Voyages en Égypte et en Nubie/Voyage à la mer Rouge

Traduction par G. B. Depping.
Librarie française et étrangère, 1821 (tome 2).
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(pp. 20–101)
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Il y avait quelque temps que le pacha d’Égypte avait été informé par deux Coptes, qui avaient débarqué sur la côte de la mer Rouge, en venant de l’Arabie, qu’ils avaient vu des mines de soufre dans les montagnes auprès de la plage, à quelques journées au-delà de Quosseir. Sur le rapport de ces deux voyageurs, le pacha envoya au cacheff d’Esné l’ordre d’entrer dans le désert, et d’aller à la recherche de ces mines. Le cacheff se mit en route avec une escorte de soldats, et avec soixante chameaux pour porter le soufre qu’on se flattait de trouver ; mais, arrivé sur les lieux, on n’en trouva que des morceaux éparpillés sur le sable ; et, après avoir tout ramassé, il n’y eut pas de quoi charger vingt chameaux. Cependant, parmi les soldats de l’escorte, il se trouva un mamelouk renégat qui assura, à son retour, qu’il avait remarqué dans la route quelques mines et des temples.

Mahomet-Ali ne se laissa pas décourager par le peu de succès de cette expédition. Ce prince persiste en général avec fermeté dans toutes les entreprises qui ont un but utile. On lui conseilla d’envoyer quelques Européens sur les lieux, pour les examiner, et décider ensuite s’il valait la peine de se livrer à des exploitations. M. Drovetti recommanda au pacha un Français, M. Cailliaud, orfèvre, qu’il avait employé depuis quelque temps dans la recherche des antiquités.

En conséquence, M. Cailliaud, chargé par le vice-roi de visiter les mines de soufre, partit avec une escorte de soldats et avec des mineurs de Syrie. Étant arrivé sur les lieux il trouva ces mines aussi stériles qu’on l’avait dit ; mais, en revenant, il eut soin de visiter les montagnes d’émeraude ; conformément aux instructions qu’il avait reçues de M. Drovetti. Il est évident que celui-ci avait puisé la connaissance de ces mines dans la relation des voyages de Bruce, qui assure les avoir visitées. M. Cailliaud trouva dans ces montagnes plusieurs filons ou mines qui avaient été exploitées et puis abandonnées par les anciens, et auxquelles personne n’a probablement touché depuis ce temps. Il recueillit au dehors de ces mines quelques matrices d’émeraude ; quand il les présenta au pacha[1], celui-ci jugea qu’elles prouvaient assez qu’il existait des mines, et qu’elles méritaient d’être exploitées. Dans ce voyage de recherches, M. Cailliaud avait passé à Sekket-Minor, situé dans une vallée à quelques milles de la montagne de Sabarab et à environ vingt-cinq milles de la mer Rouge[2].

Tout ce que M. Cailliaud raconta de ce lieu fit penser aux antiquaires, qui étaient alors en Égypte, qu’il avait retrouvé l’ancienne Bérénice. Il y avait vu huit cents maisons, quelques temples, etc. Les ruines lui avaient paru aussi belles que celles de Pompeï. Cette ville antique était située selon lui auprès de la côte, et elle pouvait communiquer facilement avec la mer. Il produisit en même temps une inscription grecque qu’il avait trouvée dans le haut d’une niche, et que nous avons copiée aussi dans la suite, comme on le verra plus bas. On n’en demanda pas davantage. Il n’y eut plus de doute que M. Cailliaud n’eût retrouvé l’antique Bérénice, et que l’on ne sût enfin où elle était située. Il est vrai que la position des ruines ne s’accordait pas tout-à-fait avec celle que les anciens assignaient à la ville ; mais cette difficulté n’embarrassa point les savans. Je vis un géographe moderne, homme très-versé dans les études classiques et grand voyageur, prendre la plume et effacer un golfe au sud de la Bérénice retrouvée, et le porter au nord, pour mettre la position des ruines d’accord avec les cartes. Il prétendit que c’étaient les anciens géographes qui s’étaient trompés.

Au reste, M. Cailliaud avait décrit avec plus d’exactitude les mines d’émeraude que les ruines antiques. Aussi Mahomet-Ali le fit partir de nouveau avec un aga musulman, un mineur syrien, et deux cents hommes pour les exploiter. Mais il paraît que l’exploitation ne se fit pas au gré du voyageur français, ou qu’il ne trouva pas les mines aussi riches qu’on l’avait cru[3]; car il abandonna bientôt les travaux au mineur syrien, et revint en Égypte.

Quand le bruit des découvertes de M. Cailliaud se répandit en Égypte, je conçus le projet de faire un voyage dans les déserts, pour examiner moi-même la nouvelle Bérénice, et je n’attendis qu’une occasion favorable pour me mettre en route.

Il arriva, vers la fin de septembre, qu’un des mineurs employés à l’exploitation de la gangue d’émeraude, avait été envoyé au Nil, pour aller chercher des vivres, et était arrivé, pour ses affaires, d’Edfou à Esné ; il allait retourner dans les déserts quand il tomba malade. Avant appris des Arabes qu’un médecin chrétien, M. Ricci, se trouvait à Beban-el-Malouk, il vint prier le docteur de lui prescrire quelque chose pour le guérir. Pendant son séjour dans la vallée j’eus l’occasion la plus favorable de prendre, auprès de cet homme, tous les renseignemens que je désirais ; il me promit même de me guider dans les déserts, quand je voudrais m’y rendre. En combinant les détails qu’il me donnait, je m’apercevais que les localités ne s’accordaient point avec les descriptions que nous ont laissées Hérodote et Pline, et que la route qu’avait prise M. Cailliaud se dirigeait trop au nord, pour le conduire à l’emplacement de l’ancienne Bérénice, tel qu’il est marqué dans les cartes de d’Anville, dont j’avais constaté l’exactitude. Je pris aussitôt mon parti en me préparantau voyage. M. Beechey, à qui je communiquai mon projet, résolut de venir avec moi ; et, comme le docteur qui dessinait bien pouvait nous être utile, je lui proposai de nous accompagner.

Nous avions à cette époque un bateau rempli d’antiquités de divers genres, parmi lesquelles se trouvait la belle statue colossale que j’avais tirée des mines du temple que je nommerai le Memnonium. Nous fîmes partir cette cargaison pour précéder notre retour au Caire, et nous accordâmes à un domestique de M. Drovetti la permission de profiter de cette occasion pour retourner par eau à la capitale. Deux jours après le départ de notre récolte d’antiques, nous louâmes un bateau plus petit pour nous conduire de Louxor à Edfou, où nous devions entrer dans le désert. La hauteur de l’eau nous permit de nous embarquer auprès du temple de Gournah.

Ce fut le 16 septembre 1818 que nous mîmes à la voile. Notre compagnie se composait de M. Beechey, du docteur et de moi, de deux domestiques grecs, du mineur et de deux enfans de Gournah, que nous louâmes pour veiller sur nos bagages dans le désert. L’époque de ce voyage fut aussi celle d’une grande calamité pour toute l’Égypte. Le Nil s’était élevé, cette fois, dans son débordement, à trois pieds et demi au-dessus du niveau auquel il était arrivé pendant l’inondation précédente. Ses courans extraordinairement rapides avaient entraîné plusieurs villages, et des centaines d’habitans avaient trouvé leur tombeau dans les flots.

Rien ne saurait retracer l’image du déluge comme la vallée du Nil telle que nous l’avions sous les yeux. Vu le peu d’eau qui avait paru l’année précédente, les Arabes s’étaient attendu cette année à une crue considérable ; Cependant ils n’avaient pas prévu le débordement extrême qui eut lieu. Des enceintes de terre et de roseaux mettent ordinairement leurs villages à l’abri des inondations ; mais cette fois le fleuve se joua de toutes leurs précautions. N’étant bâties qu’en terre, leurs chaumières ne purent tenir contre le courant ; et à peine les eaux les eurent-elles inondées, que ces frêles habitations s’écroulèrent l’une après l’autre. Le fleuve entraîna 1 tout ce qu’il trouva sur son passage ; hommes, femmes, enfans, bestiaux, grains, tout fût emporté, et les flots effacèrent jusqu’aux traces des villages qui avaient disparu dans les eaux. On croit généralement que tous les villages d’Égypte occupent une position tellement élevée que les eaux ne peuvent les atteindre : c’est une erreur. Dans la Haute-Égypte, du moins, la plupart des villages s’élèvent à peine au-dessus du reste du sol, et ils n’ont d’autre moyen de se garantir des inondations que ces digues de terre et de joncs dont je viens de parler.

