Waverley/Chapitre LXXII

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 506-509).


CHAPITRE LXXII.

POST-SCRIPTUM QUI AURAIT PU ÊTRE UNE PRÉFACE.


Voilà notre voyage achevé, aimable lecteur ; et si vous avez eu la patience de m’accompagner jusqu’à la dernière de ces pages, le contrat est, en ce qui vous regarde, exactement exécuté. Cependant, comme le postillon qui a reçu ce qui lui était légalement dû, ne s’éloigne pas et sollicite encore, avec une défiance convenable de lui-même, un pour-boire de votre générosité ; de même je vous demande encore quelques moments de patience. Cependant, vous êtes libre de fermer le volume de l’auteur, comme de fermer la porte au nez du postillon.

Ce chapitre aurait dû être une préface : mais deux raisons m’ont empêché d’en faire une. Premièrement, la plupart des lecteurs de romans, comme ma propre conscience me le rappelle, sont sujets à se rendre coupables d’un péché d’omission en ce qui concerne les préfaces ; secondement, c’est une coutume générale de cette classe de lecteurs, de commencer par le dernier chapitre du livre ; de sorte que, après tout, ces observations, quoique placées à la fin, ont beaucoup de chances d’être lues les premières, comme il leur appartient.

Il y a peu de nations en Europe qui, dans le cours d’un demi-siècle, ou un peu plus, aient subi une métamorphose aussi complète que le royaume d’Écosse. Les effets de l’insurrection de 1745, la destruction du pouvoir patriarcal des chefs montagnards, l’abolition de la juridiction féodale de la noblesse et des barons dans les basses terres, la destruction complète du parti jacobite, qui, éprouvant de la répugnance à se confondre avec les Anglais et à adopter leurs coutumes, continua long-temps à rester fidèle avec affectation aux usages écossais, furent les premières causes de ce changement. Les progrès graduels de la richesse et l’extension du commerce ont achevé de rendre les Écossais de nos jours aussi dissemblables de leurs grands-pères, que les Anglais qui vivent aujourd’hui le sont de ceux qui vivaient au temps de la reine Élisabeth. Les résultats de ces améliorations, sous les rapports politique et économique, ont été signalés avec autant de sagacité que d’exactitude par lord Selkirk. Mais cette métamorphose, quoique prompte et rapide, ne s’est opérée que graduellement ; et semblables à ceux qui sont entraînés par le cours d’un fleuve rapide et profond, nous avons besoin, pour nous apercevoir des progrès que nous avons faits, de reporter nos yeux sur le point éloigné dont nous sommes partis. Tous ceux de la génération présente qui peuvent se rappeler les vingt ou vingt-cinq dernières années du dix-huitième siècle, seront frappés de la vérité de cette observation : principalement s’ils avaient des parents ou des connaissances parmi ceux que, dans mon jeune temps, on appelait facétieusement « les gens du vieux levain, » et qui nourrissaient encore un attachement sans espoir pour la famille des Stuarts. Cette espèce de gens a disparu complètement du pays, et avec elle sans doute beaucoup d’absurdes préjugés politiques ; mais en même temps ont disparu beaucoup d’hommes qu’on pouvait citer comme de vivants exemples du dévouement le plus absolu et le plus désintéressé aux principes de loyauté qu’ils avaient reçus de leurs pères, des hommes fidèles à leur parole, hospitaliers, francs, pleins d’honneur, comme l’étaient jadis les vieux Écossais.

