit l’ecclésiastique, cet homme est-il un lâche, un traître ou un imbécile ? »

« Rien de tout cela, je crois, répondit Melville. Sir John possède le courage vulgaire nécessaire à son grade, il est assez honnête homme, il fait ce qu’on lui commande, comprend ce qu’on lui dit ; mais il est aussi en état d’agir de lui-même dans des circonstances difficiles, que moi, mon cher ministre, de monter en chaire à votre place. »

Cette importante nouvelle fit un moment diversion à l’affaire de Waverley, mais à la fin les deux interlocuteurs en revinrent à ce sujet intéressant.

«  Je crois, dit le major, que je confierai ce jeune homme à quelqu’un des partis détachés et volontaires qui ont été envoyés dernièrement pour contenir les districts mal intentionnés. On les a rappelés au fort de Stirling, et un petit corps doit passer par ici aujourd’hui ou demain : il est commandé par cet homme de l’ouest… comment le nomme-t-on ? vous l’avez vu, et m’avez dit que c’est le portrait d’un des saints du régiment de Cromwell. »

« Gilfillan le caméronien, répondit M. Morton. Je souhaite que le jeune prisonnier n’ait rien à craindre de sa part ; dans l’emportement et l’agitation d’une crise si violente, on peut s’attendre à d’étranges excès ; et de plus, je crains que Gilfillan n’appartienne à une secte qui a souffert la persécution sans apprendre à être tolérante. »

« Il n’aura qu’à conduire M. Waverley au château de Stirling, dit le major, je lui recommanderai fortement de le bien traiter. En vérité, je n’imagine pas pour lui de manière de voyager plus sûre, et je ne pense pas que vous m’engageriez à me compromettre moi-même en lui rendant la liberté. »

« Mais voyez-vous quelque inconvénient à ce que j’aie demain avec lui un entretien particulier ? » dit le ministre.

« Non, sans doute. Votre loyauté et votre caractère me sont les sûrs garants de votre conduite. Mais dans quelle intention me faites-vous cette demande ? »

« Uniquement, répliqua M. Morton, pour essayer s’il ne serait pas possible d’obtenir de lui quelque confidence qui me fournirait les moyens, sinon de justifier, au moins d’excuser sa conduite. »

Les amis se dirent adieu, et se retirèrent pour reposer, tous deux l’esprit rempli des plus pénibles inquiétudes sur l’état du pays.