Je croyais voguer sur un vaste lac, parsemé d’îles et orné d’édifices magnifiques. A notre droite s’élevaient les rochers et les temples de Gournah, le Memnonium, les vastes constructions antiques de Medinet-Abou et les deux statues colossales qui dominaient sur les eaux, comme les fanaux de quelques côtes d’Europe. Sur la gauche s’étendaient les ruines de Carnak et Louxor, à l’est desquelles la chaîne des monts Mokatam servait de côte à cette nappe d’eau immense.

Le premier village où nous arrivâmes, ce fut celui d’Agalta où nous nous arrêtâmes, moins pour le voir que pour demander au caimakan un soldat afin de garderies tombes, indépendamment des Arabes et de nos gens que nous y avions laissés. Je ne crus pas cette précaution inutile, malgré la porte solide que j’y avais fait mettre. Le Caimakan parut dès que nous arrivâmes ; il était désolé de l’inondation, et tremblait pour le sort du village. Les paysans n’avaient pas un seul bateau à leur disposition ; et si le courant rompait la faible enceinte qui les protégeait, il ne leur restait d’autre ressource que de grimper sur les palmiers, et d’y rester juchés jusqu’à ce que la providence leur envoyât quelque secours. Ce n’est pas que le pays n’eût des bateaux, mais ils étaient tous employés au transport des grains qu’on avait enlevés des villages menacés de l’inondation. Dans ces calamités, les habitans ne sont secourus qu’en dernier lieu et lorsque le grain est en sûreté ; car le grain constitue le revenu du pacha. L’eau n’était plus qu’à quatre pieds au dessous du village, et les malheureux fellahs étaient jour et nuit sur pied pour veiller à leurs digues. Ils puisaient l’eau qui filtrait à travers la terre, dans leurs outres de peaux, pour la jeter dehors ; ils s’estimaient encore heureux si le fleuve ne renversait pas leur digue. Nous offrîmes au caimakan de l’emmener dans notre bateau ; mais il ne pouvait quitter le village confié à sa surveillance. A notre départ, il y eut si peu de vent que nous n’avançâmes guère, et que nous fûmes obligés le soir d’amarrer auprès de quelque terrain élevé entre Agalta et Erment.

Le 17, nous passâmes auprès de plusieurs villages qui couraient grand risque d’être anéantis. La rapidité du courant avait entraîné leurs faibles digues, et les malheureux paysans étaient obligés de chercher un refuge sur des terrains plus élevés, pour sauver au moins leur vie. Leur détresse offrait un spectacle désolant ; quelques uns n’avaient plus qu’un peu de terre, et le fleuve allait encore s’élever pendant douze jours, pour rester ensuite au même niveau pendant douze autres jours. Heureux ceux qui pouvaient atteindre les terres hautes ! Les uns traversaient les eaux sur des morceaux de bois, d’autres sur des buffles ou des vaches, d’autres encore sur des bottes de roseaux. Les langues de terre que l’eau n’atteignait pas, étaient autant d’asiles offerts aux hommes et aux bestiaux qui y étaient attroupés en foule[4]. Le peu de provisions que les fugitifs avaient pu emporter, était tout ce qu’ils avaient à attendre jusqu’à la fin de l’inondation. En plusieurs endroits, l’eau avait presque tout inondé, et avant vingt-quatre jours il il n’y avait aucun secours à espérer.

Les cacheffs et caimakans du pays faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour assister les villageois avec leurs bateaux. Mais c’était trop peu pour la quantité de monde qui avait besoin de moyens de transport. Le cœur nous saignait à la vue de tant de détresse. Il eût été dangereux pour eux et pour nous de nous approcher avec notre bateau ; tout le monde se serait élancé dans cette embarcation, et nous aurions infailliblement péri ensemble.

Arrivés à Erment, village dont heureusement la position est élevée, nous y trouvâmes un grand nombre d’habitans des environs. Nous débarquâmes sur-le-champ, et notre bateau servit à aller chercher les habitans d’un village de l’autre bord ; le caimakan fit aussi le trajet avec un bateau du pays, et revint une heure après avec des hommes et de jeunes garçons. Les deux bateaux firent ensuite un second voyage pour prendre à bord d’autres hommes, du grain et des bestiaux. Dans un troisième voyage on ramena encore du grain, des buffles, brebis, chèvres, ânes et chiens. Je trouvai singulier que dans tous ces trajets on n’eût pas emmené une seule femme ; mais dans le quatrième voyage enfin le tour vint à ces êtres infortunés qui chez les Arabes d’Égypte sont la dernière des propriétés, et que l’on ne sauve que lorsque tout le reste, les vivres et bestiaux compris, est en sûreté. Les Turcs et Arabes refusent d’admettre une âme chez les femmes, et ils les traitent en effet comme si elles n’en avaient pas, ou comme s’ils voulaient les en priver.

Le 18 nous atteignîmes Esné. Khalil-bey s’étant rendu au Caire, pour prendre le commandement de la province de Beny-Souef, il était remplacé dans le gouvernement d’Esné par Ibrahim-bey. Celui-ci nous reçut avec beaucoup de politesse, et nous donna un firman pour le cacheff qui commandait dans la province d’Edfou. A notre retour au bateau nous apprîmes que le bey venait d’envoyer à bord du pain, des légumes et une brebis ; nous répondîmes à cet envoi par le présent d’un fusil et d’un peu de poudre. D’après notre désir, il nous envoya un soldat pour nous escorter partout où nous irions ; mais il nous enjoignit expressément de ne point emporter d’émeraudes des mines. Malgré ses formes européennes, Ibrahim était pourtant trop turc pour s’imaginer que nous nous enfoncions dans les déserts uniquement pour voir des montagnes et du sable, et que nous pouvions résister à la tentation de nous approprier les pierres précieuses que nous verrions. Nous nous remîmes en route le lendemain, et nous nous arrêtâmes ce jour à l’île d’Hovasi, au-dessous d’Edfou.

Il était déjà tard ; et en approchant de l’enceinte qui protégeait le village contre les eaux, nous fîmes une si grande peur aux fellahs, qu’ils accoururent tous à l’endroit où nous étions, et nous forcèrent d’amarrer à un autre endroit où il n’y avait pas de danger d’endommager la digue ; ils nous surveillèrent attentivement toute la nuit. Nous ne pûmes les blâmer ; si notre bateau avait fait une brèche à leur faible rempart, tout le village aurait été perdu.

Le 21 dans la matinée nous nous rendîmes tous chez le cacheff pour lui demander ce dont nous avions besoin ; il fit ce qu’il put pour nous procurer tout. Il envoya chercher le cheik de la tribu qui habite le désert que nous allions traverser. Ce cheik s’appelait Abada, et servait d’otage pour la sûreté des hommes que le pacha avait envoyés aux mines des bords de la mer Rouge. Nous prîmes des arrangemens pour louer des chameaux avec leurs conducteurs ; nous conclûmes le marché à des termes fort raisonnables, car nous n’eûmes à payer qu’une piastre par jour pour chaque chameau, et 20 paras pour chaque homme, sans aucuns frais de nourriture ou de fourrage. Il fut convenu que nous garderions les chameaux à notre service tant qu’il nous plairait, et que nous irions où nous voudrions. Nous nous rendîmes en bateau sur la rive orientale du fleuve. En arrivant à la terre ferme, nous y rencontrâmes Mahomet-Aga, chef des mineurs qui venait des montagnes d’Émeraude et qui se rendait à Esné. Il parut très-inquiet quand nous lui annoncâmes notre projet de nous rendre à ces montagnes, et il fit tout ce qu’il put pour nous engager à attendre son retour afin qu’il pût nous accompagner ; car, disait-il, personne ne pouvait aller aux mines sans lui. Nous lui répondîmes qu’il n’avait qu’à se calmer, attendu que nous allions à la recherche des antiquités, et que nous n’en voulions point aux pierres précieuses. Cependant il ne se rassura point, et nous dit qu’il allait être promptement de retour. Nous nous reposâmes ce jour pour donner aux chameliers le temps de faire du pain pour leur voyage.

Le lendemain rien n’annonçait encore notre prochain départ. J’avais remarqué un changement subit dans les dispositions du cheik depuis qu’il avait vu le chef des mineurs, et je commençai à supposer que celui-ci avait obtenu de lui qu’il retardât notre voyage le plus qu’il pourrait. Nous n’avions pas voulu consentir à attendre ce chef aux ruines d’un temple où nous devions arriver au bout de deux journées, et nous insistâmes sur notre départ. Il fallut bien se mettre en route ; mais ce ne fut que le soir. Notre compagnie s’était accrue du soldat d’Esné, du cheik, notre guide, qui resta un peu en arrière, et de quatre chameliers ; ainsi nous étions eu tout douze hommes. Nous avions seize chameaux dont six étaient chargés de vivres, d’eau, d’ustensiles etc. Nous fîmes halte pour ce jour après trois heures de marche, au pied d’une colline.

