Voyages et découvertes au centre de l’Afrique/03
VOYAGES ET DÉCOUVERTES AU CENTRE DE L’AFRIQUE.
La mort d’Overweg, arrivée à la fin de septembre 1852, avait changé les plans du docteur Barth ; au lieu de retourner dans le Kanem, et d’explorer le nord-est du lac Tchad, comme il en avait eu le projet, notre voyageur se tourna vers le Niger, afin de visiter la région inconnue qui s’étendait entre la route de Caillé et la zone où Lander et Clapperton ont fait leurs découvertes. Toujours nécessiteux, en dépit de sa qualité de chef de l’expédition, Barth s’éloigna de Kouka le 25 novembre, avec l’espoir de pénétrer à Tembouctou.
Le 9 décembre il avait quitté les plaines monotones du Bornou, pour entrer dans les districts fertiles du Haoussa, et le 12, il se dirigeait au nord-nord-est, vers la province montueuse du Mouniyo.
Le sentier serpente, monte et descend au milieu d’une série de vallées siliceuses, dont les flancs sont couverts de buissons et couronnés de villages : on y voit des céréales, des travailleurs, et du bétail qui le soir se rassemble autour des puits. Le Mouniyo, à qui appartiennent ces vallées, a la forme d’un coin, dont la pointe se projette vers le désert ; habité par une population fixe et laborieuse, passablement gouverné, il contraste d’une manière frappante avec le territoire des tribus nomades qui l’avoisinent. N’oublions pas, qu’autrefois, tout le pays qui sépare du Kanem cet éperon du Soudan, renfermait des provinces populeuses, appartenant au Bornou, et qu’il y a tout au plus cent ans que ces régions sont dévastées par les Touaregs. Les gouverneurs du Mouniyo, plus énergiques et plus braves que leurs voisins, ont su, non-seulement se défendre contre les Berbères, mais ont entamé le district de Diggéra, qui est soumis à ces derniers. Le chef de cette province indépendante, peut, dit-on, mettre en campagne quinze cents hommes de cavalerie, et neuf ou dix mille archers ; son revenu est de trente millions de coquilles (cent cinquante mille francs), sans compter la dîme qu’il prélève sur les grains.
Au lieu d’aller directement à Zinder, Barth prit à l’ouest pour visiter Oushek, l’endroit où l’on cultive le plus de froment de la partie occidentale du Bornou, et qui offre un mélange curieux de végétation plantureuse et de stérilité. « Au pied d’une montagne, dit le voyageur, est un espace aride ; à la lisière de ce terrain désolé, on trouve un sol onduleux, des dattiers, des tamarins, des étangs, une herbe épaisse, une eau copieuse à une profondeur de trente à cinquante centimètres. Nous entrons dans la ville par des champs de blé, des carrés d’oignons, des cotonneries, à tous les degrés de développement. Ici on écrase les mottes, on irrigue le sol, tandis que chez le voisin les épis sont en fleurs. Partout une végétation luxuriante ; mais des amas de décombres empêchent de saisir l’ensemble du village, qui s’égrène dans les plis du sol ; le principal groupe entoure le pied d’une éminence, couronnée par la maison du chef ; et tandis que les cases sont faites de roseaux et de tiges de millet, les tourelles où l’on serre les grains sont construites en pisé et s’élèvent à trois mètres de hauteur.
« Après Oushek, un plateau sableux couvert de roseaux, entrecoupé de vallons fertiles ; un éperon de la chaîne qui vient du sud-sud-ouest, puis une plaine ondulée, tapissée d’herbe et de genêt ; un fourré de mimosas, de grosses touffes de capparis, en approchant des montagnes ; et de loin en loin quelques traces de culture. Le soleil est brûlant ; je me sens malade, et suis forcé de m’asseoir. Dans la nuit, un vent froid du nord-est nous couvre des arêtes plumeuses du pennisetum, et nous nous levons dans un état de malaise indicible. La nuit suivante est plus froide encore ; mais il ne fait pas de vent. Le pays est le même ; on y voit moins de culture, et le cucifère domine. En sortant de Magajiri, au pied d’une colline rocheuse, des cotonniers, des corchorus entourent un grand lac de natron ; nous n’osons pas franchir cette surface d’un blanc de neige, dont l’épaisseur n’a pas trois centimètres, et qui recouvre un sol noir et fangeux. »
Plus loin, à Badamouni, des sources nombreuses arrosent des champs fertiles, et vont alimenter deux lacs, réunis par un canal. Malgré ce détroit qui les fait communiquer, l’un de ces lacs est formé d’eau douce, l’autre est saumâtre, et renferme du natron. Dans cette zone toutes les vallées, toutes les chaînes de montagnes se dirigent du nord-est au sud-ouest, et c’est également l’orientation de ces deux lacs si remarquables. Le papyrus en couvre les bords, vers le point où ils se réunissent ; mais à l’endroit où l’eau devient saumâtre, cette plante est remplacée par le koumba, dont la moelle est comestible. « Mes deux compagnons, nés sur les rives du Tchad, reconnaissent immédiatement cette espèce de roseau, qui croît d’une façon identique à la place où le grand lac touche aux bassins de natron dont il est environné. Chose curieuse ! tandis que le lac d’eau douce parfaitement calme, est un miroir d’un bel azur, l’autre a la couleur verte de la mer, se soulève, et roule ses vagues écumantes sur le rivage, où elles déposent une profusion d’algues marines.
« J’arrivais le surlendemain à Zinder, où je devais trouver les valeurs indispensables pour continuer mon voyage. Un rempart et un fossé entourent la ville ; nous passons devant la demeure d’El Fasi, l’agent d’El Béchir, et nous gagnons les deux chambres qui nous sont assignées. Grâce à leurs murailles d’argile, mes bagages y sont à l’abri de l’incendie qui, nulle part, n’éclate plus souvent qu’à Zinder. L’aspect de la ville est curieux : une masse de rochers s’élève du quartier de l’ouest ; et hors des murs, se trouvent des crêtes pierreuses, se dirigeant dans tous les sens. Il en résulte une infinité de sources qui fertilisent des champs de tabac, et donnent à la végétation une richesse toute locale. Des bouquets de dattiers, des hameaux de Touaregs, qui font le commerce de sel, animent le paysage. Au sud, on voyait un immense terrain, dont le vizir avait fait un jardin d’acclimatation. Je crains bien qu’à la mort de cet homme remarquable, ce coin de terre ne retourne à l’état sauvage. On peut donner le plan de la ville, mais non dépeindre le mouvement tumultueux dont elle est le centre, quelque borné qu’il soit, comparé à celui de nos cités européennes. Zinder n’a pas d’autre industrie que la teinture à l’indigo ; et néanmoins son importance commerciale est si grande qu’on peut l’appeler avec raison la porte du Soudan.
« Ayant reçu mille dollars, prudemment renfermés dans deux caisses de sucre, où personne ne se doutait de leur présence, je fis une partie de mes achats : burnous blancs, jaunes et rouges, turbans, clous de girofle, coutellerie, chapelets, miroirs que l’arrivée des caravanes mettait à bon marché ; et sans attendre une caisse de coutellerie fine et quatre cents dollars, que devait m’expédier le vizir, je quittai la ville le 30 janvier 1853.
« La route qu’il nous fallait prendre n’avait rien de rassurant ; nous allions traverser les marches du Haoussa, où les Foullanes[2] et les tribus indépendantes sont en lutte perpétuelle. Nous rencontrâmes d’abord des marchands de sel de l’Ahir, dont les campements pittoresques animaient le pays, mais n’ajoutaient pas à la sûreté des chemins. Cependant le 5 février, nous arrivions sans encombre à Katchéna, ou je m’installai dans le local qui m’avait été désigné. La maison était grande ; mais tellement pleine de fourmis qu’étant resté sur un banc d’argile pendant une heure, il n’en fallut pas davantage à ces maudites créatures pour traverser la muraille, construire des galeries couvertes qui arrivèrent jusqu’à moi et attaquer ma chemise, ou elles firent de grands trous.
