Waverley/Chapitre LXIX

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 486-492).


CHAPITRE LIXX.


Un départ plus cruel approche. Le tambour fatal est tendu d’un crêpe, et la bière d’un drap noir.
Thomas Campbell.


Après une nuit sans sommeil, Édouard, aux premiers rayons du matin, se promenait sur l’esplanade, devant la vieille porte gothique du château de Carlisle. Mais il fit bien des tours, dans toutes les directions, avant l’heure où, conformément aux règlements militaires de la garnison, les portes s’ouvrirent et le pont-levis s’abaissa. Il présenta son ordre d’admission au sergent, et entra.

La prison où Fergus était renfermé était un appartement sombre et voûté, au centre du château, dans une vieille tour, qu’on suppose d’une grande antiquité, ornée de sculptures qui semblaient dater du temps d’Henri VIII, ou d’une époque encore plus reculée. Au bruit des barres de fer comme il y en avait dans les anciennes prisons, et des verroux qu’on tirait pour ouvrir les portes à Édouard, succéda le retentissement des chaînes du malheureux chef, qui traînait sur les dalles de la prison les fers pesants dont il était chargé, pour s’avancer à la rencontre de son ami.

« Mon cher Édouard, dit-il d’une voix assurée et même joyeuse, c’est bien aimable à vous. J’ai entendu parler avec le plus vif plaisir de votre bonheur prochain. Comment se porte Rose ? et comment va votre ami, le baron de Bradwardine, ce vieil original ? bien, je pense, puisque vous voilà en liberté. Et comment réglerez-vous la préséance entre les trois hermines et l’ours avec ce tire-botte ? — « Comment, mon cher Fergus, comment pouvez-vous parler de ces choses dans un pareil moment ? » — « Oui, j’en conviens, nous sommes entrés à Carlisle sous de meilleurs auspices ; le 16 novembre dernier, par exemple, quand nous marchions, vous et moi, côte à côte, et que nous plantâmes l’étendard des Stuarts sur les vieilles tours. Mais je ne suis pas un enfant, pour m’attrister et pleurer parce que la chance a tourné contre moi. Je savais l’enjeu risqué. Nous avons joué la partie de notre mieux ; nous l’avons perdue ; nous payerons en bons joueurs. Et puisqu’il ne me reste pas beaucoup de temps, permettez-moi de vous faire tout de suite les questions qui m’intéressent le plus : Le prince a-t-il échappé à ces chiens sanguinaires ? » — « Oui, il est en sûreté. » — « Que Dieu soit loué ! Racontez-moi les détails de sa fuite. »

Waverley lui raconta cette aventure merveilleuse, autant qu’on la connaissait alors ; Fergus l’écouta avec le plus vif intérêt. Il s’informa ensuite de plusieurs autres de ses amis, et lui fit les questions les plus minutieuses sur les hommes de son clan. Ils avaient moins souffert que les autres tribus qui avaient pris part l’insurrection. Après la prise de leur chef, selon la coutume ordinaire des Highlandais, ils s’étaient pour la plupart dispersés, et étaient rentrés dans leur pays ; de sorte qu’ils n’avaient plus les armes à la main quand l’insurrection fut entièrement étouffée, et avaient, pour cette raison, été traités avec moins de rigueur.

« Vous êtes riche, dit-il, Waverley, vous êtes généreux. Quand vous entendrez dire que ces pauvres Mac-Ivors sont tourmentés dans leurs étroites montagnes par quelque inspecteur ou quelque impitoyable agent du gouvernement, rappelez-vous que vous avez porté leur tartan, que vous êtes un enfant adoptif de leur tribu. Le baron, qui connaît nos mœurs et qui habite dans le voisinage de notre pays, vous apprendra quand ils auront besoin de votre protection, et comment vous pourrez les servir. Le promettez-vous au dernier Vich-Jan-Vohr ? »

Édouard, comme on le pense bien, donna sa parole ; et dans la suite il la tint si bien, que la mémoire de Waverley vit encore dans les chaumières des montagnards, sous le nom de l’ami des enfants d’Ivor.

« Plût à Dieu, continua le chef, que je pusse vous léguer mes droits à l’amour et à l’obéissance de ces hommes simples et braves ; ou au moins persuader, comme j’ai essayé de le faire, au pauvre Evan, d’accepter la vie aux conditions qu’ils lui ont offertes, et d’être pour vous ce qu’il fut pour moi, le plus tendre, le plus brave, le plus dévoué des hommes ! »

Les larmes que son propre sort n’avait pu lui arracher coulèrent en abondance sur celui de son frère de lait.