Le lendemain 23, nous nous remîmes en route de bonne heure, et nous arrivâmes en trois heures de temps au premier puits du désert. Là, nos chameliers nous déclarèrent qu’ils étaient obligés d’attendre Cheik-Ibrahim qui devait leur apporter encore du fourrage pour les chameaux. Nous fûmes donc obligés de passer le reste de la journée auprès de ce puits. Nous nous assîmes sous un acacia ou sount desséché. Des vents chauds qui soulevèrent les sables du désert, soufflèrent toute la journée. Quelques Ababdeh vinrent pour abreuver leurs bestiaux ; mais ils se tinrent à quelque distance de nous. Ces Arabes vivent isolés dans les rochers et les petites vallées des montagnes, et ne s’assemblent que par hasard pour quelques minutes. Il serait imprudent et dangereux de passer par cette contrée sans être en bonne intelligence avec leur cheik, et avoir sa garantie.

Voyant que le guide n’arrivait pas dans la soirée, nous envoyâmes un des chameliers dire au cheik, que s’il ne nous envoyait pas l’homme sur-le-champ, nous serions obligés de revenir, et de nous plaindre au cacheff.

Enfin le lendemain matin le guide parut, etnous nous remîmes en chemin d’assez bonne heure ; la vallée dans laquelle nous entrâmes, offrait une route assez unie et commode. On y voyait quelques sounts et sycomores, et en divers endroits croissait la plante épineuse appelée basillah[5], dont se nourrissent les chameaux ; pendant une saison de l’année, au printemps, à ce que je crois, elle est verte ; mais elle dessèche bientôt sur pied et prend la teinte de la paille. Sa tige, semblable au roseau, ne s’élève jamais au dessus de trois pieds, et son fruit est une baie de la grosseur du pois, mais creuse en dedans.

En avançant nous trouvâmes la vallée plus resserrée, et les arbres plus rapprochés par-ci par-là ; mais ensuite le nombre en diminua, et à la fin nous n’en vîmes plus du tout. À la droite de la vallée, je remarquai les restes d’un établissement qui m’a paru avoir servi de station aux caravanes qui se rendaient du Nil à Bérénice ; nous en trouvâmes, dans la suite du voyage, plusieurs semblables, placées à des distances convenables pour des repos de nuit. On remarque auprès de quelques-unes d’anciens puits qui sont maintenant comblés. Les montagnes se rapprochèrent enfin de manière à ne plus laisser d’espace que pour la route ; en sortant de ce défilé étroit et élevé, nous entrâmes dans une plaine ouverte ; les montagnes de la droite s’éloignaient vers le sud ; mais par une longue sinuosité elles revenaient pour former un vallon avec celles de la gauche. Un rocher s’élève à l’entrée de cette vallée ; à la gauche on trouve les restes d’un petit temple égyptien. Nous dirigeâmes sur ces ruines notre caravane, et nous arrivâmes six heures après avoir quitté le puits.

En approchant nous fûmes charmés de l’aspect que présentait ce petit édifice antique[6]; le portique composé de quatre colonnes, dont deux sont placées en avant et deux en arrière, est décoré de figures égyptiennes de grandeur naturelle entaillées en relief ; quelques-unes conservent assez bien leurs couleurs : le travail n’en est pas trop mauvais. Les deux colonnes de devant sont jointes au reste du portique par un mur qui a environ les deux tiers de leur hauteur ; au Sekos taillé dans le roc il y a quatre pilastres ; au bout de cette partie de l’édifice, il y a trois petites chambres, et, sur les deux côtés, on en a pratiqué deux autres ; les murs latéraux sont couverts de figures et d’hiéroglyphes d’un assez bon style ; sur une des colonnes nous trouvâmes une inscription grecque : M. Beechey la copia ; mais n’étant pas sûr de l’avoir transcrite correctement, il n’a pas voulu la rendre publique. Je fis une esquisse de tout le dehors du temple. Auprès de cet édifice on trouve les restes d’une enceinte qui paraît avoir été une station des caravanes ; cependant elle diffère des autres établissemens de ce genre que nous avons trouvés sur la route jusqu’à Bérénice[7]. Le mur est de construction grecque, haut de douze pieds, et a servi à clore plusieurs maisons propres à recevoir des voyageurs. Au centre il y avait un puits, aujourd’hui comblé de sable, et entouré d’une plateforme de six pieds de haut, sur laquelle des sentinelles pouvaient veiller sur la station. Au haut du mur on a pratiqué des meurtrières comme dans nos vieux châteaux gothiques : ce mur est de briques ; mais les deux côtés de la porte sont en pierre calcaire. Ces ruines me convainquirent que le lieu où elles sont situées, et qui s’appelle maintenant Wady-el-Miah, était un passage très-fréquenté par les voyageurs ; peut-être a-t-il été fondé par un des Ptolémées pour protéger les caravanes dans le temps où fleurissait le commerce avec l’Inde, par la voie de Bérénice et de la mer Rouge.

Le 25 à trois heures du matin nous continuâmes notre voyage. On ne voyait plus aucune espèce de végétation. Nous traversions tantôt de larges plaines unies, tantôt des buttes raboteuses ; deux heures avant le coucher du soleil nous entrâmes dans la vallée appelée par les Arabes Bizak. Cette vallée s’allonge dans la direction du sud au nord, et offre par-ci par-là des sounts, et de la basillah. Nous nous y arrêtâmes pour passer la nuit ; et tandis qu’on préparait notre souper, M. Beechey et moi nous allâmes à la recherche d’un rocher que notre guide nous avait indiqué comme une pierre magique. Nous nous dirigeâmes vers le nord ; des vestiges de pas de chameaux empreints dans le sol prouvaient que nous étions sur une ancienne route. Il est à remarquer que les traces de chameaux se conservent dans le sol caillouteux de ces vallées pendant très-long-temps ; aussi peut-on suivre les anciennes routes à travers toutes ces vallées jusqu’au pays sablonneux. Nous trouvâmes au bout de quelque temps un rocher d’un beau granit, sur lequel on avait sculpté légèrement des figures qui, sans avoir des formes prononcées, paraissaient être des imitations de dessins égyptiens. Ces sculptures grossières, et les traces des pas de chameaux nous ont fait penser que la route de Coptos à Bérénice, si bien indiquée par d’Anville, a pu passer par ici.

Pendant notre repos dans la vallée de Bizak, M. Ricci, docteur, fut si gravement incommodé, qu’il fut décidé qu’il prendrait le lendemain le chemin de retour, pour ne pas aggraver son mal par le séjour dans ces déserts. Nous divisâmes en conséquence, le 26, notre caravane en trois détachemens. Nous fîmes partir les bagages et les vivres vers l’est où nous allions nous rendre ; M. Ricci retourna à l’ouest du côté du Nil ; et MM. Beechey et moi, nous nous dirigeâmes vers le sud-est, pour voir quelque chose que notre guide nous désignait ainsi sans pouvoir nous expliquer ce que c’était. Nous entrâmes dans une vallée sablonneuse bordée de part et d’autre de rochers presque perpendiculaires, de pierre calcaire blanche, traversée de veines de marbre de la même couleur. Après avoir marché quelques heures, nous arrivâmes à un lieu nommé Samount où nous trouvâmes les débris d’un ancien établissement, ou d’une station qui paraît avoir fait partie de celles qui conduisaient de Bérénice à Coptos. Il n’en reste que des pans de murs bâtis en pierres broies sans mortier[8]. Au centre on reconnaît un ancien puits.

Nous nous dirigeâmes vers l’est à travers de charmantes vallées romantiques, si je puis employer ce terme. Le sol était sablonneux et pierreux mais couvert de plantes épineuses, et il y croissait tant de sounts, que dans quelques endroits ils formaient des forêts. Les diverses teintes des rochers ajoutaient à l’aspect pittoresque de ces sites isolés qui séduiraient l’ami de la solitude et de la belle nature, si malheureusement ces vallées n’étaient brûlées par les rayons concentrés du soleil, et privées d’eau et de tous les alimens. Au bout de trois heures, nous nous trouvâmes sur un plateau d’où nous crûmes voir, à quelque distance, les ruines d’une grande ville, entourée de rochers. En approchant, nous ne trouvâmes qu’une plaine sablonneuse, hérissée de buttes de granit. C’était là sans doute ce quelque chose de notre guide. Les rochers s’élevaient à peu de distance l’un de l’autre, et ressemblaient, dans cette mer de sables, à autant d’îles. Je n’avais qu’à substituer dans mon imagination l’eau au sable pour me croire transporté à la première cataracte du Nil depuis Siène jusqu’à l’île de Philæ ; mais le granit de ces rochers était plus beau que celui de la cataracte, et approchait de la qualité du porphyre. Si les anciens n’ont pas exploité cette belle roche, c’est sans doute à cause de la difficulté de transporter les blocs jusqu’au Nil.

