Walden ou la vie dans les bois/Fabulet/10

Traduction par Louis Fabulet.
Éditions de la Nouvelle revue française (p. 169-175).

LA FERME BAKER


Parfois mes pas me portaient soit aux bouquets de pins, dressés comme des temples, ou des escadres en mer, toutes voiles dehors, leurs rameaux ondoyant où se jouait la lumière, si veloutés, si verts, si ombreux, que les Druides eussent délaissé leurs chênes pour adorer en eux ; soit au bois de cèdres[1] passé l’Étang de Flint, où les arbres couverts de baies bleues givrées, poussant toujours plus haut leur flèche, sont dignes de se dresser devant le Valhalla, et le genévrier rampant couvre le sol de festons chargés de fruits ; soit aux marais où l’usnée se suspend en guirlandes aux sapins noirs, et les « chaises de crapaud »[2], tables rondes des dieux des marais, couvrent le sol, pour d’autres et plus beaux champignons adorner les troncs d’arbres, tels des papillons, tels des coquillages, bigorneaux végétaux ; où croissent le rhododendron et le cornouiller, où brille la baie rouge du marseau comme des yeux de lutins, où le celastrus grimpant sillonne et broie en ses replis les bois les plus durs, et où par leur beauté les baies du houx sauvage[3] font au spectateur oublier son foyer, où il est ébloui, tenté, par d’autres fruits sauvages, innommés, défendus, trop dorés pour le palais des mortels. Au lieu d’aller voir quelque savant, je rendais mainte visite à certains arbres d’espèces rares en ce voisinage, debout tout là-bas au centre d’un herbage, au cœur d’un bois, d’un marais, au sommet d’une colline ; tels le bouleau noir dont nous possédons quelques beaux spécimens de deux pieds de diamètre ; son cousin le bouleau jaune, à l’habit d’or flottant, parfumé comme le premier ; le hêtre au tronc si pur et joliment peint de lichen, parfait en tous ses détails, dont, à l’exception de quelques spécimens dispersés, je ne connais qu’un seul petit groupe d’arbres de bonne taille laissé sur le territoire de la commune, et que certains supposent avoir été semés par les pigeons que jadis près de là on appâtait avec des faines, il vaut la peine de voir la fibre d’argent étinceler si vous fendez ce bois ; le tilleul ; le charme ; le celtis occidentalis, ou faux ormeau, dont nous ne possédons qu’un spécimen de belle venue, le mât plus élevé de quelque pin, un arbre à bardeaux, ou un sapin du Canada plus parfait que d’ordinaire, dressé à l’instar d’une pagode au milieu des bois ; et maints autres que je pourrais mentionner. C’étaient les temples visités par moi hiver comme été.

Une fois il m’arriva de me tenir juste dans l’arc-boutant d’un arc-en-ciel, lequel remplissait la couche inférieure de l’atmosphère, teintant l’herbe et les feuilles alentour, et m’éblouissant comme si j’eusse regardé à travers un cristal de couleur. C’était un lac de lumière arc-en-ciel, dans lequel, l’espace d’un instant, je vécus comme un dauphin. Eût-il duré plus longtemps qu’il eût pu teindre mes occupations et ma vie. Lorsque je marchais sur la chaussée du chemin de fer, je ne manquais jamais de m’émerveiller du halo de lumière qui entourait mon ombre, et volontiers m’imaginais être au rang des élus. Quelqu’un dont je reçus la visite me déclara que les ombres d’Irlandais marchant devant lui n’avaient pas de halo autour d’elles, que les indigènes seuls était l’objet de cette distinction. Benvenuto Cellini nous raconte dans ses mémoires, qu’après je ne sais plus quel rêve ou quelle vision terrible dont il fut l’objet au cours de son incarcération dans le château Saint-Ange, une lumière resplendissante apparut au-dessus de l’ombre de sa tête matin et soir, qu’il fût en Italie ou en France, lumière particulièrement apparente lorsque l’herbe était humide de rosée. Il s’agissait probablement du phénomène auquel j’ai fait allusion, et qui s’observe principalement le matin, mais aussi à d’autres heures, et même au clair de lune. Quoique constant on ne le remarque pas d’ordinaire, et dans le cas d’une imagination aussi sensible que celle de Cellini, c’en est assez pour fonder une superstition. En outre, il nous raconte qu’il le montra à fort peu de personnes. Mais ne sont-ils pas, en effet, l’objet d’une distinction, ceux qui ont conscience d’être le moins du monde observés ?

