Waverley/Chapitre XXVIII

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 240-247).


CHAPITRE XXVIII.

LETTRE DE TULLY-VEOLAN.


Vers le matin, après que le sommeil eut succédé de plusieurs heures aux pénibles réflexions de Waverley, il entendit de la musique dans ses rêves, mais non la voix de Selma. Il se crut transporté à Tully-Veolan, et il lui semblait ouïr la voix matinale de Davie Gellalley chantant dans la cour ces fragments d’airs qui le réveillaient ordinairement pendant son séjour chez le baron de Bradwardine. Les sons qui frappaient ses oreilles dans cette vision devinrent de plus en plus forts jusqu’à ce qu’Édouard s’éveillât tout à fait. Cependant l’illusion n’avait pas encore disparu ; il était bien dans un appartement de la forteresse de Jan-Nan-Chaistel, mais c’était la voix de Davie Gellatley qui chantait sous ses croisées les paroles suivantes :


Mon cœur n’est plus ici, mais au sein des montagnes ;
À la chasse il poursuit le chevreuil et le daim ;
Soit aux champs, soit aux bois, ou parmi les campagnes,
Mon cœur est sur les monts, car tel est mon destin.


Curieux de savoir quel motif avait pu déterminer Gellatley à une excursion d’une étendue si peu ordinaire, Édouard se mit à s’habiller à la hâte, et pendant qu’il s’en occupait, Davie changea plus d’une fois l’air qu’il chantait.


Aux montagnes il n’est que des herbes sauvages,
Et que de verts gaillards sans pourpoints et pieds nus ;
Mais nous retrouverons nos antiques usages
Lorsque Jacques et les siens nous seront revenus.


Lorsque Waverley fut habillé et qu’il sortit, il vit que Davie était entré en connaissance avec deux ou trois montagnards fainéants qui ne quittaient presque jamais les portes du château, et il le trouva sautant, cabriolant et dansant avec eux un reel à quatre, espèce de gigue écossaise dont il sifflait l’air lui-même. Il continua de remplir la double fonction de danseur et de musicien jusqu’à ce qu’un joueur de cornemuse, spectateur oisif de son zèle, obligé de répondre au cri unanime de Seid suas, qui l’invitait à jouer de son instrument, vint le remplacer dans cette dernière fonction. L’apparition de Waverley n’interrompit pas l’exercice auquel se livrait Gellatley, seulement il chercha à faire comprendre à notre héros, par ses signes, ses grimaces et quelques contorsions de plus dont il rehaussa la grâce avec laquelle il exécutait cette mesure écossaise, qu’il le reconnaissait parfaitement. Puis, au moment où il semblait le plus occupé à gesticuler, crier et faire claquer ses doigts au-dessus de sa tête, il prolongea tout d’un coup son pas de côté de manière à s’approcher de l’endroit où se tenait Édouard, et continuant de battre la mesure de l’air, ainsi qu’Arlequin dans une pantomime, il glissa une lettre dans la main de notre héros, sans avoir manqué à un seul pas ou fait une seule pause. Édouard, qui reconnut sur l’adresse l’écriture de Rose, se retira pour la lire, laissant le fidèle messager qui l’avait apportée continuer de sauter jusqu’à ce que le musicien ou lui en eût assez.

Le contenu de la lettre causa beaucoup de surprise à Waverley. Il vit qu’on avait d’abord mis en tête, Cher Monsieur ; mais ces mots avaient été soigneusement effacés, et celui de Monsieur tout seul leur avait été substitué. Nous rapporterons la lettre entière de Rose :

« Monsieur,

« Je crains de prendre une liberté inconvenante en vous importunant, et je n’ai cependant pas d’autre moyen de vous communiquer les choses qui se sont passées ici, et dont il me semble nécessaire que vous soyez informé. Si j’ai tort dans la démarche que je fais en ce moment, veuillez l’excuser, monsieur Waverley, car, hélas ! n’ayant personne pour me conseiller, je n’ai pu me laisser guider que par mon propre cœur. Mon bien-aimé père n’est plus ici, et Dieu sait quand il pourra revenir me secourir et me protéger ! Vous avez sans doute appris qu’en conséquence de quelques nouvelles inquiétantes de mouvements qui se font dans les montagnes, on avait envoyé des mandats pour arrêter plusieurs gentilshommes du pays, et entre autres mon cher père. Malgré mes larmes et les prières que je lui fis de se rendre aux ordres du gouvernement, il a trouvé moyen de s’y soustraire, et de se joindre à M. Falconer et à quelques autres gentilshommes qui ont pris la route du nord avec un corps de quarante cavaliers. Ainsi, je crains moins pour sa sûreté personnelle en ce moment que je ne redoute le résultat de tous ces troubles qui ne font que commencer. Tous ces détails vous sont peut-être bien indifférents, monsieur Waverley ; cependant j’ai cru que vous seriez bien aise d’apprendre que mon père s’est échappé, dans le cas où vous auriez entendu parler du danger qu’il courait d’être arrêté.