« Mais, dit-il en les essuyant, cela est impossible ; vous ne pouvez être pour eux Vich-Jan-Vohr. Ces trois mots magiques, continua-t-il en souriant, sont le seul Ouvre-toi, Sésame[1], qui puisse commander à leurs sentiments, à leur sympathie ; et le pauvre Evan suivra son frère de lait à la mort, comme il l’a suivi pendant toute sa vie. »

« Et certainement, » dit Maccombich en se soulevant de terre, où, de peur d’interrompre la conversation, il était resté couché, si bien que, grâce à l’obscurité de l’appartement, Édouard ne s’était pas aperçu de sa présence ; « certainement Evan ne souhaita et ne mérita jamais une meilleure fin que de mourir avec son chef. »

« Et, dit Fergus, puisque nous parlons des affaires du clan, que pensez-vous de la prédiction du Bodach Glas ? » Avant qu’Édouard pût lui répondre, il ajouta : « Je l’ai revu cette nuit, à la clarté d’un rayon de la lune qui tombait sur mon lit par cette haute et étroite fenêtre. Pourquoi en aurais-je peur ? me suis-je dit : demain, long-temps avant l’heure qu’il est maintenant, je serai immortel comme lui. « Esprit importun, lui ai-je crié, viens faire ta dernière visite sur la terre, et jouir de ton triomphe par la chute du dernier descendant de ton ennemi. » Le spectre parut sourire et me faire un signe ; et il disparut. Que pensez-vous de cela ? J’ai fait la même question à mon confesseur, homme excellent et plein de lumières. Il me répondit que l’Église admettait la possibilité de telles apparitions ; mais il me pressa de ne pas donner trop d’attention à celle-ci, parce que l’imagination évoque souvent de pareils fantômes. Qu’en pensez-vous ?

« Ce qu’en pense votre confesseur, » répliqua Waverley, qui ne voulait pas entamer une discussion sur un tel sujet, dans un pareil moment. Un coup frappé à la porte annonça l’arrivée de l’ecclésiastique, et Édouard se retira pendant qu’il administrait aux deux prisonniers les derniers secours de la religion, conformément aux rites de l’Église catholique.

Environ une heure après, il rentra. Un détachement de soldats ne tarda pas à venir avec un serrurier, qui dériva les fers des jambes des prisonniers.

« Vous voyez quel cas ils font de la force et du courage des montagnards ; nous avons été enchaînés ici comme des bêtes féroces, au point que nos jambes en sont presque tombées en paralysie ; et quand ils nous délient, ils envoient six soldats avec le mousquet chargé, de peur sans doute que nous prenions ce château d’assaut. »

Édouard apprit plus tard que ces précautions avaient été ordonnées par suite d’une tentative d’évasion faite par des prisonniers, tentative qui avait failli réussir.

Quelques instants après, les tambours de la garnison battirent le rappel. « C’est le dernier roulement, dit Fergus, que j’entendrai et auquel j’obéirai. Maintenant, Édouard, mon cher Édouard, avant de nous séparer, parlons de Flora. C’est un sujet qui réveille les sentiments les plus pénibles dans mon cœur déchiré ! »

« Nous ne nous séparerons pas ici, » dit Édouard.

« Si, il le faut ; vous ne viendrez pas plus loin. Non que j’appréhende ce qui va arriver pour moi-même, ajouta-t-il avec fierté. La nature a ses tortures comme l’art. Combien ne devons-nous pas estimer heureux celui qui échappe à la douloureuse agonie d’une maladie mortelle, dans l’espace de moins d’une demi-heure ! Et ce moment, qu’ils s’y prennent comme ils voudront, ne saurait durer plus long-temps. Mais ce qu’un homme mourant peut souffrir sans sourciller, ferait mourir un ami vivant qui en serait témoin. Cette loi de haute trahison, continua-t-il avec une fermeté et un sang-froid extraordinaires, est un des bienfaits dont votre pays libre a gratifié la pauvre Écosse. Nos lois nationales, à ce que l’on m’a dit, étaient beaucoup plus douces. Mais je suppose qu’un jour ou l’autre, quand il n’y aura plus de sauvages Highlandais à séduire par la clémence, les Anglais effaceront de leur code cette loi qui les rabaisse au niveau des cannibales. À cette parade barbare d’exposer une tête sanglante, ils n’auront pas l’esprit de placer sur la mienne une couronne de comte en papier ; il y aurait là une intention satirique, Édouard ; mais j’espère qu’ils l’attacheront à la porte d’Écosse, pour que je puisse regarder, même après ma mort, les montagnes bleues de mon pays, que j’aime si tendrement. Le baron ajouterait :