Je me mis en route un après-midi pour aller, à travers bois, pêcher à Fair-Haven, dans l’intention de corser mon maigre menu de légumes. Ma route était de passer par la Prairie Plaisante, dépendance de la Ferme Baker, cette retraite que, depuis, un poète[4] a célébrée en des vers qui débutent ainsi :

« Thy entry is a pleasant field,
Which some mossy fruit trees yield
Partly to a ruddy brook,
By gliding musquash undertook,
And mercurial trout,
Darting about.
 »[5]

J’avais songé à l’habiter avant d’aller à Walden. Je « chipai » les pommes et sautai le ruisseau, effarouchant rat et truite. C’était un de ces après-midi qui semblent indéfiniment longs devant vous, au cours duquel maints événements peuvent arriver, une large part de notre vie naturelle, bien qu’il fût à demi écoulé déjà lorsque je partis. Il survint en chemin une averse, qui m’obligea à me tenir une demi-heure sous un pin, amoncelant les branches au-dessus de ma tête, et nanti de mon mouchoir pour hangar ; et lorsque enfin j’eus jeté ma ligne par-dessus l’herbe à brocheton, debout dans l’eau jusqu’à mi-corps, je me trouvai soudain dans l’ombre d’un nuage, et le tonnerre se mit à gronder avec de tels accents que je ne pus faire d’autre que de l’écouter. Les dieux doivent être fiers, pensais-je, avec ces éclairs fourchus pour mettre en déroute un pauvre pêcheur désarmé ; aussi me hâtai-je en quête d’abri vers la plus prochaine hutte, laquelle à un demi-mille de toute espèce de route, mais d’autant plus près de l’étang, était depuis longtemps inhabitée :

« And here a poet builded,
  In the completed years,
For behold a trivial cabin
  That to destruction steers.
 »[6]

Tel le prétend la Muse. Mais là-dedans, je m’en aperçus, habitaient maintenant John Field, un Irlandais, et sa femme, avec plusieurs enfants, depuis le garçon à large face, qui aidait son père à l’ouvrage, et tout à l’heure arrivait de la tourbière en courant à ses côtés pour échapper à la pluie, jusqu’au petit enfant tout ridé, sibyllin, à tête en pain de sucre, qui était assis sur le genou de son père tout comme dans les palais des nobles, et du fond de sa demeure, lieu d’humidité et de famine, promenait curieusement ses regards sur l’étranger avec le privilège de l’enfance, ne sachant s’il n’était le dernier d’une noble lignée, l’espoir et le point de mire du monde, au lieu du pauvre marmot famélique de John Field. Nous restâmes là assis ensemble sous la partie du toit qui coulait le moins, pendant qu’au-dehors il pleuvait à verse et tonnait. Je m’étais assis là maintes fois jadis avant que ne fût construit le navire qui fit passer cette famille en Amérique. Honnête homme, laborieux, mais sans ressources, tel était évidemment John Field ; et sa femme – elle aussi était vaillante pour faire cuire l’un après l’autre tant de dîners dans les profondeurs de cet imposant fourneau ; avec sa face ronde et luisante, et sa poitrine nue, encore toute à la pensée d’améliorer un jour sa condition ; le balai ne lui quittant pas la main, sans effet nulle part apparent. Les poulets, qui de même ici s’étaient abrités de la pluie, arpentaient la pièce, tels des membres de la famille, trop humanisés, pensai-je, pour bien rôtir. Ils restaient là à me regarder dans le blanc des yeux ou becquetaient mon soulier de façon significative. Pendant ce temps mon hôte me raconta son histoire, combien dur il avait travaillé à « tourber » pour le compte d’un fermier du voisinage, retournant un marais à la pelle ou louchet à tourber pour dix dollars par acre et l’usage de la terre avec engrais pendant un an, et comme quoi son petit gars à large face travaillait de bon cœur tout le temps aux côtés de son père, sans se douter du triste marché qu’avait fait ce dernier. Je tentai de l’aider de mon expérience, lui disant qu’il était l’un de mes plus proches voisins, et que moi aussi qui venais ici pêcher et avais l’air d’un fainéant, gagnais ma vie tout comme lui ; que j’habitais une maison bien close, claire et propre, qui coûtait à peine plus que le loyer annuel auquel revient d’ordinaire une ruine comme la sienne ; et comment, s’il le voulait, il pourrait en un mois ou deux se bâtir un palais à lui ; que je ne consommais thé, café, beurre, lait, ni viande fraîche, et qu’ainsi je n’avais pas à travailler pour me les procurer ; d’un autre côté, que ne travaillant pas dur, je n’avais pas à manger dur, et qu’il ne m’en coûtait qu’une bagatelle pour me nourrir ; mais que lui, commençant par le thé, le café, le beurre, le lait et le bœuf, il avait à travailler dur pour les payer, et que lorsqu’il avait travaillé dur, il avait encore à manger dur pour réparer la dépense de son système ; qu’ainsi c’était bonnet blanc, blanc bonnet – ou, pour mieux dire, pas bonnet blanc, blanc bonnet du tout – attendu qu’il était de mauvaise humeur, et que par-dessus le marché il gaspillait sa vie ; cependant, il avait mis au compte de ses profits en venant en Amérique, qu’on pouvait ici se procurer thé, café, viande, chaque jour. Mais la seule vraie Amérique est le pays où vous êtes libre d’adopter le genre de vie qui peut vous permettre de vous en tirer sans tout cela, et où l’État ne cherche pas à vous contraindre au maintien de l’esclavage, de la guerre, et autres dépenses superflues qui directement ou indirectement résultent de l’usage de ces choses. Car à dessein lui parlai-je tout comme si ce fût un philosophe, ou s’il aspirât à le devenir. Je verrais avec plaisir tous les marais de la terre retourner à l’état sauvage, si c’était la conséquence, pour les hommes, d’un commencement de rachat. Un homme n’aura pas besoin d’étudier l’histoire pour découvrir ce qui convient le mieux à sa propre culture. Mais, hélas ! la culture d’un Irlandais est un ouvrage à entreprendre avec une sorte de « louchet à tourber » moral. Je lui dis que puisqu’il travaillait si dur à tourber, il lui fallait de grosses bottes et des vêtements solides, lesquels cependant ne tardaient pas à se salir et s’user ; alors que je portais des souliers légers et des vêtements minces, qui ne coûtent pas moitié autant, tout habillé comme un monsieur qu’il me crût être (ce qui, cependant, n’était pas le cas), et qu’en une heure ou deux, sans travail, et en manière de récréation, je pouvais, si je voulais, prendre autant de poisson qu’il m’en fallait pour deux jours, ou gagner assez d’argent pour me faire vivre une semaine. Si lui et sa famille voulaient vivre simplement, ils pourraient tous aller à la cueillette des myrtils pendant l’été pour leur plaisir. Sur quoi John poussa un soupir, et sa femme ouvrit de grands yeux en appuyant les poings aux hanches, et tous deux semblèrent se demander s’ils possédaient un capital suffisant pour entreprendre cette carrière-là, ou assez d’arithmétique pour réussir dedans. C’était pour eux « marcher à l’estime », et ils ne voyaient pas clairement la façon d’atteindre ainsi le port ; en conséquence, je suppose qu’ils prennent encore la vie bravement, à leur façon, face à face, y allant de la dent et de l’ongle, sans avoir l’art de fendre ses colonnes massives à l’aide d’un coin bien affilé, et d’en venir à bout en détail ; – croyant devoir s’y prendre avec elle rudement, comme il s’agit de manier un chardon. Mais ils luttent avec un écrasant désavantage, – vivant, John Field, hélas ! sans arithmétique, et manquant ainsi le but.

