Voyages et expéditions au Sénégal et dans les contrées voisines/04

Fort de Dagana, à cent quarante-quatre kilomètres de Saint-Louis. — Dessin de E. de Bérard d’après E. Nouveaux.


VOYAGES ET EXPÉDITIONS AU SÉNÉGAL ET DANS LES CONTRÉES VOISINES.[1]


VOYAGE DANS L’ADRAR ET RETOUR À SAINT-LOUIS
PAR M. VINCENT, CAPITAINE D’ÉTAT-MAJOR.
1860


De Dagana à la rivière Saint-Jean. — Les Trarzas et leur territoire.

Dans le courant du mois de février dernier, M. le gouverneur du Sénégal avait demandé au roi des Trarzas sa protection pour les voyageurs qui iraient explorer l’Adrar (Sâh’ra occidental) ; la réponse de ce chef avait été affirmative, quoiqu’il représentât, en les exagérant, toutes les difficultés d’un tel voyage. Il proposait de nous emmener avec lui au moment où les camps maures, dès les premières pluies, quittent le fleuve pour remonter dans le nord et aller quelquefois jusque dans le pays de Tiris. C’était nous astreindre à partir pendant l’hivernage et à marcher très-lentement ; nous préférions souffrir de la chaleur et de la soif, parcourir de grands espaces et connaître la véritable physionomie du pays pendant la rude saison.

Muni de vivres pour deux mois, de guinée, de tabac et de différents objets destinés à subvenir à notre subsistance, j’arrivai le 5 mars à Dagana, qui devait être mon point de départ. J’emmenais avec moi, outre Bou-el-Moghdad, interprète de première classe, Gangel, brigadier de spahis, sur l’énergie duquel je savais pouvoir compter ; enfin deux spahis noirs et un domestique.

Dagana, simple fortin en 1855, doit aux mêmes causes qui ont doué Saint-Louis de verdure, d’ombre et de promenades, d’être aujourd’hui le plus florissant de nos établissements de l’intérieur. Sa population dépassant déjà trois mille âmes, le chiffre de son commerce, évalué pour 1859 à plus de quatre millions, en font une ville importante pour la contrée, tandis que ses riches jardins, ses belles plantations, ses cultures tropicales forment un ensemble d’autant plus agréable qu’on y est bien moins exposé que sur d’autres points du fleuve aux attaques des moustiques, ce fléau auquel les nègres n’échappent qu’au moyen d’un autre genre de supplice : un bain de fumée de bois vert.

Nègres du bas Sénégal se garantissant des moustiques. — Dessin de Gustave Boulanger d’après Nouveaux.

Partis de Dagana le 8 mars, nous avons traversé d’abord toute cette partie du pays que les Maures nomment Chamâma (pays des noirs), parce qu’il a le même aspect que les plaines alluviales du bas Sénégal. C’est l’ancienne patrie des Oualofs, limitée au nord par la zone des forêts de gommiers, si l’on peut appeler forêt une réunion d’arbres rabougris, espacés de douze à quinze mètres.

Le 14 au soir, en arrivant au camp royal, composé d’environ cent cinquante tentes, nous apprenons que, contrairement à l’avis des princes, qu’il consulte toujours pour ses moindres décisions, le roi viendra nous voir le lendemain.

Effectivement le 15 au matin, Mohammed-el-Habib[2] arrive à la tente qu’on nous a dressée, suivi de ses conseillers au nombre de plus de cent.

C’est un vieillard à barbe blanche, d’une taille élevée et sans embonpoint ; il a les yeux brun clair, la figure commune quoique intelligente ; il paraît encore vigoureux, il est agité d’un tremblement nerveux, surtout apparent lorsqu’il prend du tabac, dont il semble abuser ; il est vêtu simplement et porte un chapelet qu’il égrène en parlant ; il n’a pas la physionomie altière de son fils aîné.

Dès qu’après les salutations d’usage, je veux lui exposer le but de mon voyage, il m’arrête court en me disant que ce voyage n’est pas possible, que c’est une folie de l’entreprendre et que la route est infestée par de nombreuses tribus adonnées au brigandage ; qu’il ne peut me protéger que sur son territoire ; enfin, il nous conseille de faire notre testament ou de retourner à Saint-Louis jusqu’à l’hivernage.

Je lui réponds que nous préférons nous faire tuer plutôt que de retourner sur nos pas ; cette réponse excite l’hilarité de tous les spectateurs.

Il serait trop long de raconter ici les entretiens successifs que j’eus avec lui ; ce n’est qu’au bout du quatrième jour de tergiversations et après avoir été travaillé par toutes les influences, que le roi se décida à nous faire partir ; il nous donna pour nous accompagner jusque chez les Alebs, la plus septentrionale des tribus trarzas, Sidi, fils de son ministre. Les Alebs étaient chargés de nous conduire ensuite chez les Ouled-Delims, sur lesquels le roi croyait pouvoir compter comme sur ses propres sujets.

Enfin, le 19 mars, pour la première fois nous montons à chameau, toute la population réunie nous fait ses adieux en nous indiquant par signes que nous ne reverrons plus Saint-Louis et qu’on nous coupera la tête.

Nous dûmes faire halte dans un camp de Tiyabs, anciens guerriers devenus marabouts, pour y attendre Sidi, notre guide officiel, retenu par une indisposition, ou plutôt par les pleurs de sa famille, qui craignait de lui voir faire quelques jours de marche avec nous.

Le 21 mars, rejoints par Sidi, nous partons enfin, et sortant de la forêt de gommiers nous entrons dans le pays de Dahar, où le sol est légèrement ondulé, sablonneux, couvert d’herbes et d’arbres épineux assez épais. Nous y rencontrons de nombreux troupeaux de moutons, de bœufs et de chameaux.

Nous voyons aussi plusieurs tribus trarzas qui marchent vers le sud, en se rapprochant du fleuve. Les femmes, montées sur des chameaux avec des selles en forme de palanquin, se détournent de plus de deux kilomètres pour venir nous voir ; elles conduisent leurs chameaux avec beaucoup d’habileté.

Le 24 au soir, nous rencontrons un premier camp d’Alebs. Malgré les représentations de Sidi, fils du ministre, ils ne veulent pas nous servir de guides, prétendant que les Ouled-el-Nacers, avec lesquels ils sont en guerre, sont à deux jours de marche dans le nord, et qu’on ne peut se hasarder dans le pays qu’avec trente ou quarante hommes bien armés. Nous nous mettons en marche pour aller trouver la deuxième fraction de cette tribu, et nous campons à huit kilomètres de l’Océan, à une cinquantaine de lieues dans le nord de Saint-Louis, aux puits nombreux de Tiourourt, dont l’eau, presque imbuvable, saumâtre et chargée d’ammoniaque, n’en est pas moins recherchée par les troupeaux ; car, nous y avons vu à un moment de la journée plus de douze cents chameaux réunis. Près des mêmes puits se trouve aussi une plantation de quinze cents à deux mille pieds de dattiers, faite par un homme de l’Adrar. Bien qu’elle n’ait pas réussi, et que les dattiers les plus élevés n’aient que trois mètres cinquante centimètres et ne produisent aucun fruit, cette plantation n’est pas le seul essai de ce genre qu’on ait fait dans le pays des Trarzas, et toutes ces tentatives sont d’un bon augure pour l’avenir. Elles méritent d’être signalées.

La deuxième fraction des Alebs nous rejoignit à Tiourourt ; son chef, nommé Mohammed-ould-Beibakar, est un vieillard chauve, à barbe blanche, très-vert encore ; son air intelligent nous fit espérer une heureuse négociation. Tout en voulant bien rendre un service au roi des Trarzas, il ne cacha pas son désir d’être dédommagé de ce qu’il ferait pour nous. Après de longs pourparlers, ce diplomate nomade nous mit à même de quitter Tiourourt, le 30 mars au soir, pour longer la mer jusqu’à la hauteur d’Arguin.

