PLANCHE VII.

Pyramide de Cholula[1].



Parmi ces essaims de peuples qui, depuis le septième jusqu’au douzième siècle de notre ère, parurent successivement sur le sol mexicain, on en compte cinq, les Toltèques, les Cicimèques, les Acolhues, les Tlascaltèques et les Aztèques, qui, malgré leurs divisions politiques, parloient la même langue, suivoient le même culte, et construisoient des édifices pyramidaux qu’ils regardoient comme des téocallis, c’est-à-dire, comme les maisons de leurs dieux. Ces édifices, quoique de dimensions très-différentes, avoient tous la même forme : c’étoient des pyramides à plusieurs assises, et dont les côtés suivoient exactement la direction du méridien et du parallèle du lieu. Le téocalli s’élevoit au milieu d’une vaste enceinte carrée et entourée d’un mur. Cette enceinte, que l’on peut comparer
Pyramide de Cholula.
au περίβοολος des Grecs, renfermoit des jardins, des fontaines, les habitations des prêtres, quelquefois même des magasins d’armes ; car chaque maison d’un dieu mexicain, comme l’ancien temple de Baal Berith, brûlé par Abimelech, étoit une place forte. Un grand escalier conduisoit à la cime de la pyramide tronquée. Au sommet de cette plate-forme se trouvoient une ou deux chapelles en forme de tour, qui renfermoient les idoles colossales de la divinité à laquelle le téocalli étoit dédié. Cette partie de l’édifice doit être regardée comme la plus essentielle ; c’est le ναός y ou plutôt le σεκός des temples grecs. C’est là aussi que les prêtres entretenoient le feu sacré. Par l’ordonnance particulière de l’édifice que nous venons d’indiquer, le sacrificateur pouvoit être vu d’une grande masse de peuple à la fois. On distinguoit de loin la procession des teopixqui, qui montoit ou descendit l’escalier de la pyramide. L’intérieur de l’édifice servoit à la sépulture des rois et des principaux personnages mexicains. Il est impossible de lire les descriptions qu’Hérodote et Diodore de Sicile nous ont laissées du temple de Jupiter Bélus, sans être frappé des traits de ressemblance qu’offroit ce monument babylonien avec les téocallis d’Anahuac.

Lorsque les Mexicains ou Aztèques, une des sept tribus des Anahuatlacs (peuple riverain), arrivèrent, l’an 1190, dans la région équinoxiale de la Nouvelle-Espagne, ils y trouvèrent déjà les monumens pyramidaux de Téotihuacan, de Cholula ou Cholollan, et de Papantla. Ils attribuèrent ces grandes constructions aux Toltèques, nation puissante et civilisée, qui habitoit le Mexique cinq cents ans plus tôt, qui se servoit de l’écriture hiéroglyphique, et qui avoit une année et une chronologie plus exactes que celles de la plupart des peuples de l’ancien continent. Les Aztèques ne savoient pas avec certitude si d’autres tribus avoient habité le pays d’Anahuac avant les Toltèques. En regardant ces maisons de Dieu de Téotihuacan et de Cholollan comme l’ouvrage de ce dernier peuple, ils leur assignoient la plus haute antiquité dont ils eussent l’idée : il seroit cependant possible qu’elles eussent été construises avant l’invasion des Toltèques, c’est-à-dire, avant l’année 648 de l’ère vulgaire. Ne nous étonnons pas que l’histoire d’aucun peuple américain ne commence avant le septième siècle, et que celle des Toltèques soit aussi incertaine que l’histoire des Pelasges et des Ausoniens. Un savant profond, M. Schlœzer, a prouvé jusqu’à l’évidence que l’histoire du nord de l’Europe ne remonte pas au delà du dixième siècle, époque à laquelle le plateau mexicain oiffroit déjà une civilisation bien plus avancée que le Danemarck, la Suède et la Russie.

