Waverley/Chapitre XLVIII

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 360-364).


CHAPITRE XLVIII.

EMBARRAS IMPRÉVU.


Quand la bataille fut terminée et toute chose mise en ordre, le baron de Bradwardine, après avoir vaillamment fait son devoir tout le jour, assigné aux soldats qu’il commandait leurs postes respectifs, pensa au chef de Glennaquoich et à son ami Waverley. Il trouva le premier occupé du soin d’apaiser les disputes de ses vassaux, relatives à des points d’honneur ou à des prouesses, et décidant de hautes et difficiles questions au sujet du butin. La plus importante de ces discussions concernait une montre d’or qui avait appartenu à quelque malheureux officier anglais. La partie contre laquelle le jugement fut rendu s’en consola, en remarquant qu’elle (la montre, qu’il prenait pour un animal vivant) était morte la nuit où Vich-Jan-Vohr l’avait donnée à Murdoch : de fait, elle s’était arrêtée faute d’être montée.

Ce fut au moment même où cette grande question venait d’être décidée, que le baron de Bradwardine, avec un air de mystère, et pourtant d’importance, rejoignit les deux jeunes guerriers. Il descendit de son cheval de bataille, qui était tout couvert de sueur, et recommanda à un de ses domestiques d’en prendre grand soin. « Je punis rarement, l’ami, dit-il au domestique ; mais si vous faites quelque tour de votre métier, et ne pansez pas mon pauvre Berwick comme il faut, pour courir au butin, le diable m’enlève si je ne vous casse pas la tête. » Il caressa alors avec complaisance l’animal qui l’avait porté à travers les périls de la journée, en lui disant un adieu cordial. « Eh bien ! mes chers et jeunes amis, continua-t-il, la victoire est glorieuse et décisive ; mais ces coquins d’Anglais ont tout d’abord pris la fuite. J’aurais eu grand plaisir à vous montrer les détails du prœlium equestre, du combat équestre que leur lâcheté a remis à demain, et qui est à coup sûr l’orgueil et la terreur du métier. Après tout, j’ai encore une fois combattu pour cette vieille cause, quoique je n’aie pas tant besogné que vous, mes enfants, puisque j’étais chargé de tenir en réserve notre petit corps de cavalerie ; et un cavalier ne doit jamais envier la gloire de ses compagnons d’armes, même quand ils ont couru trois fois plus de danger, parce qu’il peut à quelque jour, Dieu aidant, se trouver en pareil cas. Mais Glennaquoich, et vous. M, Waverley, je vous prie de m’aider de toutes vos lumières au sujet d’une affaire fort importante, et qui touche de bien près à l’honneur de la maison Bradwardine. Je vous demande pardon, enseigne Maccombich, et à vous, Inveraughlin, et à vous, Edderalshendrach, et à vous, monsieur… »

La dernière personne à laquelle il s’adressait était Ballenkeiroch, qui, se rappelant la mort de son fils, lança à Bradwardine un regard de provocation. Le baron, aussi vif que l’éclair qui brille et disparaît, avait déjà froncé le sourcil, quand Glennaquoich, prenant à part son major, lui remontra, avec le ton impératif d’un chef, la folie de raviver en pareil moment une vieille querelle.

« La terre est couverte de cadavres, dit le vieux montagnard en s’éloignant malgré lui ; un de plus y eût été à peine remarqué ; et si ce n’était à cause de vous, Vich-Jan-Vohr, c’eût été celui de Bradwardine ou le mien. »

Le chef l’apaisa en l’entraînant, et revint ensuite au baron. « C’est Ballenkeiroch, lui dit-il à demi-voix et avec mystère, le père du jeune homme qui périt il y a huit ans à la malheureuse affaire des Mains. »

« Ah ! dit le baron en adoucissant aussitôt la sévérité incertaine de ses traits, je puis souffrir beaucoup d’un homme à qui j’ai malheureusement causé une si grande peine ; vous avez bien fait de m’en prévenir, Glennaquoich ; il peut me lancer des regards aussi noirs qu’une nuit de la Saint-Martin, avant que Cosme Comyne Bradwardine se dise offensé. Ah ! je n’ai pas de postérité mâle, et je puis endurer quelque chose d’un homme que j’ai privé de son fils ; quoique vous sachiez bien que tout s’est légalement passé à votre propre satisfaction, et que j’ai depuis expédié des lettres mortuaires. Eh bien ! comme je disais, je n’ai pas de postérité mâle, et pourtant je dois maintenir l’honneur de ma maison : c’est là-dessus que je vous avais priés de m’accorder toute votre attention. »

Les deux jeunes gens attendaient avec une curiosité inquiète.

