Poèmes Premier et second carnets de poèmesmanuscrits autographes (p. 59-65).

XVII

Voyageur fatigué qui passes par la route
Où d’autres malheureux passèrent avant toi,
La sueur de ton front ruisselle goutte à goutte
Retiens tes pas ; écoute ;
Écoute-moi !

Triste désherité des plaisirs de ce monde,
Mon pauvre aveugle, arrête ! — au mal prédestiné
N’as-tu pas souvent dit en ta douleur profonde
Au tonnerre de Dieu, qui sur ta tête gronde,
Pourquoi suis-je né ?

Pourquoi ? — Sur cette pierre ou je repose à l’ombre,
Sur cette pierre où je m’assieds,
Voyageur fatigué de tes courses sans nombre,
Repose un peu tes pieds !


Pourquoi ! — je te comprends ; en ta peine inouïe
Souvent tu t’entretins seule avec ta raison,
Et tu mis, recherchant ta joie évanouie
Ta main sur ton front.

Pourquoi donc vivre en proie à l’éternelle envie
User d’ennuyeux jours au sein de vains désirs,
Par l’aiguillon du mal sans cesse poursuivie
De son vase brisé voir s’écouler sa vie
Et la sentir s’éteindre en larmes et soupirs !

Voyageur fatigué qui passes par la route
Où d’autres malheureux passèrent avant toi,
La sueur de ton front ruisselle goutte à goutte,
Retiens, retiens tes pas ; écoute ;
Écoute-moi !

Crois-tu que je suis là, dressant une embuscade
Au passant attardé, ténébreux assassin,
Portant l’effroi dans la peuplade,
Et la mort dans la main ?

Trois fois non ! — Voyageur attardé, les tenèbres

S’accroissent ; de ton cœur la confiance fuit ;
Au loin, n’entends-tu pas tous ces sanglots funèbres
Ces soupirs étouffés qu’on entend dans la nuit,
Quand toute ombre fait du bruit

Lentement, lentement sous ta marche les lieues
Ont fatigué tes pas du soir jusques au soir,
Et tu n’as pas trouvé ces fleurs vertes et bleues
Qui charment le chemin, et qu’on appelle espoir ?

As-tu peur ? Souffres-tu ? — ta charge est-elle lourde ?
Tes pieds sont-ils meurtris aux angles des cailloux ?
Es-tu sans goutte d’eau dans le fond de ta gourde ?
Brisas-tu ta poitrine, usas-tu tes genoux,
À prier, en grinçant, la divinité sourde ?

Vis-tu comme un balthazar
Au champ où le ciel te parque,
Triste jouet du hasard !
Ou bien conjurant la Parque,
De ta Laure seul monarque,
Chantes-tu comme Pétrarque ?

Ou portes-tu dans ta barque
La fortune de César
Pour que le vent la remarque ?

S’il avait pu du remord
Fuir l’attentive vigie,
Ce roi fut frappé du sort,
Dans sa scandaleuse orgie !
Devant la triste effigie
Pleure la sombre élégie
Aux bras où se réfugie
César, il trouve la mort
Aux mains de Brutus rougie !

Car tu souffres, m’entends-tu ?
Reste, que je te soulage !
Crois-tu que ce soit vertu
De résister à l’orage,
De rouler, Sysiphe en nage,
Sans cesse le roc sauvage
Qui, par le celeste outrage

Tombe toujours abattu
Sur le sable de la plage ?

Passant, viens dans mes bras,
Arrête un peu ta marche,
Car le désert trompeur, s’allonge sous tes pas ;
Si tu laisses partir la colombe de l’arche,
Elle reviendra bientôt, hélas !

Je suis ici pour toi ; regarde cette pierre ;
Épiant ta fatigue, ami je veille ici ;
À moi seul en ce monde adresse ta prière,
J’écoute, je réponds, je guéris ; me voici !

Quand j’ôte le fardeau de l’épaule épuisée,
Je laisse au voyageur un éternel repos !
Je ne te rendrai pas ta charge déposée
Pour retourner encor à tes mêmes travaux !

Ne te souviens-tu pas ? — au sein de ta souffrance,
Tu tournas vers les cieux un regard irrité
Dis ! — N’accusas-tu pas l’injuste providence
De t’avoir ici-bas jeté !


Ne valait-il pas mieux à ce néant mystique
Rester, que de tenter un bonheur chimérique
Et n’être jamais né !
Dieu trop grand et puissant, pourquoi m’avoir fait homme ?
M’avoir donné le jour ? — Viens, et tu seras comme
S’il ne te l’avait pas donné !!

D’autres se sont couché au sein du lit de marbre,
Et se sont endormis d’un sommeil éternel !
Ils sont là, plus pressés que les feuilles de l’arbre,
Les sables de la mer, et les oiseaux du ciel !

Entres-y, voyageur ; il est de larges places !
Les grands et les petits n’y sont pas à l’étroit !
Tu coudoiras des grands, et je veux que tu fasses
Dans ta marche, craquer les ossements d’un roi !
Crois- moi !

Où se reposer mieux qu’au lit noir de la tombe !
Il n’est rien par delà, rien ! c’est le dernier port,
Où la barque s’arrête, et d’où l’ancre retombe
Dans l’océan sans fin de l’éternelle mort !

Entre, car dans son ombre, il n’est plus rien qui pèse ;
Loin de toi l’existence, et sa fatalité !
Entre, mon fils, suis-moi ; les morts dorment à l’aise
Dans le néant de l’Étérnité.