Nous suivons la plaine d’Afthouth, couverte alternativement de pins maritimes et de plusieurs espèces de plantes marines que les chameaux ne dédaignent pas, et d’espaces considérables, humides, vaseux, que les Arabes appellent sebkhas, où séjournent pendant plusieurs mois les pluies de l’hivernage. On ne peut les traverser qu’avec les plus grandes précautions pour éviter de s’embourber ; quelques-unes de ces sebkhas ont à la surface une faible couche de sel qui ne mérite pas d’être exploitée.

Le 1er  avril, nous arrivons à l’emplacement de l’ancienne escale de Portendick, que les Maures nomment Njeïl, où les Anglais ont fait pendant longtemps concurrence à notre commerce du fleuve. Il n’en reste rien. On nous a montré la plage où se faisaient les échanges. Un palmier qui existe encore servait de point de reconnaissance aux navires marchands. Dans l’intérieur s’étend une série de sebkhas, dont le lit bouleversé n’est que de la vase desséchée ; soulevée par le vent, celle-ci forme de petits monticules couverts d’euphorbes et de pins maritimes et laisse à nu une couche de coquilles marines.

Une de ces sebkhas, encadrée au fond d’un ravin, forme la saline de Tin-Niébérar. Nous traversions cette couche de sel avec précaution, lorsque quatre Maures armés de fusils se montrent sur le bord opposé, font abattre leurs chameaux, tirent leurs fusils de l’étui et se tiennent prêts à faire feu ; de notre côté nous nous mettons en état de défense. Haméida et Bakar vont les reconnaître ; heureusement ce sont des Alebs qui arrivent du nord. Ils se contentent de nous demander un peu de tabac que nous ne leur donnons pas, et ils nous quittent peu enchantés de l’effet qu’a produit sur nous leur belliqueuse démonstration. C’est la manière des guerriers de s’aborder dans le désert.

Le 5 avril, nous campions sur une colline qui longe le bras de mer que les Européens appellent rivière Saint-Jean. C’est la limite extrême du pays exclusivement habité par les Trarzas. Voici l’opinion que je me suis faite de cette tribu, qui a des rapports constants avec nous. Les chefs sont généralement d’une intelligence remarquable. Je les ai trouvés dans cette partie de mon voyage moins orgueilleux et plus réservés que ceux que je devais rencontrer plus tard. Quant aux guerriers ordinaires, ils sont fort ignorants des lois du Prophète, ne savent ni lire ni écrire, sont très-arrogants, vantards, hypocrites, faux, et méprisent souverainement les gens qui ne portent pas d’armes. Le meurtre d’un homme est pour eux une bagatelle quand ils n’ont rien à craindre. Ils mendient avec une effronterie qui ne connait pas de bornes. Je n’en excepte pas les personnages les plus importants que j’ai rencontrés. Les Trarzas en général ont la réputation dans le désert d’être les plus gourmands des Maures, mais à leur tête figurent avec avantage les Alebs qui, s’ils supportent la faim et la soif, s’en dédommagent à l’occasion ; alors leur gloutonnerie paraît insatiable ; j’ai vu trois de nos Maures, en moins d’une heure faire disparaître un mouton cuit dans le sable, et si, trop souvent, nous avons eu à souffrir de la faim, nous le devons au gaspillage que nos guides faisaient de nos vivres.

Maure et femme trarzas. — Dessin de Bertall d’après A. Raffenel.

Les marabouts, qui, ainsi que l’indique M. le colonel Faidherbe dans sa notice de 1859 sur le Sénégal, descendent surtout de l’élément berbère, sont très-doux, généralement bien disposés pour les Français ; notre commerce les a civilisés. C’est toujours par eux que nous avons appris les bonnes nouvelles, et je me suis toujours bien trouvé de leurs conseils. Ils sont très-assidus à la prière, qu’ils font en commun cinq ou six fois par jour. Leur hospitalité est toujours généreuse, contrairement à celle des guerriers, qui la font largement payer. Les Tiyabs sont d’anciens guerriers que le métier des armes ne peut plus faire vivre, et qui, pour échapper aux expéditions et aux courses aventureuses, se sont faits tolbas ; mais leur conversion n’est pas complète, et s’ils ont gardé les vices des guerriers, ils n’ont pas hérité des qualités des marabouts.


De la baie d’Arguin aux confins de l’Adrar, à travers les terrains de parcours des Ouled-Delims.

Le 6 avril, descendant de la colline formée de sable et de coquilles qui longe la rivière Saint-Jean et va aboutir à la mer au cap Mirik, je remonte pendant quinze kilomètres ce bras de mer qui n’a aucune relation avec l’intérieur ; c’est une baie plus vaste autrefois qu’aujourd’hui, qui, peu à peu comblée par les sables que lui apportent les vents d’est, est inabordable pour les navires, sillonnée qu’elle est, de bancs de sable fréquentés par de nombreux pélicans. L’hydrographie de toute la côte entre les caps Blanc et Mirik est encore à faire.

Parmi les dunes de ce littoral, j’ai rencontré plusieurs villages composés de tentes et de mauvaises huttes ; ils appartiennent aux pêcheurs imraguens, tributaires des Ouled-bou-Sebas. Ces pauvres gens m’ont fait un accueil empressé et bienveillant ; on voit bien qu’ils ont eu des rapports avec les Européens.

Leur isolement et leur misère ne les mettent pas à l’abri des discordes intestines ; car, partageant les dissensions de leurs maîtres, les Ouled-bou-Sebas, ils sont divisés en deux factions : celle de Mohammed-Saloum, ce Saharien réfugié à Saint-Louis, et celle d’Ould-Boudda, qui a usurpé le premier rang dans cette région, à la manière arabe, par le meurtre du père et de l’oncle de Mohammed-Saloum.

Je continuai ma route vers le nord-nord-est, sans chercher à voir l’île d’Arguin, de peur d’éveiller les soupçons d’Ould-Boudda, qui, à coup sûr, nous eût fait un mauvais parti. Du reste j’étais assez préoccupé des Ouled-Delims. Tous les voyageurs que nous rencontrions nous donnaient une funeste idée de leur caractère et de leurs habitudes de pillage ; jamais, nous disait-on, nous ne sortirions vivants de leurs mains ; d’un autre côté Haméida, mon jeune guide aleb, ne m’inspirait plus de confiance, ses exigences augmentant à mesure que nous nous enfoncions dans le nord.

Vers six heures du soir, nous voyons arriver sur notre droite deux guerriers à chameau ; ils vont au grand trot et se dirigent sur nous ; le premier a de longs cheveux flottant en désordre sur ses épaules : c’est Sidi-Ahmet, frère du chef des Ouled-Delims ; il nous souhaite le bonjour, tout en examinant avec soin nos bagages, puis cause en marchant avec Haméida. Il lui demande de nous laisser entre ses mains, car, dit-il, les Ouled-Delims sont encore loin et avec lui nous ne craindrons rien ; il offre quatre chameaux mâles à notre guide pour prix de cette concession : celui-ci tient heureusement bon ; je lui avais souvent répété que le gouvernement du Sénégal ferait subir aux Trarzas un châtiment terrible s’il nous arrivait malheur par sa faute.

Repoussé par Haméida, Sidi-Ahmet revint à la charge auprès de nous, mais je lui fis comprendre qu’il était inutile d’insister davantage, que je ne voulais pas d’autres guides que les Alebs. Si j’avais été abandonné par ceux-ci nous étions perdus.

Le 14, nous entrions dans le Tiris, pays bien connu de tous les Maures de la partie occidentale du Sâh’ara. Il nous fallut quatre jours pour le traverser. C’est une région entièrement couverte de roches granitiques formant une nappe parfaitement horizontale, percée çà et la de quelques blocs aigus. Dans le sable résultant de leur décomposition, les herbes sont rares, mais généralement aromatiques et fort estimées des chameaux ; j’y ai remarqué de loin en loin quelques rares mimosas à fleurs jaunes, sphériques, embaumées, et nous avons compté dans une seule journée plus d’une centaine de gazelles.

