Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 427-433).


CHAPITRE LX.

CHAPITRE D’ACCIDENTS.


Édouard se trouvait dans une position embarrassante et dangereuse. Il cessa bientôt d’entendre le son des cornemuses ; et, ce qui était plus effrayant encore, quand après avoir long-temps et inutilement cherché, après avoir escaladé plusieurs clôtures, il approcha de la grande route, le bruit mal sonnant à ses oreilles des timbales et des trompettes lui fit reconnaître qu’elle était occupée par la cavalerie anglaise, qui se trouvait ainsi entre lui et les Highlandais. N’osant point s’avancer droit devant lui, il résolut alors d’éviter les dragons anglais et de faire un détour sur la gauche pour tâcher de rejoindre ses compagnons. Un sentier qui se détournait du grand chemin dans cette direction, semblait lui offrir les moyens d’accomplir son projet. Ce sentier était fangeux ; la nuit était noire et froide ; mais ces inconvénients il les sentait à peine, tourmenté qu’il était par la crainte très-raisonnable de tomber au pouvoir des cavaliers anglais.

Après avoir marché pendant environ trois milles, il arriva enfin à un petit hameau. Sachant bien que la cause qu’il servait n’était pas bien vue de la plupart des habitants de la campagne, mais désirant s’il était possible, se procurer un guide et un cheval pour se rendre à Penrith, où il espérait trouver l’arrière-garde, peut-être même le gros de l’armée du prince, il s’approcha de l’auberge du village. Il s’y faisait un grand bruit ; il s’arrêta pour écouter. Deux ou trois dragons anglais qui chantaient le refrain d’une chanson militaire, lui apprirent que ce village était aussi occupé par les troupes du duc de Cumberland. Faisant son possible pour se retirer sans le moindre bruit, et bénissant l’obscurité qu’il avait maudite jusque-là, Waverley se glissa le long d’une palissade qui lui parut être la clôture du jardin de quelque chaumière. Lorsqu’il fut arrivé à la porte de cet enclos, sa main, qu’il étendait devant lui comme un homme qui marche à tâtons, fut saisie par celle d’une femme, laquelle lui dit en même temps ; « Édouard, est-ce toi ? »

« Voilà quelque fâcheuse méprise, » pensa Waverley, s’efforçant de dégager doucement sa main. — « Ne fais pas de bruit, ne fais pas de bruit : les habits rouges pourraient t’entendre. Ils ont arrêté et ont mis en réquisition tous ceux qui passaient ce soir devant la porte de l’auberge, pour leur faire conduire leurs fourgons et leurs bagages. Viens chez mon père, ou ils te feront quelque mauvais tour. »

« Une bonne idée ! » dit Waverley en suivant la jeune fille à travers un petit jardin. Il entra sur ses pas dans une petite cuisine pavée en briques ; sa jeune conductrice alluma à un feu presque éteint une allumette et puis une chandelle. À peine eut-elle aperçu Édouard que le chandelier lui tomba des mains, et elle s’écria : mon père ! mon père ! »

Le père ainsi appelé arriva aussitôt. C’était un vieux fermier encore vigoureux, avec des souliers en pantoufles, sans bas, et une culotte de peau qu’il avait passée à la hâte en s’élançant en bas de son lit. Le reste de son habillement consistait en une robe de chambre de paysan du Westmoreland, c’est-à dire sa chemise. Sa figure était éclairée par une chandelle qu’il tenait dans la main gauche ; la droite était armée d’un pocker[1].

« Qu’y a-t-il donc, coquine ? »

« mon Dieu ! s’écria la pauvre fille revenant à peine de son premier saisissement, je croyais que c’était Ned Williams, et c’est un homme en plaid ! » — « Et qu’avais-tu à faire avec Ned Williams à une telle heure de la nuit ? » À cette question, l’une de celles sans doute qu’il est plus facile de faire qu’il ne l’est d’y répondre, la jeune fille aux fraîches couleurs ne répliqua rien ; elle continua de pousser des sanglots et de se tordre les mains. — » Et toi, l’ami, sais-tu que les dragons sont dans le village ? le sais-tu ? et ils te hacheront comme un navet. »

« Je n’ignore pas, répondit Waverley, que ma vie est en grand danger ; mais si vous voulez me secourir, vous en serez bien récompensé : je ne suis pas Écossais, mais un malheureux gentilhomme anglais. » — « Écossais ou non, dit l’honnête fermier, j’aurais mieux aimé que tu te fusses adressé ailleurs ; mais puisque te voilà, Jacob Repson ne trahira jamais son semblable ; d’ailleurs les tartans étaient de bons enfants, et ils n’ont pas fait grand mal quand ils ont passé par ici hier. » En conséquence il s’occupa activement de procurer à notre héros des rafraîchissements et un lit. Le feu fut bientôt rallumé, mais avec précaution, pour qu’on n’en aperçût pas la clarté de dehors. Le brave fermier coupa une tranche de jambon que Cicely fit griller en un moment, et son père y ajouta une ample cruche de sa meilleure ale. Il fut convenu qu’Édouard resterait dans la maison jusqu’après le départ des troupes, le lendemain matin ; qu’alors le fermier lui louerait ou lui vendrait un cheval, et qu’après s’être muni des meilleurs renseignements qu’il pourrait se procurer, il tâcherait de rejoindre ses amis. Un lit propre, mais un peu dur, reçut notre héros épuisé des fatigues de cette malheureuse journée.