Moritur, et moriens dulces reminiscitur Argos[2]

Un grand bruit, les roues d’une voiture, des pas de chevaux retentirent dans la cour du château. « Comme je vous l’ai déjà dit, vous ne pouvez pas me suivre, continua Fergus ; ce bruit m’avertit que mon heure approche. Dites-moi comment vous avez trouvé la pauvre Flora. »

Waverley, d’une voix entrecoupée par l’émotion qui lui permettait à peine de respirer, lui dit quelques mots de l’état où il l’avait trouvée.

« Pauvre Flora ! répondit le chef ; elle aurait supporté sa condamnation à mort, elle ne supportera pas la mienne. Waverley, vous connaîtrez bientôt le bonheur d’une affection mutuelle dans le mariage ; mais vous ignorerez toujours la tendresse si pure qui unit deux orphelins comme Flora et moi, laissés seuls au monde, qui étaient tout sur la terre l’un pour l’autre, depuis leur enfance. Mais le sentiment du devoir, son attachement exalté pour la famille de nos rois, donnent à son âme de nouvelles forces ; et quand la douleur amère et pénétrante de cette séparation sera passée, alors elle pensera à Fergus comme aux héros de notre race, des exploits desquels elle aimait tant à l’entretenir. »

« Ne vous verra-t-elle donc pas ? demanda Waverley ; elle semblait y compter. » — « Il était nécessaire de la tromper, de lui épargner le déchirement d’une dernière entrevue. Je n’aurais pu me séparer d’elle sans répandre des larmes, et je ne puis supporter la pensée que les hommes se croient le pouvoir de m’en arracher. Elle compte me voir au dernier moment : cette lettre que mon confesseur lui remettra, lui apprendra que tout est fini. »

Un officier entra, et annonça que le grand-shérif et ses officiers qui l’accompagnaient attendaient devant la porte du château, requérant qu’on leur livrât la personne de Fergus Mac-Ivor et d’Evan Maccombich. « J’y vais, » répondit Fergus ; et soutenant Édouard par le bras, suivi du prêtre et D’Evan Dhu, il descendit l’escalier de la tour, une troupe de soldats marchant derrière eux. La cour était occupée par un escadron de dragons et par une compagnie d’infanterie rangés en carré. Au centre était la claie ou le tombereau qui devait transporter les condamnés au lieu de l’exécution, à un mille environ de Carlisle. Il était peint en noir et traîné par des chevaux blancs ; à une extrémité était assis le bourreau, homme à figure rébarbative, telle qu’il convenait à son état, une large hache à sa main ; à l’autre bout, du côté des chevaux, un banc vide pour deux personnes. À travers la voûte sombre et gothique qui donnait sur le pont-levis, on apercevait le grand shérif à cheval, avec les gens de sa suite, à qui la démarcation entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire ne permettait pas de pénétrer plus avant. « Voilà qui est bien préparé pour une scène de dénoûment, » dit Fergus avec un sourire dédaigneux en regardant autour de lui tous ces préparatifs, qui annonçaient la terreur qu’il inspirait. Evan Dhu s’écria avec vivacité, après avoir considéré les dragons : « Ce sont les mêmes qui se sauvèrent au galop à Gladsmuir, avant que nous en eussions tué une demi-douzaine. Ils ont l’air assez braves aujourd’hui. » Le prêtre le supplia de garder le silence.

La voiture approcha ; Fergus se retourna, serra Waverley dans ses bras, le baisa sur les deux joues, et monta légèrement à sa place ; Maccombich se plaça à côté de lui. Le prêtre devait les suivre dans un carrosse appartenant à son patron, le gentilhomme catholique chez qui demeurait miss Flora. Au moment où Fergus tendit la main à Édouard, les rangs se formèrent autour du tombereau, et le cortège se mit en marche pour sortir de la cour. Il s’arrêta un moment à la porte, pendant que le gouverneur du château et le grand-shérif accomplissaient les formalités d’usage quand l’autorité militaire remet la personne des criminels entre les mains de l’autorité civile. « Dieu sauve le roi George ! » dit le grand-shérif, quand les formalités furent accomplies ; Fergus se leva dans la voiture, et d’une voix ferme et sonore il répondit : « Dieu sauve le roi Jacques ! » Ce furent les derniers mots que Waverley lui entendit prononcer.