C’est entre le Tiris et l’Adrar occidental que se trouve la grande sebkha d’Ijil, véritable mine inépuisable de sel gemme, qui a une longueur de vingt-cinq à trente kilomètres sur une largeur de dix à douze. Les couches de sel cristallisé y sont au nombre de quatre, variant de cinq à vingt centimètres d’épaisseur.

L’extraction du sel coûte peu à cause de la faible profondeur à laquelle il faut atteindre pour rencontrer la première couche ; on coupe avec de petites haches le sel par planches d’un mètre de long sur quarante centimètres de large, et on les entasse en amas assez considérables pour pouvoir suffire aux demandes des caravanes qui viennent pendant ou après la saison des pluies, quand l’eau de la sebkha ne permet pas l’exploitation. Les Kountahs, propriétaires de la sebkha, se font payer en chameaux le prix de l’extraction, et par charge un droit fixe de sortie. Le sel est exporté non-seulement dans l’Adrar, mais encore au Tagant, à Tichit, à Oualata, au Kaarta, au pays des Bambaras, au Ségou et au Macina, où il acquiert une valeur considérable.

On évalue généralement à plus de vingt mille charges de chameau le produit annuel moyen de la sebkha, ce qui, en portant la charge à deux cents kilos, ferait un total de quatre millions de kilogrammes.

Le 17, comme nous passions la nuit dans un camp où se trouvaient quelques guerriers ouled-delims, la population resta réunie autour de notre tente jusqu’à une heure très-avancée ; on touchait nos habits, on s’extasiait sur les choses les plus simples ; mais ce que l’on ne pouvait se lasser d’admirer, c’était mon revolver, dont il fallait à chaque instant faire voir le mécanisme. L’apparition d’un blanc et surtout d’un chrétien était un phénomène parmi ces nomades.

Le lendemain matin, nouvelle affluence ; les hommes, surtout les guerriers, se montrent d’une effronterie rare ; fouiller dans nos bagages, écarter la toile de notre tente pour voir ce que nous faisons, leur paraît tout naturel ; les femmes, en nous regardant, crachent d’abord en signe de mépris ; puis elles nous entourent au moment du départ, nous prennent nos mouchoirs dans nos poches et ne se troublent nullement quand on les leur reprend ; l’une d’elles, assez âgée, vient se camper devant moi avec une audace incroyable ; je me plains à Haméida, dont la parole est peu respectée ; immédiatement elle entre en fureur, se met à faire des gestes de menace en nous jetant à la face les injures les plus grossières ; puis, se retirant à l’écart, elle va parler bas à un jeune guerrier que je présume être son fils, et qui devient un des plus acharnés à nous tourmenter. Dès que nous sommes en selle, tous les spectateurs poussent des cris pour faire courir nos montures et nous faire tomber ; heureusement ces pauvres animaux étaient fatigués, et nous étions déjà habitués à leur allure.

Nous ne franchîmes pas sans un nouvel incident les douze kilomètres qui nous séparaient du camp du chef des Ouled-Delims.

Un nommé El-Bindir avait à se venger d’un prince trarza ; afin d’atteindre ce but, il n’avait rien imaginé de mieux que de venir à notre rencontre, suivi de douze cavaliers armés de fusils à deux-coups pour nous assassiner, et jouer ainsi un mauvais tour aux Trarzas. Heureusement le chef du camp, prévenu à temps, lui dépêcha à toute bride un cavalier pour lui intimer l’ordre de rebrousser chemin, sous prétexte que lui seul avait le droit de nous faire du bien ou du mal.

Bientôt nous voyons les tentes nombreuses du camp. Le bruit de notre arrivée a rassemblé les femmes, les enfants et les guerriers ; ils forment une haie devant nous, poussent les cris de Bissim, Allah, etc. Malgré la présence d’un marabout respecté qui nous accompagne, malgré notre attitude décidée et les représentations énergiques de Bou-el-Moghdad, on nous lance de la fiente de chameau et des pierres. Le brigadier Gangel reçoit à la tête un de ces derniers projectiles.

Après quelques minutes d’attente devant la tente du chef, nous voyons arriver ce personnage, vêtu d’un magnifique manteau bleu brodé rouge et vert, et portant une écharpe blanche sur la tête. Il écarte la foule d’un mot, vient nous souhaiter le bonjour, puis tout le monde s’assied et se regarde sans rien dire ; plus un chef reste longtemps à la première entrevue qu’il a avec un voyageur, plus il a de considération pour ce dernier. Nous nous serions passés volontiers de ce tête-à-tête, qui dura près d’une demi-heure ; le soleil était insupportable et plus de cinq cents personnes nous entouraient.

J’entamai la conversation en disant au chef que j’étais venu sans crainte le voir dans son pays ; que, chargé d’une mission du gouverneur du Sénégal auprès de lui, j’étais sur d’être bien reçu, mais que j’avais à me plaindre de l’accueil de sa tribu. Il me demande si je veux que l’on punisse les coupables ; je réponds négativement, car je sais combien les Maures sont vindicatifs ; je termine en l’assurant que je ne souffrirai rien de blessant pour le gouvernement français. La première visite devait se borner là.

Ce chef des Ouled-Delims se nomme Eli-ould-Mohammed-ould-Ahmed ; sa taille est au-dessus de la moyenne, il n’a rien de particulier, si ce n’est un front assez bas ; il paraît avoir trente-cinq ans. Les Maures nous le disaient très-laid, et cela parce qu’il a les dents de la mâchoire supérieure légèrement inclinés à l’intérieur et la mâchoire inférieure en avant, ce qui lui a fait donner le surnom de Rmouga ; on sait que c’est un signe de beauté chez les Moresques d’avoir les canines supérieures en avant, écartées et sortant de la bouche même quand elle est fermée.

À quatre heures, il arrive à ma tente, où je lui expose le but de mon voyage. « Le gouverneur lui demande d’entretenir des relations amicales et commerciales avec lui. Les Français ayant le désir d’attirer au Sénégal tout le commerce de la partie occidentale du Sâh’ara, veut-il les aider dans cette entreprise ? Il n’a rien à craindre des Français, vu la distance où il est ; il ne peut donc avoir avec eux que de bonnes relations. Il devra aussi protéger les caravanes qui passeront par le territoire qu’il parcourt avec sa smala ; et de plus, si quelque navire se perd à la côte, bien recevoir les naufragés, et les acheminer vers Saint-Louis, où il obtiendra une belle récompense. »

Il suit cet exposé avec beaucoup d’attention, répond affirmativement, puis, changeant tout à coup le cours de la conversation, il dit : « Vous avez un toulou (sac de peau de mouton) plein d’or ; on ne va pas voir un prince aussi grand qu’Ould-Aïda (le chef de l’Adrar) sans avoir à lui offrir de magnifiques cadeaux ; il me faudrait de l’or, etc. » Je lui réponds que si nous étions aussi riches qu’il veut bien le dire, nous ne serions pas arrivés jusque chez les Ouled-Delims sans être pillés ; que nous n’avons que le strict nécessaire pour notre voyage. Il nous quitte dans ces termes. Le soir il revient à la charge à deux reprises différentes : « Je sais, dit-il, que vous venez avec des intentions de conquête ; vous me demandez ma protection pour aller chez Ould-Aïda et faire un voyage qui me semble devoir être funeste aux musulmans ; je ne ferai ce que vous me demandez qu’au tant que vous me donnerez beaucoup d’or. » Impatienté, je l’invite assez brusquement à visiter nos bagages ; il arrive dans la tente, fait ouvrir notre cantine ; quand il voit que l’on déballe des bougies, un sextant, de vieux journaux et d’autres objets qui l’intéressent peu, il fait suspendre son inspection douanière. Je lui déclare qu’en me gênant beaucoup, je ne puis lui donner que quelques pièces de guinée et autres petites choses. Cette offre ne lui sourit pas ; il nous quitte en nous disant que nous serons pillés pendant la nuit. Ces dernières paroles me révèlent l’horreur de notre position. Malgré nos instances, l’on nous avait laissés sans manger ; depuis deux jours nous avions eu pour toute nourriture deux boîtes de julienne, une boîte d’asperges fermentées, et un peu de poussière de biscuit.

