PLANCHE X.

Volcan de Cotopaxi.



En donnant plus haut la description de la vallée d’Icononzo, j’ai observé que l’énorme élévation des plateaux qui entourent les hautes cimes des Cordillères diminue, jusqu’à un certain point, l'impression que ces grandes masses laissent dans l’âme d’un voyageur accoutumé aux scènes majestueuses des Alpes et des Pyrénées. Dans tous les climats, ce n’est pas tant la hauteur absolue des montagnes, que leur aspect, leur forme et leur groupement, qui donnent au paysage un caractère particulier.

C’est cette physionomie des montagnes que j’ai taché de représenter dans une série de dessins, dont quelques-uns ont déjà paru dans l’Atlas géographique et physique qui accompagne mon Essai sur le royaume de la Nouvelle-Espagne. Il m’a paru d’un grand intérêt pour la géologie de pouvoir comparer les formes des montagnes, dans les parties les plus reculées du globe, comme on compare les formes des végétaux sous des climats divers. Très-peu de matériaux ont encore été réunis pour ce travail important. Sans le secours d’instrumens géodésiques, par lesquels on mesure de très-petits angles, il est presque impossible de déterminer les contours avec une grande précision. En même temps que je m’occupons de ces mesures dans l’hémisphère austral, sur le dos de la Cordillère des Andes, M. Osterwald, aidé par un géomètre distingué, M. Tralles, dessinait, d’après une méthode analogue, la chaîne des Alpes de la Suisse, telle qu’elle se présente vue des bords du lac de Neuchâtel. Cette vue, qu’on vient de publier, est d’une telle exactitude que, la distance de chaque cime étant connue, on trouveront leur hauteur relative, en n’employant dans le calcul que la simple mesure des contours du dessin. M. Tralles s’est servi d’un cercle répétiteur. Les angles par lesquels j’ai déterminé la grandeur des différentes parties d’une montagne, ont été pris avec un sextant de Ramsden, dont le limbe indiquoit avec certitude six à huit secondes. En répétant ce travail de siècle en siècle, on parviendroit à connaître les changemens accidentels qu’éprouve la surface du globe. Dans un pays exposé aux tremblemens de terre, et bouleversé par des volcans, il est très-difficile de résoudre la question si les montagnes s’affaissent, ou si, par des éjections de cendres et de scories, elles augmentent insensiblement. De simples angles de hauteur, pris dans des stations déterminées, éclairciroient cette question bien mieux qu’une mesure trigonométrique complète, dont le résultat est affecté à la fois des erreurs que l’on peut commettre dans la mesure de la base et dans celle des angles obliques.

En comparant l’aspect des montagnes dans les deux continents, on découvre une analogie de forme à laquelle on croiroit ne pas devoir s’attendre, lorsqu’on réfléchit sur le concours des forces qui, dans le monde primitif, ont agi tumultueusement sur la surface ramollie de notre planète. Le feu des volcans élevé des cônes de cendre et de pierre ponce, où il parvient à se faire jour à travers un cratère ; des boursouflures semblables à des dômes d’une grandeur extraordinaire, paroissent dues à la seule force expansive des vapeurs élastiques ; des tremblemens de terre ont soulevé ou redressé des couches remplies de coquilles marines ; des courans pélagiques ont sillonné le fond des bassins qui forment aujourd’hui des vallées circulaires ou des plateaux entourés de montagnes. Chaque contrée du globe à sa physionomie particulière ; mais, au milieu de ces traits caractéristiques qui rendent J’aspect de la nature si riche et si varié, on est frappé d’une ressemblance de forme qui se fonde sur une identité de causes et de circonstances locales. En naviguant entre les îles Canaries, en observant les cônes basaltiques de Lancerote, de l’Alegranza et de la Graciosa, on croit voir le groupe des monts Euganéens ou les collines trappéennes de la Bohême. Les granites, les schistes micacés, les grès anciens, les formations calcaires que les minéralogistes désignent sous les noms de formation du Jura, des hautes Alpes, ou de calcaire de transition, donnent un caractère particulier au contour des grandes masses, aux déchiremens de la crête des Andes, des Pyrénées et de l’Ural. Partout la nature des roches a modifié la forme extérieure des montagnes.

