Waverley/Chapitre XXX

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 257-263).


CHAPITRE XXX.

QUE LA PERTE D’UN FER À CHEVAL PEUT ÊTRE UN ACCIDENT TRÈS-FÂCHEUX.


Les manières et l’air de Waverley, mais par-dessus tout le brillant contenu de sa bourse, et l’indifférence avec laquelle il semblait le regarder, intimidaient un peu son compagnon, et l’empêchaient de faire aucune tentative pour entrer en conversation. Il formait dans son esprit diverses conjectures à l’égard de son compagnon de voyage, et divers plans, tous relatifs à son intérêt personnel, fondés sur ces conjectures. Les voyageurs chevauchèrent donc en silence, jusqu’à ce que le conducteur le rompît pour annoncer que son bidet avait perdu le fer d’un pied de devant, et que sans doute son honneur considérerait comme étant son affaire de le remettre.

C’était ce que les jurisconsultes appellent une question insidieuse, qui avait pour but de constater jusqu’à quel point Waverley était disposé à se soumettre à cette petite imposition, pour pouvoir agir ensuite en conséquence.

« Mon affaire de remettre le fer de votre cheval, maraud ! » répondit Waverley se méprenant sur l’intention de son interlocuteur. — Sans doute, répondit M. Cruickshanks ; quoique ce cas n’ait point été prévu dans nos conventions, vous ne devez pas compter que je payerai les accidents qui arriveront à mon pauvre cheval pendant qu’il est au service de votre honneur… Pourtant, si votre honneur… — Ah ! vous voulez dire que je payerai le maréchal ! mais où en trouverons-nous un ? »

Enchanté de voir son maître, ou au moins celui qu’il servait pour le moment, en de si bonnes dispositions, M. Cruickshanks l’assura que Cairnvreckan, un village dans lequel ils allaient entrer, possédait un maréchal excellent ; mais comme c’était un professeur, il ne ferrait pas un cheval, pour qui que ce fût, le dimanche ou un jour de fête, sinon en cas d’absolue nécessité, auquel cas il faisait payer six pence par fer. La partie de cette observation, la plus importante pour celui qui la faisait, ne fit guère d’impression sur l’esprit de celui qui l’écoutait ; il se demandait à quel collège appartenait ce professeur vétérinaire ; il ne savait pas qu’on donnait ce nom de professeur à ceux qui appliquaient à une austérité extraordinaire des faits de religion et de morale.

En entrant dans le village de Cairnvreckan, ils reconnurent aussitôt la maison du forgeron ; c’était en même temps une auberge ; elle était haute de deux étages, et elle élevait son toit, couvert d’une poussière grisâtre, au-dessus des misérables cabanes qui l’entouraient. Dans la forge qui était contiguë ne régnaient pas le silence et le repos que Ebenezer avait annoncés d’après la sainteté de son ami. Au contraire, les marteaux tombaient avec fracas sur l’enclume retentissante, les soufflets gémissaient, et tout l’appareil de Vulcain était en pleine activité, et ce n’était point pour des travaux pacifiques et agricoles. Le maître forgeron, nommé, comme on le lisait à l’enseigne, John Mucklewrath, avec deux compagnons, était fort occupé à arranger, réparer, fourbir de vieux mousquets, des pistolets, des épées, qui étaient entassés au fond de sa boutique, dans une confusion tout à fait militaire. Le hangar sous lequel se trouvait la forge était entouré de gens qui allaient et venaient, comme pour apporter ou recevoir d’importantes nouvelles. Il suffisait d’un regard sur le peuple qui traversait à la hâte la rue, ou qui se tenait assemblé en groupes, les yeux et les mains levés au ciel, pour concevoir que quelque événement extraordinaire agitait les esprits, dans la commune de Cairnvreckan. « Il y a des nouvelles, dit l’aubergiste du Chandelier en poussant brusquement au milieu de la foule son cheval décharné, et sa personne jaune et maigre. Il y a ici des nouvelles ; et, s’il plaît à mon Créateur, j’en saurai quelque chose. »