Nous prîmes la gauche de ces buttes pour arriver à la vallée où notre caravane devait faire sa halte ; elle y était arrivée une heure avant nous, quoique nous eussions marché assez vite. Nous trouvâmes dans cet endroit deux puits, dont l’un contenait de l’eau salée, et l’autre de l’eau putride et saumâtre. Nous étions tellement habitués à l’eau du Nil, qui a peu de pareilles dans le monde, que ce changement si brusque du meilleur au pire devait nous paraître difficile à supporter. M. Beechey se trouva incommodé dès qu’il eut bu l’eau du premier puits, et il avait à craindre d’augmenter son indisposition, en buvant de l’eau du second qui était bien pire.

Cependant, en la faisant bouillir, nous lui fîmes perdre un peu de sa saumure ; mais ce qui n’était guère rassurant, c’est qu’on nous annonça que l’eau du puits prochain ne valait pas celle-ci. L’eau du Nil que nous avions apportée dans des outres ou houdry, s’était gâtée au bout de deux jours. Pour surcroît d’inconvenient, quoique nous eussions des provisions pour un mois, notre viande fraîche était déjà consommée, et nous avions de la peine à nous procurer même une chèvre bien maigre. Les seuls habitans de cette contrée, ce sont les Arabes de la tribu d’Ababdeh, qui s’étend depuis les confins de Suez jusqu’à la tribu de Bicharyn, sur la côte de la mer Rouge, sous 23° de latitude[9]. Ces Arabes estiment la liberté comme le premier de tous les biens. Ils n’ont dans les rochers et déserts d’autres alimens que du dourrah et de l’eau ; mais ils ont la jouissance de n’obéir à aucun gouvernement de la terre. S’ils ont une chèvre maigre à tuer, c’est un grand régal pour eux ; ils la mangent avec la sécurité qu’inspire leur indépendance parfaite. Ce que nous vanterions comme le meilleur gouvernement paraîtrait à ces hommes de la nature un joug insupportable, et indigne d’un être humain. Leur principale ressource consiste dans les chameaux qu’ils élèvent pour les vendre ensuite, en les échangeant contre du dourrah, leur mets principal. Ces chameaux se nourrissent, comme d’autres animaux de somme, de la plante de basillah, qui croît partout dans les déserts. Les plus industrieux des Arabes Ababdeh coupent du bois et le convertissent en charbon pour le transporter à dos de chameau au Nil, où on le leur échange contre du dourrah, du suif et de la toile de tentes.

Mais il y en a peu qui se donnent tant de peine ; la plupart préfèrent l’oisiveté. Une pipe de tabac est pour ces sauvages un objet de luxe, et un morceau de mouton gras, la plus grande des friandises. Ils vont presque tout nus : petits et mal faits, ils ont pourtant de beaux yeux ; les femmes que nous vîmes aux puits en avaient de charmans. Celles qui sont mariées se couvrent ; les autres se passent de vêtemens ; cependant elles n’en soignent pas moins leur coiffure. Elles laissent croître leurs cheveux et les tressent, mais en les serrant au point qu’il serait impossible d’y enfoncer un peigne. Quand elles peuvent se procurer de la graisse de brebis, elles s’en couvrent toute la tête, et laissent au soleil le soin de fondre ce suif et de l’unir à leur chevelure : on pense bien que cette pommade n’est pas des plus odoriférantes. Pour ne pas déranger une aussi belle coiffure dont elles sont fières, elles se contentent de faire cesser les démangeaisons de la tête, à l’aide d’un éclat de bois pointu dont elles se servent avec beaucoup d’adresse ; leurs cheveux noirs sont d’ailleurs si crépus, qu’ils conservent naturellement leur position. Ces Arabes ont le teint couleur de chocolat foncé ; leurs dents sont belles, mais très-longues et proéminentes.

Le puits auprès duquel nous avions fait notre halte, est entouré de rochers comme d’un amphithéâtre, et sur ses bords s’élèvent des arbres. En hiver c’est le rendez-vous de tous les habitans solitaires des montagnes. Cette saison est aussi celle des amours et des mariages qui se célèbrent avec des cérémonies particulières. Le jeune Arabe qui a jeté les yeux sur une jeune fille, envoie un chameau au père : si le présent est accepté, il obtient accès auprès de celle qui a su charmer son cœur ; il se présente devant elle, accompagné d’un témoin, pour lui faire sa proposition. Dès qu’elle est agréée, on fixe le jour de la noce, et pendant sept jours l’amant ne peut voir sa future. Le huitième enfin, elle lui est présentée dans la tente du père. Ce jour on mange, en signe de réjouissance, quelques brebis maigres, et on assiste à des courses de chameaux. Le lendemain le jeune couple fait son entrée dans la tente du mari. Le chameau envoyé au père avant les fiançailles devient la propriété de la jeune femme. Si dans la suite le mari s’ennuie d’elle, il est maître de la renvoyer avec son chameau à la tente paternelle. Un usage particulier à ces Arabes, et qui ne serait peut-être pas sans utilité dans d’autres contrées, c’est que la mère de la jeune épouse ne peut parler de sa vie à son gendre ; c’est pour empêcher qu’une belle-mère ne sème la zizanie entre deux époux.

À la naissance d’un enfant, le père tue une brebis, et donne un nom au nouveau-né. En cas de maladie, ils se contentent de dire houlla kerim, et de rester couchés jusqu’à ce que la nature leur rende la santé ou leur donne la mort. Je vis des vieillards qui ne savaient pas leur âge, parce qu’ils ne connaissaient point les calculs chronologiques : d’après leurs supputations ils pouvaient avoir quatre-vingt-dix ans. Quand un Arabe meurt, on le dépose dans une fosse que l’on creuse quelquefois dans l’endroit même où il a expiré, et l’on ne fait qu’éloigner un peu la tente. Ces nomades ne se marient jamais qu’entre eux. Une fille de cette tribu, aussi pauvre que tous ses compatriotes, ayant été demandée en mariage par un cacheff turc, lui fut refusée. Il voulut l’enlever ; mais le rassemblement subit de plus de trois cents nomades le força de se retirer ; la jeune fille fut donnée ensuite en mariage à un de ses parens[10].

On a essayé d’attirer ces nomades sous le joug turc ; mais ils ont déclaré, dans une lettre adressée au bey d’Esné, qu’ils aimaient cent fois mieux vivre pauvres et libres comme leurs pères que de se soumettre à quelque gouvernement, et qu’ils sacrifieraient plutôt leur vie que leur liberté.

Plusieurs de ces Arabes vinrent à la citerne dans la journée, et nous voyant si pacifiques, ils se laissèrent engager par nos chameliers à s’approcher de nous. Quelques uns d’entre eux avaient fait le voyage du Nil pour acheter du dourrah ; ceux-là passaient pour des hommes de grande expérience ; mais tous les autres n’étaient jamais sortis de leurs montagnes. L’un d’eux voyant par terre le zest d’un citron que nous y avions jeté, ne pouvait deviner ce que c’était ; mais un de ses camarades qui avait fait le voyage du Nil, le ramassa et le mangea avec un air de suffisance, comme pour montrer son savoir. Nous leur donnâmes quelques morceaux de sucre ; quand ils les eurent mangés, ils dirent qu’il fallait bien que notre vallée fût meilleure que la leur, puisqu’elle fournissait un pain aussi bon et aussi doux. Lorsqu’ils achètent du dourrah sur le bord du Nil, ils le font broyer ordinairement dans les villages de cette contrée à l’aide d’une pierre meulière, et en portent ensuite la farine dans leur désert. Ils cuisent leur pain sous la cendre en forme de grands gâteaux, sans levain et sans sel.Ils mangent de la viande crue, et mènent la vie la plus dure. Je les ai vus passer près de vingt-quatre heures sans boire, et marcher jour et nuit dans les plus grandes chaleurs de l’année. Quand nous arrivâmes chez eux ils n’avaient pas eu de pluie depuis trois ans ; cette sécheresse avait produit une disette de fourrages à laquelle ils attribuaient la maigreur de leurs brebis.

Les ennemis perpétuels des Ababdeh, ce sont les tribus d’El-Mahasa et Banousy, qui habitent les déserts depuis Suez jusqu’à l’intérieur de l’Arabie et aux confins de la Syrie. Ils leur ont livré de fréquens combats ; il paraît néanmoins qu’aucune des deux parties n’a pu reculer les limites de son territoire. Les Ababdeh avaient aussi fait la guerre aux Arabes Bycharyns qui habitent au midi ; mais lors de notre passage ils étaient en paix avec cette tribu.