Le téocalli de Mexico étoit dédié à Tezcatlipoca, la première des divinités aztèques après Téotl, qui est l’Être suprême et invisible, et à Huitzilopochtli, le dieu de la guerre : il fut construit par les Aztèques, sur le modèle des pyramides de Téotihuacan, seulement six ans avant la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Cette pyramide tronquée, appelée par Cortez le Temple principal, avoit à sa base quatre-vingt-dix-sept mètres de largeur, et à peu près cinquante-quatre mètres de hauteur. Il n’est pas surprenant qu’un édifice de ces dimensions ait pu être détruit peu d’années après le siège de Mexico : en Égypte, il reste à peine quelques vestiges des énormes pyramides qui s’élevoient au milieu des eaux du lac Mœris, et qu’Hérodote dit avoir été ornées de statues colossales : les pyramides de Porsenna, dont la description paroît un peu fabuleuse, et dont quatre, d’après Varron, avoient plus de quatre-vingts mètres de hauteur, ont également disparu en Étrurie[2].

Mais si les conquérans européens ont renversé les téocallis des Aztèques, ils n’ont pas réussi également à détruire des monumens plus anciens, ceux que l’on attribue à la nation toltèque. Nous allons donner une description succincte de ces monumens, remarquables par leur forme et leur grandeur.

Le groupe des pyramides de Téotihuacan se trouve dans la vallée de Mexico, à huit lieues de distance au nord-est de la capitale, dans une plaine qui porte le nom de Micoatl, ou de Chemin des morts. On y observe encore deux grandes pyramides[3] dédiées au soleil (Tonatiuh) et à la lune (Meztli), et entourées de plusieurs centaines de petites pyramides, qui forment des rues dirigées exactement du nord au sud et de l’est à l’ouet. Des deux grands téocallis, l’un a cinquante-cinq, l’autre quarante-quatre mètres d’élévatition perpendiculaire. La base du premier a deux cent huit mètres de long ; d’où il résulte que le Tonatiuh Yztaqual, d’après les mesures de M. Oteyza, faites en 1803, est plus élevé que le Mycerinus, ou la troisième des trois grandes pyramides de Djyzeh en Égypte, et que la longueur de sa base est à peu près celle du Céphren. Les petites pyramides qui entourent les grandes maisons de la lune et du soleil ont à peine neuf à dix mètres d’élévation : d’après la tradition des indigènes, elles servoient à la sépulture des chefs des tribus. Autour du Chéops et du Mycerinus en Égypte, on distingue aussi huit petites pyramides placées avec beaucoup de symétrie, et parallèlement aux faces des grandes. Les deux téocallis de Téotihuacan avoient quatre assises principales : chacune d’elles étoit subdivisée en petits gradins, dont on distingue encore les arêtes. Leur noyau est d’argile mêlée de petites pierres : il est revêtu d’un mur épais de tezontli ou amygladoïde poreuse. Cette constniclion rappelle une des pyramides égyptiennes de Sakharah, qui a six assises, et qui, d’après le récit de Pococke[4], est un amas de cailloux et de mortier jaune, revêtu par dehors de pierres brutes. À la cime des grands téocallis mexicains se trouvoient deux statues colossales du soleil et de la lune : elles étoient de pierre, et enduites de lames d’or ; ces lames furent enlevées par les soldats de Cortez. Lorsque l’évêque Zumaraga, religieux franciscain, entreprit de détruire tout ce qui avoit rapport au culte, à l’histoire et aux antiquités des peuples indigènes de l’Amérique, il fit aussi briser les idoles de la plaine de Micoatl. On y découvre encore les restes d’un escalier construit en grandes pierres de taille, et qui conduisoit anciennement à la plate-forme du téocalli.

À l’est du groupe des pyramides de Téotihuacan, en descendant la Cordillère vers le golfe du Mexique, dans une forêt épaisse appelée Tajin, s’élève la pyramide de Papantla : c’est le hasard qui l’a fait découvrir à des chasseurs espagnols, il n’y a pas trente ans ; car les Indiens se plaisent à cacher aux blancs tout ce qui est l’objet d’une antique vénération. La forme de ce téocalli, qui a eu six, peut-être même sept étages, est plus élancée que celle de tous les autres monumens de ce genre : sa hauteur est à peu près de dix-huit mètres, tandis que la longueur de sa base n’est que de vingt-cinq ; il est par conséquent presque de moitié plus bas que la pyramide de Caïus Cestius, à Rome, qui a trente-trois mètres de hauteur. Ce petit édifice est tout construit en pierres de taille d’une grandeur extraordinaire, et d’une coupe très-belle et très-régulière : trois escaliers mènent à sa cime ; le revêtement de ses assises est orné de sculptures hiéroglyphiques ; et de petites niches qui sont disposées avec beaucoup de symétrie : le nombre de ces niches paroît faire allusion aux trois cent dix-huit signes simples et composés des jours du Cempohualilhuitl, ou calendrier civil des Toltèques.

