Waverley/Chapitre XLVI

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 348-354).


CHAPITRE XLVI.

LA VEILLE DE LA BATAILLE.


Quoique les montagnards marchassent d’un bon pas, le soleil déclinait quand ils arrivèrent au faîte des hauteurs dominant la vaste plaine qui s’étend du nord à la mer, et où sont situés, mais à une grande distance l’un de l’autre, les petits villages de Seaton et de Cockenzie, et le bourg de Preston. Une des routes basses qui mènent à Édimbourg le long des côtes, traverse cette plaine depuis les dernières maisons de Seaton jusqu’à la ville ou au village de Preston, où elle rentre dans les défilés d’un pays montagneux. Le général anglais avait résolu de s’approcher de la capitale par ce chemin, d’abord parce qu’il était plus commode pour sa cavalerie, ensuite parce qu’il croyait sans doute par cette manœuvre rencontrer de front les montagnards venant d’Édimbourg dans la direction opposée. Mais il s’était trompé, car la prévoyance du Chevalier ou de ceux qui le conseillaient laissa libre le passage proprement dit pour occuper la position avantageuse qui le dominait au loin.

Quand les montagnards eurent gravi les hauteurs qui commandaient la plaine, ils se formèrent aussitôt en ligne de bataille à leur sommet. Au même instant on aperçut l’avant-garde anglaise qui débouchait de derrière les arbres et les haies de Seaton et venait occuper la plaine entre les hauteurs et la mer ; l’espace qui séparait les armées n’était que d’un demi-mille. Waverley put voir à son aise les escadrons de dragons, précédés de leurs éclaireurs, sortir l’un après l’autre des défilés et prendre position dans la plaine, leur front tourné vers celui de l’armée du prince. Ils étaient suivis par un train de pièces de campagne, qui furent aussi rangées sur une ligne quand elles rejoignirent le flanc de la cavalerie, et dirigées contre les hauteurs. Venaient ensuite trois ou quatre régiments d’infanterie qui formaient une colonne profonde. Leurs baïonnettes ressemblèrent à une longue haie d’acier, et leurs armes brillèrent comme des éclairs quand au signal donné ils firent tous volte-face, et se placèrent juste devant les montagnards. Un second train d’artillerie et un autre régiment de cavalerie fermaient la marche ; ils se portèrent sur le flanc gauche de l’infanterie, terminant la ligne qui regardait le midi.

Pendant que l’armée anglaise faisait ces évolutions, les montagnards ne mettaient pas moins de promptitude et de zèle à se ranger en bataille. À mesure que les clans arrivaient sur les hauteurs en face de l’ennemi, ils s’alignaient, de sorte que les deux armées se trouvèrent en même temps prêtes à combattre. Ces dispositions terminées, les montagnards poussèrent un cri terrible que répéta derrière eux l’écho de la montagne. Les Anglais, animés d’un bouillant courage, répondirent par un long cri de joie en signe de défi, et tirèrent un ou deux coups de canon sur les avant-postes. Aussitôt les montagnards se disposèrent avec ardeur à l’attaque ; Evan Dhu stimulait Fergus par ses arguments. « Les habits rouges, disait-il, remuent comme un œuf sur un bâton, et nous avons tout l’avantage, car un haggis[1] même (Dieu le bénisse !) descendrait au galop la montagne. »

Mais la côte qu’avaient à descendre les montagnards, quoique peu étendue, était impraticable, parce qu’elle était coupée, là par des ravins, ici par des murs en pierre, et traversée dans toute sa longueur par un fossé large et profond, circonstances qui auraient donné à la mousqueterie des Anglais de terribles avantages avant que les montagnards eussent pu tirer leurs épées, la seule arme dont ils pouvaient se servir. L’autorité des chefs fut donc nécessaire pour réprimer l’impétuosité de leurs soldats. Quelques tireurs d’élite descendirent seulement pour escarmoucher avec les avant-postes, et reconnaître le terrain.