Les armes des Ababdeh ce sont principalement des lances et des épées ou sabres d’une façon très-ancienne, ayant une lame étroite auprès de la poignée, et large au bout. Ils possèdent peu d’armes à feu ; celles qu’ils ont ce sont des fusils à mèche. Les Ababdeh ne sont pas aussi religieux que les Arabes des bords du Nil ; je ne les ai presque jamais entendu réciter leurs prières. Notre guide ne s’avança avec nous dans le désert qu’avec beaucoup de prudence, et en leur faisant connaître que c’était sous les auspices de leur cheik, que nous nous hasardions ainsi, sans aucune escorte, dans leur désert. Ils paraissaient exaspérés contre les soldats que l’on avait envoyés récemment sur leur territoire pour protéger l’exploitation des mines d’émeraude. S’ils n’avaient pas eu des craintes pour leur cheik, dont on s’était assuré comme otage, ils auraient bientôt chassé les soldats et mineurs, qui étant, pour la plupart, de mauvais sujets, s’étaient conduits fort mal en assaillant leurs tentes, commettant des déprédations, et insultant les femmes de ces nomades. Le dernier de ces outrages surtout avait vivement aigri les Ababdeh.

Le 28, nous nous remîmes en route de bonne heure ; nous eûmes à traverser plusieurs vallées rocailleuses. La route n’était pas aussi unie qu’auparavant ; cependant elle était pratiquable pour les montures. Nous ne rencontrâmes ce jour rien de remarquable ; de grandes plaines de sable alternaient avec les montagnes. Le soir nous arrivâmes à un endroit appelé Guerf. Le lendemain nous passâmes par quelques vallées agréables ; les montagnes qui les bordaient étaient toutes composées d’une roche dure et de beau marbre de diverses nuances. Vers deux heures après midi, nous aperçûmes, dans un grand éloignement, la mer Rouge ; nous entrâmes dans un groupe de montagnes, et nous nous arrêtâmes à un lieu appelé Owell, ou place du dragon.

Le 30, nous fûmes sur pied de bon matin ; nous nous dirigeâmes au sud-ouest, en traversant quelques vallées. Devant nous s’élevait la haute montagne de Zabarah qui a reçu son nom des émeraudes dont elle renferme les mines. Au pied de cette montagne étaient campés une cinquantaine d’hommes employés à l’exploitation des gangues. Ces malheureux mineurs étaient obligés d’attendre leurs provisions d’Esné sur les bords du Nil. Mais quelquefois les retards des convois, qui avaient sept journées à voyager, les exposaient à une disette affreuse. Si malheureusement les Ababdeh, dont ils étaient mal vus, surtout à cause des excès commis par quelques uns d’entre eux, leur enlevaient par vengeance un convoi, ils risquaient de périr tous de faim dans ces déserts. Il n’y avait de citernes qu’à une demi-journée des mines : c’étaient deux petits puits dont l’un contenait une eau potable. Quoique l’opération eût été commencée il y avait six mois, elle n’avait pas encore eu de succès. Excédés de fatigues et de besoins les ouvriers maudissaient leur sort. Il s’étaient plusieurs fois soulevés contre leurs chefs, et, dans une de ces émeutes, ils en avaient tué deux. Les mines creusées par les anciens étaient toutes encombrées par les éboulemens du terrain supérieur, et on n’y pénétrait qu’avec beaucoup de danger. C’était par des ouvertures dont quelques unes n’avaient pas plus de largeur que le corps humain, qu’il fallait y arriver en rampant. Le jour de notre arrivée un des ouvriers faillit périr dans ces souterrains. Pendant qu’il pénétrait dans un ancien passage, un écoulement lui coupa la retraite, et l’aurait presque tué sur la place. Par de grands efforts on réussit néanmoins à le retirer vivant.

Nous allâmes visiter l’entrée des mines : elle ressemble à celle des tombes communes de Gournah. Je remarquai que les cavités étaient pratiquées de manière à suivre les filons de mica et de marbre. On en avait creusé fort avant dans la montagne, pour trouver les gangues d’émeraudes. La montagne est percée de part en part ; on peut juger par la quantité de décombres qu’on en tire, de l’immense étendue de ces cavernes. Aucun plan régulier n’a guidé les anciens dans ces excavations ; elles sont tantôt plus ou moins inclinées, tantôt perpendiculaires et tantôt horizontales, d’après la direction des mines de mica. J’appris des mineurs qu’à mesure qu’ils avançaient dans la montagne, ils voyaient les deux bancs de marbre qui enferment le mica, se rapprocher jusqu’à ce qu’elles se réunissent, et c’est cette réunion qui offre le plus de chances de trouver des émeraudes. Dans les roches qui forment des collines isolées, j’observai que les veines de marbre et de mica se dirigeaient toutes vers l’intérieur ; elles doivent se réunir à peu près au centre des collines, où se trouvent probablement les gîtes des pierres précieuses. Je ne fus pas assez heureux d’en découvrir, et les mineurs eux-mêmes n’en avaient pas encore trouvé, malgré six mois de recherches. Le chef m’en montra, il est vrai, quelques échantillons ; mais ils étaient d’une espèce inférieure, et il n’avait encore vu que les matrices de ces pierres fines. Cependant il était résolu de continuer, et j’ai appris, quelques mois après, qu’il a réussi à trouver des émeraudes, mais en petite quantité. Si j’en juge par celles que j’ai vues, elles sont aussi d’une qualité inférieure.

Les gens des mines et les Arabes du pays nous donnèrent, sur l’emplacement de la ville antique que nous cherchions, tous les renseignemens qu’ils pouvaient. Ils nous dirent que les ruines n’étaient éloignées que de six lieues, et qu’à six lieues au-delà il y avait une source d’eau. Une distance pareille séparait les ruines de la mer Rouge. Quelques uns des mineurs avaient accompagné M. Cailliaud dans son excursion à cette ville ancienne. Leurs assertions ne s’accordaient pas, il est vrai, avec la description qu’en avait faite le voyageur français ; mais nous devions penser que des gens grossiers, occupés seulement du travail des mines, avaient été peu sensibles à la magnificence de l’architecture que nous nous attendions à trouver dans les ruines visitées par M. Cailliaud.

Nous prîmes pour guide un vieux Arabe du désert, et nous fixâmes notre départ au lendemain 1er  octobre. Nous nous mîmes, en effet, en route le matin ; mais, après nous être avancés d’un demi-mille, nous nous aperçûmes que ni le guide que nous avions emmené du bord du Nil, ni le vieillard que nous avions loué la veille, ne venaient avec nous ; en conséquence nous fûmes obligés de retourner sur nos pas pour les chercher. Nous les trouvâmes cachés sous un rocher, et se parlant en secret. Ils prétendirent être allés à la recherche d’une brebis qui s’était égarée, et qu’ils n’avaient pu retrouver. Nous les emmenâmes et nous reprîmes notre route.

Nous passâmes sur de hauts rochers qui alternaient avec d’étroites vallées plantées d’arbres, surtout de sounts et de buissons épineux. C’est dans ces vallées boisées que les mineurs se pourvoient du bois dont ils ont besoin. Dans les terrains sablonneux je vis croître aussi la coloquinte et d’autres arbustes. En quelques endroits, les montagnes s’écartaient de part et d’autre en formant des plaines de un à deux milles de largeur. Nous nous dirigeâmes d’abord au sud-ouest, et puis à l’ouest, jusqu’à ce que nous eussions atteint le flanc méridional du mont Zabarah, où les collines qui renferment les mines d’émeraudes sont le plus élevées. Le vieil Arabe nous fit marcher pendant sept heures, en tout sens, sur des terrains raboteux et incultes. Il nous dit que nous n’avions plus qu’une montagne, celle d’Arraie, à passer pour arriver au terme de notre excursion.

Nous continuâmes donc de marcher en gravissant le long d’une gorge ; par une ancienne route, ou plutôt par un sentier, nous arrivâmes enfin au plateau, où nous trouvâmes un grand mur placé de manière à dominer la route sur les deux pentes. Nos chameaux étaient accablés de fatigues ; quelques uns étaient tombés en gravissant la montagne, et il avait fallu les décharger pour les soulager. Je n’ai jamais vu les chameaux éprouver tant de fatigues. Les voyages de montagnes ne conviennent pas plus au chameau, que les sables profonds des déserts ne conviennent au cheval.