Le plus grand, le plus ancien et le plus célèbre de tous les monumens pyramidaux d’Anahuac, est le téocalli de Cholula. On l’appelle aujourd’hui la montagne faite à mains d’homme (monte hecho a mano). À le voir de loin, on seroit en effet tenté de le prendre pour une colline naturelle couverte de végétation. C’est dans son état de dégradation actuelle que cette pyramide est représentée sur la septième Planche.

Une vaste plaine, celle de la Puebla, est séparée de la vallée de Mexico par la chaîne de montagnes volcaniques qui se prolongent depuis le Popocatepetl, vers Rio Frio et le pic du Telapon[5]. Cette plaine fertile, mais dénuée d’arbres, est riche en souvenirs qui intéressent l’histoire mexicaine : elle renferme les chefs-lieux des trois républiques de Tlascalla, de Huexocingo et de Cholula, qui, malgré leurs dissensions continuelles, n’en résistoient pas moins au despotisme et à l’esprit d’usurpation des rois aztèques.

La petite ville de Cholula, que Cortez, dans ses lettres à l’empereur Charles-Quint, compare aux villes les plus populeuses de l’Espagne, compte aujourd’hui à peine seize mille habitans. La pyramide se trouve à l’est de la ville, sur le chemin qui mène de Cholula à la Puebla. Elle est très-bien conservée du côte de l’ouest, et c’est la face occidentale que présente la gravure que nous publions. La plaine de Cholula offre ce caractère de nudité qui est propre à des plateaux élevés de deux nulle deux cents mètres au-dessus du niveau de l’Océan : on distingue sur le premier plan quelques pieds d’agave et des dragonniers ; dans le lointain, on découvre la cime couverte de neige du volcan d’Orizaba, montagne colossale de cinq mille deux cent quatre-vingt-quinze mètres d’élévation absolue, et dont j’ai publié le dessin dans l’Atlas Mexicain Pl. xvii.

Le téocalli de Cholula à quatre assises, toutes d’une hauteur égale. Il paroît avoir été exactement orienté d’après les quatre points cardinaux ; mais comme les arêtes des assises ne sont pas très-distinctes, il est difficile de reconnaître leur direction primitive. Ce monument pyramidal a une base plus étendue que celle de tous les édifices du même genre trouvés dans l’ancien continent. Je l’ai mesuré avec soin, et je me suis assuré que sa hauteur perpendiculaire n’est que de cinquante-quatre mètres, mais que chaque côté de sa base a quatre cent trente-neuf mètres de longueur : Torquemada lui donne soixante-dix-sept ; Betancourt, Soixante-cinq ; Clavigero, soixante-un mètres de hauteur. Bernal Diaz del Castillo, simple soldat dans l’expédition de Cortez, s’amusa à comter les gradins des escaliers qui conduise soient à la plate-forme des téocallis : il en trouva cent quatorze au grand temple de Ténochtillan, cent dix-sept à celui du Tezcuco, et cent vingt à celui de Cholula. La base de la pyramide de Cholula est deux fois plus grande que celle du Chéops, mais sa hauteur excède de très-peu celle du Mycerinus. En comparant les dimensions de la maison du soleil, à Téotihuacan, avec celles de la pyramide de Cholula, on voit que le peuple qui construisit ces monumens remarquables avoit l’intention de leur donner la même hauteur, mais des bases dont la longueur seroit dans le rapport d’un à deux. Quant à la proportion entre la base et la hauteur, on la trouve très-différente dans les divers monumens. Dans les trois grandes pyramides de Djyzeh, les hauteurs sont aux bases comme 1 à 17/10 ; dans la pyramide de Papantla, chargée d’hiéroglyphes, ce rapport est comme 1 à 14/10 ; dans la grande pyramide de Téotihuacan, comme 1 à 37/10 ; eltdans celle de Cholula, comme 1 à 17/8. Ce dernier monument est construit en briques non cuites (xamilli), qui alternent avec des couches d’argile. Des Indiens de Cholula m’ont assuré que l’intérieur de la pyramide est creux, et que, lors du séjour de Cortez dans leur ville, leurs ancêtres y avoient caché un grand nombre de guerriers pour fondre inopinément sur les Espagnols : les matériaux dont ce téocalli est construit, et le silence des historiens de ce temps[6], rendent cette assertion très-peu probable.