L’abandon dans lequel on nous laissait ne nous faisait augurer rien de bon. Vers dix heures du soir, deux captifs armés vinrent à ma tente, pour nous garder, disent ils. Pensant que ces hommes étaient plutôt placés là pour nous empêcher de nous défendre, je fis charger nos armes en silence et renouveler les amorces, la nuit tout entière s’écoula dans une anxieuse veille ; décidés que nous étions à vendre chèrement notre vie et à nous venger de tous les outrages qu’on nous a déjà fait subir. J’avais pris la résolution de ne pas me laisser piller de vive force ; le pillage aurait entrainé infailliblement notre perte, car le chef, complice du vol, n’aurait pas voulu nous renvoyer au roi des Trarzas et aurait supprimé les plaintes et les plaignants en nous laissant massacrer par ses guerriers.

Cependant le jour arriva et n’amena rien de nouveau. Pendant toute sa durée on continua à discuter sur le même thème ; Rmouga, devenu plus pressant, réclamait de l’or sur tous les tons. Il ne parlait de rien moins que de nous faire servir de cible à ses guerriers et de jeter ensuite nos corps aux chiens. L’insolence des jeunes gens et des femmes, s’exaltant au diapason de ces menaces, devenait intolérable.

Enfin, pour sortir d’une situation qui ne pouvait se prolonger sans péril réel, je déclarai a tous et à chacun que nous allions retourner à Saint-Louis ; mais que Rmouga ayant seul empêché le succès de mon voyage, Ould-Aïda lui en demanderait raison ainsi que le roi des Trarzas. Comme il insistait encore pour obtenir un cadeau et que je ne pouvais reporter toute ma guinée à Saint-Louis, je m’exécutai de bonne grâce, je lui en donnai dix pièces, en y joignant quelques bagatelles. Rmouga reçut ce cadeau forcé avec une mine toute renfrognée ; il ne m’avait jamais paru aussi laid ni aussi hébété, lorsque cessant de dissimuler tout à coup : « Maintenant, nous dit-il, vous êtes libres d’aller chez Ould-Aïda ; vous connaissez déjà assez le pays pour en commencer la conquête si vous en avez l’intention ; il est donc inutile de vous arrêter. Je vois bien que vous avez de l’or, mais vous avez promis au gouverneur de ne le donner qu’à Ould-Aïda, et du reste je vois sur ta figure, ajouta-t-il en s’adressant à mon interprète, que tu ne demanderais pas mieux que de me donner cet or ; mais vous avez dit que vous n’en aviez pas et vous ne voulez pas en avoir le démenti. »

Je fus tenté de sauter au cou de Rmouga ; le drôle avait parfaitement joué son rôle de dissimulation pofonde ; mais toutes les angoisses que nous avions éprouvées étaient désormais oubliées. Combien il eût été douloureux pour nous d’échouer presque en vue du but de notre voyage, car nous n’étions plus qu’à trois journées de marche de l’Adrar. Je m’entretins alors mais cette fois amicalement, avec le chef, qui m’assura qu’il voulait nouer une correspondance suivie avec le gouverneur du Sénégal.

Les Ouled-Delims qu’il a sous ses ordres sont les Maures pillards par excellence ; il est impossible qu’une caravane passe à leur portée sans qu’ils en aient connaissance. Ils ont des chameaux d’une vitesse et d’un fond éprouvés et quelques petits chevaux excellents ; ils suivent les traces des voyageurs avec une habileté effrayante ; en un mot, ce sont les vrais limiers du désert. Ils n’ont rien qui les distingue des autres Maures, peut-être sont-ils moins bronzés que les Trarzas, leurs frères d’origine, qui se sont plus mêlés avec les nègres. On remarque chez eux une intelligence plus vive, une allure beaucoup plus libre ; à douze ans, leurs garçons portent déjà un fusil. Leurs femmes sont remarquablement belles ; elles ont de grands yeux noirs, de longs cils, les dents d’une blancheur éclatante, les mains et les pieds d’une finesse extrême, et ont moins d’embonpoint que les femmes des Trarzas et des bords du fleuve ; cela tient à ce qu’elles vivent plus sobrement et partagent la rude existence des guerriers ouled-delims, qui sont bien les nomades les plus ambulants de toute cette partie du grand désert. Pour éviter les surprises, Rmouga, dont les ennemis sont nombreux, change souvent de campement ; l’ordre de lever le camp est généralement donné la veille, quelquefois subitement ; mais pour réunir les troupeaux, ployer les tentes, charger les ustensiles de ménage et se mettre en marche, il leur faut moins d’une demi-heure.

Le 30 avril au matin, nous sommes, débarrassés des Alebs ; nous partons, laissant Rmouga donner ses ordres pour le lever du camp ; il veille à tout ; il a autour de lui quelques jeunes gens montés sur des chameaux qu’il envoie dans différentes directions ; l’obéissance complète qu’il obtient naît de la crainte qu’inspirent ses nombreux exploits et de l’application intelligente d’un pouvoir discrétionnaire.

Il nous donne pour nous conduire chez Ould-Aïda un vieux guerrier nommé Lab, son tributaire, deux jeunes guerriers de dix-huit à vingt ans, puis le fils d’Ould-Aïda lui-même, Ely-Chaudora, âgé d’environ quinze ans, qui est resté en otage chez Rmouga depuis la paix faite entre les Ouled-Delims et les Yaya-ben-Othman. Cette dernière tribu est de beaucoup plus puissante et plus nombreuse que les Ouled-Delims, et si elle a donné en otage un fils du chef, cela tient à une habitude généralement répandue d’après laquelle le prince le plus redouté donne un de ses fils comme gage de sa sincérité à remplir ses engagements.


Les confins septentrionaux de l’Adrar. — La grande sebkha d’Ijil. — Les Yayas-ben-Othman. — Réception et hospitalité de leur chef.

Au camp des Ouled-Delims j’avais atteint le point le plus septentrional de mon voyage ; notre route inclinait désormais au sud-est, à travers la plaine d’Asfal.

Ce pays forme une zone d’une direction générale du nord-est au sud-ouest, s’étendant depuis la grande sebkha d’Ijil jusque vis-à-vis les îles qui se trouvent dans le nord de la rivière Saint-Jean. On n’y voit que du sable rougeâtre au milieu duquel pousse une herbe que les Maures nomment sbat ; elle a un épi analogue à celui de la folle avoine ; les pousses latérales à la tige sont filamenteuses ; on en fait d’excellentes cordes et des plumes à écrire ; le grain, quand il est mûr, sert à faire un sanglé préférable à celui du miel, disent les Maures ; enfin, les racines de cette herbe, d’une ténuité extrême, s’étendant comme d’immenses bras, vont, souvent à plus de cinquante mètres, produire de nouvelles touffes dans lesquelles se réfugient les petites vipères cornues dont ce pays fourmille. Nous aperçûmes aussi, mais de très-loin, quelques-uns de ces bubales que les Maures qualifient de bœufs sauvages.

Au bout de quelques jours de route, le vieux Lab, qui s’était bien comporté jusque-là, me fait demander cinq pièces de guinée, des balles, de la poudre, du tabac, de beaux effets, etc. ; je refuse catégoriquement, et je fais faire halte à cause de la chaleur. Lab a endoctriné les jeunes gens qui sont avec lui, et même Ely-Chaudora, qui s’est conduit en véritable enfant. J’essaye en vain de faire comprendre raison au vieux guerrier, il est entêté et méchant ; il a dépouillé le masque d’hypocrisie ; nous sommes loin des puits et presque à sa discrétion. Je lui offre ensuite deux pièces de guinée comme rémunération de ses services ; il refuse, les affaires s’enveniment. Au moment où nous placions sur une de nos montures notre provision de viande, Lab veut s’en emparer et l’arracher des mains de mon spahi. C’en était trop, un frisson électrique me parcourt le corps ; je m’élance sur Lab, et je lui fais comprendre, en lui montrant mon revolver, que s’il ne cède pas immédiatement, je lui brise la tête ; il a la lâcheté de l’assassin et recule. Nous partons sans guide. Après une heure de marche, nous sommes rejoints par Lab vociférant et réclamant le prix du sang que j’aurais pu verser si j’avais donné suite à mes menaces. Comme dans cette nouvelle prétention le ridicule égalait au moins l’odieux, je n’y répondis qu’en riant gorge déployée. Voyant l’inutilité de ses tentatives il finit par se radoucir et me faire une foule de protestations de dévouement.