« Cette fois le gouverneur, reçut avec un plaisir non équivoque le burnous, le caftan, le bonnet, les deux pains de sucre, et surtout le pistolet que je lui offris ; il voulut en avoir un second, je fus obligé de céder ; et les portant sans cesse, il effraya désormais tous ceux qui l’approchèrent, en brûlant des capsules à leur barbe. Fort heureusement le ghaladima de Sokoto, inspecteur de Katchéna, était en ce moment dans la ville, pour recueillir le tribut. C’était un homme simple, franc et ouvert, ni très-généreux, ni fort intelligent, mais d’humeur bienveillante et de caractère sociable. J’achetai des étoffes de soie et coton des fabriques de Noupé et de Kano, et très-impatient de quitter la ville, j’attendis que le ghaladima voulût bien partir, afin de profiter de son escorte. Enfin le 21 mars toute la ville fut en mouvement ; le gouverneur nous accompagnait jusqu’aux limites de son territoire, et nous avions une suite nombreuse, en raison des périls de la guerre ; pour le même motif, au lieu de prendre à l’ouest, il fallut aller au sud. Le printemps commençait, la nature était en fête ; une végétation magnifique : l’allébouba, le parkia, le baobab, le cucifère et le bombax ; une contrée populeuse et bien cultivée, des pâturages couverts de troupeaux, des champs d’yams et de tabac. Dans le district de Majé : du coton, de l’indigo, des patates sur une immense échelle. Après Kourayé, ville de cinq à six mille âmes, nous trouvons encore plus de fertilité, si la chose est possible ; le figuier banian, l’arbre sacré des anciens indigènes, se montre dans toute sa splendeur, et le bassiaparkia, le millet, le sorgho abondent. Le terrain se mouvemente ; nous traversons quelques rivières desséchées, où le granite apparaît, et le 24 on s’arrête devant Koulfi, ne voyant pas trop comment franchir les fossés qui en défendent la triple enceinte. Nous étions sur la limite qui sépare les mahométans des païens ; la culture disparaissait peu à peu ; des villes abandonnées témoignaient de la triste influence de la guerre ; mais des troupeaux annonçaient que la campagne n’était pas entièrement déserte. À Zekka, ville importante, ayant murailles et fossés, nous nous séparâmes du gouverneur de Katchéna, et de ceux qui étaient chargés du tribut ; car la route allait devenir plus dangereuse, et ne permettait pas qu’on y aventurât les biens du trésor.
« Au sortir d’une forêt épaisse, on trouve les ruines de Monaya ; nous devions nous y arrêter, mais l’armée hostile y avait campé la veille, et nous rentrâmes dans la forêt pour n’en sortir qu’à neuf heures du matin. Zyrmi, que nous atteignîmes le jour suivant, est une ville considérable, dont le gouverneur était autrefois chef de tout le Zanfara. Cette province, peut-être la plus riche de cette région vers le milieu du siècle dernier, est divisée aujourd’hui en autant de gouvernements qu’elle renferme de villes fortes, et il est difficile de reconnaître les districts soumis aux Foullanes, des territoires qui sont restés aux païens.
« Après Badaraoua, marché important fréquenté par huit ou dix mille individus, le péril se compliqua de la proximité des Touaregs, qui ont des établissements dans toutes les villes de Zanfara.
« Le 31 mars, difficulté d’un autre genre : nous étions en face du désert de Goundoumi ; on ne peut le franchir que par une marche forcée, et Clapperton, cet esprit énergique, s’en souvenait comme de la traversée la plus accablante qu’il eût faite dans ses voyages. Nous commençâmes par nous égarer, en allant trop au sud, et nous perdîmes un temps précieux au milieu d’un fourré inextricable. Remis dans la bonne voie, nous marchâmes à travers la forêt pendant toute la journée, toute la nuit, sans avoir aucune trace humaine, et jusqu’à la moitié du jour suivant, où nous trouvâmes des cavaliers que l’on envoyait à notre rencontre, avec des outres pleines d’eau, afin d’aller secourir les traînards. Ceux-ci étaient nombreux ; et une femme était morte de lassitude, car la nécessité de garder le silence, pour ne pas trahir notre passage, nous avait privé des refrains joyeux qui d’ordinaire nous soutenaient en pareil cas.
« Nous fîmes encore deux milles, et nous aperçûmes le village où campait l’émir Aliyou, qui allait combattre les gens du Gober. Il y avait trente heures que nous marchions sans avoir repris haleine ; jamais je n’ai vu mon cheval aussi complétement épuisé ; les hommes, dont j’étais suivi, tombèrent en arrivant. Quant à moi, trop surexcité pour sentir la fatigue, je cherchai dans mes bagages ce que j’avais de plus précieux, afin de le donner à l’émir, qui devait partir le lendemain, et dont le succès de mon entreprise dépendait entièrement. La journée s’écoula, je n’osais plus espérer d’audience, quand le soir le prince m’envoya un bœuf, quatre moutons gras et deux cents kilogrammes de riz, en me faisant dire qu’il attendait ma visite. Aliyou me serra les mains, me fit asseoir et m’interrompit quand je voulus m’excuser de n’être pas venu à Sokoto avant d’aller à Koukaoua. Je lui dis alors que j’avais deux choses à lui demander : sa protection pour me rendre à Tembouctou, et une lettre de franchise garantissant la vie et les biens des Anglais qui visiteraient ses États. Il accueillit ma double requête avec faveur, me dit qu’il ne pensait qu’au bien de l’humanité, et, par conséquent, n’avait d’autre désir que de rapprocher les peuples. Le lendemain, je doublai les présents que je lui avais faits la veille, et je pus distinguer ses traits qui m’avaient échappé dans l’ombre. C’était un homme robuste, de taille moyenne, ayant la face ronde et grasse de sa mère (une esclave du Haoussa), et non pas le noble visage du grand Mohammed Bello, dont il reniait les habitudes, car il me reçut la figure découverte, ce que n’aurait pas fait son père, qui conservait son litham jusqu’au fond de ses appartements.
« Le 4 avril, en possession de la lettre de franchise dont j’avais dicté les termes, et de cent mille cauris que le prince m’avait fait remettre pour me défrayer en son absence, je m’établissais à Vourno, séjour ordinaire de l’émir. Ma surprise fut grande en voyant le mauvais état et la malpropreté de la ville, que traverse un cloaque plus dégoûtant même que tous ceux d’Italie. Hors des murs, le Goulbi-n-rima formait plusieurs bassins d’eau croupissante au milieu d’une plaine où mes chameaux cherchèrent vainement pâture. Les frontières de trois provinces : le Kebbi, l’Adar et le Gober, dont Vourno fait partie, se rejoignent dans cette plaine aride, qui après la saison pluvieuse est d’un aspect tout différent.
« La ville devenait de plus en plus déserte ; chaque jour quelques notables allaient retrouver l’émir ; mais ces guerriers, pour la plupart, ne songent qu’à leur bien-être, et vendraient leurs armes pour une poignée de noix de kola. Je n’ai vu, dans aucun lieu de la Nigritie moins d’ardeur belliqueuse, et plus de découragement ; presque tous les dignitaires semblent persuadés que leur règne touche à sa fin ; peut-être ont-ils raison. Le 7 avril, les rebelles avaient fait une razzia entre Gando et Sokoto, et quelques jours après, c’était Gondi qu’atttaquaient les révoltés. Pendant ce temps-là, au lieu de fondre sur les Gobéraouas, l’émir s’enfermait à Kauri-Namoda, refusant la bataille qui lui était offerte ; et les Azénas assiégeaient une ville à un jour de marche de ces conquérants dégénérés.
