Walden ou la vie dans les bois/Fabulet/9

Traduction par Louis Fabulet.
Éditions de la Nouvelle revue française (p. 148-168).

LES ÉTANGS


Parfois, après une indigestion de société humaine et de commérages, ayant usé jusqu’à la corde tous mes amis du village, je m’en allais à l’aventure plus loin encore vers l’ouest que là où d’ordinaire je m’arrête dans des parties de la commune encore plus écartées, « vers des bois nouveaux et des pâtures neuves »[1], ou bien, tandis que le soleil se couchait, faisais mon souper de gaylussacies et de myrtils sur Fair-Haven Hill, et en amassais une provision pour plusieurs jours. Les fruits ne livrent pas leur vraie saveur à celui qui les achète, non plus qu’à celui qui les cultive pour le marché. Il n’est qu’une seule façon de l’obtenir, encore que peu emploient cette façon-là. Si vous voulez connaître la saveur des myrtils, interrogez le petit vacher ou la gelinotte. C’est une erreur grossière pour qui ne les cueillit point, de s’imaginer qu’il a goûté à des myrtils. Jamais un myrtil ne va jusqu’à Boston ; on ne les y connaît plus depuis le temps où ils poussaient sur ses trois collines. Le goût d’ambroisie et l’essence du fruit disparaissent avec le velouté qu’enlève le frottement éprouvé dans la charrette qui va au marché, et ce devient simple provende. Aussi longtemps que régnera la Justice éternelle, pas le moindre myrtil ne pourra s’y voir transporté des collines du pays en son innocence.

De temps à autre, mon sarclage terminé pour la journée, je rejoignais quelque impatient camarade en train de pêcher depuis le matin sur l’étang, silencieux et immobile comme un canard ou une feuille flottante, et qui, après s’être exercé à différents genres de philosophie, avait conclu, en général, dans le temps que j’arrivais, qu’il appartenait à l’antique secte des cénobites[2]. Il était un homme plus âgé, excellent pêcheur et expert en toutes sortes d’arts sylvestres, qui se plaisait à considérer ma maison comme un édifice élevé pour la commodité des pêcheurs ; et non moins me plaisais-je à le voir s’asseoir sur le seuil de ma porte pour arranger ses lignes. Parfois nous restions ensemble sur l’étang, lui assis à un bout du bateau et moi à l’autre ; mais peu de paroles s’échangeaient entre nous, attendu qu’il était devenu sourd en ses dernières années, quoique à l’occasion il fredonnât un psaume, lequel s’harmonisait assez bien avec ma philosophie. Notre commerce, ainsi, en était un d’harmonie continue, beaucoup plus plaisant à se rappeler que si ce fût la parole qui l’eût entretenu. Lorsque, et c’était ordinairement le cas, je n’avais personne à qui parler, j’avais l’habitude de réveiller les échos d’un coup d’aviron sur le flanc de mon bateau, remplissant les bois alentour d’un bruit en cercle de plus en plus élargi, les faisant lever tel le gardien d’une ménagerie ses fauves, jusqu’à tirer un grognement de la moindre vallée, du moindre versant boisés.

Les soirs de chaleur je restais souvent assis dans le bateau à jouer de la flûte, et voyais la perche, que je semblais avoir charmée, se balancer autour de moi, et la lune voyager sur le fond godronné, que jonchaient les épaves de la forêt. Jadis j’étais venu à cet étang par esprit d’aventure, de temps à autre, en des nuits sombres d’été, avec un compagnon, et allumant tout près du bord de l’eau un feu qui, nous le supposions, attirait les poissons, nous prenions des « loups » à l’aide d’un paquet de vers enfilés à une ficelle, après quoi, tard dans la nuit, et une fois tout fini, jetions en l’air les tisons embrasés, tels des fusées, qui, descendant sur l’étang, s’y éteignaient avec un grand sifflement, pour nous laisser soudain tâtonner dans d’absolues ténèbres. À travers elles, sifflant un air, nous nous réacheminions vers les repaires des hommes. Or, voici que j’avais établi mon foyer près de la rive.

Parfois, après être resté dans quelque parloir de village jusqu’à ce que toute la famille se fût retirée, il m’est arrivé, ayant réintégré les bois, de passer les heures du milieu de la nuit, un peu en vue du repas du lendemain, à pêcher du haut d’un bateau au clair de lune, pendant que hiboux et renards me donnaient la sérénade, et que, de temps à autre, la note croassante de quelque oiseau inconnu se faisait entendre là tout près. Ces expériences furent aussi curieuses que précieuses pour moi, – à l’ancre dans quarante pieds d’eau, et à vingt ou trente verges de la rive, environné parfois de milliers de petites perches et vairons, qui ridaient de leur queue la surface dans la lumière de la lune, et communiquant par une longue ligne de lin avec de mystérieux poissons nocturnes dont la demeure se trouvait à quarante pieds au-dessous, ou parfois remorquant de droite et de gauche sur l’étang, alors que je dérivais dans la paisible brise de la nuit, soixante pieds d’une ligne que de distance en distance je sentais parcourue d’une légère vibration, indice d’une vie rôdant près de son extrémité, de quelque sourd, incertain et tâtonnant dessein par là, lent à se décider. On finit par amener lentement, en tirant main par-dessus main, quelque « loup » cornu qui crie et frétille à l’air des régions supérieures. C’était fort étrange, surtout par les nuits sombres, lorsque vos pensées s’en étaient allées vers de vastes thèmes cosmogoniques errer dans d’autres sphères, de sentir cette faible secousse, qui venait interrompre vos rêves et vous réenchaîner à la Nature. Il semblait qu’après cela j’eusse pu jeter ma ligne là-haut dans l’air, tout comme en bas dans cet élément à peine plus dense. Ainsi prenais-je deux poissons, comme on dit, avec un hameçon.