Le spectacle que présentaient alors les deux armées, était aussi intéressant qu’extraordinaire. Si différentes par la tenue et la discipline, et pourtant toutes deux admirablement faites à leur tactique particulière, ces deux armées dont la lutte devait décider, pour un temps du moins, du sort de l’Écosse, étaient alors en face l’une de l’autre comme deux gladiateurs dans l’arène, cherchant l’endroit le plus favorable pour s’attaquer. On distinguait les principaux officiers et les deux généraux en face de leurs lignes, occupés avec des lunettes à s’observer mutuellement, donnant des ordres et recevant des avis qu’apportaient les aides-de-camp et les officiers d’ordonnance qui animaient la scène en galopant dans toutes les directions comme si le sort de cette journée eut dépendu de la vitesse de leurs coursiers. L’espace qui séparait les armées était de temps à autre occupé par l’engagement partiel et irrégulier de quelques tirailleurs. On voyait parfois un chapeau ou un bonnet tomber à terre, ou bien un blessé qu’emportaient ses camarades. Pourtant ce n’étaient que de petites escarmouches, car les deux partis avaient leurs raisons pour ne point avancer davantage. Les paysans des villages d’alentour se montraient avec précaution, comme épiant l’issue de la lutte qui allait commencer. Un peu plus loin dans la baie étaient deux vaisseaux à trois mâts portant le pavillon anglais, et dont les haubans et les vergues étaient chargés de spectateurs moins timides.

Ce terrible repos dura quelques instants : alors Fergus et un autre chef reçurent l’ordre de diriger leurs corps respectifs sur le village de Preston pour harceler le flanc gauche de l’armée ennemie, et forcer sir Cope à changer de position. Pour exécuter ponctuellement cet ordre, le chef de Glennaquoich se plaça dans le cimetière de Tranent, poste élevé, et lieu fort convenable, comme Evan Dhu l’observait, « pour tous les gentilshommes qui auraient le malheur d’être tués et qui désireraient une sépulture chrétienne. » Afin de mettre en pièces ou de déloger cette troupe, le général anglais fit avancer deux canons escortés par un nombreux escadron de cavalerie. Ils approchèrent si près, que Waverley put fort bien reconnaître l’étendard du corps où il avait commandé et entendit les trompettes et les tymbales au son desquelles il lui avait fallu si souvent marcher. Il distinguait aussi les mots de commandement qui lui étaient si connus, prononcés en anglais par une voix qu’il ne connaissait pas moins bien, celle de l’officier pour qui il avait eu tant de respect. Il y eut un moment où, jetant les yeux autour de lui, et voyant le costume et l’équipement singulier de ses camarades montagnards, entendant leurs chuchotements dans une langue barbare et inconnue, il regarda son propre habillement, si différent de celui qu’il avait porté depuis son enfance, et souhaita de se réveiller et de sortir de ce qui lui semblait en ce moment un songe étrange, horrible et surnaturel. « Bon Dieu ! pensa-t-il, suis-je donc traître à mon pays, déserteur de mon drapeau ; enfin, comme disait ce pauvre homme en mourant, ennemi de ma terre natale, de l’Angleterre ! »

Avant qu’il pût étouffer ces souvenirs, son ancien colonel s’était avancé pour reconnaître, et découvrait en plein sa grande taille militaire. « Maintenant je puis l’abattre, » dit Callum en levant avec précaution son fusil par dessus la muraille derrière laquelle il était couché à moins de soixante pas.

Il sembla à Édouard qu’on allait commettre un parricide en sa présence. Car les cheveux blancs, l’air imposant et vénérable du vieux soldat, rappelaient le respect tout filial que la plupart de ses officiers lui témoignaient. Mais avant qu’il eût pu s’écrier « Arrête ! » un vieux montagnard, placé près de Callum Beg, lui retint le bras. « Gardez votre coup, dit l’homme à la seconde vue, son heure n’a pas encore sonné ; mais qu’il prenne garde à lui demain… Je vois son suaire sur sa poitrine. »

Callum aussi sourd qu’une pierre pour d’autres motifs, était accessible à la superstition. Il pâlit à ces mots du devin[2], et baissa son fusil. Le colonel Gardiner, sans se douter du péril qu’il avait couru, fit un long circuit, et retourna lentement vers son régiment.

Cependant l’armée anglaise avait pris une autre ligne ; l’un de ses flancs s’était porté vers la mer, l’autre restait au village de Preston ; et comme il n’était pas moins difiîcile de les attaquer dans cette nouvelle position, Fergus et le reste du détachement furent rappelés à leur premier poste. Cette manœuvre en nécessita une semblable dans l’armée du général Cope, qui se remit sur une ligne parallèle à celle des montagnards. Ces dispositions de part et d’autre employèrent presque la fin du jour, et les deux armées se préparèrent à passer la nuit sous les armes, en gardant leurs positions.