Dès que nous fûmes arrivés au sommet de la montagne, nos yeux cherchèrent avidement cette célèbre Bérénice, but de notre voyage. La relation de M. Cailliaud avait enflammé notre imagination. Pendant la montée, M. Beechey et moi nous étions impatiens d’atteindre le plateau de la montagne, d’où nous espérions jouir du coup-d’œil imposant d’une grande ville en ruine dont les temples, les palais, les colonnes se déploient aux regards du voyageur, à perte de vue. Dans l’espoir de nous trouver bientôt au milieu de ces monumens de l’art antique inconnus aux peuples modernes, nous avions déjà arrêté notre plan d’occupation. Pendant le peu de jours que notre petit fonds de provisions nous permettait de séjourner à Bérénice, M. Beechey ne devait faire autre chose que de prendre des croquis des édifices, des sculptures et des peintures, et moi je devais mesurer les proportions des monumens, fouiller les ruines, et voir si nos collections ne pouvaient s’enrichir de quelques dépouilles de la ville antique. Outre les ruines, notre imagination nous représentait aussi le site dans lequel elles devaient se trouver. Il était impossible qu’une aussi grande ville que l’a été Bérénice ne se trouvât pas dans une plaine assez vaste pour tirer sa subsistance de la campagne d’alentour. La mer Rouge faisait le fond du tableau que nous nous figurions.

Eh bien ! de tout cela nous ne vîmes rien quand nous fûmes au haut de la montagne. Nous étions étonnés ; cependant l’espoir ne nous abandonna point. Quelque rocher ne pouvait-il pas nous dérober la vue de la ville ? Quelle surprise agréable pour nous, si, à quelque détour du chemin, nous l’avions tout à coup devant nous ! Le vieux guide nous assura, d’ailleurs, que nous ne tarderions pas avoir le bellad, ou le village. Il nous avait déjà prévenus qu’avant d’y arriver, nous rencontrerions, dans les rochers, quelques grottes. Dans notre plan imaginaire de Bérénice, nous faisions de ces cavernes les sépulcres des anciens habitans.

Après avoir descendu quelque temps sur le revers de la montagne, nous rencontrâmes enfin des pans d’anciens murs d’enclos ; à cette vue notre espoir se ranima, et nous ne doutions pas que nous ne vissions bientôt la ville. J’aperçus un rocher excavé en forme de salle carrée ou de temple : c’est probablement l’ouvrage des mineurs[11].

En me disposant à continuer la marche pour entrer dans Bérénice, je fus surpris de voir que le vieux guide qui était à la tête de notre caravane donnait le signal du repos. Les chameliers firent arrêter aussitôt leurs bêtes de somme ; ces pauvres animaux, que le voyage avait harrassés, ne demandèrent pas mieux que de se coucher avec leurs fardeaux. Je fis observer que c’était dans Bérénice que nous comptions nous arrêter, et non pas dans ce lieu-ci ; mais le vieillard nous répondit tranquillement que c’était là ce que nous cherchions, et ce que l’autre chrétien avait visité. Ces mots nous désenchantèrent ; cependant nous étions tellement persuadés de l’existence de la grande Bérénice, vue et décrite par M. Cailliaud, que nous accusâmes le vieux Arabe de nous tromper par un motif quelconque, et de ne pas vouloir nous conduire aux véritables ruines de Bérénice. Il protesta de sa sincérité, et nous assura qu’il n’y avait point d’autres ruines dans ces déserts. Malgré ses protestations M. Beechey et moi nous ne pûmes renoncer à notre ville, et, comme nous avions encore quatre heures avant que le soleil se couchât, nous résolûmes d’aller à la recherche. En conséquence nous remontâmes sur nos chameaux, qui se seraient mieux accommodés du repos que de notre curiosité. Toute la caravane fut obligée de nous suivre ; nous entrâmes dans une vallée qui se dirigeait au sud, et nous fîmes plus de quatre lieues espérant de voir l’objet de nos désirs à chaque détour, derrière chaque rocher qui gênait notre vue. Le jour tomba sans qu’il y eût encore la moindre apparence d’une ville prochaine.

Nous entrâmes enfin dans une autre vallée plus vaste, se dirigeant du sud-est au nord-ouest, et ombragée d’arbres que les Ababdeh appellent Egley, et de divers arbustes. Ne pouvant plus nous flatter de coucher cette nuit dans les temples de Bérénice, nous choisîmes pour gîte un sable bien propre sous un beau rocher. Malheureusement nous manquions d’eau, et on n’en trouvait pas à moins de quinze milles à la ronde. Les chameaux tout fatigués qu’ils étaient, furent obligés de se remettre en route pour chercher une source, s’abreuver, et nous apporter l’eau dont nous avions besoin.

Sous notre rocher nous eûmes le loisir de nous livrer aux réflexions : nous persistions encore à soupçonner le vieux guide de nous tromper. Je présumais que nos chameliers pourraient avoir été gagnés par le chef des mineurs que nous avions rencontré sur le bord du Nil, pour qu’ils ne nous missent pas sur la voie, afin de nous dérober la connaissance des mines autour de Bérénice : cependant comment tous ces chameliers se seraient-ils accordés à nous tromper, uniquement pour faire plaisir à un homme avec lequel ils n’avaient point de relation ? Je ne savais donc que penser. Ce qui contrariait encore notre curiosité archéologique, c’était le défaut de provisions. Nous étions pourvus de biscuit pour vingt jours ; mais nous n’avions point de viande, point d’eau ; pour notre souper nous étions réduits à du biscuit et du mouton tué depuis trois jours ; je me félicitais de n’avoir pas l’odorat sensible.

Le lendemain, quand il fit jour, nous aperçûmes à la distance de quatre à cinq milles et au sud-est de la vallée où nous avions passé la nuit, une haute montagne. En attendant le retour de nos chameaux, nous résolûmes de la gravir, pour avoir une vue générale du pays, et découvrir peut-être notre Bérénice. Nous nous dirigeâmes donc par la vallée appelée par les indigènes Wady-el-Gimal, vers cette montagne. Le vallon que nous traversâmes était charmant ; Fegley l’ombrageait partout ; on y voyait aussi des bouquets d’autres arbres du pays, tels que le Suvaroe et le Debbo. Les rochers qui se prolongeaient sur les deux côtés, offraient au voyageur fatigué des asiles attrayans par leur fraîcheur. Aucun être humain n’avait peut-être foulé le sol de cette solitude depuis des siècles, et peut-être se passera-t-il des siècles avant que les hommes y établissent leur demeure. Nous aperçûmes plusieurs troupes d’antelopes ; à la vue de ce gibier qui paraissait très-gras, nous nous flattâmes de faire, ce jour-là, au moins un bon repas ; malheureusement les antelopes étaient si farouches que, malgré toutes nos précautions, elles ne s’approchèrent point de la portée du fusil, et notre chasse fut absolument infructueuse.

Nous gravîmes la montagne, et atteignîmes bientôt le sommet ; nous étions munis de la carte de la côte de la mer Rouge par d’Anville, et d’une lunette d’approche. Nous eûmes du haut de la montagne une vue assez étendue ; nous vîmes des collines inférieures, mais point de trace de ville, et nous nous convainquîmes enfin qu’il n’y avait point de Bérénice dans cette contrée et que l’imagination de M. Cailliaud avait trompé la nôtre. Il était désagréable d’avoir fait un voyage aussi pénible, sans atteindre le but que nous nous étions proposé ; mais le mal était fait ; nous étions dupes de l’exagération du voyageur français qui prétendait avoir trouvé une ville de huit cents maisons, aussi belle que Pompeï, et digne d’avoir été l’entrepôt du commerce de l’Inde, de l’Europe et de l’Afrique. Nous cherchâmes au moins à tirer parti de la peine que nous avions prise, et à bien étudier la contrée où nous nous trouvions, du haut de la montagne qui nous servait d’observatoire. Je remarquai que la vallée par laquelle nous étions venus continuait de se diriger à l’est, et par les ravines il paraissait que, dans la saison pluvieuse, les eaux s’écoulaient dans la même direction. Au sud-est j’aperçus de hautes montagnes ; le vieux guide qui nous accompagnait dans cette excursion, m’assura qu’elles étaient auprès de la mer. En fixant le lointain de ce côté, je remarquai en effet, vers le nord-est, le mouvement de l’eau qui reflétait les rayons du soleil. J’en conclus que la vallée nous conduirait au bord de la mer Rouge. En conséquence nous résolûmes de nous y diriger ; et puisque nous avions cherché en vain la Bérénice de M. Cailliaud, nous voulûmes voir si nous ne serions pas assez heureux de trouver l’emplacement de la Bérénice Troglodyte de d’Anville.

