Voyages et aventures du docteur Festus/Livre cinquième


Livre cinquième
Livre cinquième

Où le docteur Festus est retrouvé par sir John Guignard, dans la constellation du Capricorne. — Guignard est réfuté par Lunard, qui est réfuté par Nébulard. — Comment la Société Royale eut mal au ventre. — Le docteur Festus, voyageant en télescope, repart par la tangente, avec trois commissaires et trois perruques. — Pourquoi l’astronome Apogée fut fait comte et demanda son divorce. — Les trois commissaires s’empoignent sur l’hypothèse. — Comment Milord et Milady burent l’onde amère. — Malheurs de M. Apogée en caleçons, et de Mme  Apogée en peignoir.

I.

Le docteur Festus continuait son voyage d’instruction par le haut des airs, et il était parvenu à une telle hauteur, qu’il voyait la terre comme une grande boule, où il ne distinguait plus que les continents et les mers : celles-ci d’un beau bleu d’azur, et les terres d’une couleur lumineuse et suave. Il eut l’occasion de vérifier la justesse de l’hypothèse de J.-C. Simmes, en voyant que les pôles sont effectivement percés d’un grand trou, au fond duquel on aperçoit, des matières incandescentes. Les bords du trou, fécondés par la chaleur, sont couverts d’admirables pelouses, sur lesquelles il distingua des troupeaux immenses de mammouths et de mastodontes, animaux qu’on ne trouve plus que fossiles, en-dehors de la zone glacée qui entoure cet Éden verdoyant.

Mais dans ce moment il lui arrivait une chose bien singulière. Il avait atteint le plan d’intersection qui sépare la sphère d’attraction de la terre, de celle de la lune ; en sorte qu’ayant le buste dans l’une, et les jambes dans l’autre, il restait immobile, également sollicité par les deux astres ; seulement il observait que son corps en prenait de l’allongement, sans que toutefois les organes vitaux en fussent altérés. Ce qui l’étonna encore, ce fut de remarquer une foule d’aérolithes arrêtés, dans la même situation et pour les mêmes causes que lui, sur cet immense plan d’intersection, où ils surnageaient comme des tronçons de bois sur un océan sans rivages ; selon qu’ils se corrodent dessus ou dessous, les débris qui s’en échappent gravitent vers la lune ou vers la terre, où ils fournissent aux hypothèses des savants. Le docteur se trouvant à portée de l’un des plus gros, voulut s’y asseoir ; mais à peine l’eût-il touché, que l’équilibre d’attraction se trouvant rompu, l’aérolithe gravita vers notre terre avec une vitesse prodigieuse, et c’est celui qui se voit encore dans l’église cathédrale du bourg d’Asnières, où ils en ont fait leur maître-autel. D’où est venu leur surnom de gobe-la-lune, parce qu’ils regardent toujours au ciel s’il leur vient des maîtres-autels.

Du reste, le docteur Festus n’avait jamais éprouvé un bien-être aussi grand. En même temps que son corps s’allongeait, sa pensée s’agrandissait en s’épurant, et devenait comme un miroir pur où se réfléchissait la splendeur de la création. Ces sensations célestes le confirmaient toujours plus dans l’idée que, endormi dans l’auberge du Liond’Or, il poursuivait le cours de son grand rêve, tout en s’élevant aux sommités d’une science surhumaine.

II.

Cependant l’astronome Guignard, qui habitait en Rondeterre (c’est un grand royaume insulaire au nord du Ginvernais), ayant mis l’œil au bout de son télescope, qui se trouvait être par hasard braqué sur le docteur Festus, crut apercevoir à l’autre bout un corps quelconque. Il pensa d’abord que c’était un mus œconomus qui s’était logé entre les lentilles de l’instrument, qu’il fit nettoyer à fond, et garnir de mort-aux-rats et de souricières. Il crut ensuite que c’était une cataracte qui commençait à se former sur son œil, d’où il prit des bains de soufre, et s’injecta les paupières d’acétate de morphine. Changeant ensuite de traitement, il se fit faire un emplâtre de graine de lin, et ne mangea plus que des œufs cuits dur. Après quoi, la tache durant toujours, il s’astreignit à un système purgatif gradué, doublant la dose chaque jour, jusqu’à ce qu’ayant diminué de soixante-deux livres (poids de seize), et faisant la réflexion toute naturelle que, si c’était une cataracte, elle affecterait tout aussi bien l’œil nu que l’œil armé, il cessa tout traitement, et se convainquit que c’était un nouveau corps céleste. Il procéda aussitôt aux observations, et ayant écrit un mémoire de trois coudées de long, il se rendit, son rouleau sous le bras, à la Société Royale, qu’il avait fait convoquer pour une communication importante.