« On ne fera rien ce soir, dit Fergus à son ami Waverley ; avant de nous envelopper dans nos plaids, allons voir à quoi s’occupe le baron à l’arrière-garde. »

En approchant de son poste, ils trouvèrent le vieux et prudent officier, qui, après avoir dirigé ses patrouilles de nuit, et placé ses sentinelles, s’occupait à lire au reste de sa troupe la prière du soir de l’église épiscopale. Sa voix était forte et sonore, et quoique ses lunettes sur le nez et l’attitude de Saunders Saunderson, qui faisait tout botté les fonctions de clerc, eussent quelque chose de risible, pourtant la situation périlleuse où l’on se trouvait, le costume militaire de l’auditoire, et la vue de leurs chevaux sellés et attachés à des piquets derrière eux, donnaient un air imposant et solennel à cet acte de dévotion.

« Je me suis confessé aujourd’hui, avant que vous ne fussiez éveillé, dit Fergus à l’oreille de Waverley ; mais je ne suis pas catholique assez sévère pour refuser d’entendre la prière de ce brave officier. »

Édouard accepta, et ils attendirent que le baron eût fini.

« Eh bien, mes enfants ! leur dit-il en fermant le livre, irons-nous demain à l’ennemi avec des mains pesantes et des consciences légères ? » Il salua alors cordialement Mac-Ivor et Waverley, qui lui demandèrent son avis sur leur situation. « Ma foi, vous le savez, comme dit Tacite, in rebus bellicis maxime dominatur fortuna, ce qui répond à notre vieil adage national : La fortune peut beaucoup dans la mêlée. Mais croyez-moi, messieurs, le général n’est pas un grand clerc. Il émousse le courage des pauvres gens qu’il commande, en les tenant sur la défensive, ce qui indique toujours infériorité ou crainte. Maintenant ils vont dormir tout armés, aussi inquiets, aussi mal à l’aise qu’un crapaud sous une herse, tandis que nos hommes seront frais et dispos pour l’action du matin. Ainsi bonsoir… Une seule chose me trouble ; mais si tout va bien demain, je vous consulterai, Glennaquoich. »

« Je pourrais avec raison appliquer à M. Bradwardine le portrait que Henri fait de Fluellen, » dit Waverley à son ami tandis qu’ils revenaient vers leur bivouac :


Bien qu’il ne soit plus dans sa fleur,
Il est sage et plein de valeur.


« Il a beaucoup servi, répondit Fergus, et on s’étonne parfois qu’il puisse allier tant de raison à tant d’absurdité. Je ne sais ce qui lui trouble l’esprit… C’est sans doute sa chère Rose… Écoutez ! les Anglais placent leurs sentinelles. »

Le roulement du tambour et les sons criards du fifre retentirent derrière la colline…, moururent…, recommencèrent leur vacarme…, puis enfin cessèrent tout à fait : les trompettes et les timbales de la cavalerie jouèrent alors la belle marche militaire qui annonçait tous les soirs la retraite, accompagnant en cadence les sifflements lugubres du vent.

Les deux amis, en arrivant à leurs quartiers, s’arrêtèrent, et regardèrent autour d’eux avant de s’aller coucher. À l’ouest le ciel rayonnait d’étoiles, mais un froid brouillard qui s’élevait de l’Océan couvrait l’horizon du côté de l’est, et se balançait en blancs tourbillons au-dessus de la plaine où l’armée ennemie était campée. Leurs avant-postes venaient jusqu’au grand ravin au bas de la côte, et avaient allumé de grands feux en plusieurs endroits ; on les apercevait à la lueur pâle et vacillante qui, au milieu de l’épais brouillard, les entourait d’un cercle lumineux.

Les montagnards, pressés comme les feuilles dans la forêt de Vallombreuse[3], étaient étendus sur les hauteurs et plongés tous, excepté les sentinelles, dans le plus profond sommeil. « Combien de ces braves dormiront encore plus profondément avant la nuit de demain, Fergus ! » dit Waverley avec un soupir involontaire.

« Il n’y faut point penser, répondit Fergus qui ne rêvait que combats. Il faut penser seulement à votre épée et à la personne qui vous l’a donnée : toute autre réflexion vient trop tard. »

Avec l’opiat[4] que renfermait cette réponse sans réplique, Waverley chercha à calmer le tumulte de son esprit agité. Le chef et lui, réunissant leurs plaids, se firent un lit chaud et passable. Callum s’assit à leur chevet, car il était chargé spécialement de veiller sur la personne du chef, et commença une longue et triste chanson gaélique sur un ton bas et uniforme, qui, semblable au murmure d’un vent lointain, les eut bientôt endormis.


  1. L’espèce de poudding fait avec de la farine d’avoine, des pieds ou foie de mouton, et cuit dans l’estomac d’un mouton. a. m.
  2. Le mot du texte est taishatr, expression gaélique pour seer, devin ou voyant. a. m.
  3. Forêt des environs de Florence. a. m.
  4. Expression du texte. a. m.