Waverley, contenant mieux sa curiosité que son compagnon, descendit de cheval et donna sa monture à garder à un enfant qui était là sans rien faire. Par un effet peut-être de la timidité de son caractère pendant sa première jeunesse, il sentit quelque répugnance à s’adresser à un étranger, même pour lui demander les plus simples renseignements, sans avoir préalablement examiné sa physionomie et son extérieur. Pendant qu’il promenait les yeux autour de lui pour découvrir la personne avec laquelle il entamerait plus volontiers la conversation, les mots qui se prononçaient de tous côtés autour de lui lui épargnèrent, pour ainsi dire, l’embarras de questionner. Les noms de Lochiel, Clanronald, Glengerry et autres chefs considérables des Highlands, parmi lesquels Vich-Jan-Vohr était le plus fréquemment cité, sortaient de la bouche des interlocuteurs aussi souvent que leurs propres noms. Et à l’alarme qui régnait sur tous les visages, il comprit que les chefs étaient déjà descendus dans les basses terres, ou du moins qu’on les y attendait d’un moment à l’autre.

Avant que Waverley pût demander quelques détails, une femme d’environ quarante ans, d’une grande taille, aux larges épaules, aux traits durs, habillée comme si ses vêtements eussent été mis sur elle avec une fourche, les joues couvertes d’un rouge écarlate partout où elle n’était pas barbouillée de suie et de noir de fumée, se fit jour au milieu de la foule ; et, brandissant en l’air un enfant de deux ans qu’elle faisait sauter dans ses bras sans tenir compte des cris que lui arrachait la terreur, elle se mit à chanter de toute la force de ses poumons :


Le petit Charle est mon mignon,
Mon mignon, mon mignon ;
Le petit Charle est mon mignon,
Le jeune chevalier.


« Entendez-vous ceux qui vous arrivent, grands rustres de whigs ? continua l’amazone ; entendez-vous ceux qui descendent pour faire cesser votre tapage ?


Vous ne savez pas qui s’avance,
Vous ne savez pas qui s’avance :
Les fiers Macrows vont arriver. »


Le Vulcain de Cairnvreckan, qui reconnut sa Vénus dans cette bacchante inspirée, lui lançait déjà un regard furieux qui promettait une chaude dispute, quand un des anciens du village vint s’interposer. « Holà ! bonne femme, est-ce un temps, est-ce un jour à chanter vos folles chansons,… que le temps où le vin de la colère est tiré tout pur dans la coupe de l’indignation ; que le jour où le pays va porter témoignage contre le papisme, l’épiscopat, le quakerisme, l’indépendance, la suprématie, l’érastianisme, l’antinomianisme, et toutes les erreurs de l’Église ? »

« Tout cela n’est que whiggerie, s’écria l’héroïne jacobite, whiggerie, pur presbytérianisme, méchants tondus, gueux de paysans !… Bah ! pensez-vous que les amis en jupons s’inquiéteront de vos synodes, de vos presbytères, de votre calotte, de votre tabouret de repentir ? Au diable le noir tabouret ! on y a mis plus d’une honnête femme qui valait mieux qu’aucun whig du pays, et que moi-même. »

Ici, John Mucklewrath, craignant qu’elle n’entrât dans des explications qu’elle devait à son expérience, interposa son autorité maritale : « Va-t’en à la maison et sois d… ! (si je pouvais le dire) et prépare-nous à souper. »

« Et toi donc, vieux radoteur, répondit sa douce moitié, dont la colère qui jusque-là ne s’était répandue que sur toute l’assemblée, allait s’élancer impétueusement par son canal ordinaire, tu t’amuses à forger des pointes pour des épées qui ne toucheront jamais un montagnard, au lieu de gagner du pain pour ta famille, et de ferrer le cheval de ce jeune et beau gentilhomme qui arrive du nord ! Je gagerais qu’il n’a pas toujours, comme vous autres, son roi George à la bouche ; c’est un brave Gordon, pour le moins. »

Les yeux de l’assemblée se tournèrent aussitôt sur Waverley, qui profita de l’occasion pour prier le maréchal de ferrer promptement le cheval de son guide, parce qu’il désirait se remettre en route. Ce qu’il avait entendu lui suffisait pour comprendre qu’il y avait du danger à s’y arrêter plus long-temps. Les yeux du maréchal le fixèrent avec un regard de mécontentement et de soupçon, que n’atténuait nullement l’ardeur avec laquelle sa femme appuyait la demande de Waverley. « Eh bien, entends-tu ce jeune et beau gentilhomme, ivrogne maudit, fieffé vaurien.