III.

Après avoir bu l’eau sucrée : « Il était réservé a notre siècle, dit Guignard, de s’illustrer par des progrès de tout genre. Il était en particulier réservé à cette assemblée, dont j’ai l’honneur de faire partie, de s’élever au-dessus de toutes les autres par l’immensité de ses travaux et la grandeur de ses découvertes. (Écoutez, écoutez !) Avant que je vous communique, Messieurs, celle dont le sort a gratifié ma faiblesse, permettez que je trace un aperçu rapide des progrès qui ont signalé la marche de l’esprit humain dans la science de l’astronomie. »

Ici Guignard établit que les premiers hommes n’ont pu avoir des connaissances profondes en astronomie, et discute en particulier la question relative à la tour de Babel : à savoir si elle fut un phare, un clocher ou un observatoire ; et il conclut pour le doute. Avant de passer outre, il jette un coup d’œil sur l’ensemble des peuples antédiluviens, examinant en passant s’il est possible de fixer trigonométriquement la hauteur du mont Ararath, ce qui le conduit à des considérations géodésiques qui terminent son exorde. Après quoi il boit un verre d’eau sucrée ; les savants baillent, plusieurs toussent, et cinquante-deux éternuent dans leurs jabots.

IV.

Guignard passe ensuite à la Chaldée, à Babylone et l’Égypte. Il traite en détail des obélisques, des pyramides et du puits de Syène, qui est sans ombre à midi. Il oppose Sanchoniaton à Bérose, et conteste le voyage d’Hannon autour de l’Afrique. Il fixe en passant la position d’Qphir, d’où les vaisseaux de Salomon rapportaient de l’or, et donne son opinion particulière sur la chronologie de Newton, en ce qui concerne la dynastie des rois d’Égypte, ce qui le conduit à fixer avec précision la nature et la position du nilomètre. Après quoi il boit de l’eau sucrée ; quelques savants ouvrent un œil, trente-six changent de position sans se réveiller, deux l’écoutent attentivement et prennent des notes.

Guignard revient ensuite en arrière pour remonter aux Phéniciens et à leurs colonies, et fait en passant l’histoire des peuples pasteurs, ces peuples estimables qui regardent les astres au lieu de garder leurs moutons. Il fait une excursion à la Chine, revient au zodiaque de Dendirah, lit une note accessoire sur la statue de Memnon, passe à la Grèce, à Rome, et suit pas à pas les astronomes d’Alexandrie sous les Lagides. Alors il déroule tout le système de Ptolémée, il conteste l’authenticité de la phrase où Cicéron pressent le système de Copernic ; puis, revenant aux Olympiades, il passe de là au cycle de Méton, et termine son exposition par un résumé général de la connaissance des temps chez les peuples de la race pélasgienne. Après quoi, il boit un verre d’eau sucrée, et rajuste ses manchettes. Deux savants prennent des notes, cinquante-un ronflent en faux-bourdon, quatre rêvent un cheval marin qui déambule dans un gyre spiral.

Guignard dépeint en détail l’invasion des Barbares, et s’attache à porter la lumière dans les ténèbres du moyen âge. Il cite Charlemagne et Théodoric, consacre douze pages à Ticho-Brahé, et, avant d’arriver à Copernic, il récapitule sommairement le tableau qu’il vient de tracer. Puis il fait une énumération éloquente des travaux de ce grand homme, passe à Kepler, à Newton, et arrive au sextant de Bradley. Après quoi, il boit un verre d’eau sucrée, et s’assied quelques instans pour s’essuyer le front. Deux savans qui ne dorment que d’un œil prennent des notes avec l’autre ; cinquante-cinq rêvent des points et virgules qui processionnent sur du papier blanc.

Alors Guignard passe en revue le Zodiaque tout entier ; puis, arrivé au Capricorne, il annonce l’apparition d’une comète opaque qu’il place à cinq milliards de lieues de la terre, et dont la révolution solaire est de deux cent soixante et dix-huit ans, vingt jours, trois minutes, deux secondes et une tierce.

