Waverley/Chapitre LXVI

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 467-472).


CHAPITRE LXVI.


Maintenant Cupidon est un enfant consciencieux ; il fait des restitutions.
Shakspeare.


M. Duncan Mac Wheeble, qui n’était plus ni commissaire des guerres ni bailli, quoiqu’il en portât encore le vain titre, avait échappé à la proscription en se séparant promptement des insurgés, et par sa propre nullité. Édouard le trouva au milieu de registres et de papiers ; devant lui était un vaste plat de soupe d’avoine, et à côté une cuiller en corne et une pinte de petite bière. Il parcourait rapidement de l’œil un immense contrat, et portait de temps en temps à sa large bouche une énorme cuillerée de cet aliment nutritif. Une grosse bouteille d’eau-de-vie de Hollande, placée aussi sur la table, indiquait que cet honorable jurisconsulte avait déjà bu son coup du matin, ou bien qu’il aidait de cette liqueur la digestion de sa soupe ; peut-être était-ce à la fois l’un et l’autre. Son bonnet de nuit et sa robe de chambre avaient autrefois été de tartan ; mais le bailli, aussi prudent qu’économe, les avait fait teindre en noir, afin que leur funeste couleur ne rappelât point sa malheureuse excursion à Derby. Pour compléter le tableau, sa figure était barbouillée de tabac jusqu’aux yeux, et ses doigts d’encre jusqu’aux phalanges. Il jeta un regard d’inquiétude sur Waverley en le voyant s’approcher de la barrière verte qui masquait son bureau et le séparait du vulgaire : le bailli ne craignait rien tant que de voir son aide réclamée par quelqu’un de ces malheureux gentilshommes dont la connaissance ne pouvait guère avoir d’avantage ; mais c’était ce riche Anglais : qui savait quelle était sa situation ? il était ami du baron ; qu’allait-il faire ? Tandis que ces réflexions donnaient à la physionomie du pauvre bailli un air de stupidité, Waverley, songeant à la communication qu’il allait lui faire, et dont la nature contrastait si singulièrement avec la tournure de l’individu, ne put s’empêcher d’éclater de rire, et fut sur le point de s’écrier avec Syphax :


Caton, personnage excellent
Pour devenir mon confident.


Comme M. Mac Wheeble ne croyait pas qu’on pût rire de bon cœur entouré de dangers ou sous le poids de la pauvreté, il fut entièrement tiré d’embarras par l’hilarité d’Édouard ; et lui souhaitant la bienvenue au petit Tully-Veolan, il lui demanda ce qu’on pourrait lui offrir pour déjeuner. Waverley avait d’abord à lui dire quelque chose en particulier, et le pria de fermer la porte au verrou. Cette précaution, qui sentait le danger d’une lieue, n’était nullement du goût de Duncan ; mais il n’y avait pas moyen de reculer.

Persuadé qu’il pouvait se fier à cet homme en l’intéressant à être fidèle, Édouard lui exposa et sa situation présente et ses projets pour l’avenir. Le prudent bailli fut de nouveau saisi de crainte quand il sut que Waverley était en état de proscription. Il se rassura un peu en apprenant qu’il avait un passe-port ; il se frotta les mains avec joie quand Waverley parla de sa fortune présente ; il ouvrit de grands yeux quand il lui fit connaître ses espérances ; mais quand il manifesta son intention de tout partager avec Rose Bradwardine, le pauvre bailli fut sur le point de se pâmer de plaisir. Enfin, il s’élança de son siège, comme la pythonisse de son trépied, fit sauter sa meilleure perruque par la fenêtre, la tête à perruque sur laquelle elle était placée se rencontrant sur son passage, lança son chapeau au plafond et le rattrapa d’une main, se mit à siffler Tullochgorum, puis à danser une gigue montagnarde avec une grâce et une agilité inimitables ; enfin, il tomba épuisé dans un fauteuil en s’écriant : « Lady Waverley !… Dix mille livres de revenu !… Dieu me préserve de devenir fou ! »

« Amen de tout mon cœur, dit Waverley ; mais maintenant, monsieur Mac Wheeble, occupons-nous d’affaires. » Ce mot produisit en partie sur lui l’effet d’un calmant ; mais sa tête, comme il le disait lui-même, était dans les brouillards[1]. Il tailla sa plume, prépara une demi-douzaine de feuilles de papier, et fit une large marge, prit les Formules de Dallas de Saint-Martin sur une tablette où ce vénérable ouvrage reposait à côté des institutions de Stair, des Questions de Dirleton, de la Pratique de Balfour, et d’un reste de vieux registres ; il ouvrit le volume à l’article Contrat de Mariage, et se disposa à faire ce qu’il appelait une minute pour empêcher les parties de se rétracter.