Le cortège se remit en marche. La voiture disparut de dessous le portail, au milieu duquel elle s’était arrêtée un instant. On entendit alors le roulement funèbre des tambours, et leurs sons mélancoliques se mêlaient aux glas qu’on sonnait à la cathédrale voisine. Le bruit de la musique militaire allait en s’affaiblissant à mesure que le cortège s’éloignait ; et bientôt on n’entendit plus que le bruit triste et régulier des cloches.

Le dernier des soldats venait de disparaître de dessous la voûte, à travers laquelle ils avaient défilé pendant quelques minutes. La voûte était vide, mais Waverley demeurait toujours immobile, comme un homme stupide, les yeux fixés sur le sombre passage où il venait de voir pour la dernière fois l’image de son ami. À la fin, un domestique du gouverneur, touché de l’abattement profond que sa contenance exprimait, lui demanda s’il ne voudrait pas entrer chez son maître, et s’y asseoir. Il fut obligé de lui répéter deux fois cette question avant qu’il la comprît : enfin il revint à lui. Remerciant cet homme de son offre obligeante, par un geste brusque il enfonça son chapeau sur ses yeux, sortit du château, traversa le plus vite qu’il put les rues désertes, jusqu’à son auberge ; là, il se retira dans sa chambre, et en verrouilla la porte.

Après une heure et demie qui lui sembla un siècle d’angoisses inexprimables, les sons des tambours et des fifres, qui jouaient un air animé, le murmure confus de la multitude qui remplissait maintenant les rues, un moment auparavant désertes, lui apprirent que tout était fini, et que les soldats et la populace revenaient de la scène fatale. Je n’essaierai pas de décrire ce qu’il ressentit en ce moment.

Le soir, le prêtre vint lui faire une visite. Il lui apprit que c’était d’après les ordres de son ami, pour l’assurer que Fergus Mac-Ivor était mort comme il avait vécu, et qu’il avait pensé à leur amitié jusqu’à son dernier moment. Il ajouta qu’il avait aussi vu Flora, et qu’elle paraissait plus tranquille depuis que tout était fini. Le prêtre se proposait de partir le lendemain avec elle et la sœur Thérèse pour le port de mer le plus voisin, où ils pourraient s’embarquer pour la France. Waverley força le brave homme à accepter pour lui une bague de quelque prix, et une somme d’argent pour être employée (de la manière qui semblerait la plus agréable à Flora), au bien de l’église catholique, en mémoire de son ami. « Fungorque inani munere, répéta-t-il pendant que l’ecclésiastique se retirait. Mais pourquoi ne rangerais-je pas les témoignages de souvenir parmi les honneurs funèbres dont l’affection, dans toutes les sectes, entoure la mémoire des morts ? »

Le lendemain, avant le point du jour, il sortit de la ville de Carlisle, se promettant bien de n’y rentrer jamais. Il n’osa qu’à peine tourner la tête pour voir les bâtiments gothiques de la porte fortifiée sous laquelle il passa ; car la ville est entourée de vieilles fortifications. « Ils ne sont pas ici, » dit Alick Polwarth, qui devinait la cause du regard incertain que Waverley jetait derrière lui, et qui, avec cette singulière curiosité du peuple pour ce qui est horrible, avait appris tous les détails de l’exécution. « Les têtes sont sur la porte d’Écosse, comme ils l’appellent. C’est grand’pitié qu’Evan Dhu, qui était un brave et excellent homme, fût Highlandais ; et le laird de Glennaquoich était aussi un brave homme, quand il n’était pas dans ses accès de colère. »


  1. Allusion à un conte des Mille et une nuits. a. m.
  2. Walter Scott cite le vers de Virgile de cette manière. Il est visible que la mémoire si riche et ordinairement si fidèle de sir Scott l’a trompé cette fois-ci. Non-seulement il cite à faux, mais il fait faire à Virgile une très-grosse faute de quantité. Le vers de Virgile est :
    Adspicit, et dulces moriens reminiscitur Argos.
    Æneid, lib. x, v. 782. a. m.