On ne peut cependant pas révoquer en doute qu’il n’y eût, dans l’intérieur de cette pyramide, comme dans d’autres téocallis, des cavités considérables qui servoient à la sépulture des indigènes : une circonstance particulière les a fait découvrir. Il y a sept à huit ans qu’on a changé la route de Puebla à Mexico, qui passoit jadis au nord de la pyramide ; pour aligner cette route, on a percé la première assise, de sorte qu’un huitième en est resté isolé comme un monceau de briques. C’est en faisant cette percée qu’on a trouvé dans l’intérieur de la pyramide une maison carrée, construite en pierres, et soutenue par des poutres de cyprès chauve (cupressus disticha) : elle renfermoit deux cadavres, des idoles en basalte, et un grand nombre de vases vernissés et peints avec art. On ne se donna pas la peine de conserver ces objets ; mais on assure avoir vérifié avec soin que cette maison, couverte de briques et de couches d’argile, n’avoit aucune issue. En supposant que la pyramide fût construite, non par les Toltèques, premiers habitans de Cholula, mais par des prisonniers que les Cholulains avoient faits sur les peuples voisins, on pourroit croire que ces cadavres étoient ceux de quelques malheureux esclaves que l’on avoit fait périr à dessein dans l’intérieur du téocalli. Nous avons reconnu les restes de cette maison souterraine, et nous avons observé une disposition particulière des briques, tendant à diminuer la pression que le toit devoit éprouver. Comme les indigènes ne savoient pas faire de voûtes, ils plaçoient des briques très-larges horizontalement, de manière que celles de dessus dépassassent les inférieures : il en résultoit un assemblage par gradins, qui suppléoit en quelque sorte au cintre gothique, et dont on a aussi trouvé des vestiges dans plusieurs édifices égyptiens. Il seroit intéressant de creuser une galerie à travers le téocalli de Cholula, pour en examiner la construction intérieure, et il est étonnant que le désir de trouver des trésors cachés n’ait pas déjà fait tenter cette entreprise. Pendant mon voyage au Pérou, en visitant les vastes ruines de la ville de Chimù, près de Mansiche, je suis entré dans l’intérieur de la fameuse Huaca de Toledo, tombeau d’un prince péruvien, dans lequel Garci Gutièrez de Toledo découvrit, en perçant une galerie, en 1576, pour plus de cinq millions de francs en or massif, comme cela est prouvé par les livres de compte conservés à la mairie de Truxillo.

Le grand téocalli de Cholula, appelé aussi la montagne de briques non cuites, avoit à sa cime un autel dédié à Quetzalcoatl, le dieu de l’air. Ce Quetzalcoatl (dont le nom signifie serpent revêtu de plumes vertes, de coatl, serpent, et quetzalli, plume verte) est sans doute l’être le plus mystérieux de toute la mythologie mexicaine : c’étoit un homme blanc et barbu comme le Bochica des Muyscas, dont nous avons parlé plus haut en décrivant la cascade du Tequendama : il étoit grand-prêtre à Tula (Tollan), législateur, chef d’une secte religieuse qui, comme les Sonyasis et les Bouddhistes de l’Indostan, s’imposait les pénitences les plus cruelles : il introduisit la coutume de se percer les lèvres et les oreilles, et de se meurtrir le reste du corps avec les piquans des feuilles d’agave, ou avec les épines du cactus, en introduisant des roseaux dans les plaies pour qu’on vît ruisseler le sang plus abondamment. Dans un dessin mexicain, conservé à la bibliothèque du Vatican[7], j’ai vu une figure qui représente Quetzalcoatl apaisant, par sa pénitence, le courroux des dieux, lorsque, treize mille soixante ans après la création du monde (je suis la chronologie très-vague rapportée par le père Rios), il y eut une grande famine dans la province de Culan : le saint s’étoit retiré près de Tlaxapuchicalco, sur le volcan Catcitepetl (montagne qui parle), où il marcha pieds nus sur des feuilles d’agave armées de piquans. On croit voir un de ces Rishi, hermites du Gange, dont les Pourânas célèbrent la pieuse austérité[8].