« Le lendemain du départ de mon père, un détachement de soldats vint à Tully-Veolan, et traita fort rudement le bailli Mac Wheeble. Cependant l’officier qui le commandait fut très-honnête à mon égard, et me dit seulement que son devoir l’obligeait à faire une recherche exacte des papiers et des armes qui pouvaient se trouver dans la maison. Heureusement mon père avait pourvu à cela en emportant toutes les armes, excepté ces vieilles armures inutiles qui sont pendues dans la grande salle, et en cachant tous ses papiers. Mais pourquoi faut-il que je vous dise, monsieur Waverley, qu’il fit un interrogatoire sévère à votre sujet ? Entre autres questions, on demanda à quelle époque vous aviez séjourné à Tully-Veolan, et où vous étiez maintenant. L’officier est reparti avec son détachement, mais il a laissé dans la maison un sous-officier avec quatre hommes comme une espèce de garnison. Jusqu’à présent ils se sont très-bien comportés, et nous sommes obligés de les tenir en belle humeur ; mais ces soldats ont donné à entendre que vous seriez en grand danger si vous tombiez entre leurs mains. Je ne puis me décider à écrire toutes les odieuses faussetés qu’ils ont débitées contre vous, car je gagerais que ce sont des faussetés, quoique vous soyez le meilleur juge de ce que vous avez à faire. Le détachement, en partant, a emmené votre domestique prisonnier ; il a pris aussi vos deux chevaux, et tout ce que vous aviez laissé à Tully-Veolan. J’espère que Dieu vous protégera, et vous fera la grâce de retourner sans accident en Angleterre, où vous m’avez dit souvent qu’on ne souffrait pas de violence militaire, où il n’y avait pas de clans qui se battissent entre eux, mais où les lois sont égales pour tous les hommes, et protègent toujours l’innocent. J’ose réclamer votre indulgence pour la hardiesse que j’ai eue de vous écrire ; mais il m’a semblé, quoique peut-être à tort, que votre honneur et votre sûreté y étaient intéressés. Je suis bien sûre, du moins je crois que mon père aurait approuvé cette démarche, et j’étais la seule qui pusse la faire, puisque M. Rubrick s’est réfugié chez son cousin pour éviter d’être maltraité des soldats et des whigs, et que le bailli Mac Wheeble n’aime pas, à ce qu’il dit, se mêler des affaires des autres ; j’ose me flatter cependant que chercher à servir un ami de mon père dans cette circonstance, ne peut être regardé comme une intervention indiscrète. Adieu, capitaine Waverley ; il est probable que je ne vous reverrai plus, car il serait inconvenant à moi de désirer votre présence à Tully-Veolan dans un tel moment, lors même que les soldats l’auraient quitté : mais je me rappellerai toujours avec gratitude la complaisance avec laquelle vous avez bien voulu aider de vos conseils une aussi pauvre écolière que moi, et surtout vos attentions pour mon bien-aimé père.

« Croyez-moi votre très-obligée

« Rose Comyne Bradwardine.

« P. S. J’espère que vous me répondrez un mot par Davie Gellatley, ne fût-ce que pour m’apprendre que vous avez reçu ma lettre, et que vous veillerez à votre sûreté. Pardonnez-moi si j’ose vous supplier, dans votre propre intérêt, de ne vous mêler à aucune de ces malheureuses intrigues, et de vous y dérober en partant le plus tôt possible pour votre heureuse patrie. Mes compliments à ma chère Flora et à Glennaquoich. N’est-il pas vrai que vous l’avez trouvée aussi belle et aussi aimable que je vous l’avais dépeinte ? »

Tel était le contenu de la lettre de miss Rose Bradwardine, dont Waverley fut également surpris et affligé. Que le baron fût devenu suspect au gouvernement par suite de la fermentation qui avait eu lieu parmi les partisans des Stuarts, c’était une chose toute naturelle et la conséquence de ses principes politiques ; mais ce qui lui semblait inexplicable, c’était que lui, qui, jusqu’au jour précédent, n’avait pas formé une pensée contraire à la prospérité de la famille régnante, pût se trouver aussi l’objet de ces soupçons.

