Éditions Georges Crès et Cie (p. 53-74).


CHAPITRE IV

Fait-divers du Bd. Bonne-Nouvelle.

Suite.

Cet après-midi près du Luxembourg,

le cri « écran pas vide » résonne atrocement.

Sans le savoir, Joël Joze vociférateur, est en train de devenir une sorte de silhouette parisienne.

Cette fois il gesticule et pleure. C’est pitié.

Attroupement.

Une femme

s’approche

Jeune. Svelte. Haute allure délibérée, harmonieuse.

Manière d’être incomparablement née.

Visage masqué, curieusement, à l’Orientale,
d’une gaze noire
laissant paraître, seuls, les yeux
— sublimes —
singulier attrait de ce voile et de ces yeux.
Elle est drapée, comme gainée, dans une cape de sobre soie, bordée, large, de fourrure à reflets argent.
Quelques passants l’ont reconnue et la saluent
MADAME GRÂCE
Ce prénom. Sans plus.
D’aucuns, entre eux, murmurent un NOM IMMÉMORIAL.
Nom de son Père
Si prodigieux — qu’à peine — on ose le prononcer.
GRÂCE
ses bienfaits sont grands
Même ceux qui la connaissent (seulement de réputation)

« Originale »

et disent « pfff ».

sont pleins d’émoi en sa présence, — s’ils viennent à la rencontrer.

Elle vit seule. Un cercle intime :

sans distinction d’âge ou de rang, gens supérieurs.

Elle le se connaît en supériorité (dit-on).

pourtant ses préférés sont simples.

En fait de choix : INTUITION

Elle le dit, comme certain Poète :

« Le Succès ne prouve rien… même contre ! »

Ainsi, Richesse : vous prendriez beaucoup de ses Millionnaires-Amis

pour Miteux.

… Et des Arbitres d’Élégance

qu’elle refuse de recevoir

« Parce qu’ils sont en guenilles pouilleuses ! » dit-elle

Et puis ses dons : faste ! fantaisie !

Bijoux sans prix. Et des babioles. Distribués dans un désordre ostensible. Qui cache une Sagesse suprême. Faveurs légères qui font des Bonheurs infinis. Lourds diamants noirs. Pesant d’abord à qui les porte. Et qui, plus tard, les comblent d’aise.

Étrange Grâce

« — Avec ses grands airs désinvoltes ; ses préférences, son primesaut ; qui sait ? Une Mystificatrice ? Il faudrait voir ?… »

— Voyez sceptiques ! —

Joël Joze revient à lui

Quelle influence heureuse, quel fluide émane de

Grâce !

Cela personne ne le conteste. Les sceptiques mêmes l’accordent avec leur sourire en biseau.

Elle rayonne. Toute-puissante sur le cœur. Ou on la fuit : alors, sans savoir pourquoi, même parmi les félicités, on est souvent neurasthénique.

Ou on la suit : et tout est joie, sécurité, sérénité, force ineffable.

― « Vous souffrez ? dit-elle. Deux pas plus loin c’est un Asile ouvert à qui le souhaite. Je vous conduis. Venez. Cette intensité de grande ville est souvent excessive. Éprouvante pour les nerfs. »

Elle l’accompagne

Il respire.

. . . . . . . . . .

Une Palmeraie !

En plein Paris…

qui s’en douterait ?

Délices !

Palmiers Citronniers Orangers

gazons velours-émeraude

allées sablées de sable d’or

brillants oiseaux-des-Îles

et, dans des bosquets noirs-cyprès,

des rossignols

avec des chants rafraîchissants parmi d’exquises brises

Java Gabès Jardin des Hespérides

n’ont rien d’aussi délicieux

Une lumière enchanteresse — pas artificielle mais surnaturelle — éclaire intensément et n’éblouit point.

Une Palmeraie ! Comme au Désert.

En plein Paris !

Et c’est le Vestibule de Grâce

Peu d’Amis visitent la Maison entière haute et vaste derrière sa façade ancienne. Il faut une permission spéciale, rarement accordée. On raconte qu’après l’Oasis où nous venons d’entrer, il y a — passé verrière cobalt après les Palmes — un escalier de pur cristal, poli, glissant. Il mène à une Rotonde très magnifique — parois et pavement de lazulite — dont la coupole est taillée dans un seul Saphir.