« Et quel peut être votre nom, monsieur ? » demanda Mucklewrath. — « Peu vous importe, l’ami, pourvu que je vous paye votre travail ? »

« Mais c’est une chose importante pour le gouvernement, monsieur, répliqua un vieux fermier qui puait le whisky et la tourbe : vous ne repartirez pas avant d’avoir vu le laird. »

« À coup sûr, s’écria Waverley fièrement, vous verrez qu’il sera difficile et dangereux de m’arrêter, à moins de produire l’ordre précis. »

Il y eut un repos… puis un chuchotement dans l’assemblée…

« C’est le secrétaire Murray, — lord Louis Gordon, — peut être le Chevalier lui même ! » tels étaient les bruits qui circulaient de bouche en bouche, et on semblait de plus en plus disposé à retenir Waverley. Il essaya de leur parler avec douceur, mais son alliée volontaire, mistriss Mucklewrath, s’élança et l’interrompit dans son discours, parlant et agissant avec une violence qui était mise sur le compte d’Édouard par ceux qui s’en ressentaient. « Arrêterez-vous un gentilhomme ami du prince ? » car elle avait aussi, mais sans partager la haine des paysans, adopté l’opinion générale sur notre héros. « Osez donc le toucher ! » s’écria-t-elle en étalant ses doigts longs et nerveux, armés d’ongles qu’un vautour lui aurait enviés. « J’appliquerai mes dix commandements sur la face du premier coquin qui le touchera du bout du doigt. »

« Et la maison ! bonne femme, dit le même fermier : vous feriez mieux de soigner les enfants de ce brave homme que de nous menacer ici. »

« Ses enfants ! répliqua l’amazone en regardant son mari avec une effroyable grimace de dédain… Ses enfants !


Que n’es-tu mort, mari si bon ?
Que n’es-tu des pieds à la tête,
En un lit couvert de gazon !
Déjà, dans sa peine secrète,
Pour mieux consoler son malheur,
Ta veuve a fait une conquête ;
Un montagnard charme son cœur. »


Ce cantique entraînant, qui fit rire sous cape la jeunesse mêlée à l’auditoire, épuisa la patience du timide desservant de l’enclume. « Diable m’enlève si je ne lui fais pas avaler cette barre de fer rouge ! » s’écria-t-il dans un accès de fureur, en tirant la barre de la fournaise ; et il eût exécuté sa menace, si une partie de la foule ne l’eût arrêté, tandis que l’autre s’efforçait d’entraîner l’héroïne hors de sa présence.

Waverley songea à s’échapper dans la confusion, mais il n’apercevait plus son cheval. À la fin il découvrit à quelque distance son fidèle guide Ebenezer qui, voyant la tournure que les affaires allaient prendre, avait retiré les deux chevaux de la foule, et, monté sur l’un, tenant l’autre par la bride, répondit à Waverley qui lui criait à tue-tête d’amener son cheval : « Non, non ! Si vous n’êtes ami ni du roi, ni de l’Église, si on vous arrête comme suspect, vous avez un compte à régler avec les anciens pour manque de parole ; je garde donc le bidet et la valise comme dommages et intérêts, vu que mon cheval et moi nous perdrons la journée de demain, sans parler du sermon du soir. »