Nous redescendîmes dans la vallée où nous avions passé la nuit ; nos chameaux n’étaient pas encore de retour de la fontaine ; nous attendions impatiemment leur arrivée, car il ne nous restait plus qu’une seule zemzabie ou une outre d’eau, et rien n’est horrible dans ces déserts que la soif ; la faim est cruelle, mais la soif l’est cent fois plus sous ce climat brûlant. Enfin après trois heures d’attente on aperçut les chameaux à l’entrée de la vallée, du côté de l’ouest : ce fut un grand sujet de joie pour nous tous. Les malheureux chameliers étaient excédés de fatigue ; cependant nous ne pouvions rester dans cet endroit. Quand nous leur dîmes que nous allions continuer notre voyage vers le sud, ils furent consternés, et firent une foule d’objections. Mais à force de promesses et de menaces nous les engageâmes enfin à nous suivre.

Après six heures de marche, nous arrivâmes à une vallée enfermée entre deux chaînes de rochers escarpés ; c’étaient des bancs de pierre calcaire, entremêlés de couches de marbre blanc et de granit rouge. Nous continuâmes de marcher, toujours en nous dirigeant vers la mer que nous avions aperçue le matin en perspective. Vers la chute du jour, nous arrivâmes à un endroit où la chaîne de rochers était coupée perpendiculairement, comme si la main des hommes les avait séparés, pour se frayer un passage : les Ababdeh appelèrent ce lieu Charmel-Gimal ou la déchirure des chameaux. Après avoir franchi ce détroit, nous entrâmes dans une vallée assez spacieuse, qui n’était entourée que de collines peu élevées ; ou plutôt de dunes qui nous firent espérer que nous ne tarderions pas à atteindre le rivage de la mer. Nous continuâmes notre route ; mais comme le jour baissait, nous fûmes obligés de nous arrêter pour la nuit au milieu du sable. Mon chameau était si impatient de finir sa journée, que dès que je le fis arrêter, il secoua son fardeau, et courut paître au milieu des plantes épineuses du terrain. Cependant avant de nous reposer, M. Beechey et moi, nous voulûmes savoir si nous n’étions pas près de la mer : nous gravîmes donc une des collines de la vallée ; mais il faisait déjà trop sombre pour que nous pussions distinguer les objets.

Le lendemain nous nous remîmes en route de bonne heure. La vallée conservait la même direction ; mais les collines, au lieu de s’abaisser, à mesure que nous avancions, s’élevaient de plus en plus ; ce qui nous fit craindre que nous ne fussions encore loin de la mer. Le temps était précieux pour nous ; car il ne nous restait du biscuit que pour dix sept jours tout au juste.

Enfin vers midi, la vallée s’ouvrit tout à coup devant nous, et dans un éloignement de cinq milles, le golfe arabique s’étendit à nos regards. Cet horizon immense qui succédait à des vallées longues et étroites fit sur nous une impression singulière. Dès que nous fûmes arrivés sur la plage, nous plongeâmes dans la mer, pour nous rafraîchir après un voyage aussi fatigant. Nous vîmes devant nous l’île de Jambo ; elle se présentait d’abord comme un banc de sable ; mais en l’observant plus attentivement, nous remarquâmes que, du côté du midi, elle était hérissée de rochers très-élevés. L’île est aussi très-haute au centre : elle s’abaisse vers le nord. Les Ababdeh l’appellent Gasira-el-Gimal, probablement parce qu’elle est située en face de la vallée de ce nom. Toute la côte, autant que nous pouvions la voir, se composait d’une masse de pétrifications de diverses espèces. Je ne sais si je la qualifie bien ; mais il est certain que c’est un amas de roseaux marins, de racines, de madrépores, coraux, et coquillages de toute sorte. Ces substances végétales et animales ont formé une masse aussi solide qu’un roc, et qui s’étend depuis la plage où s’arrête la marée, fort en avant dans la mer. En quelques endroits il y a des lits de sable ; mais nulle part un bateau ne pourrait aborder sans danger d’être jeté contre les rochers.

Nous prîmes la résolution de côtoyer le golfe, sans perdre le temps, en nous dirigeant au midi, jusqu’à ce que nous arrivassions à l’endroit où d’Anville, géographe si exact, place les ruines de l’ancienne Bérénice, immédiatement après le cap Lepte-Extrema, un peu au-delà du vingt-quatrième degré de latitude. Quand nous fimes part de notre projet à nos chameliers, ils restèrent stupéfaits, et refusèrent absolument d’aller plus loin. Ils nous représentèrent que nous courrions de grands risques, vu que nous n’avions qu’une petite provision de biscuit, qu’on ne trouvait point d’eau sur la route, et que nous pourrions rencontrer les Bycharyn, du territoire desquels nous allions approcher. Mais, ayant fait toutes nos réflexions d’avance, nous leur déclarâmes avec fermeté, que nous persistions dans notre résolution, et que rien ne pouvait nous en détourner. Nous voyant aussi déterminés, ils jugèrent inutile de résister. Il fut donc convenu que les chameaux, conduits par deux conducteurs, se rendraient à la source la plus proche, afin d’y prendre autant d’eau qu’ils pourraient, et qu’au retour des bêtes de somme, notre caravane se porterait sur El-Galahen. Nous leur disions que des affaires nous appelaient dans cette place ; et de là nous devions nous diriger sur un puits d’eau courante. D’après nos calculs nous avions par ce moyen de l’eau pour tout notre voyage. En conséquence les chameaux se rendirent le 4 au puits ; ils devaient être de retour en deux jours. M. Beechey et moi, nous profitâmes de l’intervalle, pour faire une excursion le long de la côte vers le nord, et pour vérifier l’existence d’une petite baie marquée sur les cartes. Nous nous rendîmes sur les lieux, mais nous n’y trouvâmes point de baie. La côte offrait partout le même banc de pétrifications ; et la plaine qui séparait les montagnes de la plage, était couverte, en beaucoup d’endroits, de bois de sycomores et de cialls, ce qui s’accorde avec les rapports de Bruce ; car c’est ici évidemment le lieu où ce voyageur a débarqué, lorsqu’il est allé visiter les mines d’émeraudes. La distance de ces mines à la mer est en droite ligne d’environ vingt-cinq milles ; elle peut être de trente à trente-deux milles par les deux vallées qui offrent les seules routes praticables. Je ne vois aucune raison pour mettre en doute la véracité de Bruce, lorsqu’il assure avoir visité les montagnes qui recèlent les pierres précieuses[12]. En vain objecterait-on leur distance de la mer, ou le danger d’être la victime de la férocité des habitans ; nous ne manquons pas de preuves pour faire voir que Bruce était capable de surmonter de plus grands obstacles que ceux-là ; et, en général, tout ce qui a été dit à cet égard et sous bien d’autres rapports pour faire perdre à la relation de ce voyageur la confiance du public, ne provient que de la jalousie d’autres voyageurs qui n’ont pas vu autant que lui, ou de la présomption de gens disposés à nier la vérité de tous les récits qui ne s’accordent pas avec leur peu d’instruction.

Dans les rochers situés au pied des montagnes qui font face à la mer, nous aperçûmes quelques mines de soufre, qui, malheureusement, ne peuvent être d’un grand secours, à cause de leur position. En effet, il en coûterait trop pour en transporter le produit par terre jusqu’au Nil ; et quoiqu’elles soient voisines de la mer, elles ne pourraient donner lieu à aucun commerce maritime, parce qu’on ne peut charger de bâtimens sur cette côte.

Nous retournâmes à l’endroit de notre halte ; la mer nous avait fourni des alimens dans notre excursion ; c’étaient des coquillages de toute espèce, que nous trouvions sur la plage. Les grosses pétoncles nous offraient une très-bonne nourriture, surtout vu la faim que nous avions, et les petits nous parurent un mets vraiment délicat ; l’extrémité surtout était succulente ; mais le reste, qui était blanc, était trop coriace ; nous en ramassâmes du poids d’une demi-livre.

A notre retour, nous trouvâmes notre guide en conversation avec un Arabe de sa connaissance qu’il avait rencontré dans le voisinage où cet homme vivait, en subsistant du produit de sa pêche. Il habitait avec sa petite famille, consistant en sa femme, sa fille, et un jeune homme, son gendre, une tente qui n’avait que quatre pieds de haut sur cinq de large. Cette famille n’était pas la seule de cette plage déserte ; et quoiqu’elle vécût dans un état si simple, elle connaissait pourtant la valeur de l’argent, et avait des notions commerciales. Le vieux pêcheur nous dit qu’il y avait quelques Arabes de cette contrée qui se rendaient tous les ans sur le bord du Nil, pour y faire provision de dourrah dont ils chargeaient des chameaux, et qu’ils revendaient en détail aux habitans de cette côte contre des chameaux ou de l’argent. Nous n’eûmes pas de peine à engager cet Arabe à pêcher pour nous. Il mit en mer avec son gendre ; leur embarcation était assez singulière, c’était un tronc de daoum, de dix à douze pieds de long, dont les deux extrémités étaient munies d’un bois attaché horizontalement pour empêcher le tronc de tourner sens dessus dessous ; à l’un des deux bouts du tronc, ils avaient planté aussi une perche avec une traverse à laquelle était attaché un morceau de laine, servant de voile. Nos deux pêcheurs se mirent à califourchon sur le tronc et prirent en main une corde qui tenait à la voile. C’est avec ce frêle esquif qu’ils se hasardent en mer ; mais il faut pour cela que le vent ne souffle ni de l’est ni de l’ouest ; car dans le premier cas, ils ne pourraient quitter la côte, et dans le second cas, ils risqueraient d’être emportés trop loin de la terre ferme.