Tous les savans se réveillent en sursaut, et demandent l’impression, qui est votée à une majorité de cinquante-cinq voix contre deux. Ce sont celles des deux savants qui ont pris des notes, Lunard et Nébulard. La séance est levée, et Guignard reçoit d’unanimes félicitations. »

V.

Lunard et Nébulard se trouvaient être les deux autres astronomes de la Société Royale, composée d’ailleurs de tous les hommes marquans du royaume dans les diverses branches des sciences.

Dès qu’on fut sorti, ils s’abordèrent amicalement, quoique brouillés depuis longtemps, et, reprenant les argumens et les conclusions de Guignard, ils les réduisirent en poudre avec la plus grande facilité, poussant la réfutation jusqu’à la plaisanterie, la plaisanterie jusqu’au calembourg, et le calembourg jusqu’à la bouffonnerie ; au point que Lunard monta sur une borne pour contrefaire les gestes et le ton de son collègue Guignard, d’où il fut signalé à la police comme un radical qui pérorait dans les places ; en sorte qu’il ne fut relâché que sur caution.

Mais dès qu’il fut rentré chez lui, il s’occupa de rédiger sa réfutation, et ayant convoqué la Société Royale, il s’y présenta avec un mémoire de cinq coudées, dans lequel il reprit pas à pas l’argumentation de Guignard, à commencer par la tour de Babel, et à finir par le sextant de Bradley. Ensuite il pulvérisa ses conclusions, et, arrivant à sa propre hypothèse sur le corps céleste en question, il prouva jusqu’à l’évidence que ce n’était autre chose qu’un aérolithe ferrugineux et lunaire, qui devait être classé parmi les météores de seconde classe, et dont la distance était de vingt-huit milliards de lieues et non de cinq, comme on n’avait pas craint de le prétendre,

Pendant ce discours, qui dura neuf heures d’horloge, Nébulard prit des notes constamment, tandis que ses collègues sommeillaient les bras croisés. À la fin ils se réveillèrent tous pour féliciter vivement Lunard, dont ils approuvèrent tous les raisonnemens sans exception ; en sorte que Guignard avait réellement du dessous.

VI.

Nébulard avait trouvé l’argumentation de Lunard faible, et ses conclusions fausses. Il ne le cacha point à sa femme ni à sa servante ; celle-ci lui répondit que cela ne l’étonnait point, que Monsieur Lunard était un ladre, qui ne lui avait jamais donné un sou de bonne main quand il dînait chez eux, et qu’ainsi elle était bien aise de voir qu’il ne fût qu’un sot comme elle l’avait toujours pensé. Nébulard trouva ce jour-là que sa servante avait un esprit infini, et il ne craignit pas de dire à un de ses collègues qu’elle en avait plus que Lunard, infiniment plus. Il se mit ensuite à l’œuvre, et composa une réfutation de dix coudées. Il pulvérisait d’abord Lunard ; il pulvérisait ensuite Guignard ; après quoi, il établissait et prouvait jusqu’à l’évidence que le corps céleste en question n’était autre chose que la nébuleuse déjà observée par Sosigènes sous Jules-César. Aussitôt qu’il eut achevé sa lecture, il reçut les félicitations unanimes des savans, qui approuvèrent sans exception ni réserve tous ses raisonnemens, en sorte que Lunard et Guignard avaient réellement du dessous.

VII.

Pendant que ces choses se passaient, Guignard, resté chez lui, ne perdait pas de vue son astre, dans lequel il croyait remarquer des modifications éminemment inquiétantes. Les choses en vinrent au point qu’il crut de son devoir de convoquer la Société Royale pour le jour même. Il quitta donc un moment le télescope, pour aller hâter cette convocation. Son visage était déjà tellement altéré par l’angoisse, que Madame Guignard l’inonda de vinaigre des quatre voleurs ; mais il ne fut soulagé que par des évacuations qui survinrent.

