Éditions Georges Crès et Cie (p. 37-52).


CHAPITRE III

Tout comme les globules blancs et les globules rouges circulent dans nos vaisseaux sanguins, les artères des grandes villes charrient incessamment, — et sans doute pour des fins très mystérieuses, qui ne nous seront pas révélées dans ce plan terrestre —, leurs leucocytes et leurs hématies :

Passants

grouillants ; voraces, étiques et pléthoriques ; fous ; flous ; fugaces ; pareils et particuliers. Mondes en miniature, luttant les uns contre les autres. Luttant, bataillant, contre éléments, misères, torts, tares, traverses, le trop et le pas-assez. Animalcules infinis à l’infini : Groupés. Espacés. Dispersés. Renouvelés. Et — qu’ils le veuillent ou non — agités jusqu’à la Mort.

Les Globules rouges, non sans ostentation, pullulent. Le bel écarlate ! Le bel éclat réaliste !

Tout appartient aux Rouges, — ou tout doit leur appartenir. Toute la Terre — surface et profondeur — est préparée ; pour eux.

Dans les Boutiques ; Clients, Commerçants, Commis et Ceux-de-la-Caisse, vermeils à souhait, échangent des vœux pour les prospérités d’usage. Se congratulent parce qu’ils s’estiment. Gens-comme-il-faut, qui savent sur la pointe des phalanges leur Code pratique.

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Et leur Régime : racines bouillies de l’espérance ? eau filtrée des résignations ? À d’autres ! Eux, des nourritures solides ; abondantes. Et la Force, grande ; brutale ; belle ; — un peu bête ?

Plus mesurés plus calculés ; plus clandestins ; les Globules blancs

tantôt pleins de prudence, tantôt pleins de zèle

pâtissent (volontairement ou non)

réfléchissent

approfondissent.

portent secours de-ci de là. Ils opèrent tel et tel sauvetage. Très bien. Il y en a de tout Ier ordre. Il y en a aussi

qui vous étouffent sous l’ouate piquée de leurs complications floches. Qui élisent domicile dans une morgue ravalée, agrémentée d’un jour de souffrance. Qui font grincer les poulies de leurs principes. Qui vous suspendent, vaille que vaille, au palan de leur supériorité. Qui vous haranguent dans cette posture inconfortable. — Et tant de choses charmantes, par leurs soins, camouflées en chevaux de frise ! —

Quand même, les Rouges abusent. Leur égoïsme exagéré se dilate, énorme, comme l’estomac gourmand qui détraque tout un corps. — Un soir le Corps-familial, le Corps-social périclitent. Voilà tout sens dessus dessous. Des troubles l’embarras, la bile. — Récriminations. Imprécations. Détestation. On va s’entregriffer les yeux ! Résultat : de mal en pis.

— « Nous sommes perdus, quelle catastrophe ! Je l’avais prédit. »

(Pourtant tout s’arrange)

— « J’avais bien dit que tout s’arrangerait Enfin ! Il s’est donc passé quelque chose ? Hier ? C’est loin. Quelle sauvagerie dans ce temps-là… »

(et puis)

des Passants

circulent

par les rues, les avenues, les boulevards

Les belles devantures !

rien que dans cette Rue élégante

vous avez

à droite à gauche

(Poème à la Rue Suprême)
SALONS DE THÉ
les BIJOUTIERS (flaques de diamants et fils de perles. Saphirs. Platine)
   
et le BOTTIER (tous ses apprêts pour tant de pieds, pour tant de pas croyant savoir où ils nous portent. Tant tant de Formes suivent les Modes)

la PHARMACIE (anglaise soit dit en passant)
PARFUMERIES
FLEURISTES
MODISTES
et autres
ARTISTES
PURES-PARISIENNES
et d’enivrantes
MAROQUINERIES DE LUXE
ET DE VOYAGE
et TOUT

(Ah ! sur ces plaques Ah ! pourquoi donc

RUE de la PAIX
de HAUTE-LUTTE

RUE du PLAISIR
RUE du DÉSIR

en vérité)

Il faut passer

trop vite

(nous commencions à peine à voir)

Ce soir nous ne verrons pas tout

(Ces cloisons de cristal, d’une seule coulée, posent leur épais limpide émail sur cent mille Merveilles)

Électricité (à torrents)

c’est beau

et

nous passons

dans une assourdissante symphonie de Transports

(publics et privés)

sur fond bleu-noir, brumé d’argent, reglacé d’or

entre les hauts murs mats et translucides murs bien d’aplomb et bien percés

à chaque fenêtre

100 ampoules électriques chacune de

100 bougies.


