Waverley/Chapitre VIII

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 102-107).


CHAPITRE VIII.

MANOIR D’ÉCOSSE IL Y A SOIXANTE ANS.


C’était vers midi environ que le capitaine Waverley entra dans le village à maisons écartées, ou plutôt dans le hameau de Tully-Veolan, où était située l’habitation du haut propriétaire. Les maisons offraient l’apparence d’une grande misère, surtout à un œil habitué à la riante propreté des chaumières anglaises. Elles s’élevaient, sans aucune espèce d’ordre, de chaque côté d’une sorte de rue non pavée, où des enfants, presque dans l’état de nudité primitive, se couchaient et se roulaient, ainsi exposés à se faire écraser par les pieds des premiers chevaux qui viendraient à passer. Accidentellement, il est vrai, quand ce résultat semblait inévitable, quelque prudente grand’mère, avec son bonnet en serre-tête, sa quenouille et son fuseau, se précipitait, comme une sibylle en fureur, hors de l’une de ces misérables cabanes, se jetait au milieu de la route, saisissait un de ces enfants au teint brûlé par le soleil, lui appliquait un bon soufflet, et le portait sur son dos au logis ; et le marmot à tête blanche répondait par un cri aigu qu’il tirait du fond de ses poumons, aux reproches de la matrone grondeuse. Une troupe de chiens errants faisaient leur partie dans ce concert, en suivant les chevaux avec des glapissements, des aboiements et des hurlements. Ce désagrément était alors si commun en Écosse, qu’un voyageur français qui, comme la plupart des voyageurs, se demandait la cause vraie et raisonnable de tout ce qu’il voyait, a mentionné, parmi les choses remarquables de la Calédonie, que l’État entretenait dans chaque village un relais de chiens appelés collies, employés à chasser les chevaux de poste (si maigres et si fatigués, qu’ils ne marchaient pas sans être ainsi stimulés) d’un hameau à un autre, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à leur destination.

Le mal et le remède existent encore ; mais cette digression nous écarte de notre histoire, et je ne me la suis permise que pour les collecteurs de l’impôt établi sur les chiens d’après le dogbill de M. Dent.

Waverley en passant trouvait çà et là un vieillard courbé par le travail et les années, aux yeux affaiblis par l’âge et la fumée, se traînant avec peine à la porte de sa hutte pour regarder avec étonnement les vêtements brillants et les beaux chevaux de l’étranger, et qui se réunissait à ses voisins dans l’atelier du maréchal, où ils se demandaient d’où pouvait venir et où pouvait aller le voyageur.

Trois ou quatre jeunes villageoises, revenant du puits ou du ruisseau, avec leurs cruches et leurs seaux sur la tête, offraient un aspect plus agréable. Avec leurs jupes courtes et légères, avec leurs bras, leurs jambes et leurs pieds nus, leur tête découverte et leurs cheveux tombant en tresses, elles rappelaient ces jeunes filles qui animent les paysages italiens. Un amateur de peinture eût été peut-être embarrassé de décider qui méritait la préférence, tant pour le vêtement que pour la beauté ; quoique, à dire vrai, un franc Anglais, à la recherche du comfortable, mot particulier à la langue de son pays, eût désiré que leurs vêtements fussent moins rares, que leurs pieds et leurs jambes fussent plus à l’abri de l’air, que leur tête et leur teint ne fussent pas si exposés aux rayons du soleil, ou peut-être même il eût pensé que les personnes et les vêtements eussent considérablement gagné à une abondante application d’eau de fontaine avec un quantum sufficit de savon.

L’ensemble de cette scène faisait peine, parce qu’elle accusait au premier coup d’œil la stagnation de l’industrie, et peut-être de l’intelligence. La curiosité même, la plus grande passion de ceux qui ne s’occupent pas, semblait animer peu les habitants du village de Tully-Veolan : elle n’était active que chez les chiens dont nous avons parlé plus haut ; elle était tout à fait passive chez les villageois. Ils s’arrêtaient bien sur les portes de leurs chaumières pour voir passer le jeune officier et son domestique, mais sans aucun de ces gestes, de ces regards qui annoncent le plaisir que ceux qui mènent une vie monotone trouvent ordinairement dans une distraction inattendue. Cependant la physionomie de ces gens-là, à l’examiner attentivement, était loin d’exprimer l’indifférence de la stupidité ; leurs traits étaient durs, mais spirituels ; sérieux, mais expressifs ; et parmi les jeunes femmes, un artiste en eût trouvé plus d’une dont la beauté et l’expression de physionomie lui eussent pu servir de modèle pour une Minerve. Les enfants, quoique le soleil eut bruni leur peau et blanchi leur chevelure, avaient aussi un air intéressant. En un mot, il semblait que la pauvreté et l’indolence, qui n’est que trop souvent sa compagne, s’étaient réunies pour dégrader le génie naturel et les connaissances acquises de paysans courageux, intelligents et réfléchis.