Le décor de Walden est d’humbles dimensions, et, quoique fort beau, n’approche pas du grandiose, plus qu’il ne saurait intéresser qui ne l’a longtemps fréquenté ou n’a habité près de sa rive ; encore cet étang est-il assez remarquable par sa profondeur et sa pureté pour mériter une description particulière. C’est un puits clair et vert foncé, d’un demi-mille de long et d’un mille trois quarts de circonférence, d’une étendue de soixante et un arpents et demi environ ; une source perpétuelle au milieu de bois de pins et de chênes, sans la moindre entrée ni sortie visibles sauf par les nuages et l’évaporation. Les collines qui l’entourent, s’élèvent abruptement de l’eau à la hauteur de quarante à quatre-vingts pieds, bien qu’au sud-est et à l’est elles atteignent près de cent et cent cinquante pieds respectivement, dans le rayon d’un quart et d’un tiers de mille. Elles sont exclusivement boisées. Toutes nos eaux de Concord ont deux couleurs au moins, une lorsqu’on les contemple à distance, et une autre, plus particulière, de tout près. La première dépend surtout de la lumière et suit le ciel. En temps clair, l’été, elles paraissent bleues à une petite distance, surtout si elles sont agitées, et à une grande distance toutes ont le même aspect. En temps d’orage elles sont parfois couleur d’ardoise sombre. La mer, cependant, passe pour bleue un jour et verte un autre sans perceptible changement dans l’atmosphère. J’ai vu notre rivière, alors que le paysage était couvert de neige, à la fois glace et eau presque aussi verte qu’herbe. Certains voient dans le bleu « la couleur de l’eau pure, soit liquide soit solide ». Mais regarde-t-on droit sous soi nos eaux du bord d’un bateau, qu’on les voit être de couleurs très différentes. Walden est bleu à certains moments et vert à d’autres, même sans qu’on change de point de vue. Étendu entre la terre et les cieux, il participe de la couleur des deux. Contemplé d’un sommet il reflète la couleur du ciel, mais à portée de la main il est d’une teinte jaunâtre près de la rive où le sable est visible, puis d’un vert clair, qui par degrés se fonce pour devenir un vert sombre uniforme dans le corps de l’étang. Sous certaines lumières, contemplé même d’un sommet, il est d’un vert éclatant près de la rive. On a attribué cela au reflet de la verdure ; mais il est également vert là contre le remblai de sable du chemin de fer, et au printemps, avant le déploiement des feuilles, ce qui peut être simplement le résultat du bleu dominant mêlé au jaune du sable. Telle est la couleur de son iris. C’est aussi la partie où, au printemps, la glace recevant la chaleur du soleil que réverbère le fond, et que transmet en outre la terre, se dissout la première et forme un étroit canal tout autour du milieu encore gelé. Comme le reste de nos eaux, lorsqu’elles sont fortement agitées, en temps clair, de telle sorte que la surface des vagues puisse refléter le ciel à angle droit, ou parce que plus de lumière se mêle à lui, il paraît, à petite distance, d’un bleu plus sombre que le ciel même ; or, à tel moment, me trouvant à sa surface, et divisant mon rayon visuel de façon à voir la réflexion, j’ai discerné un bleu clair sans tache et indescriptible, tels qu’en donnent l’idée les soies moirées ou changeantes et les lames d’épée, plus céruléen que le ciel même, alternant avec le vert sombre et originel des côtés opposés des vagues, qui ne paraissait que bourbeux en comparaison. C’est un bleu verdâtre et vitreux, si je me rappelle bien, comme ces lambeaux de ciel d’hiver qu’on voit par des éclaircies de nuages à l’ouest avant le coucher du soleil. Encore qu’un simple verre de son eau présenté à la lumière soit aussi incolore qu’une égale quantité d’air. C’est un fait bien connu qu’une plaque de verre aura une teinte verte, due, comme disent les fabricants, à son « corps », alors qu’un petit morceau du même sera incolore. De quelle ampleur faudrait-il que soit un corps de l’eau de Walden pour refléter une teinte verte, je n’en ai jamais fait l’expérience. L’eau de notre rivière est noire ou d’un brun très sombre pour qui la regarde directement de haut en bas, et, comme celle de la plupart des étangs, impartit au corps de qui s’y baigne une teinte jaunâtre ; mais cette eau-ci est d’une pureté si cristalline que le corps du baigneur paraît d’un blanc d’albâtre, moins naturel encore, lequel, étant donné que les membres se trouvent avec cela grossis et contournés, produit un effet monstrueux, propre à fournir des sujets d’étude pour un Michel-Ange.

L’eau est si transparente qu’on en peut aisément distinguer le fond à vingt-cinq ou trente pieds de profondeur. En ramant dessus, on voit à nombre de pieds au-dessous de la surface les troupes de perches et de vairons, longs peut-être seulement d’un pouce, quoiqu’on reconnaisse sans peine les premiers à leurs barres transversales, et on les prendrait pour des poissons ascètes capables de trouver là une subsistance. Une fois, en hiver, il y a pas mal d’années, je venais de tailler des trous dans la glace pour prendre du brocheton, quand, en remettant le pied sur la rive, je rejetai ma hache sur la surface polie ; or, comme si quelque mauvais génie l’eût dirigée, elle s’en alla glisser après un parcours de quatre ou cinq verges tout droit dans l’un des trous, en un point où l’eau avait vingt-cinq pieds de profondeur. Par curiosité je me couchai sur la glace et regardai par le trou, où je finis par apercevoir la hache un peu sur le côté, reposant sur la tête, le manche debout, qui allait et venait doucement selon le pouls de l’étang ; et là eût-elle pu rester ainsi debout à aller et venir jusqu’à ce qu’au cours du temps le manche pourrît, si je n’étais intervenu. Pratiquant un autre trou droit au-dessus à l’aide d’un ciseau à glace que je possédais, et coupant avec mon couteau le plus long bouleau que je pus trouver dans le voisinage, je fis un nœud coulant que j’attachai à son extrémité, le laissai descendre avec précaution, le passai par-dessus la pomme du manche, puis le tirai à l’aide d’une ligne le long du bouleau, grâce à quoi je fis remonter la hache.

La rive, qui se compose d’une ceinture de pierres blanches polies et arrondies comme des pierres de pavage, à part une ou deux étroites baies de sable, est tellement escarpée qu’en maints endroits il suffira d’un saut pour vous mettre dans l’eau jusque par-dessus la tête ; et n’était sa remarquable transparence, ce serait tout ce qu’il y aurait à voir de son fond jusqu’à ce qu’il se relève sur le côté opposé. D’aucuns le croient sans fond. Nulle part il n’est bourbeux, et un observateur de passage dirait qu’il n’y a pas la moindre herbe dedans ; et en fait de plantes à noter, sauf dans les petites prairies nouvellement inondées, qui ne sont point à proprement parler de son domaine, un examen plus attentif ne découvre ni un iris, ni un jonc, pas même un nénuphar, jaune ou blanc, rien que quelques petites luzernes, quelques potamots, et peut-être un plantain ou deux ; lesquels tous, cependant, un baigneur pourrait ne pas apercevoir ; plantes qui sont nettes et brillantes comme l’élément dans lequel elles poussent. Les pierres s’étendent à une ou deux verges dans l’eau, après quoi le fond est sable pur, sauf dans les parties les plus profondes, où se trouve d’ordinaire un petit dépôt, provenant sans doute de la chute des feuilles qui ont volé jusque-là au cours de tant d’automnes successives ; et on ramène sur les ancres une brillante herbe verte même en plein hiver.

Nous avons un autre étang tout pareil à celui-ci – l’Étang Blanc à Nine Acre Corner[3], à environ deux milles et demi vers l’ouest ; mais bien que je sois en relations avec la plupart des étangs à une douzaine de milles à la ronde, je n’en connais pas un troisième de ce caractère pur, de ce caractère de source. Des nations successives, il se peut, y ont bu, l’ont admiré et sondé, puis ont passé, encore que l’eau en soit verte et limpide comme jamais. Rien d’une source intermittente ! Peut-être en ce matin de printemps où Adam et Ève furent chassés de l’Éden, l’Étang de Walden était-il en vie déjà, dès lors s’évaporant en douce pluie printanière accompagnée de brouillard et d’un petit vent du sud, et couvert de myriades de canards et d’oies, qui n’avaient pas entendu parler de la chute en un temps où leur suffisaient encore des lacs de cette pureté. Dès lors avait-il commencé à monter et descendre, clarifié ses eaux et coloré de la nuance qui les pare aujourd’hui, puis obtenu du ciel un brevet pour être le seul Étang de Walden du monde, distillateur de célestes rosées ? Qui sait en combien de littératures de peuples oubliés ceci fut la Fontaine de Castalie ? ou quelles nymphes le présidèrent en l’Age d’Or ? C’est une gemme de la première eau, que Concord porte dans sa couronne.