« Mes enfants, continua-t-il, d’après votre éducation, je crois que vous devez comprendre le vrai caractère des droits féodaux ? »

Fergus, épouvanté d’une discussion interminable, répondit :

« Certainement, baron, » et poussa du coude Waverley pour l’avertir de faire comme s’il comprenait. — « Et vous savez sans doute que la baronnie de Bradwardine, qui est un fief de franc-alleu, ce qu’on appelle en latin, selon Craig, blancum, ou mieux francum, a passé dans ma famille à une condition particulière et honorable : pro servitio de trahendi, seu exuendi caligas regis post battaliam[1] ? » Ici Fergus tourna vers Édouard son œil de faucon, en fronçant le sourcil d’une manière presque imperceptible, et haussa légèrement les épaules. « Or, continua le baron, deux difficultés se présentent à mon esprit sur ce sujet. La première est de savoir si, en aucun cas, je suis tenu à cette obligation, à cet hommage féodal, envers la personne du prince, les titres portant per expressum les bottes du roi lui-même, caligas regis ; et je vous prie de me dire votre avis sur cette grave question, avant d’aller plus loin. »

« Eh ! certainement, répondit Mac-Ivor avec un admirable sang-froid, le prince est régent : à la cour de France on rend à la personne du régent tous les honneurs qui sont dus à celle du roi ; en outre, si j’avais le choix, j’aimerais dix fois mieux ôter les bottes au jeune Chevalier qu’à son père. » — « Sans doute ; mais ce n’est pas seulement une question de personnes. Toutefois votre argument a une grande force, puisqu’il est tiré des usages de la cour de France ; et à coup sûr, le prince, comme un alter ego, a droit de réclamer l’hommagium des grands tenanciers de la couronne, puisque tous les fidèles sujets sont obligés, par l’acte de régence, à respecter le régent comme la personne du roi. Loin donc, loin de moi la pensée de vouloir ternir l’éclat de son autorité en lui refusant un hommage qui doit lui donner tant de splendeur ; car j’ignore même si l’empereur d’Allemagne se fait ôter ses bottes par un franc baron de l’Empire. Mais il y a une grande difficulté, et la voici : le prince ne porte point de bottes, mais simplement des brogues et des trews[2]. »

Ce dernier dilemme faillit compromettre la gravité de Fergus.

« Mais, baron, dit-il, vous connaissez le proverbe qui dit : « Il est malaisé d’ôter la culotte d’un montagnard ; » et les bottes se trouvent ici dans le même cas. »

« Pourtant, le mot caligœ, poursuivit le baron, quoique j’avoue que, suivant les traditions de ma famille, et même dans nos vieux titres caligœ soit mis pour bottes, signifie plutôt sandales, dans son acception primitive ; et Caïus Cæsar, neveu et successeur de Caïus Tiberius, fut surnommé Caligula, a caligulis, sive caligis levioribus, quibus odolescentior usus fuerat in exercitu patris sui Germanici. Les caligœ étaient aussi portées par les ordres religieux ; car nous lisons dans un ancien glossaire sur la règle de saint Benoît, dans l’abbaye de Saint-Amand, que les caligœ étaient attachées avec des courroies. »

« Alors ce sont des brogues, » dit Fergus. — « Probablement, mon cher Glennaquoich, et les termes sont précis : Caligœ dictœ sunt, quia ligantur ; nam socci non ligantur, sed tantum intromittuntur ; c’est-à dire, les caligœ tirent ce nom des courroies qui les attachent, au lieu que les socci, chaussure presque analogue à nos mules et à ce qu’on appelle pantoufles en anglais, entrent seulement sur le pied. Les mots de la charte sont aussi alternatifs, exuere seu detrahere, c’est-à-dire ôter, s’il s’agit de brogues ou de sandales, et tirer, comme nous disons communément, s’il s’agit de bottes. Mais je voudrais encore des renseignements plus positifs, et j’ai peur de ne pas trouver d’érudit auteur de re vestiariâ. »

« J’en ai grand’peur aussi pour vous, dit le chef en jetant les yeux sur une troupe de montagnards qui revenaient chargés des dépouilles des morts ; pourtant il ne paraît guère qu’on néglige la res vestiaria. »

Cette remarque venait à point pour la bonne humeur du baron ; il l’honora d’un sourire, mais se remit sur-le-champ à ce qui lui semblait une affaire si sérieuse.