« Pêchez-vous quelquefois ? » demandai-je. « Oh, oui, je prends une friture de temps en temps, quand j’ai un moment de loisir ; de la bonne perche, que je prends. » « De quel appât vous servez-vous ? » « Je prends des vairons avec les vers ordinaires, et j’amorce la perche avec eux. » « Tu ferais bien d’y aller maintenant, John », déclara sa femme, le visage rayonnant et plein d’espoir ; mais John prit son temps.

L’averse était maintenant passée, et un arc-en-ciel au-dessus des bois de l’est promettait un beau soir ; aussi me retirai-je. Une fois dehors je demandai une tasse d’eau, espérant apercevoir le fond du puits, pour compléter mon inspection des lieux ; mais là, hélas ! rien qu’écueils et sables mouvants, corde rompue, d’ailleurs, et seau perdu sans retour. En attendant, le vaisseau culinaire voulu fut choisi, l’eau, en apparence, distillée, puis, après consultation et long délai, passée à celui qui avait soif, – sans toutefois qu’on permît à cette eau de rafraîchir plus que reposer. Tel gruau soutient ici la vie, pensai-je ; sur quoi fermant les yeux, et écartant les pailles au moyen d’un courant sous-marin adroitement dirigé, je bus à l’hospitalité vraie la plus cordiale gorgée que je pus. Je ne fais pas le dégoûté en tels cas, où il s’agit de montrer du savoir-vivre.