Toutefois se peut-il que les premiers qui vinrent à cette fontaine aient laissé quelque trace de leurs pas. J’ai été surpris de découvrir ceinturant l’étang, là même où un bois épais vient d’être abattu sur la rive, un étroit sentier qu’on dirait une planche dans le versant escarpé, tour à tour montant et descendant, se rapprochant et s’éloignant du bord de l’eau, aussi vieux, il est probable, que la race de l’homme ici, tracé par les pieds des chasseurs aborigènes et encore aujourd’hui de temps à autre foulé à leur insu par les occupants actuels du pays. Il est particulièrement distinct pour qui se tient au milieu de l’étang en hiver, juste après une légère chute de neige, alors qu’il prend l’aspect d’une claire et sinueuse ligne blanche, que ne ternissent herbes ni brindilles, et fort apparent à un quart de mille de distance en maints endroits où en été on peut à peine le distinguer de tout près. La neige le réimprime, pour ainsi dire, en clairs et blancs caractères de haut relief. Il se peut que les jardins ornés des villas qu’un jour l’on bâtira ici en conservent encore la trace.

L’étang monte et descend, mais si c’est régulièrement ou non, et en quel laps de temps, nul ne le sait, bien que, comme toujours, beaucoup prétendent le savoir. Il est ordinairement plus haut en hiver et plus bas en été, quoique sans correspondance avec l’humidité et la sécheresse générales. Je me rappelle l’avoir vu d’un pied ou deux plus bas, et aussi de cinq pieds au moins plus haut, que quand j’habitai près de lui. Une étroite barre de sable y pénètre, dont un côté donne sur une très grande profondeur d’eau, et sur laquelle j’aidais à faire bouillir une marmite de « chowder »[4], à quelque six verges de la rive principale, vers 1824, ce qu’il n’a pas été possible de faire depuis vingt-cinq ans ; et d’autre part, mes amis m’écoutaient d’une oreille incrédule lorsque je leur racontais que quelques années plus tard j’avais pour habitude de pêcher du haut d’un bateau dans une crique retirée des bois, à quinze verges du seul rivage qu’ils connussent, endroit qui fut il y a longtemps converti en prairie. Mais l’étang, qui n’a cessé de monter depuis deux ans, est aujourd’hui, en l’été de 52, juste de cinq pieds plus haut que lorsque j’habitais là, ou aussi haut qu’il était il y a trente ans, et on recommence à pêcher dans la prairie. Cela fait une différence de niveau, au maximum, de six ou sept pieds ; et cependant l’eau versée par les collines environnantes est-elle au total insignifiante, ce qui permet d’attribuer ce débordement à des causes affectant les sources profondes. Ce même été l’étang s’est mis à baisser de nouveau. Il est à remarquer que cette fluctuation, périodique ou non, semble ainsi demander nombre d’années pour s’accomplir. J’ai observé une crue et partie de deux décrues, et je m’attends à ce que d’ici douze ou quinze ans l’eau soit retombée au niveau le plus bas que j’aie jamais connu. L’Étang de Flint, à un mille vers l’est, en tenant compte de la perturbation causée par ses voies d’alimentation et d’écoulement, ainsi que les étangs intermédiaires plus petits, sympathisent avec Walden, et récemment atteignirent leur plus grande hauteur en même temps que ce dernier. La même chose est vraie, aussi loin qu’aille mon observation, de l’Étang Blanc.

Cette crue et cette décrue de Walden à de longs intervalles, est utile au moins en ceci : l’eau restant à cette grande hauteur une année ou davantage, si elle rend difficile de se promener autour de lui, tue les arbrisseaux comme les arbres qui ont poussé à proximité de ses bords depuis la dernière crue – pitchpins, bouleaux, aulnes, trembles, et autres – pour, en baissant de nouveau, laisser une rive inobstruée ; car, différent de beaucoup d’étangs et de toutes les eaux soumises à une crue quotidienne, c’est quand l’eau est la plus basse que sa rive est la plus nette. Sur le côté de l’étang voisin de ma maison une rangée de pitchpins hauts de quinze pieds a été tuée et a basculé, comme sous l’effet d’un levier, ce qui a mis arrêt à leurs empiètements ; et à leur taille se comptent les années qui se sont écoulées depuis la dernière crue à ce niveau. Par cette fluctuation l’étang affirme son droit à une rive, et c’est ainsi que les arbres ne peuvent la tenir par droit de possession. Ce sont les lèvres du lac sur lesquelles nulle barbe ne croît. Il se lèche les babines de temps à autre. Lorsque l’eau atteint son plus haut point, les aulnes, les saules, les érables poussent de tous les côtés de leurs troncs dans l’eau une masse de racines rouges et fibreuses de plusieurs pieds de long, et jusqu’à trois ou quatre pieds au-dessus du sol, en leur effort pour se maintenir, et j’ai appris que les buissons d’airelles en corymbe autour de la rive, qui généralement ne produisent pas de fruit, en portent une abondante récolte dans ces circonstances-là.

Il y a eu des gens embarrassés pour expliquer le pavage si régulier de la rive. Mes concitoyens ont tous entendu raconter la tradition – les plus vieilles gens m’assurent l’avoir entendu raconter dans leur jeunesse – suivant laquelle anciennement les Indiens tenaient là un paw-waw[5] sur une montagne aussi haut dressée dans les cieux que l’étang s’enfonce aujourd’hui profondément dans la terre, et employaient, comme dit l’histoire, un langage assez profane, quoique ce vice soit l’un de ceux dont les Indiens ne se rendirent jamais coupables, lorsque dans le temps où ils étaient de la sorte occupés la montagne trembla et soudain s’abîma, pour seule une vieille squaw, nommée Walden, survivre, de qui l’étang tient son nom. On a supposé que lorsque la montagne trembla, ces pierres-ci roulèrent à bas de son flanc pour devenir la présente rive. Il est, en tout cas, on ne peut plus certain que jadis il n’y avait pas, ici, d’étang, et qu’aujourd’hui il y en a un ; cette fable indienne ne contredit donc sous aucun rapport le récit de cet ancien colon, que j’ai mentionné, qui se rappelle si bien le temps où pour la première fois il vint ici avec sa baguette divinatoire, vit un mince filet de vapeur s’élever au-dessus de la pelouse, et où la baguette de coudrier pointa sans hésiter vers le sol, ce qui le décida à y creuser un puits. Pour ce qui est des pierres, beaucoup croient encore qu’on ne peut que difficilement les imputer à l’action des vagues sur ces collines-ci, mais j’observe que les collines environnantes sont étonnamment remplies de pierres du même genre, au point qu’il a fallu les empiler en murailles des deux côtés de la tranchée du chemin de fer la plus voisine de l’étang ; d’ailleurs, c’est où la rive est le plus escarpée qu’il y a le plus de pierres ; ce qui fait que, pour mon malheur, ce n’est plus un mystère pour moi. Je découvre le paveur[6]. Si le nom ne dérivait de celui de quelque localité anglaise – Saffron Walden[7], par exemple – on pourrait supposer qu’à l’origine on l’appela l’Étang Walled-in[8].