« Mon bailli Mac Wheeble pense que, par sa nature, ce service honorable est tantum si petatur, seulement si Son Altesse Royale exige que le grand tenancier de la couronne vienne personnellement s’acquitter de ce devoir ; il a aussi trouvé dans les Doutes et Questions de Dirleton un cas semblable au mien, Grippit versus Spicer : c’est la dépossession d’un domaine ob non solutum canonem, c’est-à-dire faute d’avoir payé une petite redevance de trois grains de poivre par an, estimés valoir les sept huitièmes d’un sou d’Écosse, à laquelle le défendeur était obligé. Mais, avec votre permission, j’ai cru que le plus sage parti était de me mettre en état de rendre au prince cet hommage et de remplir mes obligations. Mon bailli m’accompagnera avec une signification déjà rédigée, — la voilà, — portant que si le bon plaisir de Son Altesse Royale était de faire tirer ses caligœ (qu’on entende par ce mot des bottes ou des brogues) par d’autres que par le baron de Bradwardine, qui est ici prêt et disposé à le faire, cet acte ne peut nullement porter atteinte ou préjudice aux droits du susdit Cosme Comyne Bradwardine de remplir à l’avenir les susdites fonctions, et ne donne à l’écuyer, au gentilhomme de la chambre, à l’officier ou au page qu’il plaira à Son Altesse Royale d’employer, ni droit, ni titres, ni motif de déposséder le susdit Cosme Comyne de Bradwardine des domaines et de la baronnie de Bradwardine avec dépendances, puisqu’il est ici présent, comme il l’a déjà dit, pour s’acquitter fidèlement des devoirs de sa charge. »

Fergus approuva fort ce projet, et le baron prit cordialement congé d’eux avec un sourire d’importance satisfaite.

« Vive long-temps notre cher ami le baron ! s’écria le chef dès qu’il ne fut plus à portée de les entendre ; car c’est bien l’original le plus absurde qui existe de ce côté de la Tweed. J’aurais bien voulu songer à lui conseiller de venir ce soir au cercle, un tire-botte sous le bras. Je suis sûr qu’il eût profité de mon conseil, si je l’avais donné avec la gravité convenable. » — « Et quel plaisir trouvez-vous à couvrir de ridicule un si digne homme ? » — « Avec votre permission, mon cher Waverley, vous êtes aussi ridicule que lui. Ne voyez-vous donc pas qu’il n’est occupé tout entier que de cette cérémonie ? Cette cérémonie, ce privilège, sont les choses les plus solennelles au monde dont il ait entendu parler, auxquelles il ait songé depuis son enfance ; et sans doute c’est dans l’espoir d’avoir le bonheur de remplir ses fonctions qu’il a pris les armes. Soyez-en sûr, si j’avais voulu l’empêcher de se donner en spectacle, il m’aurait traité de fat, de suffisant, ou peut-être l’envie lui eût-elle pris de me couper la gorge. C’est un plaisir qu’il a fait mine de vouloir se permettre à propos d’un point d’étiquette bien moins important à ses yeux que l’affaire des bottes et des brogues, des caligœ enfin, quelque sens que les savants donnent à ce mot. Mais il faut que je me rende au quartier général pour préparer le prince à cette scène extraordinaire ; mon avis sera bien reçu, le fera rire à gorge déployée, et il pourra garder son sérieux au moment où le rire serait mal à propos. Ainsi donc, au revoir, mon cher Waverley. »


  1. Mot à mot « pour le service de tirer les bottes du roi après la bataille. »
  2. Espèce de culotte avec des bas, le tout d’une seule pièce. a. m.