Il s’était en effet opéré de grands changements dans la situation du docteur Festus. Au moment où était tombé de sa tête le chapeau qui avait été si fatal à la commune, l’équilibre d’attraction avait été rompu, et le docteur avait commencé à paraboler vers notre terre. C’est ce qui avait provoqué les inquiétudes de Guignard, qui prévoyait un choc imminent ; car, ayant calculé la marche de sa comète opaque, il s’était convaincu qu’avant vingt-cinq ans révolus, elle tomberait sur sa tête, ou sur celle de ses descendans. À la vérité, n’ayant pas d’enfants, il s’inquiétait peu de ses descendans, mais il n’en tremblait que davantage pour lui-même. Le docteur Festus, pendant que Guignard convoquait, avait continué de paraboler avec une vitesse qui croissait comme le quarré des distances diminuait. Déjà il distinguait les montagnes, puis les prairies, les clochers, les bestiaux, les bourgeois, enfin le télescope, dans lequel il vint plonger comme une grenouille dans un puits. Par bonheur l’instrument qui était suspendu à deux bras mobiles de trente pieds de haut, bascula mollement ; de manière que la force de projection s’anéantissant contre une surface qui cédait, le docteur se trouva, sain et sauf, appliqué contre la grosse lentille du milieu, à peu près comme une salamandre contre les parois d’un bocal,

VIII.

Guignard, après avoir donné ses ordres, revint au télescope, pour juger des progrès de sa comète opaque. À peine eut-il aperçu le corps blafard et indistinct, qu’il tomba à la renverse, en criant : Holà ! eh ! ah ! aie ! hoé ! hui ! haü ! sur quoi sa femme accourut avec une tasse de camomille, en maudissant ce télescope, qui était la cause de tous les malaises de son mari. Sir John Guignard but la camomille ; mais n’osant remettre l’œil au télescope, il engagea sa femme à le faire pendant qu’il s’éloignait à dix pas, tout tremblant et regardant si, au besoin, il y aurait un abri. Madame Guignard regarda, et lui dit qu’il n’était qu’un poltron, que le verre était sale, et voilà tout. Sur quoi Guignard lui dit : Ah ! Sara, que vous êtes heureuse d’être ignorante.

Dans ce moment, on vint prévenir Guignard que la Société Royale l’attendait au complet. Il s’y


Les savans consternés de peur et saisis d’un mal de ventre aigu, s’étaient levés comme un seul homme pour aller faire leur testament.
Les savans consternés de peur et saisis d’un mal de ventre aigu, s’étaient levés comme un seul homme pour aller faire leur testament.
rendit aussitôt, sans chapeau, sans perruque, en robe du matin, et avec tous les signes d’un grand désordre physique et moral.
IX.

Guignard étant extraordinairement ému, et de plus très-essoufflé, ne put de long-temps rien articuler ; en sorte qu’il était réduit à gesticuler. Il montrait du doigt le plafond, puis le rabaissait vers la terre, puis des deux mains figurait un choc, puis il recommençait ; jusqu’à ce que cette pantomime, ayant excité l’hilarité de l’assemblée, il s’ensuivit un rire universel si éclatant, que la maison en vibrait sensiblement, et que Guignard ravalait des lobes énormes de bile aigrie. À la fin ayant retrouvé son souffle : Riez, Messieurs ; leur cria-t-il, la comète opaque n’est plus qu’à six millions de lieues ! Riez bien ! Elle fait vingt lieues par seconde ! Riez donc ! Notre planète va être anéantie ! Riez à présent ! ! !

Pendant que Guignard parlait ainsi, les savans consternés de peur et saisis d’un mal de ventre aigu, s’étaient levés comme un seul homme pour aller faire leur testament. Dans leur empressement ils culbutaient parmi les chaises, et les plus forts enjambaient leurs collègues indignés, pendant qu’ils étaient eux-mêmes enjambés par d’autres collègues, effrayés de se voir les derniers. Il en résultait une telle presse à la porte, que plusieurs en sortirent aussi aplatis qu’une jonquille d’un herbier, et que tous y laissèrent leur perruque et leurs pans d’habit, entr’autres, Lunard et Nébulard, qui avaient provisoirement abandonné leur hypothèse ; en sorte que Guignard avait réellement du dessus.

X.

Cependant de l’autre côté du détroit, les savans de Mirliflis, qui est la capitale du Ginvernais, ayant reçu communication de la découverte de Guignard, s’abymaient les yeux sur le zodiaque, sans pouvoir rien trouver. C’est que la lettre de la Société royale leur étant parvenue après la chute du docteur dans le télescope, il leur devenait en effet impossible de vérifier l’existence de la comète opaque ; en sorte que plusieurs commençaient à concevoir une pauvre idée de leurs collègues de Ronde-Terre, dont, déjà auparavant, ils avaient une idée très-pauvre. À la fin, l’Institut fut convoqué pour délibérer sur la réponse à faire à la Société royale. Tous les savans s’y rendirent, ayant chacun un emplâtre noir sur l’œil droit, pour avoir trop regardé le zodiaque.