« La situation n’était pas moins déplorable à l’occident qu’à l’orient ; et si l’on considère la faiblesse d’Aliyou, l’audace des gouverneurs insoumis, la rivalité des chefs de Sokoto et de Gando, la révolte du Kebbi du Zaberma, du Dendina, qui coupait la route du fleuve, on comprendra que les marchands arabes aient déclaré que mon voyage était impossible. Mais un Européen peut accomplir ce qui paraît impraticable aux indigènes ; et ceux d’ailleurs qui me conseillaient d’abandonner mon entreprise auraient eu de l’avantage à m’y faire renoncer.
« En l’absence de l’émir, je recueillai des renseignements topographiques, j’étudiai l’histoire de ces contrées et je fis quelques promenades, entre autres une excursion à Sokoto. La première partie de la route franchie, de vastes rizières, de petits villages émaillent la vallée, qui se rétrécit graduellement, et finit par n’être plus qu’une ravine, dont le sentier escalade le flanc rocailleux ; c’est le chemin qu’a suivi tant de fois Clapperton, de Sokoto à Magariya. Jusqu’ici le baobab est le seul arbre qui ait orné le paysage ; vient ensuite le kadasi, puis le tamarin, et parfois, au sommet des fourmilières, une fraîche cépée de serkéki. Le sol argileux est fendu par la sécheresse, et le buphaga attend vainement les troupeaux qui le nourrissent de leur vermine. Au point culminant du sentier, nous apercevons Sokoto ; et, descendant au fond d’une vallée, aussi fertile qu’insalubre, nous tombons au milieu d’un cortége de noces. L’épousée est à cheval à côté de sa mère, et suivie d’un nombre considérable de servantes, qui ont sur la tête le mobilier du jeune ménage. Apparaît le Bougga, rivière de Sokoto ; je n’y vois qu’un filet de vingt-cinq centimètres de large, dont l’eau est, dit-on, malsaine ; les gens riches de la ville la boivent néanmoins, sans le savoir, et la payent fort cher sous le nom pompeux qui la leur dissimule. Le quartier principal, celui-là même où résida Bello, est entièrement dégradé ; on peut juger du reste. Des femmes aveugles qui remontent de la rivière, chargées d’une cruche d’eau, témoignent de l’insalubrité de la ville, où la cécité est fréquente. La maison du gouverneur est en assez bon état, et le quartier qui l’entoure est passablement peuplé. Ce gouverneur est le chef des Syllébaouas, qui habitent les villages voisins, et cette différence de nationalités, d’où résultent des intérêts divergents, est l’une des causes qui ont fait adopter à l’émir la résidence de Vourno. Quant au marché, quelle que soit la décadence de la ville, c’est toujours une chose intéressante que ces groupes nombreux de trafiquants et d’acheteurs, d’animaux de toute espèce, de bêtes de somme et de boucherie, éparpillés sur la côte rocheuse qui descend dans la plaine. Outre les denrées fort abondantes, on y voit du fer de qualité supérieure, une foule d’objets en cuir de la fabrique de Sokoto, dont les brides sont renommées dans toute la Nigritie, et beaucoup d’esclaves, qui sont d’un prix élevé : à côté de moi on paye un jeune homme trente-trois mille cauris, c’est un dixième de plus que le poney que je marchande.
« Le lendemain, j’étais de retour à Vourno, ou l’émir fit sa rentrée le 23 avril. Sans être glorieuse, l’expédition avait réduit à l’obéissance quelques humbles villages, protégés par l’ennemi. Toujours bienveillant pour moi, Aliyou m’avait fait prier de venir à sa rencontre. Je le trouvai aux portes de la ville, et je le suivis au palais. Le jour même, je lui fis cadeau, entre autres choses, d’une boîte à musique, l’un des objets qui donnent aux habitants de cette région la plus haute idée de notre industrie. Dans sa joie, il appela son grand vizir pour lui montrer cette merveille ; mais la boîte mystérieuse, affectée par le climat, et les secousses du voyage, resta muette, à notre grande déception. Toutefois, je parvins au bout de quelques jours à la raccommoder. Ce bon Aliyou en fut tellement ravi, qu’il me donna immédiatement une lettre pour son neveu, le chef de Gando, et la permission de partir, que j’attendais avec impatience.
« Je quittai Aliyou le 8 mai, et le 17 nous arrivions à Gando. C’est la résidence d’un autre chef foullane, non moins puissant que l’émir, et dont la protection m’était d’autant plus indispensable que ses États renferment les deux rives du Niger. Malheureusement Khalilou était un homme sans énergie, bien plus fait pour être moine que pour gouverner un peuple, et qui, depuis dix-sept ans qu’il occupait le trône, vivait dans une réclusion absolue ; les mahométans eux-mêmes ne l’apercevaient que le vendredi, et l’on me déclara que je ne serais pas admis à contempler sa pieuse figure. En effet, tous mes efforts pour obtenir une audience furent en pure perte, et il fallut envoyer mes présents par un intermédiaire. Celui qui s’en chargea était un chevalier d’industrie, qui, après avoir échoué dans ses entreprises, avait fini par s’établir à Gando, où, de son autorité privée, il s’était fait consul des Arabes, et où, grâce à la faiblesse du prince et au déplorable état des affaires, il avait acquis une extrême influence.
« D’abord enchanté de mes présents, Khalilou découvrit, au bout de quelques jours, par les yeux du consul, qu’ils étaient inférieurs à ce que j’avais offert au prince de Sokoto ; bref je ne pouvais sortir de la ville qu’en faisant de nouveaux dons. Il y eut débat, dispute sérieuse ; enfin je sacrifiai une paire de pistolets, montés en argent ciselé, et j’eus l’espoir de continuer mon voyage. Chacun doutait que je pusse gagner le Niger ; cependant, à force de peine et de cadeaux, extorqués par le consul, j’obtins une lettre de Khalilou qui garantissait aux Anglais le parcours de ces provinces, et ordonnait aux fonctionnaires de leur prêter assistance. En surcroît des embarras que me suscitaient le pouvoir et la mendicité des gens de cour, j’étais exploité d’une manière indigne par l’Arabe qui me servait d’intendant, et qui avait toute la rapacité de sa race, toutes les ruses de l’emploi ; c’était une escroquerie, un chantage perpétuel dont j’étais exaspéré. Mais au milieu de tous ces déboires j’eus la bonne fortune de posséder l’ouvrage d’Ahmed Baba, dont un savant m’avait prêté le manuscrit, et qui jetait de vives lumières sur l’histoire des contrées que j’avais à parcourir. Quel dommage de n’avoir pas pu tout copier ! Gando est renfermé dans une vallée si étroite qu’on se heurte immédiatement à la montagne, et l’on ne pouvait s’éloigner des murs sans rencontrer l’ennemi. Quant à la ville en elle-même, le séjour n’y est pas sans charme ; un torrent la coupe du nord au sud, et une végétation exubérante en couvre les deux bords. On y trouve peu de commerce, en raison des troubles politiques ; toutefois les habitants, forcés de subvenir à leurs propres besoins, fabriquent d’excellentes cotonnades, mais dont la nuance est loin d’avoir l’éclat des étoffes de Noupé et de Kano.
« Le 4 juin, nous avons sous les yeux les vallées profondes du Kebbi, qui, après la saison pluvieuse, forment de vastes rizières. À Kombara, le gouverneur m’envoie ce qui constitue un bon repas soudanien, depuis le mouton jusqu’aux grains de sel et au gâteau de dodoua. La pluie tombe à torrents, détrempe les sentiers, grossit les rivières. Nous passons à Gaoumaché, grande ville autrefois, et qui n’est maintenant qu’un village à esclaves. À Talba, le son du tambour annonce des dispositions belliqueuses ; nous sommes près de Daoubé, siége de la révolte, et dont le territoire perd chaque jour quelque centre d’industrie. Yara, qui, le mois dernier, était riche et laborieuse, est actuellement déserte ; et sans y penser, je porte la main à mon fusil en traversant ses décombres. Mais la vie et la mort sont intimement liées dans ces régions fertiles, et nous oublions les ruines en saluant des rizières ombragées d’arbres touffus, dominés par le déleb. Un homme est assis tranquillement à l’ombre de ces palmiers dont il savoure les fruits. Qui peut voyager seul dans un pareil endroit ? Ce doit être un espion ? Et mon Arabe, toujours courageux quand il n’a rien à craindre, veut absolument tuer ce voyageur solitaire ; j’ai beaucoup de peine à l’en dissuader.