Le Cotopaxi, dont la cime est représentée dans la dixième Planche, est le plus élevé de ces volcans des Andes, qui, à des époques récentes, ont en des éruptions. Sa hauteur absolue est de cinq mille sept cent cinquante-quatre mètres (deux mille neuf cent cinquante-deux toises) : elle est double de celle du Canigou ; elle surpasse par conséquent de huit cents mètres la hauteur qu’auroit le Vésuve, s’il étoit placé sur le sommet du pic de Ténériffe. Le Cotopaxi est aussi le plus redouté de tous les volcans du royaume de Quito : c’est celui dont les explosions ont été les plus fréquentes et les plus dévastatrices. En considérant la masse de scories et les quartiers de rochers lancés par ce volcan, et dont les vallées environnantes sont couvertes, sur une étendue de plusieurs lieues carrées, on doit croire que leur réunion formeront une montagne colossale. En 1738, les flammes du Cotopaxi s’élevèrent, au-dessus du bord du cratère, à la hauteur de neuf cents mètres. En 1744, le mugissement du volcan fut entendu jusqu’à Honda, ville située sur les bords de la rivière de la Madeleine, à une distance de deux cents lieues communes. Le 4 avril 1768, la quantité de cendres vomies par la bouche du Cotopaxi fut si grande que, dans les villes d’Hambato et de Tacunga, la nuit se prolongea jusqu’à trois heures du soir, et que les habitans furent obligés d’aller avec des lanternes dans les rues. L’explosion qui arriva au mois de janvier 1805 fut précédée d’un phénomène effrayant, celui de la fonte subite des neiges qui couvrent la montagne. Depuis plus de vingt ans, aucune fumée, aucune vapeur visible n’étoit sortie du cratère ; et, dans une seule nuit, le feu souterrain devint si actif, qu’au soleil levant, les parois extérieures du cône, élevées sans doute à une température très-considérable, se montrèrent à nu, et sous la couleur noire qui est propre aux scories vitrifiées. Au port de Guayaquil, dans un éloignement de cinquante-deux lieues en ligne droite du bord du cratère, nous entendîmes nuit et jour les mugissemens du volcan, comme des décharges répétées d’une batterie ; nous distinguâmes même ce bruit épouvantable dans la mer du Sud, au sud-ouest de l’île de la Punà.

Le Colopaxi est situé au sud-sud-est de la ville de Quito, à une distance de douze lieues, entre la montagne de Ruminavi, dont la crête, hérissée de petit rochers isolés, se prolonge comme un mur d’une hauteur énorme, et le Quelendana, qui entre dans la limite des neiges éternelles. C’est dans cette partie des Andes, qu’une vallée longitudinale sépare les Cordillères en deux chaînons parallèles. Le fond de cette vallée a encore trois mille mètres d’élévation au-dessus du niveau de l’Océan ; de sorte que le Chimborazo et le Cotopaxi, vus des plateaux de Lican et de Mulalo, ne parois sent avoir que la hauteur du Col de Géant et du Cramont, mesurés par Saussure. Comme il y a lieu d’admettre que la proximité de l’Océan contribue à entretenir le feu volcanique, le géologue est surpris de voir que les volcans les plus actifs du royaume de Quito, le Cotopaxi, le Tungurahua et le Sangay, appartiennent au chaînon oriental des Andes, et par conséquent à celui qui est le plus éloigné des côtes. Les pics qui couronnent la Cordillère occidentale, parois sent tous, à l’exception de Rucu-Pichincha, des volcans éteints depuis une longue série de siècles ; mais la montagne dont nous présentons le dessin, et qui est éloignée de 2° 2′ des côtes les plus voisines, de celles de l’Esmeralda et de la baie de San-Mateo, lance périodiquement des gerbes de feu, et désole les plaines environnantes.

La forme du Cotopaxi est la plus belle et la plus régulière de toutes celles que présentent les cimes colossales des hautes Andes. C’est un cône parfait qui, revêtu d’une énorme couche de neige, brille d’un éclat éblouissant au coucher du soleil, et se détache d’une manière pittoresque de la voûte azurée du ciel. Cette enveloppe de neige dérobe à la vue de l’observateur jusqu’aux plus petites inégalités du sol : aucune pointe de rocher, aucune masse pierreuse ne perce à travers ces glaces éternelles, et n’interrompt la régularité de la figure du cône. Le sommet du Cotopaxi ressemble au pain de sucre (pan de azucar) qui termine le pic de Tevde, mais la hauteur de son cône est sextuple de celle du grand volcan de l’île de Ténériffe.

Ce n’est que près du bord du cratère que l’on aperçoit des bancs de rochers qui ne se couvrent jamais de neige, et qui se présentent de loin comme des traits d’un noir foncé : la pente rapide de cette partie du cône, et les crevasses par lesquelles sortent des courans d’air chaud, sont probablement les causes de ce phénomène. Le cratère, semblable à celui du pic de Ténériffe, est environné d’un petit mur circulaire, qui, examiné avec de bonnes lunettes, se présente sous la forme d’un parapet : on le distingue surtout à la pente méridionale, lorsqu’on est placé soit sur la Montagne des Lions (Puma-Urcu), soit au bord du petit lac d’Yuracoche. C’est pour faire connaître cette structure particulière du volcan, que j’ai ajouté au bas de la Planche la vue du bord méridional du cratère, telle que je l’ai dessinée près de la limite des neiges perpétuelles (à une hauteur absolue de quatre mille quatre cent onze mètres) à Suniguaicu, sur l’arête de montagnes porphyritiques qui unit le Cotopaxi au Nevado de Quelendaña.