L’astronome Parallax, ayant demandé la parole, commença par faire l’éloge de la dynastie régnante en Ginvernais ; puis, passant à celui du corps savant auquel il avait l’honneur d’appartenir, il le nomma la lumière d’un pays qui était lui-même la lumière du monde, et, en quelque sorte, le cerveau de la civilisation. Il fut écouté avec plaisir, et but un verre d’eau sucrée, pendant qu’un murmure flatteur circulait par les bancs.

L’astronome Parallax, ayant repris la parole, prouva, en premier lieu, que le Ginvernais avait précédé toutes les autres nations dans les arts et dans les sciences. En second lieu, il établit que le Ginvernais possédait encore, en ce moment, les plus éminens astronomes. En troisième lieu, il affirma que le Ginvernais n’avait rien à envier à ses voisins ; puis, venant à l’affaire principale, il prouva jusqu’à l’évidence, qu’il n’y avait, au contraire, jamais eu moins d’astres au zodiaque que dans ce moment ; en sorte qu’il proposait d’insérer au procès-verbal que la Société royale de Ronde-Terre s’était complètement fourvoyée dans sa prétendue découverte, et cela, faute de connaissances suffisantes que l’Institut se serait fait un plaisir de lui donner, s’il en eût été requis convenablement.

Parallax fut vivement applaudi, et ses conclusions, votées sans discussion, furent adressées à la Société royale par l’entremise des questeurs de l’Institut.

XI.

La lettre étant parvenue au président de la Société royale, celui-ci convoqua ses collègues ; mais ils étaient encore tellement annihilés par l’effroi qu’avait produit la découverte de Guignard, que huit seulement se rendirent à l’assemblée le jour convenu. Ils décidèrent à la hâte que les savans de Mirliflis s’étaient complètement fourvoyés faute de bons instrumens, et arrêtèrent qu’on leur enverrait le meilleur télescope de Ronde-Terre, qui se trouvait être celui de Guignard. En outre, ils nommèrent, pour accompagner l’instrument, une commission de trois membres : c’étaient Guignard, Lunard et Nébulard ; après quoi, ils retournèrent chez eux en toute hâte, pour achever leurs dispositions testamentaires.

Le télescope fut donc chargé sur un char construit exprès, et que traînaient douze paires de bœufs, conduits par douze argousins, qui leur piquaient le derrière jour et nuit pour les faire trotter. C’est de cette manière que le docteur Festus reprit son grand voyage d’instruction, jusque-là si heureusement commencé. Il aurait toutefois plus joui de cette promenade, sans la mort-aux-rats qui lui causait des éternuemens indomptables. D’ailleurs il se prenait à chaque instant les doigts ou les pieds dans les souricières apposées par Guignard ; mais il prenait patience en songeant que tout cela était rêve, illusion, par conséquent passager et sans réalité.

Le télescope arriva, au bout de cinq jours, au bord de la mer. Là il fut chargé sur un paquebot à vapeur qui devait lui faire passer le détroit, ainsi qu’aux commissaires. Ceux-ci, ayant ordre de ne pas perdre de vue l’instrument, s’y tenaient enfourchés jour et nuit, comme des artilleurs sur leur canon. C’est ainsi que le docteur Festus voyagea sur mer pour la première fois. Mais il éternuait toujours.

XII.

Au milieu du détroit, le paquebot, qui avait une machine de la force de trois mille six cents chevaux, un âne et un demi-poulain, vint à sauter avec une explosion terrible. Le télescope, qui se trouvait sur le pont avec les trois commissaires enfourchés, fut lancé à une hauteur immense, inférieure pourtant à celle où était parvenu précédemment le docteur Festus. Il était accompagné des trois perruques des commissaires, lesquelles, par la force de l’explosion, avaient subi un déplacement qui laissait à nu le chef des trois astronomes.

XIII.

Dans ce moment l’astronome Apogée, savant ginvernais, se promenait à l’œil nu dans sa maison de campagne, à trois lieues de Mirliflis, lorsqu’un des vingt-huit observateurs salariés qu’il employait à regarder le ciel jour et nuit, vint lui annoncer l’apparition du nouveau corps au haut des airs. Aussitôt l’astronome Apogée, après s’être assuré de la chose, fit seller sa jument et s’armant d’une longue vue, galopa jusqu’à Mirliflis sans perdre son astre de vue. D’où il passa sur le ventre de cinq enfans, deux magistrats, trois femmes, neuf canards, cinq cochons d’Irlande et un veau gras, comme je l’ai collationné moi-même sur le procès-verbal qui fut dressé par Jean Patu, mon aïeul maternel, qui était adjoint de l’endroit.