Le règne de Quetzalcoatl étoit l’âge d’or des peuples d’Anahuac : alors tous les animaux, les hommes même vivoient en paix, la terre produisit sans culture les plus riches moissons, l’air étoit rempli d’une multitude d’oiseaux que l’on admiroit à cause de leur chant et de la beauté de leur plumage ; mais ce règne, semblable à celui de Saturne, et le bonheur du monde ne furent pas de longue durée : le Grand Esprit Tezcatlipoca, le Brahmâ des peuples d’Anahuac, offrit à Quetzalcoatl une boisson qui, en le rendant immortel, lui inspira le goût des voyages, et surtout un désir irrésistible de visiter un pays éloigné que la tradition appelle Tlapallan[9]. L’analogie de ce nom avec celui de Huehuetlapallan, la patrie des Tollèques, ne paroît pas être accidentelle : mais comment concevoir que cet homme blanc, prêtre de Tula, se soit dirigé, comme nous le verrons bientôt, au sud-est, vers les plaines de Cholula, et de là aux côtes orientales du Mexique, pour parvenir à ce pays septentrional d’où ses ancêtres étoient sortis, l’an 596 de notre ère ?

Quetzalcoatl, en traversant le territoire de Cholula, céda aux instances des habitans, qui lui offrirent les rênes du gouvernement : il demeura pendant vingt ans parmi eux, leur apprit à fondre des métaux, ordonna les grands jeûnes de quatre-vingts jours, et régla les intercalations de l’année toltèque ; il exhorta les hommes à la paix ; il ne voulut pas que l’on fît d’autres offrandes à la divinité que les prémices des moissons. De Cholula, Quetzalcoatl passa à l’embouchure de la rivière de Goasacoalco, où il disparut après avoir fait annoncer aux Cholulains (Chololtecatles) qu’il reviendront dans quelque temps pour les gouverner de nouveau et pour renouveler leur bonheur.

C’étoient les descendans de ce saint que le malheureux Montezuma crut reconaoître dans les compagnons d’armes de Corlez. « Nous savons par nos livres, dit-il dans son premier entretien avec le général espagnol, que moi et tous ceux qui habitent ce pays, ne sommes pas indigènes, mais que nous sommes des étrangers venus de très-loin. Nous savons aussi que le chef qui conduisit nos ancêtres retourna pour quelque temps dans sa première patrie, et qu’il revint ici pour chercher ceux qui s’y étoient établis : il les trouva mariés avec les femmes de cette terre, ayant une postérité nombreuse et vivant dans des villes qu’ils avoient construites : les nôtres ne voulurent pas obéir à leur ancien maître, et il s’en retourna seul. Nous avons toujours cru que ses descendans viendroient un jour prendre possession de ce pays. Considérant que vous venez de cette partie où naît le soleil, et que, comme vous me l’assurez, vous nous connoissez depuis long-temps, je ne puis douter que le roi qui vous envoie ne soit notre maître naturel[10]. »