« En dépit des bruits et des tambours de guerre, nous ne cessons de traverser des plantations d’yams et de coton, de papayers, dont le feuillage se montre au-dessus des murailles ; un horizon calme, un pays intéressant dépeuplé par la guerre. Nous nous arrêtons à Kola, siége d’un gouverneur qui dispose de soixante-dix mousquets ; c’est un homme important dans la situation du pays, et qu’il est bon de visiter. J’y gagne une oie grasse, que me donne la sœur du chef, et qui apporte à mon régime un changement nécessaire. Plus loin, les trois fils du gouverneur de Zogirma viennent me saluer au nom de leur père. Cette dernière ville est plus considérable que je ne le supposais, et je suis étonné de la résidence du chef, dont le style rappelle l’architecture gothique. Zogirma peut avoir sept ou huit mille habitants, que les discordes civiles ont affamés ; et c’est à grand-peine que je m’y procure du millet.
« Le 10, nous entrons dans une forêt, dont les arbres en fleurs remplissent l’air de parfums ; deux étangs nous y fournissent une eau excellente, qui, en 1854, faillit causer la mort de tous les gens de mon escorte. C’est un endroit insalubre ; nous y restons vingt-quatre heures, parce que l’un de nos chameaux s’est égaré ; et le fait paraît si extraordinaire que dans le voisinage on disait, en parlant de moi : « Celui qui a passé tout un jour dans le désert pernicieux. »
« On voit des pistes d’éléphants dans tous les sens ; une végétation qui ne laisserait jamais deviner qu’on est à la lisière d’un pays stérile. Nous débouchons dans une série de vallées peu profondes, traversées par des réservoirs d’eau stagnante, et vers quatre heures nous sommes dans la vallée de Fogha. Sur une éminence quadrangulaire, ayant dix mètres d’élévation, et formée de décombres, est un hameau qui ressemble aux anciennes villes d’Assyrie ; les habitants extraient du sel de la fange noire d’où surgit le monticule. D’autres hameaux de même nature succèdent à celui-ci ; nous sommes frappés de la misère de cette population, que pillent sans cesse les gens du Dendina. Le lendemain, après avoir fait deux ou trois milles sur un sol rocailleux, fourré de broussailles, je vois miroiter la surface de l’eau, et, marchant encore une heure sans la perdre de vue, nous arrivons en face de Say, à l’endroit où l’on passe le grand fleuve du Soudan. »
Le Niger, dont tous les noms : Dhiouliba, Mayo, Èghirréou, Isa, Kouara, Baki-n-roua, ne signifient autre chose que le Fleuve, n’a pas plus de sept cents mètres de large au bac de Say, et coule en cet endroit du nord-nord-est au sud-sud-ouest avec une rapidité de trois milles par heure. Le bord d’où je le contemple est élevé de dix mètres au-dessus du courant, la rive droite est basse, et porte une grande ville dont les remparts sont dominés par des cucifères. Beaucoup de passagers, Foullanes et Sonrays, accompagnés d’ânes et de bœufs, traversent le fleuve. Arrivent les canots que j’ai fait demander ; ils sont composés de deux troncs d’arbres évidés et réunis, qui forment une embarcation de treize mètres de longueur, sur un mètre et demi de large. C’est avec une émotion profonde que je franchis cette eau dont la recherche a été payée de tant de nobles vies[3]. La muraille de Say forme un quadrilatère de quatorze cents mètres de côté ; mais elle est trop large ; et les cases, toutes en roseaux, excepté la maison du gouverneur, y composent des groupes disséminés. Un vallon, bordé de cucifères, coupe la ville du nord au sud ; rempli d’eau, après la saison pluvieuse, il rend la cité malsaine et intercepte les communications entre les différents quartiers. Ceux-ci, dans les grandes crues du fleuve, sont entièrement submergés ; la population est alors obligée d’en sortir. Les provisions n’abondent pas au marché de Say ; on y trouve peu de grain, pas d’oignons, pas de riz, malgré la nature du sol qui s’y prêterait à merveille ; mais beaucoup de cotonnade, un excellent débouché pour les tissus noirs ; et ce sera pour les Européens la place la plus importante de toute cette partie du Niger, dès qu’ils utiliseront cette grande route de l’Afrique occidentale.
« Le gouverneur, évidemment né d’une esclave, et dont les manières rappelaient celles du juif, me dit qu’il verrait avec joie un vaisseau européen venir approvisionner sa ville des objets qui lui manquent. Fort étonné de ce que je ne faisais pas de commerce, et pensant qu’il fallait un motif bien grave pour entreprendre un pareil voyage, en dehors de l’appât du gain, il s’alarma des projets insidieux que je devais avoir, et m’invita à partir. C’était ce que je demandais ; le lendemain je quittais le Niger, qui sépare les régions explorées de la Nigritie d’une contrée totalement inconnue, et je me dirigeais avec bonheur vers la zone mystérieuse qui s’étendait devant moi.
« Nous avions traversé l’île basse où la ville de Say couve la fièvre, laissé derrière nous la branche occidentale du fleuve, alors entièrement desséchée, lorsque de gros nuages venant du sud, accompagnés d’un tonnerre effrayant, crevèrent sur nous, tandis que le sable roulé par la tempête couvrait la campagne de ténèbres et nous obligeait de nous arrêter. Au bout de trois heures nous nous remettions en marche, à travers une couche d’eau de plusieurs pouces, que la pluie avait déposée sur le sol. Tout le district, d’une fertilité médiocre, a été colonisé par les Sonrays ; il dépend de la province de Gourma, et les indigènes sont en guerre à la fois avec les colons et avec les Foullanes. Nous passons à Champaboule, résidence du gouverneur de Torobé ; la ville est presque déserte, et les remparts sont cachés par les broussailles. Après avoir traversé une rivière, nous entrons dans un district bien cultivé, dont les troupeaux appartiennent aux Foullanes, qui considèrent la vache comme l’animal le plus utile à la création. Un fourré de mimosas, çà et là un baobab, un tamarin, varient l’aspect des lieux ; on voit de nombreux fourneaux, de deux mètres de hauteur, qui servent à fondre le fer. Le sol devient inégal, se tourmente, et brisé par des crêtes de rocher ; le gneiss et le micaschiste dominent, de belles variétés de granite apparaissent, et nous arrivons au bord de la Sirba, rivière profonde, encaissée par des berges de six à sept mètres d’élévation. Pour la franchir, nous n’avons que les bottes de roseaux que nous nous hâtons d’assembler ; le chef et tous les habitants du village sont assis tranquillement sur la rive, d’où ils nous regardent avec un vif intérêt. La partie masculine des spectateurs a la figure expressive, les traits efféminés, de longs cheveux nattés, qui retombent sur les épaules, la pipe à la bouche, et pour costume une chemise et un large pantalon bleus. Quant aux femmes, elles sont courtaudes, mal faites ; elles ont la poitrine et les jambes nues, de nombreux colliers, et les oreilles chargées de perles.