Camp des Maures. — Dessin de Jules Noël d’après Nouveaux.

Enfin le 27, après quelques nouveaux essais d’avanies tant de sa part que de celle du jeune Ely-Chaudora, qui tenait très-peu à respecter l’hôte de son père, nous atteignîmes le camp d’Ould-Aïda à quatre heures, ayant parcouru depuis Tiourourt près de neuf cents kilomètres en vingt-huit jours.

À peine arrivés nous sommes prévenus que le camp doit se transporter ailleurs. Effectivement le lendemain, toute la smala, bêtes et gens, se met en marche à l’heure prescrite. Elle est composée d’environ trois cents chameaux porteurs, d’immenses troupeaux marchant derrière, et d’une trentaine de chevaux montés par les personnages les plus marquants. Le cheikh lui-même est en tête, sur son cheval favori ; une cinquantaine de guerriers montés sur des chameaux forment sa suite. À une certaine distance en arrière viennent les femmes, dont les palanquins richement ornés sont recouverts de kissas rouges et blanches du Maroc ; comme les femmes trarzas, elles jouissent d’un embonpoint extraordinaire, ont les ongles teints en rose avec du henné et portent suspendue au cou, ou aux cheveux, une profusion de corail, de cornalines et de boules d’ambre. Quelques-unes ont aux oreilles plusieurs anneaux d’or fort lourds, toutes ont des bracelets d’argent ou de cuivre aux bras ou à la cheville. Complétement étrangères à tout sentiment de pudeur, elles affectaient les poses les moins discrètes, et nous demandaient par signes si nous les trouvions jolies. La galanterie ne permettait pas de leur répondre négativement. Après les femmes viennent les captifs, les tentes et les bagages.

Les guerriers yayas-ben-othman sont généralement grands, corpulents, ont de longs cheveux, plutôt bouclés que crépus et ne paraissent pas exempts de mélange de sang noir. Toute la smala s’arrêta plusieurs fois pour être spectatrice des courses à cheval et à chameau et des fantasias des jeunes guerriers.

Leurs chevaux sont de petite taille ; ils ne méritent pas la réputation que leur fait généralement l’exagération arabe qui les compare à des gazelles ; on peut tout au plus les mettre sur la même ligne que nos plus petits chevaux de Tarbes. Bien que nous nous soyons tenus derrière l’escorte du chef, celui-ci ne nous a pas adressé la parole, et je me suis fait une triste idée de sa courtoisie. Il a l’habitude de faire attendre les envoyés des princes voisins pendant plusieurs jours sans s’occuper de l’objet de leur mission. On nous cita même beaucoup de cas où il était resté un mois sans les recevoir.

Le 30, j’ai vu deux de ses fils à qui j’ai fait comprendre que je n’étais pas un Maure, que nous autres blancs nous n’attendions pas et que je demandais à parler à leur père. Depuis trois jours nous étions assaillis par les curieux du camp d’Ould-Aïda et des camps voisins ; on faisait plusieurs jours de marche pour venir nous voir ; à la porte de notre tente se trouvaient toujours plus de quarante personnes à qui il fallait montrer nos armes, ma boussole, mon sextant, mon thermomètre, etc., décidément nous avions plus de succès que n’en ont à la foire bien des animaux curieux.

Quelques instants avant la prière du coucher du soleil, Ould-Aïda me fait appeler à cent pas de ma tente ; il est assis sur une peau de mouton, que porte toujours un esclave qui le suit ; il a avec lui deux de ses fils ; j’arrive avec mon interprète, je le salue à l’européenne, et je m’assois en face de lui. C’est un homme petit, trapu, aux larges épaules, il a un embonpoint très-prononcé. Il porte sur la figure, les mains et les pieds les traces d’une maladie dont il est loin d’être débarrassé : la lèpre.

Plus âgé que Mohammed-el-Habib, il a de cinquante-cinq à soixante ans, et quoiqu’il paraisse plus vigoureux que ce chef trarza, je doute qu’il vive aussi longtemps ; Il est d’une activité infatigable, monte très-souvent à cheval ; il a la réputation d’un chasseur émérite et d’un grand guerrier, quoiqu’il ait au mollet une blessure qui date de sa guerre avec les Ouleds-Delims, et qui indique qu’il ne faisait pas face à l’ennemi lorsqu’il la reçut.

Je lui dis que le gouverneur m’envoyait près de lui pour renouveler et accroître la paix, l’amitié et le commerce qui existaient autrefois entre l’Adrar et le Sénégal ; de plus pour faire figurer sur les cartes du monde entier le pays qu’il commande, mais non, comme le lui ont dit quelques gens malveillants, pour voir si les blancs peuvent en faire la conquête ; qu’un tel bruit était absurde, et qu’il était trop intelligent pour ne pas le comprendre, etc. Il me répondit : « Ta venue jusqu’ici témoigne de ton courage : tu es le premier blanc que nous ayons vu ; c’est un grand événement dans le pays. J’accepte avec empressement l’amitié des Français ; pour ce qui est des relations commerciales, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour les établir ; de plus, tu parcourras le pays à ton aise ; tu verras les montagnes, les grottes, les sources, les villages, et je te ferai reconduire à Saint-Louis en sécurité ; pour cela, je te donnerai mille guerriers s’il le faut. »

Le signal de la prière interrompit notre conversation. Tous les guerriers du camp y assistent toujours au même endroit découvert, qu’ils appellent mosquée. Tous, rangés sur un rang, exécutent, avec un ensemble militaire, tous les mouvements indiqués par le grand marabout, qui fait la prière à haute voix ; les captifs et les tributaires se tiennent à distance.

Une heure après, Ould-Aïda vint à ma tente ; je lui fis voir quelques petites curiosités qui l’intéressèrent beaucoup, entre autres un stéréoscope et des épreuves représentant quelques monuments de Paris et des scènes de la vie européenne. Ce furent des exclamations prolongées ; il aurait passé toute la nuit à les considérer, si nous l’avions laissé faire ; mon revolver lui plaisant par-dessus tout, je le lui donnai.

Le 1er  mai, au matin, nouvelle visite du cheikh, désireux de juger par lui-même de l’adresse des blancs au tir de leurs armes. À quatre-vingts mètres, je mets deux balles de revolver sur trois dans une motte de terre assez forte. Les spectateurs sont émerveillés ; mais ils le sont bien plus des résultats obtenus avec la carabine. Jusque-là, tout allait bien, mais nos illusions sur la générosité de ce chef devaient bientôt s’évanouir une à une. Il commença par me demander les dernières pièces de guinée qui me restaient, sous prétexte que je n’en avais pas besoin, puisqu’il devait se charger de me fournir toutes les provisions de retour ; je refusai d’abord, mais je cédai enfin à son insistance ; il me restait deux pièces de guinée pour faire plus de deux cents lieues.

Tous les marabouts de l’Adrar avaient écrit à Ould-Aïda pour lui demander de mettre à mort les chrétiens et les musulmans de leur suite ; d’autres, non contents d’écrire, venaient appuyer leurs requêtes de leur éloquence et de leur fanatisme. Aussi Ould-Aïda retardait le plus possible le moment d’avoir un autre entretien définitif avec nous ; Bou-el-Moghdad se tenait au courant de toutes ces intrigues, et nous luttions de notre mieux contre les pieux complots des saints de l’Adrar.

Marabout de l’Adrar. — Dessin de Bertall d’après une photographie.