Il existe encore aujourd’hui, parmi les Indiens de Cholula, une autre tradition très-remarquable, d’après laquelle la grande pyramide n’auroit pas été destinée primitivement à servir au culte de Quetzalcoatl, Après mon retour en Europe, en examinant à Rome les manuscrits mexicains de la bibliothèque du Vatican, j’ai vu que cette même tradition se trouve consignée dans un manuscrit de Pedro de los Rios, religieux dominicain, qui, en 1566, copia sur les lieux toutes les peintures hiéroglyphiques qu’il put se procurer. « Avant la grande inondation (apachihuiliztli) qui eut lieu quatre mille huit ans après la création du monde, le pays d’Anahuac étoit habité par des géans (Tzocuillixeque) : tous ceux qui ne périrent pas furent transformés en poissons, à l’exception de sept qui se réfugièrent dans des cavernes. Lorsque les eaux se furent écoulées, un de ces géans, Xelhua, surnommé l’architecte, alla à Cholollan, où, en mémoire de la montagne Tlaloc, qui avoit servi d’asile à lui et à six de ses frères, il construisit une colline artificielle en forme de pyramide : il fit fabriquer les briques dans la province de Tlamanalco, au pied de la Sierra de Cocotl, et, pour les transporter à Cholula, il plaça une file d’hommes qui se les passoient de main en main. Les dieux virent avec courroux cet édifice, dont la cime devoit atteindre les nues : irrités contre l’audace de Xelhua, ils lancèrent du feu sur la pyramide ; beaucoup d’ouvriers périrent, l’ouvrage ne fut point continué, et on le consacra dans la suite au dieu de l’air, Quetzalcoatl. »

Cette histoire rappelle d’anciennes traditions de l’Orient, que les Hébreux ont consignées dans leurs livres saints. Du temps de Cortez, les Cholulains conservoient une pierre qui, enveloppée dans un globe de feu, étoit tombée des nues sur la cime de la pyramide : cet aérolithe avoit la forme d’un crapaud. Le père Rios, pour prouver la haute antiquité de cette fable de Xelhua, observe qu’elle étoit contenue dans un cantique que les Cholulains chatoient dans leurs fêtes en dansant autour du téocalli, et que ce cantique commençoit par les mots Tulanian hululaez, qui ne sont d’aucune langue actuelle du Mexique. Dans toutes les parties du globe, sur le dos des Cordillères, comme à l’île de Samothrace, dans la mer Egée, des fragmens de langues primitives se sont conservés dans les rites religieux.

La plate-forme de la pyramide de Cholula, sur laquelle j’ai fait un grand nombre d’observations astronomiques, à quatre mille deux cents mètres carrés. On y jouit d’une vue magnifique sur le Popocatepetl, l’Iztaccihuatl, le pic d’Orizaba, et la Sierra de Tlascalla, célèbre par les orages qui se forment autour de sa cime : on voit à la fois trois montagnes plus élevées que le Mont-Blanc, et dont deux sont des volcans encore enflammés. Une petite chapelle entourée de cyprès, et dédiée à Notre-Dame de los Remedios, a remplacé le temple du dieu de l’air, ou de l’Indra mexicain : un ecclésiastique de race indienne célèbre journellement la messe sur la cime de ce monument antique.

Du temps de Cortez, Cholula étoit regardé comme une ville sainte : nulle part on ne trouvoit un plus grand nombre de téocallis, plus de prêtres et d’ordres religieux (tlamacazque) y plus de magnificence dans le culte, plus d’austérité dans les jeûnes et les pénitences. Depuis l’introduction du christianisme parmi les Indiens, les symboles d’un nouveau culte n’ont pas entièrement effacé le souvenir du culte ancien : le peuple se porte en foule et de très-loin à la cime de la pyramide, pour y célébrer la fête de la Vierge : une crainte secrète, un respect religieux saisissent l’indigène à la vue de cet immense monceau de briques, couvert d’arbustes et d’un gazon toujours frais.