« De l’autre côté de la rivière, la trace des éléphants et des buffles se rencontre à chaque pas ; l’orage nous surprend au milieu des jungles, qu’il transforme en nappe d’eau, et nous franchissons trois torrents qui se précipitent vers la Sirba. Un village, entouré de haies vives, interrompt la solitude ; nous voyons des champs de maïs, puis la forêt se referme ; le granite, le gneiss et les grès percent la terre, et nous entrons dans un district bien peuplé, dont le sol argileux fatigue beaucoup les chameaux. Nous atteignons enfin les murs de Sebba ; le gouverneur qui, devant sa porte, explique à la foule divers passages du Koran, me loge dans une case toute neuve, aux murailles admirablement polies, et réjouissante à voir. Mais comme il arrive trop souvent ici-bas, où l’apparence vous séduit ou vous trompe, cette jolie case est un nid de fourmis qui dévastent mes bagages. Le lendemain se termine le rhamadan ; au point du jour, la musique annonce la fête ; les Foullanes sont vêtus de chemises blanches, en signe de la pureté de leur foi, et le cortége du gouverneur se compose de quarante cavaliers, probablement tout ce que la ville possède. J’ai à soutenir une attaque religieuse de la part du cadi, qui voudrait me faire passer pour sorcier, et je crois prudent de distribuer quelques aumônes aux gens de la procession.
« Le 12 juillet, nous arrivons à Doré, capitale du Libtako. Le pays est sec, des bandes de gazelles parcourent une plaine aride qui borde la place du Marché : on voit sur cette dernière quatre ou cinq cents personnes, des étoffes, du sel, des noix de kola, des ânes, du grain et des vases de cuivre, métal dont sont formés les bijoux des habitants. Je remarque deux jeunes filles qui ont dans les cheveux un ornement de cuivre représentant un cavalier, l’épée à la main et la pipe à la bouche ; car pour les Sonrays, le tabac fait le charme de la vie, toutefois après la danse.
« Le voisinage des Touaregs a entretenu, chez les habitants du Libtako, une ancienne bravoure, très-renommée jadis, et qu’ils emploient aujourd’hui à des querelles intestines.
« Un lacis de rivières et de marécages nous entrave à chaque pas. Des buffles en quantité ; une mouche venimeuse, très-rare à l’est du Soudan, tourmente mes bêtes et les menace. Des averses perpétuelles, de l’eau partout ! On ne se figure pas, en Europe, ce que c’est que de parcourir cette contrée dans la saison pluvieuse, de transporter les bagages à travers les marais, d’où les chameaux ont assez à faire de se retirer à vide. Il m’est arrivé plus d’une fois de penser que mon cheval, malgré toute sa vigueur, ne sortirait pas de la fange, d’y tomber avec lui, et de ne savoir comment faire pour l’enlever du bourbier. C’est une pluie tellement violente que je lui ai vu en une nuit détruire le quart d’un gros village, et tuer onze chèvres dans une seule maison.
« Jusqu’ici, j’avais conservé ma qualité de chrétien ; mais nous allions entrer dans la province de Dalla, soumise au chef fanatique de Masina, qui n’aurait jamais permis à un mécréant de franchir son territoire, et je me fis passer pour un Arabe, qui plus est pour un schérif. Cependant la dispute que nous eûmes avec notre hôte, au sujet d’une meute de chiens qui ne voulaient pas nous céder la place, annonçait le peu de ferveur de la population ; car tout bon musulman réprouve la race canine ; les Foullanes ne s’en servent même pas pour guider leurs troupeaux, qu’ils conduisent à la voix. Tous ces chiens étaient noirs, les volailles noires et blanches ; et un gros ver noir (je n’en avais rencontré aucun depuis mon voyage dans le Bagirmi) dévastait les récoltes.
« Le 5 août, la route devient de plus en plus marécageuse, des cônes détachés apparaissent au nord ; on n’aperçoit que des pasteurs foullanes ; peu de culture, puis les constructions pittoresques des villages sonrays et la silhouette bizarre de la chaîne des Hombori. Sans l’avoir vue, il m’aurait été impossible de me figurer cette rampe, dont les pitons les plus élevés n’ont que deux cent cinquante mètres au-dessus de la plaine. Rien ne me frappa d’abord dans l’aspect de ces montagnes que de loin je prenais pour des collines ; mais bientôt mon attention fut puissamment captivée. Sur une pente adoucie, composée de quartiers de roche, s’élève une muraille perpendiculaire, dont le sommet, couronné d’une terrasse, est habité par des indigènes que rien n’a pu vaincre. Quelques moutons, du millet, des corchorus, prouvent que ces fiers montagnards descendent parfois de leur retraite. À partir de là, c’est une double série de crêtes fantastiques, surgissant le long de la plaine, et ressemblant aux ruines des châteaux du moyen âge.
« En sortant de ce défilé remarquable, nous arrivons exténués à Bone, où l’on refuse de nous recevoir ; nous sommes près de Nouggéra, hameau sacré, d’où sortit la famille du chef d’Hamda-Allahi, et nous nous hâtons de fuir pour ne pas tomber entre les mains de ce fanatique. Des Touaregs campaient dans le voisinage ; c’est à eux que j’allai demander appui. Le chef, à la peau blanche, aux traits nobles, à la physionomie agréable, mit une de ses tentes de cuir à ma disposition, et nous envoya du lait et un mouton tout préparé. Le lendemain nos tentes de toile figuraient au milieu de celles de mon hôte, et j’étais assiégé par une quantité de femmes d’un excessif embonpoint, rappelant surtout celui qu’on attribue par erreur à la célèbre Vénus callipyge. Qu’il fallut de patience, en face des lenteurs d’une pareille escorte, et des perfidies de mon Arabe, qui profitait de l’occasion pour trafiquer à mes dépens ! J’arrivai néanmoins à Bambara, village dont les produits agricoles sont distribués dans toute la province, grâce aux affluents et aux canaux du Niger. Il fallut y passer quelques jours, en dépit de l’inquiétude que j’avais d’être reconnu, et malgré les présents qui me furent arrachés par notre hôte, par le fils de l’émir, par trois cousins de celui-ci, et trois Arabes de Tembouctou, dont j’avais à m’assurer les bonnes grâces. Bambara est situé sur une eau morte du fleuve. Ce marigot, d’une largeur considérable, était presque desséché à cette époque ; mais trois semaines plus tard, il devait être couvert d’embarcations, allant à Tembouctou par Délégo et Sarayamo, et à Diré par Kanima. La prospérité de la ville dépend donc de la pluie, et comme il n’en tombait pas, toute la population, l’émir en tête, vint me prier d’user de mon influence pour obtenir du ciel une ondée copieuse. J’éludai l’oraison, mais j’exprimai l’espoir que le Seigneur écouterait des vœux aussi justes. Le lendemain une petite pluie vint me faire bénir des habitants, ce qui ne m’empêcha pas d’être fort satisfait de m’éloigner.
« Un terrain onduleux, du granite, çà et là une rampe sablonneuse d’où nous voyons la surface agitée du lac Niengay. Des dunes, des marécages, des mimosas, du capparis, de l’euphorbe vénéneuse, du riz partout ; un labyrinthe de canaux et de criques où s’épanche le fleuve, et dont personne n’a jamais eu l’idée. À Sarayamo, je suis en ma qualité de schérif contraint de faire la prière ; « Que Dieu vous donne la pluie ! » ajouté-je. Le soir il tonne ; je suis en faveur, on me prie de recommencer le lendemain ; je les exhorte à la patience, et je suis forcé de joindre ma bénédiction au vomitif que j’administre au chef, qui, par parenthèse, fut très-scandalisé lorsqu’il apprit plus tard mon titre de chrétien.