Si nous n’avons pas été maltraités chez ce chef, vieux et faible, nous le devons à un marabout élevé chez les Trarzas, et surtout à l’arrivée successive d’un chef influent du Tichit et de Sidi-Fal, chérif du même pays, qui a visité Saint-Louis, où il a été bien reçu.

Ils me promirent l’un et l’autre que les commerçants de Tichit viendraient dans nos comptoirs des bords du fleuve avec de l’or, des plumes d’autruche, peut-être de l’ivoire, de la cire, des pagnes du haut pays, etc. Ils me dirent avoir parlé à Al-Hadji, alors dans la Bélédougou et en marche sur Ségou. Celui-ci leur a avoué que depuis qu’il faisait la guerre sainte, il avait perdu cinq mille hommes, et que sur ce chiffre les Français seuls lui en avaient tué deux mille ; qu’il n’avait jamais réussi dans ce qu’il avait tenté contre les Français, et qu’il renonçait désormais à les attaquer.

Je profitai de la réunion chez Ould-Aïda des chefs de Tichit, Chinguèti, Atar, Oujeft, pour lui proposer la signature d’un traité de commerce entre tous ces chefs réunis sous son patronage et le gouverneur du Sénégal. Il parut d’abord entrer dans nos idées avec chaleur, puis se refroidit peu à peu, et je ne pus rien obtenir de lui.

Les jours se succédèrent sans qu’il parût disposé à me laisser partir ; mais comme nous descendions vers le sud en nous rapprochant des villes, je ne le pressai pas trop sur ce point, car je conservais encore l’espoir de le décider à nous laisser visiter les centres de population fixe.

Le 16 mai, à une demi-journée de marche de Chinguêti, nous passâmes devant un tombeau où repose un marabout célèbre, Mohammed-ould-el-Beschir, pèlerin de la Mecque. On eût dit une maisonnette en pierres plates, surmontée d’une sorte de cheminée pleine, assez élevée. L’ouverture du monument est tournée du côté de l’orient. Le cheikh Ould-Aïda, ses guerriers, les femmes et les captifs descendirent successivement de leurs montures pour aller faire leurs dévotions et déposer l’offrande dont vivent les parents du défunt, gardiens du tombeau. Ensuite le chef de Chinguêti, le grand marabout vénéré, le distributeur intègre de la justice, crut devoir jurer sur les mânes du pèlerin que nos intentions étaient hostiles et qu’il fallait se défier de nous.

Devant nous se déroulait une grande plaine alternativement rocailleuse et sablonneuse, dans le prolongement de laquelle se trouve la ville d’Atar. On n’y voit pas encore de palmiers, mais déjà des pins maritimes, des arbres épineux y croissent en groupes élevés et pleins de vigueur ; des herbes épaisses, la plante à soie végétale et des pastèques amères en grande quantité y forment de loin en loin de petits îlots de verdure.

Malgré l’aspect amélioré de la contrée, la journée n’en fut pas moins insupportable : un vent très-violent d’est-nord-est soulevait des nuages de sable, l’atmosphère était embrasée. Vers la fin de cette tourmente, je reçus la visite de la fille d’Ould-Aïda et de la femme d’un de ses fils. Ces beautés peu délicates bravaient le soleil et le sable brûlant. Jeunes toutes deux, elles étaient d’un embonpoint monstrueux ; après s’être reposées plus de dix fois pour faire deux cents pas, elles arrivèrent tout essoufflées et se laissèrent tomber à terre comme des masses inertes. Leur simple vêtement de guinée dissimulait assez mal leurs formes empâtées.

Dès leur plus tendre enfance, on fait prendre aux jeunes filles de bonne famille d’énormes quantités de lait et de beurre ; des femmes âgées sont chargées de leur alimentation ; elles usent même du fouet à l’égard des récalcitrantes. Aussi, dans l’Adrar où il y a, outre le lait et le beurre, des farineux de plusieurs espèces, arrive-t-on à produire des embonpoints véritablement prodigieux.

La visite de ces jeunes femmes avait un but intéressé ; elles venaient me demander quelques épreuves stéréoscopiques ; je leur en donnai à choisir, et elles prirent celles qui parlaient le plus aux yeux.

J’appris par elles que les marabouts, n’ayant pu obtenir d’Ould-Aïda notre arrêt de mort, cherchaient à nous empoisonner et essayeraient de jeter dans notre nourriture des têtes de ces petites vipères cornues dont fourmille la plaine ; aussi mon spahi ne quittait plus la cuisine, autour de laquelle rôdaient toujours quelques Maures. Sans trop redouter un empoisonnement de cette nature, nous ne voulions pas en faire l’essai.

Grande vipère du Sénégal et céraste ou vipère cornue du Sâh’ra. — Dessin de Rouyer d’après nature.

Le 19 dans la journée, je fis demander ironiquement à Ould-Aïda à quelle heure nous partirions et s’il était décidé à terminer nos affaires ; il me répondit par cette citation arabe : « Il ne se passe pas beaucoup de temps entre le moment ou l’on sème le grain et celui ou on le couvre de terre. »

Le 20, je le forçai à me déclarer qu’il ne voulait pas signer le traité de commerce que je lui avais proposé et qu’il avait accepté en présence des principaux de la smala. Il motiva ainsi son refus : Je sais que ces traités avec les blancs sont sérieux. Réponse curieuse, qui prouve, d’une part, que les chefs maures sont habitués à ne pas respecter les engagements qu’ils contractent entre eux ; et de l’autre, qu’Ould-Aïda a appris que les Trarzas observent religieusement le traité qu’ils ont fait avec nous.

Poussé à bout par les tergiversations du cheikh, je lui fis déclarer que s’il ne pouvait pas prendre une fois une bonne résolution, je la prendrais pour lui et que je partirais le lendemain. Il est impossible de dire combien j’ai souffert en voyant autant de fausseté et d’hypocrisie chez un chef qui jouit d’une immense réputation de bonté, de générosité et de bravoure.

Dans l’après-midi, quelques femmes vinrent rôder autour de nous, et l’une d’elles m’assura que je partirais le lendemain ; comme je lui demandais depuis quand les femmes s’ingéraient ainsi dans les affaires des hommes, elle me répondit avec une gravité orientale qui m’eût grandement réjoui en toute autre occasion : « Le lion tue, mais la lionne tue aussi. »

Vers le soir, le camp retentit des coups redoublés du tamtam ; on célébrait un mariage. Deux jeunes gens à cheval, ayant à leur tête le jeune Osman, fils favori d’Ould-Aïda, caracolaient et se livraient à la fantasia devant les femmes et les jeunes filles. On m’a raconté qu’une de ces dernières ayant su plaire au jeune Osman, celui-ci voulait l’épouser malgré son père, lequel eût désiré le voir s’allier à une princesse trarza. Mais le jeune Osman connait les habitudes du pays ; il lui sera plus facile de répudier une femme d’une naissance commune qu’une fille de Mohammed-el-Habib. Rien n’est plus fréquent que les divorces dans l’Adrar ; il suffit d’être assez riche pour doter successivement les femmes que l’on désire. Ould-Aïda en est à sa vingt-septième épouse.


Retour vers le sud. — Le sol, les villes et les habitants de l’Adrar. — Gibier et chasse au désert. — Les autruches. Rentrée sur la terre des noirs. — Ce que valent les Maures.

Le 24 mai, dès le matin, nos préparatifs sont faits, nos chameaux chargés. Ould-Aïda vient nous faire ses adieux ; il n’a nullement l’air honteux de sa conduite envers moi. Il est accompagné du vieux Lab, qu’il tient familièrement par la main ; je suis sûr dès lors que celui-ci, quelque mépris et dégoût qu’il m’ait inspiré, va être chargé de nous conduire ; mais peu m’importe, mon seul désir est de quitter cet enfer. Le cheikh s’assied, nous l’imitons ; je le laisse parler.