Nous avons indiqué plus haut la grande analogie de construction que l’on observe entre les téocallis mexicains et le temple de Bel ou Bélus, à Babylone : cette analogie avoit déjà frappé M. Zoega, quoiqu’il n’eût pu se procurer que des descriptions très-incomplètes du groupe des pyramides de Téotihuacan[11]. Selon Hérodote, qui visita Babylone et vit le temple de Belus, ce monument pyramidal avoit huit assises : sa hauteup étoit d’un stade ; la largeur de sa base égaloit sa hauteur ; le mur qui formoit l’enceinte extérieure, le πείβολος, avoit deux stades en carré (un stade commun olympique avoit cent quatre-vingt-trois mètres, le stade égyptien n’en a que quatre-vingt-dix-huit[12]) : la pyramide étoit construite de briques et d’asphalte ; elle avoit un temple (ναός) à sa cime, et un autre près de sa base : le premier, d’après Hérodote, était sans statues ; il n’y avoit qu’une table d’or et un lit sur lequel couchoit une femme choisie par le dieu Bélus[13]. Diodore de Sicile, au contraire, assure que ce temple supérieur renfermoit un autel et trois statues, auxquelles il donne, d’après des idées tirées du culte grec, les noms de Jupiter, de Junon et de Rhéa[14] : mais ces statues et le monument entier n’existoient plus du temps de Diodore et de Strabon. Dans les téocallis mexicains on distinguoit, comme dans le temple de Bel, le naos inférieur de celui qui se trouvoit sur la plateforme de la pyramide : cette même distinction est clairement indiquée dans les Lettres de Cortez et dans l’Histoire de la conquête, écrite par Bernal Diaz, qui demeura plusieurs mois dans le palais du roi Axajacalt, et par conséquent vis-à-vis du téocalli d’Huitzilopochtli.

Aucun des auteurs anciens, ni Hérodote, ni Strabon[15], ni Diodore, ni Pausanias[16], ni Arrien[17], ni Quinte-Curce[18], n’indiquent que le temple de Bélus fût orienté d’après les quatre points cardinaux, comme le sont les pyramides égyptiennes et mexicaines. Pline observe seulement que Bélus étoit regardé comme l’inventeur de l’astronomie : Inveutor hic fuit sideralis scientiœ[19]. Diodore rapporte que le temple babylonien servoit d’observatoire aux Chaldéens : « On convient, dit-il, que cette construction étoit d’une élévation extraordinaire, et que les Chaldéens y faisoient leurs observations des astres, dont le lever et le coucher pouvoient être très-exactement aperçus à cause de l’élévation du bâtiment. » Les prêtres mexicains (topixqui) observoient aussi la position des astres du haut des téocallis, et annonçoient au peuple, au son du cor, les heures de la nuit[20]. Ces téocallis ont été construits dans l’intervalle qui s’est écoulé entre l’époque de Mahomet et celle du règne de Ferdinand et Isabelle, et l’on ne voit pas sans étonnement que des édifices américains dont la forme est presque identique avec celle d’un des plus anciens monumens des rives de l’Euphrate, appartiennent à des temps si voisins de nous.

En considérant sous un même point de vue les monumens pyramidaux de l’Egypte, de l’Asie et du nouveau comment, on voit que, malgré l’analogie de leur forme, ils avoient une destination très-différente. Les pyramides réunies en groupe à Djyzeh et à Sakharah, en Égypte ; la pyramide triangulaire de la reine des Scythes, Zarina, dont la hauteur étoit d’un stade et la largeur de trois, et qui étoit ornée d’une figure colossale[21] ; les quatorze pyramides étrusques que l’on dit avoir été renfermées dans le labyrinthe du roi Porsenna, à Clusium, avoient été construites pour servir de sépulture à des personnages illustres. Rien n’est plus naturel aux hommes que de marquer la place où reposent les restes de ceux dont ils chérissent la mémoire. Ce sont d’abord de simples monceaux de terre, et par la suite des tumulus d’une hauteur surprenante : ceux des Chinois et des Tibétains n’ont que quelques mètres d’élévation[22] ; plus à l’ouest, les dimensions vont en augmentant : le tumulus du roi Alyattes, père de Crésus, en Lydie, avoit six stades ; celui de Ninus, plus de dix stades en diamètre[23] : le nord de l’Europe offre les sépultures du roi Scandinave Gormus et de la reine Daneboda, couvertes de monceaux de terre qui ont trois cents mètres de largeur et plus de trente mètres de hauteur. Ces tumulus se retrouvent dans les deux hémisphères, en Virginie et en Canada, comme au Pérou, où de nombreuses galeries, construites en pierres et communiquant entre elles par des puits, remplissent l’intérieur des huacas ou collines artificielles. Le luxe de l’Asie a su orner ces monumens rustiques, en leur conservant leur forme primitive : les tombeaux de Pergame sont des cônes de terre élevés sur un mur circulaire qui paroît avoir été revêtu de marbre[24].