« Le 1er septembre je m’embarque sur l’un des canaux du Niger, et je vogue enfin vers Tembouctou. La nappe d’eau qui nous porte a environ cent mètres de large ; elle est tellement remplie d’herbe que nous paraissons glisser sur une prairie. C’est au reste dans le lit de ce canal, que les chevaux et les vaches trouvent la plus grande partie de leur nourriture. Au bout de quatre à cinq kilomètres, nous entrons dans une eau découverte, et les bateliers, dont les chants célèbrent les hauts faits du grand Askia[4], nous promènent, de détours en détours, entre des rives couvertes de cucifères, de tamarins, de genêts et d’herbe que paissent tantôt des gazelles, tantôt du bétail. Des alligators annoncent une eau plus étendue, et le canal où nous débouchons n’a pas moins de deux cents mètres de large : des hommes et des chevaux sur le bord, des pélicans, des rémipèdes sans nombre ; le voyage est délicieux. Les zigzags se multiplient, les rives se dessinent d’une façon plus régulière ; l’ombre descend à la surface de l’eau, qui brille aux dernières clartés du jour, et dont la largeur est de trois cent quarante mètres. Des feux nous attirent, et nous nous arrêtons au fond d’une crique, où s’éparpille un village. Il m’est impossible de distinguer le moindre courant. Dans ce lacis fluvial, l’eau se dirige tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, avec incertitude, et finit généralement par se décider pour le nord-nord-ouest. Après deux cents ans de guerre, ces bords, autrefois si animés, sont devenus silencieux ; et nous laissons derrière nous la place où fut Gakoira, Sanyare, et tant d’autres villages. Un bouquet d’arbres, chargés d’oiseaux, surgit de la rive ; nous revoyons le fleuve. Il coule ici du sud-ouest au nord-est sur une largeur de seize cents mètres ; ses flots majestueux, resplendissant tout à coup sous la lune, qui se lève dans un ciel noir, tout sillonné d’éclairs, inspirent aux gens de mon escorte un respect mêlé de crainte. »
À peine le soleil commence-t-il à paraître, qu’ayant traversé le Niger, nous nous trouvons en face de Tasakal, petit village mentionné à Caillé. Excepté quelques bateaux pêcheurs, tout est désert autour de nous. L’eau se divise, nous prenons l’embranchement sur lequel est situé Koromé, tandis que le fleuve s’éloigne vers l’est, de l’autre côté des îles Day, qui nous séparent de lui. Le canal se divise à son tour, la branche que nous suivons n’est plus qu’un ruisseau, traversant une prairie ; mais elle se rélargit peu à peu, forme un bassin d’une régularité parfaite, et après huit mois et demi d’efforts nous sommes à Kabara, qui sert de havre à Tembouctou. La maison que j’occupe au sommet de la côte, où la ville est située, comprend deux grandes salles, une quantité de pièces plus petites, et un premier étage ; la cour intérieure, avec son assortiment de moutons, de canards, de pigeons, de volailles de toute sorte, rappelle le temps ou les Foullanes n’avaient pas encore exploité le pays.
« Dès que le jour vient à paraître je me hâte de quitter ma chambre où l’on étouffe. À peine rentré de la promenade, je reçois un chef touareg qui réclame un présent ; je refuse, il insiste, et me répond qu’en sa qualité de bandit il peut me faire beaucoup de mal. Je suis, en effet, hors la loi, et le premier scélérat venu, qui me soupçonnera d’être chrétien, peut me tuer impunément. Toutefois, après une vive altercation, je me débarrasse du Touareg. Il n’est pas parti que la maison est encombrée de gens qui arrivent de Tembouctou, à pied, à cheval, portant des robes bleues, serrées à la taille par une draperie, des culottes courtes et des chapeaux de paille terminés en pointe. Tous ont des lances, quelques-uns des épées et des mousquets ; ils s’asseyent dans la cour, remplissent les chambres, se regardent, et se demandent qui je puis être. Deux cents de ces individus passent chez moi dans le courant de la journée ; et le soir, l’émissaire que j’avais envoyé à Tembouctou revient avec Sidi Alaouate, l’un des frères du cheik. On lui a confié que je suis chrétien, mais sous la protection toute spéciale du souverain de Stamboul. Par malheur je n’ai d’autre preuve de cette assertion qu’un vieux firman, qui date de mon premier séjour en Égypte, et n’a aucun rapport avec mon voyage actuel ; néanmoins l’entrevue n’a rien de désagréable.
« Le lendemain nous franchissons les dunes qui s’élèvent derrière Kabara ; l’aridité des lieux contraste d’une manière frappante avec la fertilité des bords du fleuve. C’est un désert, infecté par les Touaregs, qui deux jours avant y ont assassiné trois négociants du Touat. Le peu de sécurité de la route est tellement avéré, qu’un hallier, situé à mi-chemin, porte le nom significatif de : Il n’entend pas, c’est-à-dire qu’il est sourd aux cris de la victime. Nous laissons à notre gauche l’arbre du Ouéli-Salah ; un mimosa que les indigènes ont couvert de haillons dans l’espoir que le saint les remplacera par des habits neufs. Nous approchons de Tembouctou ; le ciel est nuageux, l’atmosphère pleine de sable, et la ville se distingue à peine des décombres qui l’entourent ; mais ce n’est pas le moment d’en étudier l’aspect : une députation des habitants se dirige vers moi, pour me souhaiter la bienvenue. Il faut payer d’audace, je mets mon cheval au galop, et vais à leur rencontre. L’un d’eux m’adresse la parole en turc ; j’ai presque oublié cette langue, que je dois savoir, moi, prétendu Syrien ; cependant je trouve quelques mots à répondre, et j’évite les questions de l’indiscret en entrant dans la ville. Je laisse à ma gauche une rangée de cases malpropres, et je m’engage dans des ruelles qui permettent tout au plus à deux chevaux de passer de front ; mais le quartier populeux de Sané-Goungou m’étonne par ses maisons à deux étages, dont la façade vise à l’ornementation. Nous prenons à l’ouest, et, passant devant la demeure du cheik, nous entrons en face dans celle qui nous est destinée.
« J’avais atteint mon but ; mais l’inquiétude et la fatigue m’avaient épuisé, et la fièvre me saisit immédiatement. Néanmoins l’énergie et le sang-froid étaient plus nécessaires que jamais ; le bruit courait déjà qu’Hammadi, le rival d’El Bakay, avait informé les Foullanes de la présence d’un chrétien dans la ville. Le cheik était absent ; son frère, qui m’avait promis son appui, non satisfait de mes cadeaux, élevait des prétentions exorbitantes ; mon hôte prétendait pouvoir disposer de mes bagages, ainsi que je disposais de son local : exactions sur exactions. Le lendemain, toutefois, la fièvre ayant cessé, je reçus la visite de gens honnêtes, et pus prendre l’air sur ma terrasse, d’où j’embrassais du regard la ville. Au nord, la mosquée massive de Sankoré donne à cette partie un caractère imposant ; à l’est, le désert ; au sud, les habitations des marchands de Ghadamès ; puis des cases au milieu de maisons construites en pisé, des rues étroites, un marché au versant des dunes, le tout formant un coup d’œil plein d’intérêt.
« Le lendemain la nouvelle d’une attaque projetée contre ma demeure, par ceux qui s’opposent à mon séjour, me coupe la fièvre ; une attitude un peu ferme suffit à dissiper les nuages. Le frère du cheik essaye de me convertir, et me défie de lui démontrer la supériorité de mes principes religieux ; lui et ses élèves entament la discussion ; je les bats, ce qui me procure l’estime de la partie intelligente des habitants et l’amitié du cheik. La fièvre m’avait repris le 17 ; ma faiblesse augmentait de jour en jour, quand le 26, à trois heures du matin, des instruments et des voix m’annoncèrent l’arrivée d’El Bakay ; ma fièvre s’en accrut ; mais mon protecteur me tranquillisa le soir même. Il blâmait hautement la conduite de son frère à mon égard ; m’envoyait des vivres, avec la recommandation de ne rien prendre de ce qui ne sortirait pas de sa maison, et m’offrait le choix entre les diverses routes qui me permettaient d’arriver à la côte. Si j’avais su alors que je devais languir huit mois à Tembouctou je n’aurais pas eu la force d’en supporter l’idée ; mais l’homme, fort heureusement, ne prévoit pas la durée de la lutte, et marche avec courage au milieu des ténèbres qui lui dérobent l’avenir.