Comme je quittais le toit de l’Irlandais après la pluie, et dirigeais de nouveau mes pas vers l’étang, ma hâte à prendre du brocheton, en pataugeant dans des marais retirés, dans des fondrières et des trous de tourbière, dans des lieux désolés et sauvages, m’apparut un instant puérile, à moi qu’on avait envoyé à l’école et au collège ; mais comme je descendais au pas de course la colline vers l’ouest rougeoyant, l’arc-en-ciel par-dessus l’épaule, et dans l’oreille de légers bruits argentins apportés, à travers l’atmosphère purifiée, de je ne sais quels parages, mon Bon Génie sembla dire : « Va pêcher et chasser au loin jour sur jour, – plus loin, toujours plus loin – et repose-toi sans crainte au bord de tous les ruisseaux et à tous les foyers que tu voudras. Souviens-toi de ton Créateur pendant les jours de ta jeunesse[7]. Lève-toi libre de souci avant l’aube, et cherche l’aventure. Que midi te trouve près d’autres lacs, et la nuit te surprenne partout chez toi. Il n’est pas de champs plus grands que ceux-ci, pas de jeux plus dignes qu’on n’en peut jouer ici. Pousse sauvage selon ta nature, comme ces joncs et ces broussailles, qui jamais ne deviendront foin anglais. Que le tonnerre gronde ; qu’importe s’il menace de ruine les récoltes des fermiers ? Ce n’est pas sa mission vis-à-vis de toi. Prends abri sous le nuage, tandis qu’ils fuient vers charrettes et hangars. Fais qu’à toi nul vivant ne soit trafic, mais plaisir. Jouis de la terre, mais ne la possède pas. C’est par défaut de hardiesse et de foi que les hommes sont où ils sont, achetant et vendant, et passant leur vie comme des serfs. »

Ô Ferme de Baker !

« Landscape where the richest element
Is a little sunshine innocent. » …

« No one runs to revel
On thy rail-fenced lea. » …

« Debate with no man hast thou,
  With questions art never perplexed,
As tame at the first sight as now
  In thry plain russet gabardine dressed. » …

« Come ye who live,
And ye who hate,
Children of the Holy Dove,

  And Guy Faux[8] of the state,
And hang conspiracies
From the tough rafters of the tree ! »[9]

Docilement, à la nuit venue, les hommes rentrent seulement du champ ou de la rue proches, que hantent leurs échos domestiques, et leur vie languit à respirer et respirer encore sa propre haleine ; leurs ombres matin et soir atteignent plus loin que leurs pas journaliers. De loin devrions-nous rentrer, d’aventures et périls et découvertes chaque jour, riches d’une expérience et d’un caractère neufs.

Je n’avais pas atteint l’étang que sous je ne sais quelle fraîche impulsion John Field était sorti, les idées modifiées, lâchant le « tourbage » avant ce coucher de soleil-là. Or, lui, le pauvre homme, ne fit que déranger une paire de nageoires pendant que je prenais toute une belle brochette, et déclara que c’était bien là sa veine ; mais ayant, avec moi, changé de banc dans le bateau, voici qu’il vit la veine, elle aussi, changer de banc. Pauvre John Field ! – j’espère qu’il ne lira pas ces lignes, à moins qu’il ne doive en tirer profit, – qui songe à vivre dans ce pays primitif et neuf à la mode de quelque vieux pays dérivatif, et à prendre de la perche avec des vairons. Non que ce ne soit parfois un bon appât, je le concède. Avec son horizon bien à lui, tout pauvre homme qu’il est, né pour être pauvre, avec son héritage de pauvreté irlandaise ou de pauvre vie, sa grand-mère du temps d’Adam et ses façons tourbeuses, sans jamais devoir s’élever en ce monde, lui ni sa postérité, jusqu’à ce que leurs lourds pieds palmés d’échassiers de tourbières aient aux talons des talaires.

  1. Le cèdre ou genévrier de Virginie.
  2. Le pittoresque et la similitude du mot breton (Pays de Léon) pour champignon vénéneux m’a fait adopter ici la traduction littérale du mot anglais.
  3. Nemopanthus Mucronata.
  4. William Ellery Channing, ami de Thoreau.
  5. « L’entrée en est un champ plaisant,
    Que le pommier moussu partage
    Avec un ruisseau scintillant
    Pris à loyer par le rat qui s’y cache,
    Et la vive truite
    Qui darde et rentre vite. »

  6. William Ellery Channing.

        « Et ici un poète bâtit
          Au cours des années passées,
        Car voyez une vulgaire cabane
          En route vers la destruction. »
  7. L’Ecclésiaste, XII, 3.
  8. Guy Faux ou Fawkes (1570-1606), célèbre conspirateur, exécuté à Londres le 31 janvier 1606.

  9. William Ellery Channing.

    « Tableau dont le plus riche élément
    Est un petit soleil innocent. » …

    « Personne ne court s’ébattre
    Sur ta prairie enclose. » …

    « De querelle avec nul ne te prends ;
      De questions jamais ne te tourmente
    Docile dès l’abord autant que maintenant.
      Sous ton caban de simple bure. » …

    « Venez vous qui aimez,
      Et vous qui haïssez,
    Enfants de la Sainte Colombe,
    Et Guy Faux de l’État,
    Et pendez les conspirations
    Aux solides poutres des arbres ! »