Le lendemain on apprit que les Highlandais avaient évacué Penrith, et étaient en marche vers Carlisle ; que le duc de Cumberland était entré dans Penrith, et que des détachements de son armée parcouraient les chemins dans toutes les directions. Tâcher de passer à travers les détachements sans être découvert, eût été un acte de la plus insigne témérité.

Ned Williams (le véritable Édouard) fut appelé par Cicely et son père pour donner son avis. Ned, qui peut-être ne se souciait pas que son bel homonyme restât plus long-temps dans la même maison que sa bien-aimée (crainte de nouvelles méprises), proposa de faire quitter à Waverley son uniforme et son plaid pour l’habit du pays, après quoi il le conduirait dans la ferme de son père, près de l’Ulswater[2]. Il pourrait rester dans cette retraite paisible jusqu’à ce que les mouvements militaires eussent cessé dans le pays, et qu’il pût lui-même voyager sans péril. On fixa le prix de la pension qu’Édouard paierait au fermier pour le temps qu’il passerait chez lui, dans le cas où il voudrait partager sa table ; cette pension fut mise à un taux très-modéré, les braves et honnêtes gens au milieu desquels il se trouvait ne considérant pas sa position fâcheuse comme une raison d’exiger de lui une plus forte somme.

On se procura les habits nécessaires ; et en suivant des sentiers détournés connus du jeune fermier, ils espéraient échapper à toute mauvaise rencontre. Le vieux Repson et sa jolie fille refusèrent obstinément toute récompense pour l’hospitalité qu’ils avaient donnée à notre héros. Le premier se crut bien payé par une poignée de main affectueuse, et la seconde par un baiser. Le père et la fille, tous deux également inquiets sur le sort de leur hôte, lui firent les plus tendres adieux et les souhaits les plus sincères pour l’heureux succès de son voyage.

Édouard et son guide, pendant le cours de leur route, traversèrent la plaine où le soir précédent avait été livrée la bataille. Les pâles rayons d’un soleil de décembre éclairaient tristement la verte bruyère. À l’endroit où la grande route pénètre dans le parc de lord Honsdale, on voyait des cadavres d’hommes et de chevaux, et les convives affamés d’un champ de bataille, les oiseaux de proie, les corbeaux et les éperviers.

« Ici donc est ta dernière demeure ! » se dit Waverley ; et ses yeux s’emplissaient de larmes au souvenir des nobles qualités de Fergus, ou de leur ancienne amitié ; ses défauts, ses passions étaient oubliés en ce moment. « Ici tomba le dernier Vich-Jan-Vohr, sur un coin inconnu de cette bruyère déserte ; dans une misérable escarmouche, au milieu des ténèbres, s’éteignit cet esprit intrépide, qui croyait peu de chose pour lui d’ouvrir, l’épée à la main, à son maître, le chemin du trône d’Angleterre. L’ambition, la politique, la bravoure, toutes ces qualités supérieures de l’humanité, ont subi ici le sort réservé à tout ce qui est mortel. Toi, le seul appui d’une sœur dont l’âme était aussi fière, aussi élevée que la tienne, et plus exaltée encore, ici se sont terminées toutes tes espérances pour Flora, et pour cette illustre et antique famille dont tu te vantais de rehausser encore la gloire par ton audace et ta valeur.