L’étang était mon puits tout creusé. Durant quatre mois de l’année son eau est aussi froide qu’elle est pure en toute saison ; et je la crois aussi bonne alors que n’importe quelle autre, sinon la meilleure de la commune. En hiver, toute eau exposée à l’air est plus froide que celle des sources et des puits qui en sont à l’abri. La température de l’eau d’étang, qui avait séjourné dans la pièce où je me tenais de cinq heures de l’après-midi au lendemain midi, le six mars 1846, le thermomètre étant monté à 65° ou 70°[9] une partie du temps, un peu à cause du soleil qui chauffait le toit, était de 42°[10], ou d’un degré plus froide que l’eau de l’un des puits les plus froids du village lorsqu’on vient de la tirer. La température de la Fontaine Bouillonnante, le même jour, était de 45°[11], ou la plus chaude de n’importe quelle eau vérifiée, bien que ce soit la plus froide que je connaisse en été, lorsque, bien entendu, de l’eau de haut-fond et de surface stagnante ne s’y trouve pas mélangée. De plus, en été, Walden ne devient jamais aussi chaud que l’eau généralement exposée au soleil, à cause de sa profondeur. Au temps le plus chaud j’en mettais d’habitude un seau dans ma cave, où devenue fraîche dans la nuit, elle le restait pendant le jour, bien que j’eusse recours aussi à une source du voisinage. Elle était bonne au bout d’une semaine tout autant que le jour où on l’avait puisée, et ne sentait pas la pompe. Celui qui campe une semaine en été sur la rive d’un étang, n’a qu’à enterrer un seau d’eau à quelques pieds de profondeur à l’ombre de son camp pour être indépendant du luxe de la glace.

On a pris dans Walden du brocheton, dont un seul pesait sept livres, sans parler d’un autre qui emporta la ligne à toute vitesse, et que le pêcheur estime en toute garantie huit livres, parce qu’il ne le vit pas, de la perche et des « loups », dont certaines pesant plus de deux livres, des vairons, des meuniers ou gardons (Leuciscus pulchellus), quelques rares brèmes et une couple d’anguilles, dont l’une pesant quatre livres, – si je précise, c’est que le poids d’un poisson est en général son seul titre de gloire, et que ces anguilles sont aussi les seules dont j’aie entendu parler en ces parages ; – en outre, j’ai le vague souvenir d’un petit poisson long de quelques pouces, à flancs d’argent et dos verdâtre, aux allures de dard, que je mentionne ici surtout pour relier mes faits à la fable. Néanmoins cet étang n’est pas très poissonneux. Son brocheton, tout en n’abondant pas, en est le principal orgueil. J’ai vu reposer en même temps sur la glace du brocheton d’au moins trois espèces différentes ; une longue et effilée, couleur d’acier, fort ressemblante à ce que l’on prend dans la rivière ; une espèce d’un beau doré, à reflets verdâtres et particulièrement large, qui est ici la plus commune ; et une autre couleur d’or, de même forme que la dernière, mais mouchetée sur les flancs de petites taches brun foncé ou noires, entremêlées de quelques autres rouge sang éteint, un peu comme une truite. Le nom spécifique reticulatus ne devrait pas lui être appliqué, mais bien plutôt guttatus. Tout cela, c’est du poisson solide, et qui pèse plus que ne promet sa taille. Les vairons, les « loups », et aussi la perche, à vrai dire tous les poissons qui habitent cet étang, sont beaucoup mieux faits, plus beaux, plus fermes de chair que ceux de la rivière et de la plupart des autres étangs, en raison de ce que l’eau est plus pure, et il est aisé de les en distinguer. Maints ichtyologistes fort probablement, feraient de certains d’entre eux de nouvelles variétés. Il y a aussi dedans une belle race de grenouilles et de tortues, et quelques moules ; rats musqués et visons laissent leurs traces autour de lui, et il reçoit à l’occasion la visite d’une tortue de vase en voyage. Il m’arrivait parfois, en poussant au large mon bateau le matin, de déranger quelque grande tortue de vase qui s’était tenue cachée dessous pendant la nuit. Canards et oies le fréquentent au printemps et à l’automne, les hirondelles à ventre blanc (Hirundo bicolor) l’effleurent de l’aile, et les guignettes « tétèrent » le long de ses rives pavées tout l’été. Il m’est arrivé de déranger quelque balbuzard perché sur un pin blanc au-dessus de l’eau ; mais je doute que l’aile d’une mouette le profane jamais, comme Fair-Haven. Tout au plus tolère-t-il la présence d’un annuel plongeon. Ce sont là tous les animaux de quelque importance qui pour l’heure le fréquentent.

On peut voir d’un bateau, en temps calme, près de la rive sablonneuse de l’est, où l’eau a huit ou dix pieds de profondeur, et aussi en quelques autres parties de l’étang, des tas circulaires d’une demi-douzaine de pieds de diamètre sur un pied de haut, qui consistent en petites pierres dont le volume n’atteint pas celui d’un œuf de poule, alors que tout autour c’est le sable nu. Au premier abord on se demande si ce ne sont pas les Indiens qui les auraient formés sur la glace dans un but quelconque, sur quoi la glace s’étant dissoute, ils auraient coulé au fond ; mais ils sont trop réguliers, et certains d’entre eux nettement trop frais, pour cela. Ils sont semblables à ceux que l’on trouve dans les rivières ; mais comme il n’y a ici ni mulets ni lamproies, j’ignore de quel poisson ils pourraient être l’œuvre. Il se peut que ce soient les nids du meunier. Ils prêtent au fond un plaisant mystère.

La rive est suffisamment irrégulière pour n’être pas monotone. J’ai présentes à l’esprit l’occidentale, échancrée de baies profondes, la septentrionale plus abrupte, et la méridionale toute en gracieux festons, où des caps successifs se superposent partiellement, suggérant l’existence entre eux de criques inexplorées. La forêt ne se montre jamais mieux enchâssée, ni si particulièrement belle, que vue du milieu d’un petit lac sis parmi les collines qui s’élèvent du bord de l’eau ; car l’eau dans laquelle elle se reflète, non seulement forme en pareil cas le premier plan le plus parfait, mais, grâce aux sinuosités de sa rive, lui dessine la plus naturelle et la plus agréable limite. Il n’est là sur sa lisière ni crudité ni imperfection, comme aux endroits où la hache a fait une éclaircie et à ceux où aboutit un champ cultivé. Les arbres ont toute place pour s’étendre sur le côté de l’eau, et c’est dans cette direction que chacun d’eux pousse sa branche la plus vigoureuse. La Nature a tressé là une lisière naturelle, et l’œil s’élève par justes gradations des humbles arbrisseaux de la rive aux arbres les plus hauts. Là se voient peu de traces de la main de l’homme. L’eau baigne la rive comme elle faisait il y a mille ans.

Un lac est le trait le plus beau et le plus expressif du paysage. C’est l’œil de la terre, où le spectateur, en y plongeant le sien, sonde la profondeur de sa propre nature. Les arbres fluviatiles voisins de la rive sont les cils délicats qui le frangent, et les collines et rochers boisés qui l’entourent, le sourcil qui le surplombe.