Toutes ces pensées se croisaient dans l’esprit de Waverley, pendant qu’il suivait lentement le chemin raboteux et pierreux de Tully-Veolan ; pensées qui n’étaient interrompues que par les sauts de son cheval, lorsqu’il était attaqué par ces cosaques de la race canine, les collies dont il a déjà été question. Le village avait plus d’un demi-mille de long, les chaumières étant irrégulièrement situées de chaque côté de la route, et séparées par des jardins ou cours (comme on dit dans le pays), plantés de différentes manières, où l’on ne voyait pas encore, il y a soixante ans, la pomme de terre, aujourd’hui si répandue, mais où l’on remarquait des plants de gigantesques kales ou choux, entourés de buissons d’orties, et qui offraient çà et là aux regards la haute ciguë ou le chardon national ombrageant le coin d’un petit clos. On n’avait point nivelé le terrain inégal sur lequel était bâti le village, de sorte que ces enclos présentaient des hauteurs, des bas-fonds de toute espèce ; ici des collines, là comme des fosses de tanneur. Entre les murailles de pierres sans ciment qui protégeaient ou plutôt avaient l’air de protéger les bizarres jardins de Tully-Veolan, tant les brèches étaient en grand nombre, passait un sentier étroit qui conduisait au champ communal, où les villageois, unissant leurs travaux, semaient alternativement du seigle, de l’avoine, de l’orge et des pois dans des sillons de si peu d’étendue, qu’à quelque distance cette plaine variée et peu productive ressemblait au livre d’échantillons d’un tailleur. Dans un petit nombre d’endroits plus favorisés, on voyait derrière les chaumières un misérable wigwam, construit en terre, cailloux et tourbe, où les riches pouvaient peut-être mettre une vache maigre, ou un cheval bon à conduire à l’écorcheur. Mais presque toutes les cabanes étaient défendues en avant par un énorme monceau de tourbe noire d’un côté de la porte, de l’autre par un tas d’ordures qui rivalisait de hauteur.

À une portée de flèche du village, se montraient des enclos qu’on appelait pompeusement le parc de Tully-Veolan, et qui formaient plusieurs champs carrés, entourés et séparés par des murs de pierres de cinq pieds de hauteur. Au milieu de la clôture extérieure était la première porte de l’avenue, qui s’ouvrait sous un arceau crénelé par le sommet et orné de deux blocs massifs de pierre mutilés par le temps, qui, si l’on en croit la tradition du hameau, représentaient autrefois, ou au moins devaient représenter deux ours rampants, supports de l’écusson de la famille Bradwardine. Cette avenue était en ligne droite et d’une médiocre longueur ; elle était bordée d’un double rang de vieux marronniers et de sycomores plantés alternativement, dont les branches hautes et touffues s’entre-croisaient au point de faire de l’avenue un berceau épais. Derrière ces arbres vénérables s’élevaient parallèlement deux grands murs qui semblaient aussi antiques, et étaient couverts de lierre, de chèvre-feuille et autres plantes rampantes. Le chemin paraissait avoir été peu foulé et ne l’avoir guère été que par des gens de pied : aussi, comme il était très-large et constamment ombragé, il était garni d’herbes longues et touffues, au milieu desquelles un étroit sentier, qui conduisait de la porte haute à la porte basse, avait été pratiqué pour les piétons. Cette seconde porte, comme la première, s’ouvrait sous une arche ornée de sculptures grossières, crénelée aussi par le haut, au-dessus de laquelle on apercevait, à demi-caché par les arbres de l’avenue, le château avec ses toits élevés et pointus, ses pignons étroits, ses pierres dentelées, et ses tourelles aux angles. Un des battants de la porte basse était ouvert ; et comme le soleil donnait dans la cour, sa clarté se répandait par cette ouverture dans la sombre avenue. C’était un de ces effets qu’un peintre aime à représenter ; et cette lumière éclatante se mariait merveilleusement avec la lumière des rayons qui çà et là perçaient la voûte épaisse de verdure sous laquelle passait l’allée.