La 3 rideaux superposés. Hauts. Traînant sur les dalles :

Rideau de Bure

Rideau d’Argent (de toile d’argent)

Rideau d’Or-fin (longs fils d’or-fin)

et

La Salle du Trésor

― dans des buissons suaves d’immarcescibles Roses humides de Rosée

quels Diamants et quelles Perles ! —

des fervents ont gravi les degrés de cristal,

des invités de bon lignage ont soulevé le Rideau de Bure

certains, de haut parage, ont entr’ouvert Rideau d’Argent

Rideau d’Or est très secret

et, dans la Salle du Trésor, seuls ont pénétré des Simples.

À ceux-là, Grâce parle visage découvert

Devant les autres, quoi qu’ils implorent, toujours son voile mystérieux.

Pour gagner le Trésor, les Simples sont dispensés de poser leurs pieds sur les Marches :

Une Aspiration, qui les élève, les transporte soudainement dans la Salle Sublime.

Grâce leur fait, part de ses Arcanes et leur révèle le Nom de son Père.

Quand les Simples ressortent de cet Entretien miraculeux ils sont tellement resplendissants qu’on a peine à les reconnaître. Leurs plus anciennes relations en demeurent stupides. Eux, désormais Intelligents, sentent que plus rien ne leur est impossible, parce que rien plus ne leur est caché à cause de cette grande Lumière sur leurs Visages.

Voilà, entre autres choses merveilleuses, ce que les Mieux-Renseignés racontent de cette Maison de Grâce.

(et, s’il m’est permis de placer un mot, je dirai qu’à mon opinion, ces bons Imagiers-là avec leurs beaux vélins blancs bien nets. Leurs belles enluminures brillantes, tout or pur, outremer et incarnat. Leur belle calligraphie perlée. Leurs belles capitales bien ornées et fleuronnées. Sont autrement plus dignes de foi et plus sympathiques, que ces affreux nabots, mangeurs et vendeurs de noir-animal ; ces vilains-crasseux - chassieux - ramasseurs-de-mégots - éteints ; qui ricanent de leurs dents jaunes découvrant des gencives enflammées, et prétendent nier l’existence même, de Mme Grâce, sous prétexte qu’ils ne l’ont jamais aperçue, eux ! — Pardi, quand on a toujours le nez dans la crotte !)

Dans l’Oasis depuis une heure, Joël Joze se sent tout à fait bien. Tout à fait lui-même. Comme il y a 6 mois. — Comme il y a 2 ans avant d’avoir rencontré Véra. — Quoi ! Tant de soucis, tant de cauchemars, pour une personne si peu intéressante ?

Aberration.

Au centre de la Palmeraie, une Source jaillissante dans une Vasque de marbre blanc.

Intimes de toute marque puisent l’Eau, la boivent dans de belles petites coupes. Comme on fait aux Stations thermales renommées.

Grâce circule parmi eux (tunique de gaze peinte, souple et splendide. Toujours son voile).

Sur la margelle de la Vasque, on lit gravé en lettres profondes

LA SALUTAIRE

La Salutaire ? Joël Joze se souvient. Dans son enfance, il entendait parler de cette Source quasi-miraculeuse.

Elle guérissait, prétendait-on, les maux de nerfs et les maux d’yeux.

Remède trop simple. Un nom banal. La Chimie a changé cela.

Mais, à ce qu’il paraît, des gens existent, qui se soignent par le Salutaire ?

Comme sans doute se perpétuent vaguement quelques adeptes de la Méthode-Raspail qui rétablissait toutes les santés sous Louis-Philippe ?

D’ailleurs, quand tout passe et repasse, pourquoi s’étonner ? Si on prend le pli de songer au mystère des choses. Si, tant soit peu, on s’habitue à ausculter l’Occulte ; on se rend très bien compte que tout se transforme, agit, s’influence réciproquement, selon l’Ambiance, qui, elle, se modifie à chaque instant :

Autour de nous, pour le Grand-Corps dont nous devons faire partie, comme nos molécules et microbes font partie de nous-mêmes, il est un Temps Cosmique, avec ses Ans, Mois, Jours, Heures, etc. — Un jour du Corps-Géant, pour nous, infimes, fait plus d’un siècle. Une de ses heures compte 5 de nos années. Ainsi du reste. Logiquement.