« Ahmed El Bakay, d’une taille au-dessus de la moyenne, et bien proportionnée, avait cinquante ans, la peau noirâtre, mais la figure ouverte, l’air intelligent, le port et la physionomie d’un Européen. Une courte robe noire, un pantalon de même couleur, ainsi que le châle qui était posé négligemment sur sa tête, formaient tout son costume. Il se leva pour venir à moi, et sans phrases, sans formules préliminaires, nous échangeâmes nos pensées avec un entier abandon. Le pistolet que je lui donnai fit tomber l’entretien sur l’industrie européenne ; il en connaissait la supériorité, et me demanda s’il était vrai que la capitale de l’Angleterre eût plus de cent mille habitants. Il me parla ensuite du major Laing, le seul chrétien qu’il eût jamais vu ; personne à Tembouctou, n’ayant eu connaissance du séjour de Caillé, grâce au déguisement qu’avait pris l’illustre Français.
« Tembouctou, située à neuf kilomètres du Niger, par dix-huit degrés de latitude nord et très-probablement entre le cinquième et le sixième méridien à l’ouest de Paris, a la forme d’un triangle dont la pointe se dirige vers le désert, et qui s’étendait autrefois à un kilomètre au delà des limites actuelles. Sa circonférence est aujourd’hui de quatre kilomètres et demi ; ses anciens remparts détruits par les Foullanes en 1826, n’ont pas été relevés. La cité se compose de rues droites et de rues tortueuses, non pavées, mais dont la chaussée est faite de sable durci ; quelquefois un ruisseau en parcourt le milieu. On y trouve neuf cent quatre-vingts maisons en pisé, bien entretenues, et deux cents cases en nattes dans les faubourgs, au nord et au nord-ouest, où sont des monceaux de décombres accumulés depuis des siècles. Plus de traces de l’ancien palais ni de la Casbah ; mais trois grandes mosquées, trois petites et une chapelle. Tembouctou se divise en sept quartiers, habités par une population fixe de treize mille âmes, et une population flottante de cinq à dix mille de novembre en janvier, époque de l’arrivée des caravanes. Fondée au commencement du onzième siècle par les Touaregs, sur un de leurs anciens pâturages, Tembouctou appartient au Sonray dans la première moitié du quatorzième. Reprise au milieu du quinzième par ses fondateurs, elle leur est bientôt enlevée par Sonni Ali, qui la saccage, la tire de ses ruines, et y fait affluer les marchands de Ghadamès. Déjà marquée, en 1373, sur les cartes catalanes, non-seulement entrepôt du commerce de sel et d’or, mais centre scientifique[5] et religieux de tout l’ouest du Soudan, elle excite la convoitise de Mulay Ahmed, tombe, en 1592, avec l’empire d’Askia, sous la domination du Maroc, et demeure jusqu’en 1826 au pouvoir des Roumas (soldats marocains établis dans le pays). Viennent ensuite les Foullanes, puis les Touaregs qui chassent les Foullanes en 1844. Mais cette victoire, en isolant Tembouctou des bords du fleuve, amène la famine. Un compromis a lieu, en 1848, par l’entremise d’El Bakay : les Touaregs reconnaissent la suprématie nominale des Foullanes, qui ne peuvent tenir garnison dans la ville ; les impôts y sont perçus par deux cadis : l’un Sonray, l’autre Foullane ; et le gouvernement (ou plutôt la police) est confié à deux maires sonrays, comprimés à la fois par les Foullanes et les Touaregs, entre lesquels se place l’autorité religieuse, représentée par le cheik, Rouma d’origine.
« J’avais, comme on l’a vu, l’entier appui du cheik ; mais le conflit des pouvoirs qui s’exercent dans Tembouctou devait neutraliser l’influence de cet homme généreux, et menacer mes jours, malgré sa protection. Le mois de septembre s’était bien passé ; je n’attendais plus qu’une occasion pour fixer mon départ, lorsque le 1er octobre arrivèrent des cavaliers appartenant au gouverneur titulaire ; ces soldats avaient l’ordre de me chasser de la ville, et de me tuer si je faisais résistance. Plus moyen de partir ; El Bakay s’y opposait formellement, pour ma sécurité d’abord, ensuite pour ne pas avoir l’air de plier devant les Foullanes ; il résolut même d’aller camper hors des murs, afin de prouver à tous qu’il ne dépendait ni de la population ni de ses vainqueurs ; et le 11 nous quittâmes la ville un peu avant midi. En dépit de mes inquiétudes, je me trouvai bien du changement d’air et de la scène paisible que j’avais sous les yeux. Dès le matin les tentes ouvraient leurs rideaux de laine, aux couleurs variées, on trayait les chamelles, les chèvres, les vaches qui paissaient sur la colline ; toute la nature s’éveillait, et les essaims de pigeons blancs, qui avaient dormi sur les arbres, lissaient leurs plumes et prenaient leur volée. Le soir le bétail revenait des pâturages, les esclaves poussaient devant eux les ânes chargés d’eau ; les fidèles, groupés dans les buissons, psalmodiaient la prière, guidés par la voix mélodieuse du maître ; puis un chapitre du Koran était chanté par les meilleurs élèves, et le son harmonieux de ces beaux vers se répandait au loin, répété par l’écho.
« Deux jours après, nous rentrâmes à Tembouctou ; la division se mit dans la propre famille du cheik ; on persistait à vouloir me chasser. El Bakay sortit de nouveau de la ville et m’emmena cette fois à Kabara. Les Foullanes en profitèrent pour envoyer de nouvelles forces à Tembouctou ; nous y revînmes, mais pour retourner au camp. J’y retrouvai un calme parfait : El Bakay me laissait libre, ou venait causer avec moi de choses toujours intéressantes. Il avait, ainsi que les gens de sa suite, un intérieur paisible et doux. Je ne crois pas qu’il y ait en Europe d’individu plus affectueux pour sa femme et ses enfants, que mon hôte ne l’était pour les siens ; je dirai même qu’il poussait trop loin la condescendance aux volontés de son auguste épouse. La plupart de ces tribus mauresques, aujourd’hui métis, n’ont qu’une seule femme, de même que les Touaregs ; seulement chez ces derniers l’épouse est libre, va et vient, a le visage découvert, tandis que, vêtue de noir, la femme du Maure est toujours voilée, et que celle des riches ne quitte jamais la tente. La vie que nous menions aurait pu être favorable aux intrigues ; mais les femmes étaient chastes, et l’on aurait infailliblement lapidé l’épouse convaincue d’adultère. Toutefois le cheik étant le chef de la religion, il est possible que la bonne tenue observée dans son camp soit un fait exceptionnel.
« La guerre et les discordes civiles, pendant ce temps-là, redoublaient de furie, et ma position devenait chaque jour plus périlleuse ; les Foullanes ne pouvant m’arracher de force au cheik, essayaient de la ruse pour me faire tomber entre leurs mains ; les Ouélad-Sliman, qui assassinèrent le major Laing, avaient fait serment de me tuer. De nouveaux soldats étaient entrés dans la ville, où nous étions revenus, et avaient l’ordre de m’en expulser à tout prix. J’avais espéré commencer l’année près de la côte ; janvier finissait, et je me trouvais toujours dans la même alternative.
« Le 27 février, le chef des Foullanes exprima enfin à El-Bakay, d’une manière franche et nette, le désir de me voir chasser du pays : refus péremptoire du cheik ; nouvelle demande, nouveau refus, nouvelles luttes, une situation de plus en plus intolérable : le commerce en souffrance, la population inquiète. Les particuliers s’assemblent, discutent les moyens de se débarrasser de moi ; les Tébous approchent, les Foullanes veulent assiéger la ville, l’irritation est au comble.
« Le 17 mars, dans la nuit, Sidi Mohammed, frère aîné d’El Bakay, fait battre le tambour, monte à cheval, et me dit de le suivre avec deux de mes serviteurs, pendant que des Touaregs, qui nous soutiennent, frappent leurs boucliers et répètent leur cri de guerre. Nous trouvons le cheik à la tête d’un corps nombreux d’Arabes, de Sonrays, voire de Foullanes, qui lui sont dévoués. Je le supplie de ne pas faire couler le sang à cause de moi ; il promet aux mécontents de me garder hors de la ville, et nous allons camper sur la frontière des Aberaz, où nous souffrons horriblement des insectes et de la mauvaise nourriture. Enfin, après trente-trois jours de résidence au bord de la crique de Bosébango, il fut décidé que nous partirions le 19 avril.