À Tully-Veolan et à Glennaquoich, ses hôtes avaient respecté ses engagements avec le gouvernement actuel, et quoiqu’il eût été témoin accidentel de différentes circonstances d’une nature à lui faire comprendre que le baron et le chef montagnard étaient du nombre de ces gentilshommes mécontents, encore assez nombreux en Écosse, cependant jusqu’au moment où ses engagements avec l’armée avaient été rompus par sa destitution, il n’avait eu aucune raison de supposer qu’ils eussent formé des projets hostiles, du moins d’une prompte exécution, contre le gouvernement établi. Cependant, il sentait qu’à moins d’embrasser tout à coup le parti que lui proposait Fergus, il lui importait de quitter sans délai un voisinage qui pouvait le compromettre autant, et de se rendre, sans perdre de temps, sur les lieux où il pourrait soumettre sa conduite à un examen, et l’expliquer d’une manière satisfaisante. Il se détermina donc à peu près pour ce dernier parti, d’autant plus qu’en agissant ainsi, il suivait le conseil de Flora, et que d’ailleurs l’idée de contribuer à amener sur son pays le fléau d’une guerre civile, lui inspirait une répugnance inexprimable. Une réflexion calme lui disait que quels que fussent les droits primitifs des Stuarts, Jacques II, sans prétendre décider s’il pouvait disposer de ceux de sa postérité, avait du moins abdiqué les siens à la voix unanime de la nation. Depuis cette époque, quatre monarques avaient régné glorieusement et paisiblement sur l’Angleterre, soutenant chez l’étranger l’honneur de la nation, et lui conservant dans l’intérieur sa liberté et ses privilèges ; sa raison demandait s’il convenait de troubler un gouvernement affermi depuis si long-temps, et de plonger un royaume dans toutes les horreurs de la guerre civile pour l’unique objet de replacer sur le trône les descendants d’un monarque qui l’avait volontairement abdiqué. Et quand même, d’un autre côté, sa conviction intérieure ou les ordres de son père et de son oncle finiraient par l’entraîner à embrasser la cause des Stuarts, il n’en devait pas moins commencer d’abord par justifier son caractère en prouvant qu’il n’avait fait aucune démarche à ce sujet ; comme il en était faussement soupçonné, tant qu’il avait conservé le grade qu’il tenait du monarque régnant.

L’aimable simplicité de Rose, ses craintes affectueuses pour sa sûreté si ingénieusement exprimées, la pensée de son état d’abandon, de la terreur, et même des dangers réels auxquels elle pouvait être livrée sans appui et sans protection, firent une vive impression sur son esprit ; et il se hâta de lui écrire, et de la remercier de la manière la plus affectueuse de l’aimable inquiétude qu’elle avait éprouvée à son égard, l’assurant qu’il ne courait aucun danger. Il lui exprimait en même temps le tendre intérêt qu’il prenait à son sort et les vœux sincères qu’il formait pour son père et pour elle. Mais il fut bientôt distrait des émotions qu’il avait éprouvées en écrivant cette lettre, par la nécessité où il se voyait de faire ses adieux à Flora Mac-Ivor, et peut-être pour jamais. Cette réflexion était accompagnée d’une angoisse inexprimable ; car par l’élévation de son âme et de son caractère, par le désintéressement de son dévouement à la cause qu’elle avait embrassée, et sa délicatesse scrupuleuse sur les moyens de la servir, elle avait justifié aux yeux d’Édouard le choix de son cœur. Mais le temps pressait ; l’active calomnie l’employait à flétrir son nom, et chaque délai lui en offrait un nouveau moyen ; son départ ne pouvait donc souffrir aucun retard.

Dans cette résolution, il chercha Fergus et lui communiqua le contenu de la lettre de Rose, lui déclarant en même temps qu’il avait pris le parti de se rendre sur-le-champ à Édimbourg, et de s’adresser à quelqu’un des personnages influents auxquels son père l’avait recommandé, pour lui expliquer sa conduite, et de le charger de le disculper des griefs qui pourraient s’élever contre lui.