Ces idées se pressaient dans l’esprit de Waverley ; il résolut d’aller sur le lieu même du combat, et de rechercher si, parmi les morts, il ne retrouverait pas le corps de son ami, dans la pieuse intention de procurer à ses restes les derniers honneurs de la sépulture. Le jeune homme qui l’accompagnait, poltron de son naturel, remontra à Édouard les dangers de son entreprise, mais il n’en persista pas moins dans sa résolution. Les goujats à la suite de l’armée avaient déjà dépouillé les morts de tout ce qu’ils avaient pu emporter ; mais les habitants du pays, peu familiers avec les scènes de sang, ne s’étaient pas encore approchés du champ de bataille ; plusieurs le considéraient à quelque distance, avec une curiosité mêlée d’effroi. Environ soixante ou soixante-dix dragons étaient étendus dans le premier enclos, tant sur la grande route que sur la bruyère. Parmi les Highlandais, à peine si une douzaine avaient péri ; la plupart de ceux qui s’étaient trop avancés dans la plaine n’avaient pu regagner leurs retranchements. Il chercha inutilement parmi les morts le corps de Fergus. Sur une petite éminence, à quelque distance de ses compagnons, étaient étendus trois dragons anglais, deux chevaux et Callum, Beg, dont le crâne, si dur qu’il fût, avait été fendu par le sabre d’un cavalier anglais. Il était possible que le corps de Fergus eût été emporté par son clan ; il était possible aussi qu’il se fût sauvé, d’autant plus qu’Evan Dhu, qui n’abandonnait jamais son chef, ne se trouvait pas au nombre des morts ; peut-être aussi était-il prisonnier, et le moindre des malheurs annoncés par l’apparition du Bodach Glas pouvait s’être réalisé. L’arrivée d’une troupe de dragons, pour forcer les passants d’ensevelir les morts, et de plusieurs campagnards qu’ils avaient déjà rassemblés à cet effet, obligea Édouard de rejoindre son guide, qui l’attendait avec anxiété dans une allée du parc.

Ils s’éloignèrent de ce champ de carnage, et arrivèrent heureusement au but de leur voyage. Chez le fermier Williams on fit passer Édouard pour un jeune parent qui avait étudié pour entrer dans le ministère ecclésiastique, et qui s’était retiré à la ferme jusqu’à ce que les troubles civils fussent terminés et qu’il pût continuer paisiblement ses études. Cette explication suffit aux bons et simples paysans du Cumberland ; d’ailleurs l’état supposé d’Édouard était en parfaite harmonie avec la gravité de ses manières et la vie solitaire et retirée qu’il menait. Cette précaution se trouva plus nécessaire qu’Édouard ne l’avait cru d’abord, une succession d’événements imprévus ayant prolongé son séjour à la ferme de Fasthwaite.

La neige, qui tomba avec abondance, rendit pendant dix jours son départ impossible. Quand les chemins commencèrent à devenir praticables, on apprit successivement que le Chevalier s’était retiré en Écosse, ensuite qu’il avait abandonné les frontières pour continuer son mouvement rétrograde sur Glasgow, et que le duc de Cumberland avait formé le siège de Carlisle : son armée fermait donc à Édouard le chemin de l’Écosse de ce côté. Sur les frontières de l’est, le maréchal Wade s’avançait vers Édimbourg et tout le long de la frontière, à la tête de forces considérables des corps de troupes réglées, des volontaires, des paysans armés, étaient en campagne pour étouffer la rébellion, et arrêter les traîneurs ou les corps détachés que l’armée jacobite, dans sa retraite précipitée, avait laissés derrière elle en Angleterre. La reddition de Carlisle, et la sévérité avec laquelle fut traitée la garnison rebelle, fournit à Édouard un nouveau motif pour ne point entreprendre un périlleux voyage, seul et sans secours, à travers un pays ennemi, une armée nombreuse, afin de porter le secours d’une seule épée à une cause qui semblait irrévocablement perdue.

Dans cette vie solitaire et retirée, privé de la compagnie et de la conversation d’hommes d’un esprit cultivé, les arguments du colonel Talbot se représentèrent plus d’une fois à la pensée de notre héros. Un souvenir plus pénible et plus triste troublait quelquefois ses rêves… C’était le regard et le geste du colonel Gardiner à son dernier moment. Chaque fois que la poste, qui n’arrivait pas très-exactement à la ferme de Fasthwaite, lui apportait la nouvelle de quelques petits combats dont les succès étaient très-divers, il souhaitait de tout son cœur de n’être jamais réduit une seconde fois à tirer l’épée dans une guerre civile. Alors il réfléchissait à la mort supposée de Fergus, à la position désespérée de Flora, et avec plus d’intérêt encore à celle de Rose Bradwardine, qui n’avait pas ce dévouement exalté pour les Stuarts dans lequel son amie puisait la force de soutenir ses malheurs extraordinaires. Il avait tout le loisir de se livrer à ses rêveries sans être troublé ni distrait ; c’est en se promenant par les beaux jours d’hiver sur les bords de l’Uswater, qu’il apprit mieux qu’il n’avait pu le faire jusque-là, à gouverner un esprit naturellement inquiet, mais qui s’était formé à l’école récente de l’adversité. C’est alors qu’il se crut autorisé à dire, avec un soupir peut-être, que son roman était fini ; et qu’il commençait maintenant sa véritable histoire. Il ne tarda pas à avoir occasion de justifier ses nouvelles prétentions à la raison et à la philosophie.


  1. Instrument dont on se sert pour remuer le charbon de terre sur la grille de la cheminée. a. m.
  2. Lac du Westmoreland.