Waverley eut beaucoup de peine à lui faire comprendre qu’il allait un peu trop vite. Il lui expliqua qu’il avait d’abord à le prier d’écrire à l’officier des troupes qui occupaient Tully-Veolan, que M. Stanley, gentilhomme anglais, proche parent du colonel Talbot, était venu visiter pour affaires. M. Mac Wheeble, et que connaissant l’état du pays, il envoyait son passe-port au capitaine Forster pour le viser. L’officier répondit fort poliment et fit inviter à dîner M. Stanley, qui refusa (comme on le pense bien) sous prétexte que ses affaires ne le lui permettaient pas.

Waverley pria ensuite M. Mac Wheeble d’envoyer un homme à cheval à…, où le colonel Talbot devait lui adresser ses lettres, avec ordre d’attendre qu’il vînt une lettre pour M. Stanley, et de l’apporter en toute hâte au petit Veolan. Le bailli appela aussitôt son clerc (ou son garçon, comme on disait indifféremment il y a soixante ans) Jock Scriver, et celui-ci fut bientôt sur le dos du bidet blanc.

« Ayez-en bien soin, lui dit-il, car il est un peu court d’haleine depuis que… hem… Dieu me garde (ajouta-t-il à voix basse), j’allais… oui depuis que je courus ventre à terre chercher le Chevalier pour séparer M. Waverley et Vich-Jan-Vohr, et faillis me casser le cou ; mais il s’agissait d’une affaire importante ; et ceci répare tout, Lady Waverley !… Dix mille livres de revenu… Dieu nous protège ! » — « Mais vous oubliez, monsieur Mac Wheeble, qu’il nous faut le consentement du baron, celui de miss Rose. » — « Ils le donneront, j’en réponds sous ma responsabilité personnelle… Dix mille livres de rente !… Et qu’est-ce que Balmawhapple en comparaison ! Le revenu d’une année paierait ses terres… Le ciel soit béni ! »

Pour arrêter ce torrent d’actions de grâces, Waverley lui demanda s’il avait entendu depuis peu parler de Fergus.

« Nullement, répondit-il, sinon qu’il est encore dans le château de Carlisle, et qu’il va bientôt être mis en jugement. Je ne lui veux pas de mal, mais j’espère que ceux qui l’ont pris le garderont, et ne le laisseront pas revenir sur les frontières des Highlands, pour lever sur nous les contributions noires, nous opprimer ou nous dépouiller, lui-même ou ceux de sa suite ; et encore il n’avait aucun souci de l’argent, et le jetait à quelque coquine d’Édimbourg. Il le perdait comme il l’avait acquis. Pour moi, je souhaite ne plus revoir jamais ici un habit rouge ni un fusil, si ce n’est pour tirer sur un montagnard. Quand ils vous ont causé quelque préjudice, vous avez beau obtenir contre eux un jugement, que gagnez-vous ? ils n’ont pas un liard pour vous payer ; on n’en peut rien tirer. »

Le temps se passa ainsi jusqu’à l’heure du dîner, et Mac Wheeble promit de trouver quelque moyen d’introduire sans danger Édouard au château de Duchran, où résidait alors miss Rose ; ce qui ne paraissait pas facile, parce que le laird était fort zélé pour la cause du gouvernement. Le poulailler avait été mis à contribution et les volailles arrivèrent bientôt dans la petite salle à manger du bailli. Il allait déboucher une bouteille de Claret[2] (provenant sans doute des caves de Tully-Veolan), quand la vue du bidet blanc passant au grand trot devant la fenêtre lui fit juger prudent de la mettre de côté pour le moment, Jock Scriver entra avec un paquet pour M. Stanley ; c’était le cachet du colonel Talbot, et la main d’Édouard tremblait en l’ouvrant. Il en tomba deux actes pliés, signés et scellés en bonne forme. Le bailli, plein de respect pour tout ce qui avait l’apparence d’un acte, les releva promptement, et, y jetant les yeux, vit que par l’un, « protection était accordée par Son Altesse Royale à la personne de Cosme Comyne Bradwardine, écuyer, communément appelé baron de Bradwardine, et privé de sa baronnie pour avoir pris part à la rébellion ; » l’autre accordait protection à Édouard Waverley, écuyer.