« Vous courez vous jeter dans la gueule du lion, lui répondit Mac-Ivor ; vous ne connaissez pas la sévérité d’un gouvernement tourmenté par les justes craintes que lui inspire le sentiment de son illégitimité et des dangers auxquels elle l’expose. Je vois qu’il faudra que je vous délivre d’un des cachots de Stirling ou d’Édimbourg. »

« Mon innocence, mon rang, l’intimité de mon père avec lord 31…, le général G…, etc., me serviront, j’espère, de protection, » dit Waverley. — « Vous verrez que ce sera tout le contraire ; ces messieurs auront assez à s’occuper de leurs propres affaires. Encore une fois, voulez-vous prendre les couleurs écossaises, et rester encore quelque temps avec nous au milieu des brouillards et des corbeaux[1], pour l’amour de la meilleure cause qui ait jamais fait tirer l’épée à un brave ? » — « J’ai plusieurs raisons, mon cher Fergus, pour vous prier de m’en excuser. »-Alors, dit Mac-Ivor, je vous trouverai certainement sous peu exerçant vos talents poétiques à composer des élégies sur une prison, ou vos connaissances en fait d’antiquités à découvrir l’origine du caractère oggam[2], ou à déchiffrer un hiéroglyphe punique gravé sur les murs de quelque ancienne voûte d’une architecture curieuse. Ou que dites-vous d’un petit pendement bien joli ? Ma foi, je ne garantirais pas qu’il ne vous fallût passer par cette désagréable cérémonie, si vous rencontrez un corps armé des whigs de l’ouest. »

« Et pourquoi me traiteraient-ils ainsi ? » dit Waverley.

« Pour mille bonnes raisons, répondit Fergus : premièrement, parce que vous êtes Anglais ; secondement, parce que vous êtes gentilhomme ; troisièmement, parce que vous avez abjuré l’épiscopat, et quatrièmement, parce qu’il y a long-temps qu’ils n’ont eu l’occasion d’exercer leurs talents dans ce genre. Mais ne vous désespérez pas, mon cher, tout cela se fera pour la plus grande gloire de Dieu. » — « N’importe, il faut que je me livre à mon sort. » — « Vous êtes donc bien décidé ? » — « Absolument. »

« Vous êtes un entêté, dit Fergus ; mais vous ne pouvez pas aller à pied, et moi je n’aurai pas besoin de mon cheval, car il faut que je marche à la tête des enfants d’Ivor. Vous prendrez le brun Dermid. » — « Si vous voulez me le vendre, je vous en aurai certainement beaucoup d’obligations. » — « Eh bien ! si votre orgueil anglais ne vous permet pas d’en accepter le don ou le prêt, je ne refuserai pas votre argent à la veille d’une campagne : son prix est de vingt guinées (rappelez-vous, lecteur, qu’il y a soixante ans). Et quand vous proposez-vous de partir ? »

« Le plus tôt sera le mieux, » dit Waverley. — « C’est vrai, puisqu’il faut que vous partiez, ou plutôt puisque vous voulez partir. Je prendrai le petit cheval de Flora, et je vous accompagnerai jusqu’à Bally-Brough. Callum Beg, faites préparer les chevaux, et portez le bagage de M. Waverley jusqu’à… (il nomma une petite ville), où il pourra trouver un cheval et un guide pour le conduire à Édimbourg. Vous prendrez l’habit des basses terres, Callum, et vous aurez soin de tenir votre langue, si vous ne voulez pas que je vous la coupe moi-même. M. Waverley montera Dermid. » Puis se tournant vers Édouard : « Vous allez faire vos adieux à ma sœur ? » — « Sans doute ; c’est-à-dire si miss Mac-Ivor veut m’accorder cet honneur. » — « Cathleen, allez prévenir ma sœur que M. Waverley désire lui faire ses adieux avant de partir. Mais il faut s’occuper de la situation de Rose Bradwardine ; je voudrais qu’elle fût ici ; eh ! pourquoi n’y viendrait-elle pas ? Il n’y a que quatre habits rouges à Tully-Veolan, et leurs mousquets nous seraient ici fort utiles. »

Édouard ne fit aucune réponse à ces réflexions sans suite ; elles frappaient son oreille, mais son âme tout entière était concentrée dans l’attente de voir paraître à tous moments Flora Mac Ivor. La porte s’ouvrit, mais ce n’était que Cathleen qui venait annoncer que sa maîtresse priait le capitaine Waverley de l’excuser, et d’agréer les vœux qu’elle formait pour sa santé et son bonheur.


  1. Un poëme highlandais sur l’expédition de Glencairn, en 1650, contient deux vers dont voici le sens : « Nous resterons quelque temps parmi les corbeaux, à manier l’épée et à courber l’arc. » a. m.
  2. L’oggam est une espèce de vieux caractère irlandais. Mais ce ne fut que très-postérieurement à Fergus que le général Wallancey établit sa théorie des rapports existants entre le celte et le punique ; une scène de Plaute lui suggéra, dit Walter Scott, l’idée de cette théorie. a. m.