« Le 25, après avoir traversé divers campements de Touaregs, nous suivions les détours du Niger, ayant à notre gauche un pays bien boisé, entrecoupé de marais, et animé par de nombreuses pintades. C’est là que nous rencontrâmes le vaillant Ouoghdougou, ami sincère d’El Bakay, magnifique Touareg, ayant près de deux mètres, d’une force prodigieuse, et dont on rapportait des prouesses dignes de la Table ronde. C’est sous son escorte que je gagnai Gago, aujourd’hui bourgade de quelques centaines de cases et qui fut au quinzième siècle la capitale florissante et renommée de l’empire sonray.
« Après m’être séparé en ce lieu de mes protecteurs, et ne conservant autour de moi qu’une suite composée encore d’une vingtaine de personnes, je repassai sur la rive droite du fleuve et la descendis jusqu’à Say, où j’avais traversé le Niger l’année précédente. Sur tout ce parcours de près de cent cinquante lieues, je ne rencontrai qu’un sol fertile et des populations paisibles au milieu desquelles tout Européen pourrait passer en toute sécurité, en leur parlant comme je le fis, des sources et de la terminaison de leur grand fleuve nourricier ; questions qui préoccupent de temps à autre ces bons nègres autant peut-être qu’elles ont tourmenté nos sociétés savantes, mais dont ils ne possèdent pas les premiers éléments.
« Rentré à Sokoto et à Vourno au milieu de la saison des pluies, j’y reçus l’accueil le plus généreux de l’émir, mais à bout de forces et de santé, j’étais presque incapable d’en profiter. L’avenir m’apparaissait de plus en plus sombre.
« La guerre venait d’éclater tout autour de moi et devant moi ; le sultan de l’Asben avait été déposé ; le cheik du Bornou avait perdu le pouvoir, et l’on avait étranglé mon ami El Béchir.
« Le 17 octobre, j’arrivais à Kano : on m’y attendait ; mais ni argent, ni dépêches ; aucune nouvelle d’Europe. C’était là que je devais payer mes serviteurs, acquitter mes dettes, rembourser mes créances, échues depuis longtemps. J’engageai tout ce qui me restait, y compris mon revolver, en attendant que j’eusse fait venir la coutellerie et les quatre cents dollars qui devaient être à Zinder ; mais ceux-ci avaient disparu pendant les troubles civils. Kano sera toujours insalubre pour les Européens ; ma santé déjà mauvaise, s’altéra davantage, mes chameaux, mes chevaux tombèrent malade, et je perdis entre autres le noble animal qui depuis trois ans avait partagé toutes mes fatigues. »
L’énergie du voyageur triompha encore une fois de toutes ces difficultés. Le 24 novembre il partait pour Kouka, où le cheik Omar avait ressaisi le pouvoir ; de nouveaux embarras l’y attendaient, et ce ne fut qu’après quatre mois de séjour dans cette ville que Barth reprit la route du Fezzan, mais cette fois par Bilma, voie plus directe, autrefois suivie par Denham et Clapperton.
Arrivé à Tripoli, à la fin d’août, Barth s’y arrêta quatre jours, s’embarqua pour Malte, et de là pour Marseille, traversa Paris, et entra dans Londres le 6 septembre 1855. Rappelons qu’il avait exploré le Bornou, l’Adamaoua, le Baghirmi, où nul Européen n’était jamais entré. Non seulement il avait visité sur une largeur de mille kilomètres, la région qui s’étend de Katchéna à Tembouctou, et qui, même pour les Arabes est la partie la moins connue du Soudan, mais il avait noué des relations avec les princes les plus puissants des bords du Niger, depuis Sokoto jusqu’à la ville interdite aux chrétiens. Il avait donné cinq ans de sa jeunesse à cette entreprise surhumaine, enduré des privations et des fatigues inouïes, bravé les climats les plus meurtriers, le fanatisme le plus implacable, triomphé du manque absolu d’argent en face d’une cupidité sans frein. Il avait altéré une santé miraculeuse, et payé cinq mille francs à l’Angleterre le périlleux honneur de lui rapporter des lettres de franchise pour ses marchands. Des cinq hommes intrépides qui ont pris part à cette expédition, il revenait seul, chargé de matériaux précieux dans tous les genres : cartes détaillées, dessins, chronologies, vocabulaires, histoire des pays et des races, itinéraires et tables météorologiques ; depuis le sol jusqu’aux nuages, ses études avaient tout embrassé. Quel est, dira-t-on, la récompense de tant d’intrépidité, d’abnégation et de savoir ? Barth nous répond par ces lignes si simples : « Je laisse beaucoup à faire à mes successeurs, même dans la voie que j’ai suivie ; mais j’ai la satisfaction de sentir que j’ai ouvert aux esprits éclairés de nouveaux horizons sur la terre africaine, et préparé l’établissement de rapports réguliers entre l’Europe et ces contrées fertiles, qui lui étaient peu ou point connues. »
- ↑ Suite et fin. — Voy. pages 193 et 209.
- ↑ Les Foullanes, qui, suivant le peuple qui les désigne, portent les noms de Félans, Foulbé, Fellata, ou Foulhas, composent une famille humaine d’un brun rouge, et la plus intelligente des tribus africaines. L’Orient a dû être leur berceau, mais les premiers chroniqueurs les trouvèrent établis près de la côte occidentale. Depuis cette époque, ils n’ont cessé de rétrograder vers le centre, où leurs progrès sont de plus en plus rapides. Ce fut d’abord une émigration de pasteurs, puis des établissements isolés, des villages sans lien politique et sans pouvoir, malgré la décadence des empires où ils étaient placés. Il en était ainsi depuis quatre siècles, quand, en 1802, le chef des Gober ayant réprimandé les Foullanes, au sujet de leurs prétentions naissantes, le cheik Othman dan Fodiyo, irrité de l’insolence du chef païen, souleva ses compatriotes, leur insuffla son fanatisme, et, en dépit de ses premières défaites, jeta les fondements d’un vaste empire. Son fils Mohammed Bello, non moins distingué par son amour de la science que par son courage et ses qualités d’homme de guerre, consolida les conquêtes d’Othman ; et, malgré la faiblesse d’Aliyou, qui n’a de Mohammed que la bienveillance et les bonnes intentions, l’État féodal des Foullanes comprend toujours un espace de dix-huit cents kilomètres de longueur sur six cents kilomètres de large. Il est vrai que la révolte est partout, et que les grands vassaux, non moins que les indigènes, semblent à la veille de se partager l’empire.
- ↑ Voy. le remarquable ouvrage de M. de Lanoye, intitulé le Niger.
- ↑ Mohammed ben Aboubakr, fondateur de la dynastie des Askia, peut-être le plus grand de tous les souverains de la Nigritie, est un exemple du développement intellectuel dont un nègre est capable. Né dans une île du Niger, au milieu du seizième siècle, il détrône le fils de Sonni Ali, sultan des Sonrays, prend le pouvoir, étend ses conquêtes du centre du Haoussa jusqu’au bord de l’Atlantique, et du douzième degré de latitude nord jusqu’à la frontière du Maroc. Il gouverne les vaincus avec justice et bonté, s’attache même les musulmans, dont il a chassé les princes, fait naître partout l’aisance, protége les savants, et répand dans ses États les principes les plus avancés de la civilisation arabe. Malheureusement le harem, ce germe de dissolution, engendre les querelles de famille, les discordes civiles, et Mohammed, devenu le jouet et la victime de ses fils, est contraint d’abdiquer en 1529, après trente-six ans de règne.
- ↑ Ahmed Baba donne une liste considérable des savants de Tembouctou, et il avait lui-même (au seizième siècle) une bibliothèque de seize cents manuscrits.