La lettre du colonel Talbot était conçue en ces termes :

« Mon cher Édouard,

« Je ne fais que d’arriver, et j’ai déjà terminé mes affaires ; cela m’a coûté quelques peines, comme vous allez voir. Je me présentai à Son Altesse Royale aussitôt mon arrivée ; je la trouvai fort mal disposée pour ce que je venais lui demander. Trois ou quatre gentilshommes écossais assistaient à son lever. Après m’avoir accueilli avec une extrême bienveillance : « Croiriez-vous, colonel Talbot, que j’avais ici tout à l’heure plus d’une demi-douzaine des plus respectables gentilshommes et des plus fidèles amis du gouvernement dans ce pays, le major Melville de Cairnwreckan, Rubrick de Duchran, et d’autres, qui m’ont arraché, à force d’importunités, ma protection pour le présent, et la promesse d’un pardon pour l’avenir, en faveur de cet imbécile, de ce vieux rebelle qu’ils appellent le baron de Bradwardine ? Ils allèguent que la noblesse de son caractère personnel, la clémence avec laquelle il a traité ceux de notre parti qui sont tombés dans les mains des rebelles, plaident pour lui ; ils ajoutent que la perte de ses domaines sera un châtiment assez sévère. Rubrick s’est chargé de le garder chez lui jusqu’à ce que les affaires soient arrangées dans le pays ; mais il est un peu dur d’être forcé de pardonner à un si mortel ennemi de la maison de Brunswick. » Ce n’était pas un moment favorable pour expliquer le but de mon voyage : néanmoins je dis que j’étais heureux de trouver Son Altesse Royale en train d’accueillir de telles requêtes, attendu que cela m’encourageait à lui en présenter une de la même nature en mon nom. Il laissa éclater sa mauvaise humeur, mais je me laissai pas effrayer. Je lui rappelai que je disposais de trois voix dans la chambre des communes, je parlai modestement de mes services sur le continent, services qui n’avaient de prix à mes yeux que parce que Son Altesse Royale avait daigné les accepter avec bonté ; je me prévalus fortement de ses protestations d’amitié, de ses offres de services. Il fut embarrassé, mais il ne se rendit pas. Je lui fis sentir alors combien il serait politique de détacher pour toujours l’héritier d’une fortune aussi considérable que celle de votre oncle, de la cause des rebelles ; je ne fis aucune impression. Je lui exposai les services que j’avais reçus de votre oncle et de vous personnellement, et je lui demandai, comme une récompense de ce que j’avais fait pour lui, qu’il me mît en état de témoigner ma reconnaissance ; je m’aperçus qu’il se disposait à me refuser encore. Tirant ma commission de ma poche, je lui dis (c’était ma dernière ressource) que Son Altesse Royale ne me jugeant pas digne, dans des circonstances si pressantes, d’une faveur qu’elle avait accordée à d’autres gentilshommes, dont j’osais dire que les services n’étaient pas plus importants que les miens, je lui demandais humblement la permission de déposer ma commission dans les mains de Son Altesse Royale, et de me retirer du service. Il ne s’attendait pas à cela ; il me dit de reprendre ma commission, ajouta quelques paroles flatteuses sur mes services, et m’octroya ma requête.

« Vous voilà donc libre encore une fois ; j’ai promis pour vous que vous seriez à l’avenir un bon garçon, et n’oublieriez jamais ce que vous devez à la clémence du gouvernement. Ainsi, vous voyez que mon prince sait être aussi généreux que le vôtre. Je ne prétends pas toutefois qu’il accorde une faveur avec autant de grâce et de courtoisie que votre chevalier errant ; mais il a les manières franches d’un Anglais, et sa répugnance manifeste à répondre favorablement montre qu’il sacrifie ses idées personnelles à ceux qui le sollicitent. Mon ami l’adjudant-général m’a procuré une copie des lettres de grâce pour le baron ; l’original reste entre les mains du major Melville, et je vous envoie cette copie, sachant que vous aurez grand plaisir, si vous pouvez le joindre, à lui apprendre le premier cette heureuse nouvelle. Il doit sans perdre de temps se rendre à Duchran, où il fera sa quarantaine. Pour vous, je vous permets de l’y accompagner, d’y rester même une semaine ; car je sais que certaine jolie dame habite le château. Je suis charmé de pouvoir vous annoncer que vos progrès dans ses bonnes grâces combleront de joie sir Éverard et mistriss Rachel, qui ne croiront jamais votre avenir certain, ni les trois hermines en sûreté, que vous ne leur présentiez une milady Édouard Waverley. Certaine intrigue d’amour qui m’intéressait, il y a bien long-temps, fit manquer de beaux projets proposés en faveur des trois hermines. Je suis donc en honneur tenu à réparer ma faute ; ainsi, employez bien votre temps ; et votre semaine finie, il faut absolument que vous veniez à Londres solliciter votre pardon devant les tribunaux.

« À jamais, mon cher Waverley, votre tout dévoué.

« Philippe Talbot. »


  1. The bailliff’s head was still in the bees, dit le texte ; au lieu de wouches, nous mettrons brouillards. a. m.
  2. Vin de Bordeaux. a. m.