« Vous allez partir, me dit-il ; je vous donne pour guides mon fils Ely-Chaudora et Lab, qui feront ce que vous voudrez ; vous ne manquerez de rien. »

Je lui fais observer que Lab m’ayant déjà trompé, je n’ai pas la moindre confiance en lui, mais que cela ne peut m’arrêter ; puis j’ajoute à haute voix :

« Lab peut-il jurer devant vous tous qu’il se conduira d’une manière convenable ?

— Moi, je le jure, dit Ould-Aïda.

— Mais moi, répliquai-je, je ne crois pas Lab capable de tenir son serment ; par conséquent, encore moins celui des autres. »

Et cette réplique n’a d’autre effet que d’exciter la gaieté de Lab et de toute l’assemblée.

Ayant ensuite mis le cheikh en demeure de me répondre catégoriquement par oui ou par non aux deux questions suivantes :

Enverrait-il à Saint-Louis un marabout comme chargé d’affaires auprès du gouverneur ? Me fournirait-il pour mon retour les provisions qu’il m’a promises ?

Il me fut impossible de tirer de lui rien de plus que des paroles évasives où perçait la mauvaise foi ; je crus devoir clore l’entretien par ces mots :

« Je ne m’aperçois guère que tu commandes dans l’Adrar, car tu écoutes ce que chacun veut bien te dire ; ce n’est pas ainsi que l’on commande chez les Trarzas et chez nous. »

Le 25 et le 26 mai, nous suivîmes plusieurs directions qu’il serait trop fastidieux de retracer ailleurs que sur la carte. Toutes s’étendent sur un terrain montueux, horriblement difficile ; il n’y a pas un grain de sable, tout est roche ; c’est du quartz de couleur noirâtre et plus ou moins modifié par une action ignée.

À douze ou quinze kilomètres d’Atar, Lab nous fit camper, puis se rendit à la ville en recommandant à ceux qui nous entouraient de ne pas me laisser aller plus loin. Je n’en pris pas moins mon fusil de chasse et j’allai reconnaître la passe qui conduit à Atar.

Le lendemain, je reçus la visite d’un juif blanc nommé Mardochée, habitant alors Atar ; il serait difficile d’exprimer la joie qu’il éprouva en voyant des Européens : c’est un vieillard à cheveux blancs, mais d’une verdeur et d’une vivacité incroyables ; il connait les Français, car il a vu Saint-Louis (Sénégal), le Havre et Marseille. Il nous apportait des dattes fraîches, des gâteaux de sa confection. En apprenant qu’Ould-Aïda, dont il paye cher la protection, ne voulait pas nous laisser voir les villes de l’Adrar, il lui a envoyé une lettre dans laquelle il se portait garant de la sincérité des Français et répondait de nous sur sa tête. Il nous a engagés à attendre la décision du cheikh ; mais je connaissais trop l’entêtement de celui-ci pour passer, encore quelques jours dans l’inaction. Je dois à cet honnête israélite les renseignements suivants sur les villes de l’Adrar ; je puis en garantir l’exactitude.

Ouadan, autrefois la plus belle ville de cette contrée, est aujourd’hui bien déchue par suite des querelles intestines de ses habitants ; il ne lui reste de sa prospérité passée que son territoire, excellent pour la culture, et son nom qui signifie les deux rivières (rivière de science, rivière de dattes).

Chinguêti, située dans l’ouest-sud-ouest d’Ouadan, sur le chemin de Tichit à la grande sebkha, est maintenant la ville la plus considérable de l’Adrar et la plus commerçante à cause de sa position géographique. Elle est composée de huit cents maisons ayant en moyenne, chacune, quatre ou cinq habitants, ce qui porte sa population à trois ou quatre mille âmes. Les rues sont irrégulières et fort accidentées ; les palmiers et les puits touchent aux maisons.

Atar, que Panet place dans le sud-sud-est de Chinguêti, est presque entièrement dans l’ouest de cette ville, à environ cent kilomètres ; elle renferme cinq cents maisons, et par conséquent de deux mille à deux mille cinq cents habitants. Elle possède un territoire propre entre tous à la culture.

Oujeft, qui se trouve à soixante-cinq kilomètres dans le sud-sud-est d’Atar, peut avoir trois cent cinquante maisons et quinze à dix-sept cents habitants.

Outre beaucoup de palmiers, on cultive dans l’Adrar le mil, le blé, l’orge et les pastèques.

L’Adrar possède plus de soixante mille pieds de dattiers et récolte, année moyenne, quinze mille charges de chameaux de mil, mille charges d’orge et cinq cents de blé ; ce qui ferait, en évaluant la charge à deux cents kilogrammes, trois millions de kilogrammes de mil, deux cent mille kilogrammes d’orge, et cent mille de blé.

Les habitants sédentaires, tous marabouts, anciens Berbères, forment une population de sept mille habitants. Ils ne se sont pas affranchis de la domination des guerriers comme ceux des Tratzas ; aussi, outre un tribut annuel payé à Ould-Aïda, qui ne fait rien pour eux, ils sont souvent mis à contribution par les guerriers de passage.

Le chiffre des nomades ne peut guère être évalué exactement. En tête figure la tribu guerrière des Yaya-ben-Othman, qui forment le clan spécial du cheikh Ould-Aïda.

L’Adrar, malgré sa latitude, doit être encore compris dans la zone des pays arrosés par les pluies périodiques de l’hivernage ; il est vrai qu’il y pleut beaucoup moins que dans le bassin du Sénégal ; on cite des années où il n’y a eu qu’une ou deux pluies abondantes en octobre, ce qui suffit au besoin des cultures. Quelquefois les vents du nord-ouest y apportent des pluies irrégulières, ce qui fait un peu participer ce pays à l’avantage des climats tempérés.

Cependant il ne possède aucun réservoir d’eau considérable ; la disposition des montagnes donne naissance à des sources qui se perdent dans les terrains avoisinants. On m’a toujours nié l’existence des sources thermales annoncées par Panet.

Pendant la saison froide, au mois de janvier 1849, ce voyageur a observé dans l’Adrar une température minimum de quatre degrés à six heures du matin ; c’est l’époque la plus favorable aux voyageurs européens. J’ai constaté à la fin de mai une température de quarante-sept degrés cinq dixièmes vers deux heures du soir. Cette chaleur devait encore augmenter beaucoup au dire des habitants. Il ne faudrait cependant pas croire que cette température est aussi débilitante que celle qu’on éprouvait quelquefois sur les bords humides du Sénégal. Le désert, quand on a soin de bien se garantir la tête de l’action trop directe des rayons solaires, est extrêmement sain.

Les populations maures que j’ai rencontrées sont atteintes de différentes affections, suivant le genre de vie qu’elles mènent. Les Trarzas, surtout ceux qui habitent les parages du fleuve sans beaucoup s’en écarter, sont très-sujets aux accès de fièvres intermittentes ; ils savent que pour se guérir il leur suffit de monter dans le désert. Ils ont aussi quelques affections de foie. Leur régime alimentaire se rapproche de celui des noirs, dont ils achètent le mil en grande quantité. Au contraire, dans l’intérieur, on peut dire avec les Maures, que la seule maladie est la faim et la soif ; aussi les marabouts les plus riches, qui ne vivent que de laitage, sont d’une maigreur qui semble défier l’atteinte de maladies sérieuses.

Les guerriers, qui forment la race conquérante, sont robustes, et si parfois ils sont d’une sobriété excessive, cela tient à la nature du chemin qu’ils parcourent ; mais quand ils arrivent chez des marabouts ou des tributaires, ils récupèrent le temps perdu. Quand l’hospitalité qu’on leur offre est trop maigre, en sortant du camp ils se mettent en quête d’un troupeau appartenant aux gens qu’ils viennent de quitter et s’emparent de moutons ou de chameaux qu’à la première halte ils font cuire dans le sable.

Je n’ai pas quitté Mardochée sans lui témoigner combien j’étais heureux d’avoir trouvé dans notre voyage un homme qui ne doutât pas de nous. Au sortir de l’Adrar, deux routes se présentaient à nous. Je me rappelais trop bien l’accueil que nous avions reçu chez les Ouled-Delims pour ne pas chercher à les éviter au retour ; aussi je me jetai résolument dans la route la plus périlleuse, mais aussi la plus courte.