L’Astronome Apogée débotta à l’Institut même, qui se trouvait assemblé pour entendre un mémoire sur un nouveau moyen de faire du sucre de raisin avec des têtes de fourmis. Il fendit la presse, poussa droit à la tribune, et n’eut que la force de s’écrier ! Une planète immense !… opaque !… allongée !… fortement habitée ! ! Trois satellites ! ! ! (c’étaient les trois perruques). Ici les bravos étouffèrent la voix de l’orateur, et tout l’Institut, par un mouvement spontané, se leva en criant : Trois satellites ! vivent les Barbons ! C’était le nom de la dynastie régnante en Ginvernais.

Dès que le calme le permit, il fut arrêté, séance tenante :

i° Qu’il y avait planète et trois satellites avec habitans ;

2° Que la priorité de la découverte appartenait au Ginvernais ; soit à cause des trois satellites, qui faisaient tout le prix de la découverte, soit éventuellement, parce que Guignard était fils d’un père qui descendait d’un aïeul, dont le grand-père maternel avait épousé la nièce d’une femme du Ginvernais.

Après quoi, l’Institut plein de joie vota une députation au roi, pour le complimenter sur cette découverte, et s’en alla dîner. L’astronome Apogée retourna à sa maison de campagne, où il reçut le soir même la croix d’honneur et le titre de comte, pour lui et ses descendans à perpétuité ; ce qui amena son divorce deux ans après, car il n’eut pas d’enfans de sa première femme.

XIV.

Pendant que ces choses se passaient à Mirliflis, le télescope, lancé par l’explosion, poursuivait sa course en parabole ascendante. Les commissaires qui s’étaient tenus pour morts dès le moment de l’explosion, commençaient à revivre en voyant que leurs organes vitaux n’avaient souffert aucune altération notable, et que toutes leurs idées étaient en place, en particulier leurs hypothèses respectives. Pour le docteur Festus, à force d’éternuer les siennes, il ne s’était aperçu de rien, et se croyait toujours à l’hôtel du Lion-d’Or, rêvant qu’il était voituré par les douze bœufs.

Néanmoins Guignard, rappelé à son hypothèse en même temps qu’à la vie, s’étant mis à soutenir de cinq nouveaux argumens sa comète opaque, il s’ensuivit une scission, dans laquelle il eut contre lui les deux autres commissaires Lunard et Nébulard, qui l’acculèrent tellement, que Guignard, faute d’être au pied du mur, se trouvait sur le fin bout du télescope, après avoir disputé le terrain pouce à pouce.

Le docteur Festus entendant quelque bruit, eut d’abord l’idée que c’était son mulet qui mordait sa crèche dans l’écurie du Lion d’Or, jusqu’à ce qu’ayant vu les deux pans de l’habit de Guignard se détacher en silhouette sur le jour circulaire qui terminait sa retraite télescopique, il s’en approcha et les saisit, juste au moment où Guignard culbutait, poussé à bout dans les derniers retranchements de son hypothèse et du télescope. Guignard, hissé dans l’instrument, intenta aussitôt au docteur une kyrielle d’argumens tous neufs, tendant à établir toujours mieux son hypothèse. Le docteur prit la chose à merveille, et rétorqua syllogistiquement.

Après la défaite de Guignard, Lunard en avait conclu le triomphe de son hypothèse ferrugineuse et lunaire, tandis qu’au même moment, Nébulard en concluait le triomphe de son hypothèse nébuleuse. D’où résulta une scission nouvelle, qui amena un résultat identique ; en sorte que les trois savants se trouvèrent hissés dans le télescope, où ils ne tardèrent pas à s’empoigner sur l’hypothèse. Le docteur Festus fit alors sa retraite dans le fond, emportant avec lui toute sa dialectique, qu’il craignait de compromettre au milieu des gesticulations effrénées de ses trois compagnons.

XV.