Ce tableau avait quelque chose du calme et de la solitude du cloître ; et Waverley, qui, à la première porte, avait remis son cheval aux mains de son domestique, descendait lentement l’avenue, jouissant de la douce fraîcheur de l’ombre, et se livrant tellement aux idées de paix et de retraite que lui donnait ce tableau tranquille et solitaire, qu’il ne se souvint plus de la misère et de la boue du hameau qu’il venait de traverser. La cour pavée était tout à fait en harmonie avec ce qu’il voyait. La maison, qui paraissait consister en deux ou trois corps-de-logis élevés, étroits et à toits roides, joints l’un à l’autre, à angles droits, couvrait un côté de l’enclos ; elle avait été bâtie dans un temps où l’on n’avait plus besoin de châteaux, mais où les architectes écossais ne savaient pas encore distribuer une demeure de famille. Les fenêtres étaient nombreuses, mais très-petites ; le toit avait des formes bizarres appelées bentazennes, et à tous les angles, qui étaient en grand nombre, était une petite tour qui ressemblait plutôt à une poivrière qu’à une guérite gothique. Le devant de la maison n’annonçait pas que l’on s’y regardât comme à l’abri de toute attaque ; il était garni de meurtrières, et ses fenêtres du rez-de-chaussée portaient des barreaux de fer, dans le but probablement de se défendre contre les troupes errantes des bohémiens, ou de repousser la visite des calerans des montagnes voisines. Les étables et d’autres bâtiments de ferme occupaient l’autre côté de la cour : les étables avaient de basses voûtes, avec de petites ouvertures en guise de fenêtres, ayant l’air, comme le remarqua le groom d’Édouard, plutôt d’une prison pour des meurtriers et des voleurs, ou tout autre condamné, que d’un abri pour le bétail ; au-dessus de ces tristes constructions étaient les greniers, qu’on nomme dans le pays girnels, et autres offices, auxquels on arrivait par des escaliers extérieurs d’une grossière maçonnerie. Deux murailles crénelées, dont l’une faisait face à l’avenue et l’autre séparait la cour du jardin, complétaient la clôture.

La cour n’était pas sans ornements : dans un coin était un grand pigeonnier en forme de tonneau, ayant beaucoup de rapport avec un édifice curieux appelé le four d’Arthur, qui eût tourné la tête de tous les antiquaires d’Angleterre, si le digne propriétaire ne l’eût pas abattu pour réparer la digue d’une écluse voisine. Ce pigeonnier ou columbarium, comme le nommait le propriétaire, n’était pas d’une mince ressource pour un laird écossais d’alors, dont le revenu s’augmentait par les impôts levés sur les fermes par les fourrageurs ailés, et par la conscription à laquelle ils étaient soumis au profit de sa table.

Dans un autre coin de la cour était une fontaine où un ours en pierre dominait sur un large bassin pavé dans lequel il vomissait de l’eau. Cette œuvre de l’art était la merveille de la contrée à dix lieues à la ronde. Il ne faut pas oublier que des ours de toutes sortes, petits et grands, des demi-ours, des ours entiers, ornaient les fenêtres, les pignons, terminaient les gouttières et supportaient les tourelles, avec l’ancienne devise de la famille, écrite en caractères gothiques : Prenez garde à l’ours !

La cour était vaste, bien pavée et très-propre, parce que vraisemblablement il y avait une autre issue affectée aux étables dont on se servait pour emporter la litière. Tout semblait solitaire et silencieux dans ce lieu, où l’on n’entendait que le bruit de la fontaine, et maintenait Waverley dans l’idée qu’il entrait dans un monastère. Nous demandons permission au lecteur de terminer ici un chapitre consacré à peindre une nature sans mouvement[1].


  1. Sous le nom de Tully-Veolan on n’a décrit aucun manoir particulier, observe l’auteur anglais, mais, ajoute-t-il, on a rassemblé dans cette description des choses partirulières à plusieurs vieux manoirs d’Écosse. Toutefois, la demeure du baron de Bradwardine ne ressemble à aucune autre, pas plus qu’au manoir de Grand-Tully. a. m.