Bien que je ne fusse pas né parmi les Highlandais (ce qui, au besoin, me servira d’excuse pour plus d’une faute de gaëlique), le hasard voulut que je passasse ma jeunesse et mon enfance parmi des personnes de cette espèce : et pour conserver quelques souvenirs des anciennes mœurs dont j’ai été le témoin, j’ai mêlé à des scènes imaginaires et attribué à des personnages de mon invention une partie des incidents qui me furent racontés alors par ceux qui y avaient figuré comme acteurs. Je puis bien dire que les aventures les plus romanesques de cet ouvrage sont précisément celles qui ont leur fondement dans la réalité. L’échange d’une protection mutuelle entre un gentilhomme highlandais et un officier supérieur au service du roi, et la manière généreuse dont le second paya les services qu’il avait reçus, sont littéralement vrais. La blessure par un coup de mousquet, et les paroles héroïques attribuées à miss Flora, se rapportent à une femme d’un rang distingué, qui est morte il n’y a pas long-temps. Les récits de la bataille de Preston et de l’escarmouche de Clifton sont empruntés aux relations de témoins oculaires intelligents, corrigées d’après l’histoire de la Rébellion, de feu le vénérable auteur de Douglas[1]. Les gentilshommes écossais des basses terres et les personnages subalternes ne sont pas donnés pour des portraits individuels, mais comme dessinés d’après les mœurs générales de cette époque ; mœurs dont j’ai vu dans ma jeunesse quelques vestiges et que j’ai appris à connaître, pour le reste, par des traditions.

J’ai eu l’intention de peindre ces personnages, non par les images exagérées et emphatiques de leur dialecte national, mais par leurs habitudes, leurs manières, leurs sentiments ; de façon à imiter, autant qu’il était en moi, les admirables portraits irlandais tracés par miss Edgeworth, si différents des Teagues et des Dear Joys[2] qui, pendant si long-temps, avec la plus parfaite ressemblance de famille les uns avec les autres, ont figuré dans les drames et les romans.

Je suis loin d’être content de la manière dont j’ai exécuté mon plan. J’étais si peu satisfait de mon ouvrage, que je l’avais mis de côté, comme une ébauche imparfaite ; je ne le retrouvai que par hasard, parmi un tas de papiers inutiles, dans un vieux cabinet où il était égaré depuis plusieurs années, pour le faire lire à un ami comme une bagatelle qui pourrait l’amuser. Depuis cette époque, il a paru deux ouvrages sur le même sujet, que nous devons l’un et l’autre à des auteurs dont le génie honore leur pays : je veux parler du Glenburie de mistriss Hamilton, et du Tableau des superstitions des Highlands. Mais le premier de ces ouvrages ne peint que les mœurs des cultivateurs écossais, et il les peint avec une fidélité frappante, avec une vérité inimitable ; et les souvenirs tendres et réels recueillis par la respectable et ingénieuse mistriss Grant de Laggan sont tout à fait différents des aventures imaginaires que j’ai entrepris de raconter.

Je voudrais bien me persuader à moi-même que l’ouvrage qui précède ne paraîtra pas dénué d’intérêt. Aux vieillards, il rappellera des scènes et des caractères familiers à leur jeunesse ; à la génération présente, mon livre pourra donner quelque idée des mœurs de leurs grands-pères.

Je souhaiterais que le soin de peindre les mœurs anciennes de notre pays, ces mœurs qui s’effacent chaque jour, eût occupé la plume du seul homme en Écosse qui n’aurait point été au-dessous de cette tâche ; d’un homme qui occupe une place si éminente dans la littérature, et dont les esquisses du colonel Caustique et d’Umphreville sont si admirablement relevées par les plus beaux traits du caractère national. Dans ce cas, j’aurais eu plus de plaisir, comme lecteur, que je n’en trouverai jamais dans l’orgueil d’un auteur en vogue, supposé que ces feuilles m’acquièrent cette distinction enviée ; et comme j’ai interverti l’ordre habituel en plaçant ces observations à la fin de l’ouvrage auquel elles se rapportent, je risquerai une seconde violation des règles, en terminant le tout par une dédicace,

CES VOLUMES[3]
ÉTANT RESPECTUEUSEMENT DÉDIÉS
À
NOTRE ADDISON ÉCOSSAIS
HENRI MACKENZIE,
PAR UN INCONNU,
ADMIRATEUR DE SON GÉNIE.


FIN DE WAVERLEY.

  1. L’historien Home, qu’il ne faut pas confondre avec Hume. a. m.
  2. Nom patronymique des Irlandais. a. m.
  3. Il faut se rappeler que le romancier écossais a toujours publié ses œuvres dans le format in-12, et que chaque roman forme plusieurs volumes. a. m.