Les deux Maures qui nous accompagnent ont l’habitude de ces voyages ; l’un d’eux, nommé Ibrahim, a l’œil bien exercé, il est toujours sur le qui-vive ; poltron comme un lièvre, ses frayeurs continuelles nous amusent et nous profitent tout ensemble. Vers onze heures, le 2 juin, il voit de très-loin devant nous trois hommes montés à chameau, suivant une direction perpendiculaire à la nôtre ; immédiatement il donne l’éveil, il est tout tremblant ; nous faisons abattre nos chameaux et nous nous accroupissons sur le sable. Heureusement nous ne sommes pas aperçus. Alors Sidi-Fal et Ibrahim dépouillent leurs vêtements de guinée et se mettent nus jusqu’à la ceinture ; comme ils ont la peau rouge, ils sont de la couleur du sable ; ils se glissent derrière les herbes, vont reconnaître les traces, et constatent que ce sont celles de trois guerriers Ouled-Delims. Nous étions arrivés au point le plus périlleux de notre retour ; nous ne nous faisions pas illusion sur notre situation. Les guerriers de la plaine mettent les marabouts à contribution ; que ne nous auraient-ils pas fait subir à nous chrétiens, qui n’avions plus de quoi exciter leur convoitise ? Nous étions encore trop loin du pays des Trarzas pour fuir après un combat heureux, nos chameaux étaient trop fatigués ; aussi je ne négligeai rien pour passer inaperçu.

Le gibier abonde dans cette partie du désert, surtout des gazelles de plusieurs espèces, des outardes, des porcs-épics ; mais si chétive que soit notre nourriture, réduite depuis longtemps à une poignée de dattes et d’orge pilé cuit dans de l’eau salée, je défends de tirer un coup de fusil, qui, révélant notre présence aux guerriers de la plaine, les pousserait sur nous comme une nuée de vautours. À midi, nous nous arrêtons au puits de Tiferzaz dont l’eau n’est pas assez abondante pour désaltérer nos chameaux et pour remplir nos peaux de bouc. Notre course se prolonge assez tard dans la nuit, on évite de fumer et même de parler ; nous pouvons ainsi passer très-prés des coureurs du désert sans les éveiller, car les chameaux ne font pas le moindre bruit en marchant. La monotonie de la marche n’est interrompue que par le sifflement des nombreux petits serpents qui dressent leurs têtes au-dessus des touffes d’herbe ; ce bruit, semblable à celui d’un soufflet de forge, met en garde nos animaux contre ces reptiles. Enfin nous nous arrêtons à onze heures du soir ; les préoccupations de la journée nous avaient empêchés de manger ; il y avait vingt-six heures que nous n’avions pris de nourriture.

Gazelles du Sâh’ra. — Dessin de Rouyer.

Le lendemain, nous découvrîmes encore du monde dans la plaine ; mais Sidi-Fal, ayant revêtu son plus beau costume et été en reconnaissance, revint bientôt nous apprendre que nous n’avions rien à craindre, qu’il n’y avait devant nous que des marabouts choumchas et des guerriers yaya-ben-Othman, occupés à la chasse à l’autruche.

C’est à la fin de mai que commencent les grandes chasses qui ont cet oiseau pour objet. Il n’est pas besoin, comme en Algérie, d’y employer plusieurs relais de bons chevaux. L’autruche redoute tellement la forte chaleur, qu’elle ne peut pas fatiguer un cheval ordinaire ; celui-ci l’a bientôt gagnée de vitesse ; le chasseur peut l’approcher et tirer l’animal presque à bout portant. La chasse à l’autruche, que les pêcheurs ouled-bou-sebas font sur le littoral, est beaucoup plus fructueuse. Au moment des plus fortes chaleurs, avant les pluies, les autruches viennent en troupeaux assez considérables jusque sur le bord de la mer pour se rafraîchir en battant l’eau de leurs ailes. Les pêcheurs se glissent derrière les dunes, puis de plusieurs points se montrent tout à coup en poussant des cris ; les autruches perdent la tête, se jettent à l’eau. Quand elles sont bien mouillées, les habiles nageurs les poursuivent et les tuent une à une. Je ne sache pas que les Maures aient jamais tiré autrement parti de ces beaux et agiles animaux, faciles à domestiquer et assez vigoureux pour porter aisément un cavalier, ainsi que le naturaliste Adanson l’a constaté au fort de Podor, voilà déjà plus d’un siècle.

Autruches du Sénégal et de l’Adrar. — Dessin de Rouyer d’après nature.

Dès le 7, nous n’avions plus d’obstacles à surmonter, et le 9, nous recoupions à Tiourourt la route suivie deux mois et demi auparavant.

Le 14, à N’Diago, nous étions chez nous ; je reçus l’hospitalité généreuse du chef du village, qui nous régala de sucre, de beurre et de pain. Tous les noirs présents, dont le caractère doux, simple et hospitalier faisait contraste avec l’orgueil des Maures, vinrent nous serrer la main ; le bruit de notre mort avait couru, aussi nous félicitèrent-ils d’autant plus d’avoir accompli un voyage que tous avaient cru impossible.

Le 14, à six heures du matin, nous nous remettions en marche et nous étions bientôt en vue de Saint-Louis. Il serait difficile d’exprimer le sentiment de joie que nous éprouvâmes en revoyant flotter notre pavillon dans le lointain et en approchant de la capitale de notre colonie, que nous avions cru ne plus revoir, et qui semblait avoir revêtu un air de fête, tant nous frappait la variété des costumes, ainsi que l’expression de gaieté empreinte sur chaque physionomie. Nous venions en effet de vivre plus de trois mois dans un pays ou tout est triste, jusqu’aux chants, ou le seul vêtement de guinée que portent ses habitants est sombre comme leur caractère.

D’après ce qui précède, on peut ranger les Maures en deux classes distinctes : les oppresseurs et les opprimés. Chez les premiers, les guerriers, on trouve une intelligence vive qui n’est que l’instinct du mal, un sentiment d’avidité insatiable que traduit chacune de leurs actions. J’ose affirmer que leur hospitalité si vantée leur est bien moins inspirée par charité que par crainte des rapines. Les premiers moments d’entretien avec ces Maures sont trompeurs, les protestations de dévouement ne leur coûtent rien ; bientôt après arrive la désillusion. Jamais ils ne tiennent une promesse. À côté de cela l’hypocrisie religieuse la plus noire. Que de fois n’ai-je pas vu ces guerriers, après un acte de pillage, se prosterner la face contre terre et faire leur prière avec un sérieux désespérant ! Joignez à cela des ressentiments profonds ; un Maure peut nourrir pendant dix ans des projets de vendetta sans qu’il en paraisse rien dans ses actes ; mais, l’heure venue, la vengeance est terrible ; c’est toujours le plus lâche assassinat. Je ne parle pas de leur orgueil bien connu, qui contraste singulièrement avec leurs basses habitudes de mendicité.

Dans la seconde classe, celle des opprimés, je range sans hésiter les marabouts ; le manteau de la religion ne leur suffit pas pour les soustraire aux exigences des guerriers.

Quant aux tributaires, ils sont bien appelés dans l’Adrar du nom de Lahma, qui signifie morceau de viande, objet que l’on peut manger comme l’on veut. Les esclaves ne sont pas comptés comme des hommes.

Ma conscience me dit que pendant le cours de mon voyage j’ai toujours fait respecter le nom français ; et les Maures, dont les préjugés sont si enracinés, ont été étonnés de nous voir nous conduire avec autant d’assurance et de dignité que si nous avions eu à notre portée l’appui assuré d’une colonne de nos soldats.

Pour extrait, dans les trois livraisons,

F. de Lanoye.
  1. Suite et fin. Voy. pages 17 et 33.
  2. Assassiné dans le courant de l’été de 1860 par le parti anti-français de sa tribu.