Les téocallis ou pyramides mexicaines étoient à la fois des temples et des tombeaux. Nous avons observé plus haut que la plaine dans laquelle s’élèvent les maisons du soleil et de la lune de Téotihuacan, s’appelle le Chemin des morts ; mais la partie essentielle et principale d’un téocalli étoit la chapelle, le naos, à la cime de l’édifice. Au commencement de la civilisation, les peuples choisissent des lieux élevés pour sacrifier aux dieux. Les premiers autels, les premiers temples furent érigés sur des montagnes : si ces montagnes sont isolées, on se plaît à leur donner des formes régulières, en les coupant par assises et en pratiquant des gradins pour monter plus facilement au sommet. Les deux continents offrent de nombreux exemples de ces collines divisées en terrasses et revêtues de murs en briques ou en pierres. Les téocallis ne me parois sent autre chose que des collines artificielles élevées au milieu d’une plaine, et destinées à servir de base aux autels : rien en effet de plus imposant qu’un sacrifice qui peut être vu par tout un peuple à la fois ! Les pagodes de l’Indostan n’ont rien de commun avec les temples mexicains : celle de Taujore dont nous devons de superbes dessins à M. Daniell[25], est une tour à plusieurs assises ; mais l’autel ne se trouve pas à la cime du monument.

La pyramide de Bel étoit en même temps le temple et le tombeau de ce dieu : Strabon ne parle pas même de ce monument comme d’un temple, il le nomme simplement le tombeau de Bélus. En Arcadie, le tumulus (χῶμα) qui renfermoit les cendres de Calisto portoit à sa cime un temple de Diane : Pansanias[26] le décrit comme un cône fait de main d’homme, et couvert d’une antique végétation. Voilà un monument très-remarquable, dans lequel le temple n’est plus qu’un ornement accidentel : il sert pour ainsi dire de passage entre les pyramides de Sakharah et les téocallis mexicains[27].

  1. Pl. iii de l’édition in-8o.
  2. Pl., xxxvi, 19.
  3. Éclaircissemens de M. Langlès au Voyage de Norden, Tom. III. p. 32, no 2.
  4. Voyage de Pococke, édit. de Neuchâtel, 1752, Tom. I, p. 147.
  5. Voyez mon Atlas mexicain, Pl. iii et ix.
  6. Cartas de Hernan Cortez ; Mexico, 1770, p. 69.
  7. Codex anonymus, n°.3738; fol. 8.
  8. Schlegel über Sprache und Weisheit der Indier, p. 132.
  9. Clacigero, Storia di Messico, Tom. II, p. 12.
  10. Première lettre de Cortez, §. xxi et xxix.
  11. Zoega, de origine Obiliscorum, p. 380.
  12. Vincent, Voyage de Néarque, p. 56.
  13. Hérodot., Lib. I, C. clxxxi-clxxxiii.
  14. Diodor. Siculus, éd. Wesselingio, Tom. I, Lib. II, p. 123.
  15. Strabo, Lib. XVI, 211.
  16. Pausanias, Lib. VIII, ed, Xylandri, p. 509, n. 31.
  17. Arrianus, Lib. VII, 17.
  18. Quint. Curt., Lib. V, 1 et 37.
  19. Plin., Hit. nat., Lib. VI, 30.
  20. Gama, Descripcion cronologica de la piedra calenderia ; Mexico, 1792 p. 15.
  21. Diodorus Siculus, Lib. II, C. xxxiv.
  22. Duhalde, Description de la Chine, Tom. II, p. 126. Asiatick Researches, Vol. II, p. 314.
  23. Hérodot., Lib. I, C. xciii. Ctésias chez Diod. Sioul., Lib. II, C. cii.
  24. Choiseul Gouffier, Voyage pittoresque de la Grèce, Tom. II, p. 27-31.
  25. Oriental Scenery, Pl. xvii.
  26. Pausanias. Lib. VIII, C. xxxv.
  27. Voyez mon Essai politique sur le royaume de la Nouvelle-Espagne, Vol. II, p. 116, 156, 269 et 345 de l’édifions in-8o.