Debout sur la grève égale située à l’extrémité est de l’étang, par un calme après-midi de septembre, lorsqu’un léger brouillard estompe le contour de la rive opposée, j’ai compris d’où venait l’expression, « le cristal d’un lac ». Si vous renversez la tête, il a l’air du plus ténu fil de la Vierge étiré en travers de la vallée, et luisant sur le fond de bois de pins lointains, séparant un stratum de l’atmosphère d’un autre. Vous diriez qu’il n’y a qu’à passer dessous à pied sec pour gagner les collines d’en face, et que les hirondelles qui le rasent de l’aile n’ont qu’à percher dessus. À vrai dire il leur arrive parfois de plonger au-dessous de la ligne, il semble par méprise, et de se voir désabusées. Si vous regardez par-dessus l’étang vers l’ouest, vous êtes obligé d’employer les deux mains pour vous défendre les yeux du soleil réfléchi aussi bien que du vrai, car ils sont également éclatants ; et si, entre les deux, vous inspectez scrupuleusement sa surface, elle est, à la lettre, aussi lisse que du cristal, sauf où les insectes patineurs, éparpillés sur toute son étendue à intervalles égaux, produisent sur elle, par leurs mouvements dans le soleil, le plus beau scintillement imaginable ; sauf aussi peut-être où un canard se nettoie la plume ; sauf enfin où, comme je l’ai dit, une hirondelle la rase à la toucher. Il se peut qu’au loin un poisson décrive un arc de trois ou quatre pieds dans l’air, ce qui produit un brillant éclair où il émerge et un autre où il frappe l’eau ; parfois se révèle tout entier l’arc d’argent ; ou bien est-ce par-ci par-là flottant à sa surface quelque duvet de chardon, que visent les poissons, la ridant encore de leur élan. Il ressemble à du verre fondu refroidi mais non durci, et les quelques molécules en lui sont pures et belles, comme les imperfections dans le verre. Vous pouvez souvent surprendre une eau plus polie encore et plus sombre, séparée du reste comme par un invisible fil d’araignée, chaîne de garde des naïades, et qui dessus repose. D’un sommet de colline, il vous est loisible de voir un poisson sauter presque n’importe où ; car il n’est brocheton ni vairon cueillant un insecte à cette surface polie, qui ne dérange manifestement l’équilibre du lac entier. Étonnant le soin avec lequel ce simple fait est annoncé, – ce meurtre de piscine se saura, – et de mon lointain perchoir je distingue les ondulations circulaires lorsqu’elles ont une demi-douzaine de verges de diamètre. Vous pouvez surprendre jusqu’à une punaise d’eau (Gyrinus) en progrès de marche continue sur la surface polie à un quart de mille ; car elles sillonnent l’eau légèrement, produisant une ride visible que limitent deux lignes divergentes, alors que les insectes patineurs glissent sur lui sans le rider de façon perceptible. Lorsque la surface est fort agitée, plus de patineurs ni de punaises, mais évidemment les jours de calme, ils quittent leurs havres et s’éloignent du rivage en glissant à l’aventure par courts soubresauts jusqu’à ce qu’ils la couvrent en entier. C’est une occupation calmante, par un de ces beaux jours d’automne, quand toute la chaleur du soleil s’apprécie pleinement, de prendre pour siège une souche d’arbre sur quelque hauteur comme celle-ci, l’étang sous les yeux, et d’étudier les cercles de rides qui s’inscrivent sans cesse sur sa surface autrement invisible parmi le ciel et les arbres réfléchis. Sur cette grande étendue pas un trouble qui aussitôt doucement ne s’atténue et s’apaise, comme dans le vase d’eau ébranlé les cercles tremblants en quête de ses bords pour tout retrouver son égalité. Pas un poisson ne peut sauter plus qu’un insecte tomber sur l’étang sans que la nouvelle s’en répande en rides élargissant leurs cercles, en lignes de beauté, comme qui dirait le constant affleurement de sa fontaine, la douce pulsation de sa vie, le soulèvement de son sein. Les frissons de joie ne se distinguent pas des frissons de douleur. Que paisibles les phénomènes du lac ! De nouveau brillent les œuvres de l’homme comme au printemps – que dis-je, pas une feuille, une brindille, une pierre, une toile d’araignée, qui n’étincelle alors au milieu de l’après-midi, comme lorsque la rosée les recouvre par un matin de printemps. Pas un mouvement d’aviron ou d’insecte qui ne se traduise par un soudain éclair ; et si l’aviron tombe, que délicieux l’écho !

En tel jour, de septembre ou d’octobre, Walden est un parfait miroir de forêt, serti tout autour de pierres aussi précieuses à mes yeux que si elles fussent moindres ou de plus de prix. Rien d’aussi beau, d’aussi pur, et en même temps d’aussi large qu’un lac, peut-être, ne repose sur la surface de la terre. De l’eau ciel. Il ne réclame point de barrière. Les nations viennent et s’en vont sans le souiller. C’est un miroir que nulle pierre ne peut fêler, dont le vif-argent jamais ne se dissipera, dont sans cesse la Nature ravive le doré ; ni orages, ni poussière, ne sauraient ternir sa surface toujours fraîche – un miroir dans lequel sombre toute impureté à lui présentée, que balaie et époussette la brosse brumeuse du soleil – voici l’essuie-meubles léger – qui ne retient nul souffle sur lui exhalé, mais envoie le sien flotter en nuages tout au-dessus de sa surface, et se faire réfléchir encore sur son sein.

Un champ d’eau trahit l’esprit qui est dans l’air. Sans cesse il reçoit d’en haut vie nouvelle et mouvement. Par sa nature il est intermédiaire entre la terre et le ciel. Sur terre ondoient seuls l’herbe et les arbres, alors que l’eau est elle-même ridée par le vent. Je vois aux raies, aux bluettes de lumière, où la brise s’élance à travers lui. Il est remarquable de pouvoir abaisser les yeux sur sa surface. Peut-être finirons-nous par abaisser ainsi nos regards sur la surface de l’air, et par observer où un esprit plus subtil encore le parcourt ?

Les insectes patineurs et les punaises d’eau finalement disparaissent dans la seconde quinzaine d’octobre, quand surviennent les gelées sérieuses ; et alors aussi bien qu’en novembre, d’ordinaire, les jours de calme, il n’est absolument rien pour rider son étendue. Un après-midi de novembre, dans le calme qui succédait à une tempête de pluie de plusieurs jours, alors que le ciel était encore tout couvert et l’air rempli de vapeur, j’observai que l’étang se montrait étrangement poli, au point qu’il était difficile de distinguer sa surface ; quoiqu’il réfléchît non plus les teintes brillantes d’octobre, mais les sombres couleurs de novembre, des collines environnantes. J’avais beau passer dessus aussi doucement que possible, les légères ondulations produites par mon bateau s’étendaient presque aussi loin que mon regard pouvait porter, et donnaient aux images un aspect froncé. Mais en promenant les yeux sur le miroir, j’aperçus à quelque distance çà et là une faible lueur, comme si des insectes patineurs échappés aux gelées s’y étaient rassemblés, à moins peut-être que la surface, à cause d’un tel poli, ne révélât l’emplacement où du fond sourdait une fontaine. Ramant doucement jusqu’à l’un de ces endroits, je fus surpris de me trouver entouré de myriades de petites perches, de cinq pouces environ de long, d’un beau bronze dans l’eau verte, en train de s’ébattre là, qui montaient sans cesse à la surface et la ridaient, parfois y laissaient des bulles. Dans cette eau si transparente et qu’on eût dite sans fond, réfléchissant les nuées, il me parut que je flottais en ballon dans l’air, et leur nage me fit l’effet d’une sorte de vol ou voltigement, comme d’une troupe compacte d’oiseaux en train de passer juste au-dessous de mon niveau à droite ou à gauche, leurs nageoires, telles des ailes, tendues tour autour d’eux. Il y en avait de nombreux bancs dans l’étang, apparemment utilisant les courtes heures qui séparaient de celles où l’hiver tirerait un volet de glace au-dessus de leur grande lucarne, parfois donnant l’illusion du toucher, là, de la brise ou de la chute de quelques gouttes de pluie. M’en étant approché sans soin et les ayant alarmées, elles fouettèrent soudain de la queue l’eau, qu’elles firent bouillonner, comme si on l’eût frappée d’une branche touffue, et prirent aussitôt refuge dans les profondeurs. À la fin le vent s’éleva, la brume épaissit, les vagues se mirent à courir, et la perche sauta beaucoup plus haut qu’auparavant, à demi hors de l’eau, cent points noirs, de trois pouces de long, tout ensemble, au-dessus de la surface. Il n’est pas jusqu’au cinq décembre, une année, que je n’aie vu cette surface présenter quelques rides, sur quoi pensant qu’il allait incontinent pleuvoir à verse, l’air étant chargé de vapeur, je me hâtai de me mettre aux avirons et de nager pour rentrer ; déjà la pluie semblait augmenter rapidement, quoique je n’en sentisse nulle sur la joue, et j’entrevoyais un bain sérieux. Mais tout à coup les rides cessèrent, attendu que c’était la perche qui les produisait, la perche que le bruit de mes avirons avait fait fuir dans les profondeurs, et je vis leurs bancs en train de disparaître confusément ; ainsi, tout compte fait, passai-je un après-midi sec.