La partie conique du pic de Ténériffe est très-accessible ; elle s’élève au milieu d’une plaine couverte de pierre ponce, et dans laquelle végètent quelques touffes de Spartium supranubium. En gravissant le volcan de Cotopaxi, il est très-difficile de parvenir jusqu’à la limite inférieure des neiges perpétuelles. Nous avons éprouvé cette difficulté dans une excursion que nous avons faite au mois de mai de l’année 1802. Le cône est entouré de profondes crevasses, qui, au moment des éruptions, conduisent au Rio Napo et au Rio de los Alaques, des scories, de la pierre ponce, de l’eau et des glaçons. Quand on a examiné de près le sommet du Cotopaxi, on peut presque assurer qu’il seroit impossible de parvenir jusqu’au bord du cratère.

Plus le cône de ce volcan est d’une forme régulière, et plus on est frappé de trouver du côté du sud-ouest une petite masse de rocher à demi-cachée sous la neige, hérissée de pointes, et que les naturels appellent la Tête de l’Inca. L’origine de cette dénomination bizarre est très-incertaine. Il existe dans le pays une tradition populaire, d’après laquelle ce rocher isolé faisoit jadis partie de la cime du Cotopaxi. Les Indiens assurent que le volcan, lors de sa première éruption, lança loin de lui une masse pierreuse qui, semblable à la calotte d’un dôme, couvroit l’énorme cavité qui renferme le feu souterrain. Les uns prétendent que cette catastrophe extraordinaire eut lieu peu de temps après l’invasion de l’inca Tupac Yupanqui dans le royaume de Quito, et que le quartier de rocher que l’on distingue dans la dixième Planche, à la gauche du volcan, s’appelle la Tête de l’Inca, parce que sa chute fut le présage sinistre de la mort du conquérant. D’autres, plus crédules encore, affirment que cette masse de porphyre à base de pechstein, fut déplacée dans une explosion qui arriva au même instant où l’inca Atahualpa fut étranglé par les Espagnols à Caxamarca. Il paroit en effet assez certain que, lorsque le corps d’armée de Pedro Alvarado passa de Puerto Viejo au plateau de Quito, il y eut une éruption du Cotopaxi, quoique Piedro de Cieça[1] et Garcilasso de la Vega[2] ne désignent que très-vaguement la montagne qui lança les cendres dont la chute subite effraya les Espagnols. Mais, pour adopter l’opinion que premièrement à cette époque le rocher appelé la Cabeza del Inca avoit pris sa place actuelle, il faudroit supposer que le Cotopaxi n’avoit pas eu d’éruptions antérieures ; supposition d’autant plus fausse, que les murs du palais de l’Inca au Callo, construit par Huayna Capac, renferment des pierres d’une origine volcanique, et lancées par la bouche du Cotopaxi. Nous discuterons dans un autre endroit la question importante de savoir s’il est probable que ce volcan avoit déjà atteint sa hauteur actuelle, lorsque le feu souterrain se fit jour à travers sa cime, ou si plusieurs faits géologiques ne concourent pas plutôt à prouver que le cône, comme le Somma du Vésuve, est composé d’un grand nombre de couches de laves superposées les unes aux autres.

J’ai dessiné le Cotopaxi et la Tête de l’Inca, à l’ouest du volcan, à la métairie de la Sienega, sur la terrasse d’une belle maison de campagne appartenant à notre ami, le jeune marquis de Maenza, qui vient d’hériter de la grandesse et du titre de comte de Puñelrostro. Pour distinguer, dans ces vues des sommets des Andes, les montagnes qui sont des volcans encore actifs, de celles qui ne donnent pas d’éruption, je me suis permis d’indiquer une fumée légère au-dessus du cratère du Cotopaxi, quoique je n’en aie pas vu sortir à l’époque où je faisois cette esquisse. La maison de la Sienega, construite par une personne qui étoit intimement liée avec M. de La Condamine, est placée dans la vaste plaine qui s’étend entre les deux branches des Cordillères, depuis les collines de Chisinche et Tiopullo jusqu’à Hambato. On y découvre à la fois, et dans une proximité effrayante, le volcan colossal de Cotopaxi, les pics élancés d’Ilinisa, et le Nevado de Quelendana. C’est un des sites les plus majestueux et les plus imposans que j’aie vus dans les deux hémisphères[3].

  1. Chronica del Peru, 1554, Cap. xli, fol. 109.
  2. Comentarios Reales, Lib. II, Tom. II, C. II, p. 59.
  3. Géographie des Plantes, p. 147 ; Nivellement barométrique, p. 29 ; Tableaux de la Nature, Tom. II, p. 24 ; Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, Tom. I, p. 168-174 de l’édition in-8o.