Milord et Milady, que nous avons laissés au bout du pont de Balabran, bien contens d’avoir échappé à la police de Vireloup, étaient rentrés en Ginvernais. À la première ville qu’ils purent atteindre, ils écrivirent chez eux, afin de se procurer les fonds nécessaires pour leur retour, et dès qu’ils les eurent reçus, ils se mirent en route. Après avoir traversé tout le Ginvernais, ils arrivèrent au port de Furtaye, où ils s’embarquèrent sur le paquebot le Sauteur, capitaine Rougeface, dans le temps même où le télescope parabolait dans les airs.

La navigation fut d’abord très-heureuse, à l’exception du mal de mer qui secoua vivement Milord, déjà malade du diaphragme. Le second jour, on aperçut en l’air un corps étranger, qui fut pris d’abord pour un nuage, puis pour un vol de grues, puis pour un ballon, et enfin pour une trombe solide qui arrivait juste dans la direction du vaisseau, et menaçait de l’abîmer dans les flots. Tous les passagers s’évanouirent. Milord seul et Milady, qui étaient gens de tête, crièrent au mécanicien de forcer la marche pour dépasser la trombe. Celui-ci, perdant la tête, jetait le charbon dans le feu par boisseaux, tandis que le capitaine Rougeface fermait à pareille intention toutes les soupapes de sûreté, les sabords et l’écoutille. Au cinquante-troisième boisseau la chaudière creva par le bas, en sorte que les éclats ayant percé la cale, le vaisseau sombra rapidement. Mais il échappa à la trombe.

Au moment de l’explosion, Milord et Milady allaient mettre la chaloupe à la mer, lorsque voyant le vaisseau sombrer, ils poussèrent à la mer une cage à poulets, et se jetèrent eux-mêmes dans les flots. Tous deux burent l’onde amère, et Milord, revenu le premier à la surface, attrapa Milady par ses papillotes, et nagea vers la cage à poulets, sur laquelle il parvint à s’équilibrer avec son épouse.

Dans ce moment même, la trombe, qui n’était autre chose que le grand télescope, tomba obliquement dans la mer avec ses quatre docteurs inclus, et ses trois perruques satellites. Milord, entendant des voix d’hommes qui partaient de l’intérieur, s’escrima de tous ses membres pour atteindre à ce bâtiment, quelque étrange que lui en parût la forme. Mais son opération était singulièrement entravée par les poulets, qui lui piquaient le ventre avec fureur, en sorte qu’au lieu d’entrer en humour, il recommençait à proférer sa liste de jurons. Il se mit donc préalablement à noyer les poulets, en leur rentrant la tête sous l’eau ; après quoi, il put avancer plus librement.

Dès qu’il fut à portée, il cria aux gens du télescope : Do you speak English ? puis il fit silence pour écouter leur réponse. Mais il n’entendit qu’un cliquetis d’hypothèses sonores comme des cymbales, et un carillon continu d’argumens, de formules, de parallaxes, d’orbites, de périhélies, de parasélènes, d’écliptique, de zénith, de nadir, d’axe, de tourbillons, de méridien, de Capricorne, d’attraction, de répulsion, de Pôle, de solstice, d’équinoxe, de courbe ellipsoïde, asymptote, brisée, récurrente, spirale, de courant magnétique, électrique, physique et chimique. Milord, peu satisfait de cette réponse, continua de voguer, s’aidant d’un manche à balai qu’il rencontra, et aborda enfin au télescope dont l’ouverture, obliquement inclinée, s’élevait d’environ trois pieds au-dessus de la surface des flots. Il fut saisi d’horreur à la vue des dissensions qui retentissaient dans le fond de l’instrument, où, faute de mieux, il entra néanmoins avec Milady.

XVI.

L’astronome Apogée, après une nuit délicieuse, se réveillait au murmure flatteur de ses souvenirs de la veille, lorsqu’il entendit ses vingt-huit observateurs salariés monter l’escalier, frapper à sa porte, et demander la permission d’entrer. Madame Apogée cria aussitôt : Gardez-vous-en bien ! tandis que M. Apogée leur criait en même temps : Encore un astre ! entrez. Cette injonction contradictoire tint les vingt-huit observateurs salariés en suspens, de façon que madame Apogée eut le temps de passer un peignoir, et M. Apogée un caleçon ; après quoi il alla ouvrir. Mais il fut terrassé de frayeur à la vue de ses vingt-huit observateurs salariés, dont les vingt-huit mâchoires craquaient de consternation. — Enfin, qu’est-ce, Messieurs ? parlez-donc, leur dit madame Apogée, en peignoir. Alors, sans rien dire, ils fondirent en larmes, et ni monsieur ni madame Apogée n’osaient plus les interroger, pressentant quelque chose de sinistre.