Un vieillard qui, il y a quelque soixante ans, fréquentait cet étang alors noir de forêts environnantes, me raconte qu’en ce temps-là il lui arriva de le voir grouillant de canards et autre gibier d’eau, qu’en outre nombre d’aigles le hantaient. Il venait ici en partie de pêche, et se servait d’une vieille pirogue qu’il trouva sur la rive. Faite de deux billes de pin du nord creusées et clouées côte à côte, elle était coupée en carré aux deux bouts. Très grossière elle dura un grand nombre d’années avant de s’engager d’eau pour peut-être couler au fond. Il ne sut pas à qui elle était ; elle appartenait à l’étang. Il avait coutume de fabriquer un câble pour son ancre à l’aide de rubans d’écorce d’« hickory » liés ensemble. Un vieillard, un potier, qui habitait près de l’étang avant la Révolution[12], lui raconta une fois qu’il y avait un coffre de fer au fond et qu’il l’avait vu. Ce coffre s’en venait parfois flotter jusqu’à la rive ; mais faisiez-vous mine de vous diriger vers lui, qu’il rentrait en eau profonde et disparaissait. Il me plut d’entendre parler de la vieille pirogue en billes de pin, qui prit la place d’une indienne de la même matière mais de construction plus gracieuse, et peut-être avait tout d’abord compté parmi les arbres de la berge, puis était pour ainsi dire tombée dans l’eau afin d’y flotter pendant une génération, vaisseau tout indiqué du lac. Je me rappelle que lorsqu’au début je plongeai le regard dans ces profondeurs, on y pouvait voir confusément nombre de gros troncs reposer sur le fond, lesquels avaient été soit renversés là par le vent jadis, soit laissés sur la glace à la dernière coupe, quand le bois était à meilleur compte ; mais voici qu’ils ont pour la plupart disparu.

Lorsque je commençai à pagayer sur Walden, il était de toutes parts environné d’épais et majestueux bois de pins et de chênes, et en quelques-unes de ses criques des vignes avaient escaladé les arbres voisins de l’eau pour former des berceaux sous lesquels un bateau pouvait passer. Les collines qui forment ses rives sont si escarpées, et si hauts alors étaient les bois qui les couvraient, que de l’extrémité ouest abaissiez-vous les yeux il prenait l’aspect d’un amphithéâtre destiné à quelque spectacle sylvestre. J’ai passé bien des heures, alors que j’étais plus jeune, à flotter à sa surface au gré du zéphyr, après avoir pagayé jusqu’au centre, étendu sur le dos en travers des bancs du bateau, par quelque après-midi d’été, rêvant les yeux ouverts, jusqu’à ce que le bateau touchant le sable, cela me réveillât, et je me redressasse pour voir sur quel rivage mes destins m’avaient poussé – jours où la paresse était la plus attrayante, la plus productive industrie. Mainte matinée me suis-je échappé, préférant employer ainsi la plus estimée partie du jour ; car j’étais riche, sinon d’argent, du moins d’heures ensoleillées comme de jours d’été, et les dépensais sans compter ; ni ne regretté-je de ne pas en avoir gaspillé davantage dans l’atelier ou dans la chaire du professeur. Mais depuis que j’ai quitté ces rives, la hache en a accru encore la solitude, et voici que pour bien des années il n’est plus de promenades sous les hauts arceaux du bois, avec de temps à autre des échappées de vue sur l’eau. Ma Muse peut être excusée de se taire désormais. Comment espérer des oiseaux qu’ils chantent si leurs bocages sont abattus ?

Maintenant c’en est fini des troncs d’arbres du fond, de la vieille pirogue en billes de pin, des sombres bois environnants, et les gens du village, qui savent à peine où il est situé, au lieu d’aller à l’étang se baigner et boire, songent à en amener l’eau, qui devrait être pour le moins aussi sacrée que celle du Gange, jusqu’au village par un tuyau, pour s’en servir à laver la vaisselle ! – à bénéficier de leur Walden d’un tour de robinet ou d’un coup de piston ! Ce diabolique Cheval de Fer, dont le hennissement déchirant s’entend d’un bout de la commune à l’autre, a troublé de son sabot la Fontaine Bouillonnante, et c’est lui qui a brouté à blanc les bois de la rive de Walden ; ce Cheval de Troie, avec son millier d’hommes dans le ventre, introduit par les mercenaires grecs ! Où donc le champion du pays, le Moore du Hall des Moores[13], pour aller l’affronter dans la Grande Tranchée et plonger une lance vengeresse entre les côtes de la peste bouffie ?

Néanmoins, de tous les personnages que j’ai connus, Walden est-il peut-être celui qui porte le mieux, et le mieux conserve, sa pureté. Bien des hommes lui ont été comparés, mais il en est peu qui méritent cet honneur. Quoique les bûcherons aient mis à nu d’abord cette rive, puis cette autre, et que les Irlandais aient bâti à proximité de lui leurs étables à porcs, que le chemin de fer ait violé sa frontière, et que les hommes de la glace l’aient un jour écumé, il demeure, lui, immuable, telle eau sur laquelle tombèrent les yeux de ma jeunesse ; tout le changement est en moi. Pas une ride ne lui est restée de tous ses froncements. Il est éternellement jeune, et je peux comme au temps jadis m’arrêter pour voir une hirondelle plonger afin apparemment de cueillir un insecte à sa surface. C’est une chose qui ce soir m’a encore frappé, comme si je ne la voyais se répéter presque chaque jour depuis plus de vingt ans. – Hé quoi, voici Walden, ce lac sauvage que je découvris il y a tant d’années ; où l’on abattit une forêt l’hiver dernier, une autre surgit aussi vigoureuse que jamais près de sa rive ; la même pensée jaillit à sa surface, qui était la pensée d’alors ; c’est la même joie, le même bonheur liquides pour lui-même et son Créateur, oui, et il se peut, pour moi. C’est l’ouvrage sûrement d’un brave homme, en qui jamais il n’y eut de fraude[14]. De sa main il arrondit cette eau, l’approfondit et la clarifia en sa pensée, pour dans son testament la léguer à Concord. Je vois au visage de Walden, que Walden est visité de la même réflexion ; et je peux presque dire : Walden, est-ce toi ?