Alors, autour de nous, à notre insu, selon des périodes qui échappent à nos perceptions immédiates, c’est, — dans l’Ambiance totale —, une Saison ou une autre ; un tel moment du jour, du soir.

Et comme, au cœur de l’hiver, il est mal à propos de sortir en costume de toile. Pas plus qu’on ne chausse, ordinairement, des snow-boots en plein Juillet. L’efficacité ou le discrédit, en somme, la nécessité de telle ou telle méthode humaine, tient, juste à l’heure et à l’air du temps.

Il y a, dit le Livre Unique

Un temps de naître et un temps de mourir.

Un temps de planter et un temps d’arracher

Un temps d’abattre et un temps de bâtir

Un temps de pleurer et un temps de rire

Un temps de chercher et un temps de perdre.

Un temps de garder et un temps de jeter

Un temps de déchirer et un temps de coudre.

Un temps de se taire et un temps de parler

Un temps d’aimer et un temps de haïr

Un temps de guerre et un temps de paix

. . . . . . . . . . .

Maintenant Joël Joze passe le plus, clair de son existence à la Palmeraie. Le plus clair : oui ! Ah ! quel bonheur de savoir qu’on aura (sûrement) tout à soi, ce soir, telle heure dorée. De savoir que (sûrement) on est attendu à heure fixe, là — où on se plaît le mieux. Lorsqu’on possède pareille certitude, la journée trop souvent sans fantaisie. Lourdaude qui va où on la mène. Encombrée comme le Métro. Comme lui indifférente à la couleur du ciel. — Si, — en place de cette vilaine vrille oxydée « qu’est-ce que j’inventerai ce soir pour me distraire ? », vous lui offrez ce point de repère en fin or « ce soir je serai bien, selon mon cœur » — cette journée toute fraîche et franche (nous en fûmes témoin parfois) glisse à miracle, sur rails polis, jusqu’à sa lumineuse tête-de-ligne.

― Imagination !

— Certes

La Vie, cette succession d’images et notre cœur agité.

. . . . . . . . . .

Joël Joze boit une coupe d’eau glacée.

Eau délicieuse. Vous valez bien Amontillado de la grande année ; Oyster-Cocktails ; Martini-Cocktails très secs ; qu’on sert, suivant la saison, aux 5 à 8 de la Comtesse Véra. Dans ce Bar scintillant et cubique, ordonné par son caprice. Près de sa somptueuse salle de Danse. À côté de son théâtre décoré par Van Dongen. Dans la fumée parfumée de cigarettes ambrées à bouts de rose ; quels papillotants papotages. Que de perles. Quels tissus de mille-et-une-nuits. Autour des spécialités de Haut-Luxe :

Pyramides de fruits forcés. Pâtes confites aux pointes d’épingles. Sorbets au cyanure.

Accoutumé à cette atmosphère irritante, c’est supplice de s’en passer.

Et si c’est la Palmeraie, avec sa musicale Source vive, qui invite chaque soir, — intolérable d’en être privé !

Habitude. Faculté d’adhérence. Arrachements. Recommencements.

Joël Joze disait à Grâce

« — … Mon ancienne frénésie pour la Comtesse Véra… Vous savez ?… Vous savez tout, — d’intuition. Dès lors, jugez si cette funeste emprise est loin de moi. Vous m’avez sauvé. Non par le calme — heureusement !… Grâce adorable, si différente de ceux — œil terne, toucher trivial — qui créent un simulacre d’univers, tout grisailles et gravats. Votre seule présence galvanise l’ensemble des choses ; et chaque détail. De vous, un regard est la baguette enchantée ; qui transmue le plus vil métal en monnaie d’or : Nobles à la Rose frappés à l’effigie royale de votre âme. Quel agrément de vivre auprès de Grâce !… Ah ! mériter pour toujours ce bonheur insigne. Redevenir ce que je fus. Recommencer pour vous mes Voyages en kaléidoscope ! Vous n’avez pas assisté… »

« — Si, dit-elle. À vos projections premières. Dans l’ombre… J’étais près de vous… Cette petite salle… Vous produisiez votre découverte devant un Public plein de foi. Mes amis. Vos amis vrais… »

Rétrospective.