Édouard perdit patience : assailli, poussé dans tous les sens par la foule, s’attendant à chaque instant à des voies de fait, il avisa au moyen de les intimider, et saisissant enfin ses pistolets, il menaça de brûler la cervelle au premier qui oserait le toucher, et enjoignit à Ebenezer par un argument semblable de ne point reculer d’un pas avec les chevaux. Le sage Partridge dit qu’un homme avec un pistolet peut combattre cent ennemis désarmés, parce que s’il n’en a qu’un à tuer sur le nombre, chacun peut craindre d’être la malheureuse victime. La levée en masse de Cairnvreckan aurait donc sans doute reculé ; Ebenezer lui-même, dont la pâleur habituelle avait pris une teinte trois fois plus cadavéreuse, n’eût pas osé désobéir à cet ordre péremptoire, si le vulcain du village, brûlant de décharger sur quelqu’un qui en fût digne la fureur que sa femme avait provoquée, et ravi de trouver ce quelqu’un dans Waverley, n’eût couru à lui avec la barre de fer rouge, et si bien déterminé qu’Édouard fut forcé pour se défendre de tirer son pistolet. Le malheureux fut renversé ; et pendant que Waverley, saisi d’horreur à cet accident, n’avait pas la présence d’esprit de saisir son épée ou de prendre son autre pistolet, la populace se jeta sur lui, le désarma, et allait sans doute user de violence, quand un vénérable ecclésiastique, le pasteur de la paroisse, mit un frein à leur fureur.

Ce digne homme, qui n’était ni un Goukthrapple, ni un Rentowel, se faisait respecter du bas peuple, quoiqu’il prêchât la pratique aussi bien que la théorie abstraite du christianisme ; il s’était concilié l’estime des hautes classes, bien qu’il refusât de flatter leurs erreurs spéculatives en convertissant la maison de l’Évangile en une école de morale païenne. Quoique son ministère ait fait époque dans les annales de Cairnvreckan, tellement que les gens de la paroisse, en parlant d’une chose arrivée il y a soixante ans, disent encore qu’elle arriva « au temps du bon M. Morton, » toutefois, c’est probablement ce mélange de la pratique et de la théorie qui m’a empêché de savoir s’il était du parti évangélique ou du parti modéré de l’Église. Mais cette question me semble peu importante, depuis que l’un, et je m’en souviens encore, eut pour chef un Erskine et l’autre un Robertson[1].

M. Morton avait été alarmé par le bruit du pistolet et par le tumulte toujours croissant autour de la forge. Son premier soin, après avoir recommandé aux spectateurs de retenir Waverley, mais sans lui faire de mal, fut de s’occuper du malheureux Mucklewrath sur lequel sa femme, par un retour subit d’affection, criait, hurlait, déchirait son visage de sorcière, dans un accès de frénésie. En relevant le forgeron, on s’aperçut bientôt qu’il n’était pas mort, mais tout aussi propre à la vie que s’il n’eût jamais entendu un coup de pistolet. Pourtant il l’avait échappé belle, la balle lui avait effleuré la tête, et l’avait étourdi pour une minute ou deux, étourdissement que sa terreur et son trouble avaient un peu prolongé ; il ne se mit sur pied que pour demander vengeance sur Waverley, et ce fut avec peine qu’il se rendit à la proposition de M. Morton, de faire conduire l’inconnu devant le laird, comme juge de paix, et de le remettre entre ses mains. Toute l’assemblée approuva la mesure, même mistriss Mucklewrath qui venait de reprendre l’usage de ses sens. « Je ne m’oppose pas aux volontés du ministre, dit-elle en larmoyant ; il a toujours bien fait son métier, et j’espère le voir quelque jour affublé d’une belle robe d’évêque, ce qui est plus joli, je pense, que vos manteaux et vos ceintures de Genève. »

Les querelles ainsi terminées, Waverley, escorté par tous les habitants du village qui pouvaient marcher, fut conduit au château de Cairnvreckan à un demi-mille de distance.


  1. Le Révérend, Job Erskine D. D., célèbre théologien écossais, homme excellent, était chef du parti évangélique dans l’église d’Écosse, en même temps que le fameux Robertson l’historien était à la tête du parti modéré. Ces deux illustres ministres desservaient ensemble l’église des vieux moines gris à Édimbourg ; et malgré leur différence d’opinion politique, ils vivaient en parfaite harmonie, comme amis privés et comme chargés de la même cure. a. m.