Non, ce n’est pas un rêve,
Pour l’appoint d’une brève ;
Je ne peux approcher plus de Dieu ni du Ciel
Qu’en vivant contre Walden.
C’est moi sa rive de pierre,
Moi, la brise qui l’effleure ;
Dans le creux de ma main
Sable et eau je le tiens,
Et sa plus profonde retraite
De ma pensée est le faîte.

Les wagons ne s’attardent jamais à le regarder ; toutefois j’imagine que les mécaniciens, les chauffeurs et les garde-frein, et ces voyageurs qui, pourvus d’un abonnement, le voient à maintes reprises, doivent à sa vue d’être meilleurs. Le mécanicien n’oublie pas, le soir, ou sa nature n’oublie pas, qu’une fois au moins dans la journée il a eu cette vision de sérénité et de pureté. Le vît-on simplement une fois, qu’il aide cependant à laver de l’esprit State Street[15] et la suie de la machine. On propose de l’appeler « La Goutte de Dieu ».

J’ai dit que Walden n’a ni canal d’entrée ni canal de sortie visibles, mais il est d’une part relié au loin et indirectement à l’étang de Flint, qui est plus élevé, par un chapelet de petits étangs venant de ces parages, d’autre part directement et manifestement à la rivière de Concord, qui est plus bas, par un chapelet semblable d’étangs à travers lequel, en une autre période géologique, il se peut qu’il ait coulé, et par lequel un petit dragage, dont Dieu nous préserve ! suffirait pour le faire recouler. Si en vivant de la sorte discret et austère, comme un ermite dans les bois, des siècles et des siècles, il a acquis cette pureté merveilleuse, qui donc ne regretterait que les eaux comparativement impures de l’Étang de Flint se mêlent à lui, ou que lui-même aille jamais perdre sa suavité dans les eaux de l’océan ?


L’Étang de Flint, ou Étang Sableux, en Lincoln, notre plus grand lac et mer intérieure, repose à un mille environ est de Walden. Il est beaucoup plus grand, passant pour contenir cent quatre-vingt-dix-sept acres, et plus poissonneux ; mais il est peu profond en comparaison, et sa pureté n’a rien de remarquable. Une promenade par les bois jusque-là était souvent ma récréation. Cela en valait la peine, quand ce n’eût été que pour sentir le vent vous souffler franchement sur la joue et pour voir les vagues courir, qui vous rappelaient la vie du marin. J’y allais ramasser des châtaignes en automne, les jours de vent, où elles tombaient dans l’eau qui les rejetait à mes pieds ; et un jour que je me frayais ma route le long de ses bords couverts de roseaux, la face fouettée de fraîche écume, je rencontrai l’épave vermoulue d’un bateau, les flancs partis, et sans guère plus que l’empreinte de son fond plat laissée parmi les roseaux ; toutefois le modèle en restait-il nettement défini, tel une grande feuille de nénuphar avec ses nervures. C’était une épave tout aussi émouvante qu’on la saurait imaginer sur le rivage de la mer, et qui portait tout autant sa morale. C’est aujourd’hui simple terreau et rive d’étang que rien ne distingue, à travers quoi roseaux et iris ont poussé. J’aimais à admirer les rides laissées sur le fond de sable, à l’extrémité nord de cet étang, et que la pression de l’eau avait rendues fermes et dures sous le pied du pataugeur, ainsi que les roseaux qui poussaient en file indienne, en lignes ondoyantes, correspondant à ces rides, rang derrière rang, comme si ce fussent les vagues qui les eussent plantés. Là aussi j’ai trouvé, en quantités considérables, d’étranges pelotes, composées en apparence d’herbes fines ou fines racines, d’ériocaule peut-être, d’un demi-pouce à quatre pouces de diamètre et parfaitement sphériques. Elles vont et viennent sur les hauts-fonds de sable, et se trouvent parfois rejetées sur la rive. Elles sont tout herbe ou pourvues d’un peu de sable au milieu. Au premier abord on les dirait façonnées par l’action des vagues, comme un galet ; les plus petites elles-mêmes sont faites d’éléments tout aussi grossiers, d’un demi-pouce de long. Elles ne se produisent qu’à une seule saison de l’année. D’ailleurs, les vagues, j’imagine, construisent moins qu’elles n’usent une matière qui a déjà acquis de la consistance. Ces boules, une fois sèches, conservent leur forme durant un temps indéfini.

L’Étang de Flint ! Telle est la pauvreté de notre nomenclature. De quel droit l’immonde et stupide fermier, qui a dénudé sans pitié les bords de cette eau d’azur où sa ferme aboutissait, lui a-t-il donné son nom ? Quelque skin-flint (fesse-mathieu), qui aimait mieux la surface réfléchissante d’un dollar, ou un sou bien luisant, dans lequel mirer sa propre face endurcie ; pour qui il n’était pas jusqu’aux canards sauvages venus là se poser qui ne fussent des intrus ; les doigts changés en serres crochues et cornées par la longue habitude de saisir en harpie ; – aussi n’en est-ce pas le nom pour moi. Je ne vais pas là pour voir cet homme ni entendre parler de lui ; lui qui jamais ne le vit, jamais ne s’y baigna, jamais ne l’aima, jamais ne le protégea, plus que ne trouva une bonne parole à en dire, ni ne remercia Dieu de l’avoir fait. Qu’on donne à l’étang plutôt le nom des poissons qui nagent dedans, des oiseaux ou quadrupèdes sauvages qui le fréquentent, des fleurs sauvages qui croissent sur ses rives, ou de quelque homme ou enfant sauvage dont le fil de l’histoire soit tissé avec le sien ; non pas de celui qui ne pouvait montrer d’autre titre à sa possession que l’acte à lui donné par un voisin ou une législature de même âme – de celui qui ne pensait qu’à sa valeur pécuniaire et dont la présence peut-être porta malheur à toute la rive ; qui pompa la terre tout autour, et en eût volontiers pompé dedans les eaux ; qui regrettait seulement que ce ne fût pas foin anglais ou marais à canneberges – il n’y avait, parbleu, rien à ses yeux pour le racheter –, et l’eût desséché et vendu pour la vase qui était au fond. Il ne faisait pas tourner son moulin, et ce n’était nul privilège sien de le contempler. Non, je ne respecte pas les travaux, la ferme de cet homme, où il n’est rien qui ne soit coté à son prix, de cet homme qui porterait le paysage, porterait son Dieu, au marché, s’il pouvait en tirer quelque chose ; qui va au marché, oui-da, en quête de son dieu ; sur la ferme de qui rien ne croît en liberté, dont les champs ne portent pour récolte, les prés pour fleurs, les arbres pour fruits, que des dollars ; qui n’aime pas d’amour la beauté de ses fruits, et pour qui ces fruits ne sont mûrs qu’une fois convertis en dollars. Donnez-moi la pauvreté qui jouit de la véritable opulence. Les fermiers à mes yeux ne sont respectables et intéressants qu’autant qu’ils sont tristes, – de tristes fermiers. Une ferme modèle ! où la maison se tient comme un champignon dans un tas de fumier, chambres pour hommes, chevaux, bœufs et pourceaux, propres et non, toutes contiguës l’une à l’autre ! Approvisionnée en hommes ! Un grand lieu de graillon, odorant l’engrais et le petit-lait ! Sous un imposant état de culture, engraissé de cœurs et de cerveaux d’hommes ! Comme s’il vous fallait faire pousser vos pommes de terre dans le cimetière ! Telle est une ferme modèle.