Joël Joze revoit son passé volcanique. Coulée de feu. Lave refroidie. — Adolescence hypnotisée sur les Sciences positives. Physique. Chimie. Recherches photogéniques surtout. — Une sorte de génie précoce ; fumeux ; révolté. Douloureuses courbatures morales contractées aux barres fixes de l’enseignement officiel. Décourageantes coupes sombres. — Déjà, cependant, quelques trouvailles surprenantes ; portées aux nues par l’avant-garde ; décriées par de plaintifs conservateurs. Puis, un jour, pour soi, en soi, quel afflux de lumière, quel tourbillon, quelle Colonne de Feu : Les Maîtres de l’Occulte. La Cabbale. La Bible.

…Ils (les adeptes) doivent dresser d’abord l’échelle analogique des Correspondances…

…Le Génie, force naturelle d’attraction, établit par moments avec l’Unité une corrélation plus ou moins éphémère…

…La lumière astrale ne parle qu’en offrant à la sagacité de l’esprit une série d’imagés que celui-ci doit traduire ensuit comme des hiéroglyphes de l’Invisible…

…Le Monde concret et emblématique est donc le seul dont la Vérité puisse faire usage pour s’exprimer par l’intermédiaire de l’Astral…[1]

Telles furent ses bases.

Bientôt il se rendit maître des Forces fluidiques qui règnent sur le Monde. Et dont le secret n’est pas entièrement enseveli depuis la Très-Sublime-Antiquité. Dociles à ses commandements, ces Forces fusionnèrent avec leurs frères captifs : Rayons. Corps-Radiants. Effluves. Électricités. Dont nous ne savons rien. Et qui nous servent. Grands Princes-Prisonniers, sous leurs armilles métalliques et leurs masques de verre.

— Puisque tout est Similitude et Signe, dit Joze, j’enregistrerai l’Écriture de Dieu Et chacun restituera selon sa substance

ainsi qu’il est écrit[2].

Le Kaléidoscope est construit.

Déjà, une Jeunesse fanatisée reçoit de Joël Joze son mot d’ordre.

Demain, ce Grand-Patron possédera toute la gloire.

La Gloire ?

Il y a d’abord le Destin

Comtesse Véra, vous êtes venue avec vos Danses. Avec vos Parfums — tous les Parfums de l’Arabie-Lascive. — Nonchalante et violente, vous êtes venue, Victorieuse.

— « Tibi or not to be ! »

s’écrie le téméraire dans un transport.

Elle sourit

« — Soyez vainqueur, mon Illuminé. Soyez auguste. Et la Comtesse Véra deviendra votre Imperatrix. Elle partagera votre triomphe ! »

L’Inégalable-Pernicieuse le tient asservi

Il languit ; loin d’elle il est sans force.

Ses compagnons d’hier lui semblent tristes.

Il en rougit. On se sépare.

Alors, sans répit, vertige du Monde. Adaptations précipitées. Et la Pensée se fait complaisante aux préjugés des Puissants-de-la-Terre ; à leur paresse pusillanime.

Après : — déroute

. . . . . . . . . .

— Pourtant, l’écran n’était pas vide. Je sais ce que dis. Ce soir-là, comme aujourd’hui, j’étais dans mon bon sens. Ils auraient eu des raisons de me siffler. Certes. Et j’ai perdu la tête. Mais cette persistance à parler d’un raté ? C’est à n’y rien comprendre.

— Je sais, dit Grâce. Un jour, les autres sauront aussi. Vous verrez clair. Soyez tranquille. Mais, mon cher Joze, vous, êtes un peu distant. Un peu abstrait. Un peu orgueilleusement algébrique. Il faut vous simplifier. Alors vos Visions, plus intenses, toucheront les cœurs. Pourquoi n’essayeriez-vous pas de confier votre Kaléidoscope à un enfant ? Son œil net et sensible mettrait toutes choses au point.

— J’y penserai, comme à tout ce que vous dites, Ô Grâce.

Peu de temps après, Joël Joze rencontra Gilly.

  1. Stanislas de Guaita.
  2. au Livre de Job.