Il faut passer

le froid des Rues

n’est bon que

par contraste

avec

l’ardeur intime

le froid des rues ne vous vaut rien

si vous ne pouvez pas

entrer

dans les Maisons

les Magasins

si vous ne pouvez pas

avec

l’ARGENT

(Donnez-nous ce levier nous soulèverons le monde)

avec

quelle forte pince d’argent

(sans y penser)

cueillir

ceci cela dans les vitrines

 (ainsi j’ai vu le Froid, les Rues, et les Maisons et les Passants)

. . . . . . . . . . .

Ceux qui n’ont pas de chance. Miséreux. Tous ne portent pas la livrée de haillons. Mais le cœur mort, le visage ravagé du Haut-Mal moral — viennent là ; parce qu’ils sentent, confusément, qu’il leur faut — comme aux piles polarisées — des éléments nouveaux.

Ils rôdent autour des Zônes de Lumière. — « Peut-être retrouverons-nous le fluide bénéfique ? La force heureuse ? Le filon ?…

c’est pourquoi se mêlent aux chercheurs de joies, des rescapés d’on ne sait quelles catastrophes.

Joël Joze, Inventeur ; passe de préférence dans les rues où passe la Comtesse Véra. C’est ainsi qu’il peut la voir. De loin. De loin en loin.

Elle descend de son auto. Quel juste luxe. Perfection du rythme. Élégance supérieure.

Est-ce quelque cocaïne qui lui donne cet éclat froid ? cet élancé ; ce mince ; ce désincarné implacable ? Plutôt, n’est-ce pas son impériale égolâtrie ?

Comtesse Véra, vous ne dispenserez pas une parcelle de sourire à qui vous est inutile. Vous répudiez ce qui vous gêne. Et ce qui vous augmente, vous le gardez jalousement. Jupitérienne ! Voilà votre secret superlatif. Pas un regard à la racaille. Rien à ce qui ne réussit pas. « Je ne veux pas savoir que ces gens existent ».

Chère Triomphale… Quand il a perdu de vue certaine silhouette,

ou s’il ne l’a pas vue du tout,

Joël Joze erre longuement

Il a si peur de sa solitude hermétique

Solitude chez soi Silence Souvenirs

Murs se rapprochent Plafond pèse

Quel craquement ?

Solitude Silence Souvenirs sournois.

Évitons, évitons à n’importe quel prix cette oppression morbide. Ce tourbillon lacrymogène. Ces noires colonnes de gaz asphyxiants.

On ne sait pas, — quand l’âme est calme, quand l’œil évasif du Bonheur qui ne regarde que lui-même, enregistre, simplement, la Forme habituelle des Choses, leur Forme convenue ; — on ne sait pas comme l’ombre familière (?) d’une chambre (ô ma chambre, quel sera votre aspect quand je réveillerai en esprit ?) peut — soudain — devenir hagarde et maligne… Les enfants — et ceux-là qu’on appelle Insensés, et qu’on enferme parce qu’ils échappent ; parce qu’ils vont un peu trop loin pour tout ce Monde — assistent, eux, à des Métamorphoses dont ils sont terrifiés. — Ils se blottissent sous leurs couvertures. Ils se cachent les yeux. Quelquefois ils ne peuvent plus retenir un cri perçant… Alors, si on les dorlote (les enfants), une grande personne au regard opaque vient près d’eux…

Vient avec ce verre d’eau sucrée. Avec cette eau de fleurs d’oranger. Avec cette main ferme, douce et sûre. Qui rassure. Qui, reborde. Se pose sur le front ardent. Aide à dormir…

Que peut voir une grande Personne au Regard opaque ? Rien. Heureusement pour elle. Qu’elle se félicite. Et ne se surestime pas.

moi Joël Joze, je sais…

… au petit matin… surpris fantôme tapis Page:Irene-hillel-erlanger-voyages en kaleidoscope-1919.djvu/51 Page:Irene-hillel-erlanger-voyages en kaleidoscope-1919.djvu/52 Page:Irene-hillel-erlanger-voyages en kaleidoscope-1919.djvu/53 Page:Irene-hillel-erlanger-voyages en kaleidoscope-1919.djvu/54