À la fin, les vingt-huit observateurs salariés, ayant poussé un grand soupir, s’écrièrent : L’astre n’y est plus ! Aussitôt M. Apogée, comme il arrive souvent dans le passage brusque de l’extrême joie à l’extrême douleur, perdit momentanément l’esprit, et se mit à chanter la romance :

Lise, entends-tu l’orage ?
Il gronde, et l’air mugit ;
Sauvons-nous au bocage, etc. etc.

Puis il chanta celle-ci :

Je n’irai plus seulette à la fontaine,
Car j’ai trop peur du berger Collinet.

Puis il força madame Apogée à danser le menuet, et à la cinquième révérence, planta là sa femme, et s’alla précipiter de la fenêtre dans le jardin. Heureusement, sa chambre étant au rez-de-chaussée, il ne se fit d’autre mal que de tacher son calecon.

Madame Apogée au désespoir, courut au jardin, en peignoir, suivie des vingt-huit observateurs salariés, dont les dents craquaient toujours plus fort. Ils trouvèrent M. Apogée qui s’était perché sur le sommet d’un pommier, dont il cueillait les fruits avec une grande activité. Madame Apogée, en peignoir, supplia son mari de descendre, en même temps qu’elle ordonnait aux ving-huit observateurs salariés d’aller chercher une échelle. Ceux-ci revinrent, et l’ayant appliquée contre le tronc, ils y montèrent pour aller enlever leur maître. Mais lorsque M. Apogée les vit tous sur les échelons, il poussa l’échelle du pied, et les vingt-huit observateurs salariés tombèrent, le dos parmi les choux et l’échelle sur le ventre. Aussitôt M. Apogée s’écria : À moi ! Ajax, à moi ! d’Assas, Condé, Achille, Pichrocole, Hector, Charles XII, Ticho-Braé ! et en même temps leur lançait des pommes sur le nez, avec une rapidité et une adresse vraiment fébriles et délirantes. Alors les vingt-huit crièrent : Sauve qui peut ! et s’enfuirent en divergeant par les prés, les vignes et les potagers, malgré les cris de madame Apogée, en peignoir, qui les suppliait de rester.

Pendant ce temps M. Apogée, en caleçons, riait avec une telle véhémence, qu’entrant en faiblesse, il se laissa dévaler parmi les branchages, et tomba, riant toujours, dans le terreau, où il resta moulé comme un bronze dans du plâtre frais.

C’est là que madame Apogée, en peignoir, retrouva son mari en caleçons, qu’elle fit aussitôt transporter dans sa chambre et attacher sur son fauteuil. La chute et la fraîcheur du terreau ayant produit une révolution dans le sang, il revint bientôt à la raison, en même temps que son rire se changeait en une tristesse amère et profonde. Insensible à tout, il ne pouvait que dire avec un lugubre accent : Ah ! mon astre ! mon astre ! Madame Apogée lui fit aussitôt avaler des boissons chaudes, pendant qu’on lui frictionnait le derrière avec un étui de lunette en peau de chagrin, et que deux aides-chirurgiens lui appliquaient les ventouses, tandis qu’un troisième lui ajustait, d’autre part, un remède rafraîchissant. Ah ! mon astre ! mon astre ! disait-il. Et madame Apogée, en peignoir, lui répétait chaque fois : Console-toi, Salomon, il en viendra d’autres.

Tout-à-coup M. Apogée se leva en sursaut, ce qui jeta par terre ses opérateurs, et dit : Bien ; laissez-moi. Il se rendit ensuite à son bureau, où il écrivit à tire de plume un mémoire de trois coudées, dans lequel il établissait jusqu’à l’évidence :

1° Que l’astre ayant un mouvement propre extraordinairement rapide (cent mille lieues par seconde), il n’était déjà plus visible pour notre terre.

2° Qu’ayant calculé la courbe, l’astre ne reviendrait qu’après trois mille milliards d’années, l’orbite étant extraordinairement alongé.

Il lut ce mémoire à l’Institut, et voyant son honneur à couvert pour trois mille milliards d’années, il rentra chez lui frais, dispos, guéri et comte.


FIN DU CINQUIÈME LIVRE