Non, non ; s’il faut aux plus belles lignes du paysage se voir donner des noms qui rappellent les hommes, que ce ne soient que ceux des hommes les plus nobles, les plus dignes. Que nos lacs reçoivent des noms au moins aussi conformes que la mer Icarienne, où « retentit encore le rivage » d’une « vaillante tentative ».


L’Étang de l’Oie, de peu d’étendue, est situé sur ma route lorsque je vais à celui de Flint ; Fair-Haven, débordement de la Rivière de Concord, dit d’une contenance de quelque soixante-dix acres, est à un mille au sud-ouest ; et l’Étang Blanc, de quarante acres environ, est à un mille et demi au-delà de Fair-Haven. C’est ma région des lacs. Ceux-ci, avec la rivière de Concord, sont mes privilèges d’eau ; et nuit et jour, d’un bout de l’année à l’autre, ces eaux-là moudent tel grain que je leur porte.

Depuis que les bûcherons, et le chemin de fer, et moi-même avons profané Walden, peut-être le plus attrayant, sinon le plus beau, de tous nos lacs, la perle des bois, est-il l’Étang Blanc ; – un pauvre nom venu de sa fréquente répétition, dérivé soit de la pureté remarquable de ses eaux, soit de la couleur de ses sables. À cet égard comme à d’autres, toutefois, c’est un jumeau plus petit de Walden. Ils se ressemblent tellement qu’on les dirait devoir se relier sous terre. Il a la même rive pierreuse, et ses eaux sont de la même teinte. Comme pour Walden, par un jour accablant de canicule, si l’on regarde de haut à travers les bois quelqu’une de ses baies, lesquelles ne sont pas si profondes qu’elles ne se teintent du reflet de leur fond, ses eaux sont d’un vert bleuâtre et brumeux ou glauques. Il y a nombre d’années j’allais là ramasser le sable par charretées, pour faire du papier verré, et j’ai continué depuis à lui rendre visite. Quelqu’un qui le fréquente, propose de l’appeler le lac Viride. Peut-être pourrait-on l’appeler le lac du Pin-Rouge, à cause du fait suivant. Il y a une quinzaine d’années on pouvait voir le sommet d’un pitchpin, du genre appelé par ici pin rouge, quoique ce ne soit pas une espèce distincte, émerger de la surface en eau profonde, à pas mal de verges de la rive. Certains allèrent jusqu’à supposer que l’étang avait baissé, et que c’était un reste de la forêt primitive qui jadis se dressait là. Je découvre que déjà en 1792, dans une Description Topographique de la Ville de Concord, par l’un de ses citoyens, dans les Collections de la Société Historique du Massachusetts, l’auteur, après avoir parlé de l’Étang de Walden et de l’Étang Blanc ajoute : « Au milieu de ce dernier on peut voir, lorsque l’eau est très basse, un arbre qu’on dirait avoir poussé sur le lieu où maintenant il se dresse, quoique les racines en soient à cinquante pieds au-dessous de la surface de l’eau ; la cime de cet arbre est cassée, et à cet endroit mesure quatorze pouces de diamètre. » Au printemps de 49, je causais avec le plus proche voisin de l’étang à Sudbury, lequel me raconta que c’était lui qui avait enlevé cet arbre dix ou quinze années auparavant. Autant qu’il pouvait s’en souvenir, l’arbre se trouvait à douze ou quinze verges de la rive, où l’eau avait de trente à quarante pieds de profondeur. C’était en hiver, et il avait passé la matinée à enlever de la glace ; or, il avait résolu que dans l’après-midi, avec l’aide de ses voisins, il arracherait le vieux pin rouge. Il ouvrit à la scie dans la glace un canal allant vers la rive, et avec des bœufs amena l’arbre à flotter renversé tout le long pour ensuite le remonter sur la glace ; mais il n’était pas encore allé bien loin dans son travail qu’à sa surprise il découvrit que l’arbre se présentait par le bout qu’il ne fallait pas, le tronçon des branches dirigé de haut en bas, et le petit bout solidement fixé dans le fond de sable. C’était un arbre d’environ un pied de diamètre au gros bout, ce qui avait donné à notre homme l’espoir d’en tirer quelque chose à la scie, mais il était si pourri qu’il ne put convenir qu’à faire du feu, et encore. Il lui en restait sous son hangar. On voyait au gros bout des traces de haches et de piverts. Selon lui, ce pouvait avoir été un arbre mort de la rive, finalement poussé par le vent dans l’étang, et qui, la cime une fois engagée d’eau, alors que le gros bout restait sec et léger, s’en était allé à la dérive couler la tête en bas. Son père, âgé de quatre-vingts ans, ne pouvait se rappeler ne pas l’avoir vu là. Plusieurs belles et grosses billes sont encore visibles au fond, où, à cause de l’ondulation de la surface, on les prendrait pour de monstrueux serpents d’eau en mouvement.

Rare fut le bateau qui profana cet étang, attendu qu’il ne renferme guère de quoi tenter le pêcheur. Au lieu du nénuphar blanc, qui requiert de la vase, ou du vulgaire jonc odorant, c’est l’iris bleu (Iris versicolor), qui pousse clairsemé dans l’eau pure, et s’élève du fond pierreux tout autour de la rive, où il se voit, en juin, visité par les oiseaux-mouches, et la couleur de ses glaives bleuâtres comme de ses fleurs, surtout leurs reflets, se marient étrangement à l’eau glauque.

L’Étang Blanc et Walden sont de grands cristaux à la surface de la terre, des Lacs de Lumière. Fussent-ils congelés de façon permanente, et assez petits pour qu’on s’en saisisse, qu’ils se verraient sans doute emportés par des esclaves, telles des pierres précieuses, pour aller adorner les têtes d’empereurs ; mais liquides et spacieux, et à nous comme à nos successeurs pour toujours assurés, nous n’en faisons point cas, et courons après le diamant de Koh-i-noor. Ils sont trop purs pour avoir une valeur marchande, ils ne renferment pas de fumier. Combien plus beaux que nos existences, combien plus transparents que nos personnages ! D’eux nous n’apprîmes jamais la bassesse. Combien plus légitimes que la mare devant la porte du fermier, dans laquelle nagent ses canards ! Ici viennent les beaux et propres canards sauvages. La Nature n’a pas un hôte humain pour l’apprécier. Les oiseaux avec leur plumage et leurs chants sont en harmonie avec les fleurs, mais où le jeune homme, où la jeune fille, pour concourir à la sauvage et luxuriante beauté de la Nature ? C’est surtout seule qu’elle est florissante, loin des villes où ils résident. Parler du ciel ! vous déshonorez la terre.

  1. Milton, Lycidas.
  2. Il y a ici jeu de mots : See no bites, se dit des pêcheurs qui n’ont pas vu le poisson mordre.
  3. Petit village au sud de Concord.
  4. Mélange de poisson et de biscuits.
  5. Assemblée.
  6. Le glacier qui au cours de la période glaciaire apporta là ces pierres.
  7. Ville du comté d’Essex, en Angleterre.
  8. Emmuré.
  9. 18°ou 21°centigrades.
  10. 5°centigrades.
  11. 7° centigrades.
  12. La guerre de l’Indépendance.
  13. Allusion à une vieille ballade anglaise.
  14. Jean, ch. I, v. 49.
  15. La rue des banquiers et des agents de change de Boston.