Je ne sais pas au juste quel est le procédé qu’ils emploient pour pêcher ; j’ai cru remarquer, dans le lointain, qu’ils jetaient sur les poissons qu’ils rencontraient une lance mince et longue, et qu’après les avoir piqués adroitement, ils les tiraient de l’eau. Le produit de leur pêche consista en quatre poissons, pesant chacun six livres, et longs d’un pied et demi ; ils étaient d’un beau bleu argenté ; les nageoires, la tête et la queue étaient rouges ; leur bouche était garnie de quatre dents plates et saillantes : couverts de grandes écailles, ces poissons ressemblaient par la forme aux benne du Nil. Il faut que les Égyptiens aient beaucoup connu cette espèce, puisqu’on la retrouve dans leurs hiéroglyphes : dans la tombe de Psammétique on en voit même qui sont peints exactement d’après nature. Ils ont, au reste, un très-bon goût, peu d’arêtes, mais beaucoup de fiel.

Le 5, dans la matinée, je montai sur une haute montagne, pour avoir une vue de la côte, aussi étendue que possible. Je vis qu’elle se prolongeait en droite ligne au sud-est : la pointe méridionale de l’île de Jambo se trouvait sur l’alignement du soleil levant, et de la place où je me trouvais[13]; par le moyen d’un petit compas, nous dessinâmes la côte septentrionale autant que nous l’avions visitée la veille ; les cartes que nous avions, étaient trop petites pour être bien exactes.

Le 6, de bon matin, nos chameaux revinrent avec une charge d’eau fraîche ; nous en avions grand besoin, car les crustacés et les poissons, qui depuis quelques jours étaient notre principale nourriture, nous avaient beaucoup altérés ; et nous ne pouvions nous contenter, comme les familles de pêcheurs, de l’eau amère d’un puits du voisinage. Nous divisâmes ensuite notre caravane en deux parties ; nous envoyâmes à une source d’eau courante dans les montagnes d’Amusue, pour y attendre notre retour, le premier détachement composé de nos meilleurs chameaux, avec tout le bagage, les ustensiles de cuisine, le soldat, et mon domestique grec. M. Beechey et moi, nous ne gardâmes auprès de nous que cinq chameaux avec quatre chameliers, un domestique grec et les deux jeunes garçons arabes.

Nous nous mîmes en route avant midi ; nous longeâmes la côte jusqu’à El-Wady-Abchoun, auprès des mines de soufre, dites El-Kabrite ; au sud-ouest nous avions les montagnes de Hamata. J’eus soin de noter exactement la direction que prenait la côte le long de notre chemin. Nous rencontrâmes une famille de pêcheurs comme celle que nous avions quittée ; mais elle était plus farouche. Dès qu’elle nous vit de loin, elle abandonna sa tente, pour se retirer dans les montagnes ; tous les signes que nous lui faisions pour l’engager à revenir furent inutiles. En arrivant à sa tente, nous y trouvâmes d’excellens poissons qui venaient d’être rôtis, apparemment pour le dîner des pêcheurs enfuis. Nous nous en régalâmes, et après avoir mis de la monnaie en guise de paiement sur une jarre d’eau, nous continuâmes notre route. Depuis deux jours nous avions eu des vents d’est assez violens, et semblables, pour l’effet, aux siroccos d’Italie : aussi nous sentîmes un relâchement général dans notre constitution. Il nous semblait en touchant un objet quelconque, qu’on venait de le tirer de l’eau ; pendant la nuit la chaleur était excessive, et l’atmosphère était couverte de nuages ; je n’en avais pas vu autant depuis trois ans et demi. Heureusement, au bout de deux jours, le vent tourna au nord, et fit cesser cette incommodité, qui, si elle avait continué, nous aurait empêchés de poursuivre notre route.

Nous passâmes la nuit auprès d’un puits d’eau amère. Le 7 nous fûmes sur pied de bonne heure, pour visiter les mines de soufre de El-Kabrite, qui ne nous écartaient point de notre route. Ces mines n’ont jamais dû être d’un grand rapport ; et le peu qu’elles ont contenu a été exploité par les anciens, en sorte qu’elles sont aussi épuisées que les mines d’émeraudes. Vers le soir nous vîmes l’île de Suarif, et nous arrivâmes, à la nuit tombante, au cap El-Galahen. Nous nous aperçûmes que l’eau allait nous manquer, si nous ne la ménagions pas extrêmement ; nous fûmes donc obligés d’imposer des privations à notre soif. Le 8 nous nous remîmes en route de bonne heure, en nous dirigeant au midi. Deux heures après, nous vîmes la mer dans l’éloignement, et nous traversâmes une plaine très-vaste. Vers midi, nous approchâmes de la mer, et une heure après, nous atteignîmes la côte. Malgré notre soif, nous ne pûmes nous désaltérer que faiblement, pour ne pas épuiser nos provisions. Nous ne nous attendions point à trouver des ruines dans cette contrée, puisque les cartes de d’Anville n’y indiquaient point de villes anciennes : nous fûmes donc très-agréablement surpris, en voyant tout à coup devant nous une de ces masses de ruines qui en Égypte indiquent toujours l’emplacement d’une ville ancienne. À peine fûmesnous au milieu de ces débris, que nous reconnûmes sans peine les anciennes rues, et les maisons qui les avaient bordées ; et au centre nous trouvâmes un petit temple Égyptien, qui était presque enfoui sous le sable ; l’intérieur des maisons était également comblé. Ce qui nous frappa surtout, çe fut de voir que cette ville antique avait été bâtie avec la masse pétrifiée qui formait la côte de la mer Rouge ; nous y distinguâmes au premier coup d’œil les coraux, les madrépores, les roseaux de mer, etc.

Le temple seul est bâti en pierre calcaire d’une qualité tendre et sablonneuse, mais l’humidité de la mer l’a fort dégradée[14]; la ville était ouverte vers la mer, du côté de l’est ; derrière elle les montagnes s’élevaient en amphithéâtre ; au nord-ouest seulement, qui était le côté par lequel nous étions venus, s’étendait une plaine. Le cap d’El-Galahen se prolonge presque en face de la ville, et forme un port où les grands bâtimens sont à l’abri des vents du nord et du nord-ouest. Ce port est très-beau, et la nature en a fait tous les frais ; on y entre par le nord ; au midi il est borné par la côte, à l’ouest par la ville, et à l’est par un banc de roches ou pétrifications. L’entrée est encore assez profonde pour de petits bâtimens tels que les anciens en avaient, et il n’y a pas de doute qu’elle n’ait été plus profonde autrefois. Mais elle est présentement traversée d’une barre de sable, en sorte que, pendant les basses eaux, rien ne peut y entrer ; cependant on pourrait couper cette barre, et rétablir le passage.

Je mesurai la ville : elle avait seize cents pieds de long, du nord au sud, et deux mille pieds de long, de l’est à l’ouest. Je levai aussi le plan du temple qui était bâti, comme je l’ai dit, dans le style égyptien ; les Grecs avaient emprunté cette forme, comme tant d’autres choses, de leurs devanciers dans les beaux arts[15]. Ce temple a cent deux pieds de long sur quarante-trois de large ; il a quatre salles, dont deux sont de suite, et deux autres pratiquées sur les côtés des deux salles principales.

Cette ville ne pouvait être, suivant nos conjectures, que cette Bérénice décrite par Pline et Hérodote, que nous cherchions depuis plusieurs jours ; la situation ne s’accordait pas exactement avec remplacement que lui assigne d’Anville dans ses cartes ; mais du moins la différence n’était pas bien considérable : et pour nous assurer qu’il n’y avait pas d’autre ville ancienne dans le pays, nous résolûmes de nous porter encore une demi-journée plus loin vers le midi, afin de dépasser même la latitude où, suivant d’Anville, Bérénice était située[16].

Notre seule difficulté dans nos recherches archéologiques, c’était la rareté de l’eau ; il nous en restait très-peu, et les Abahdeh n’en avaient plus du tout ; ils étaient découragés. Cependant nous ne pouvions nous priver de notre petite ration pour leur en donner ; et puisque nous avions poussé nos recherches si loin, nous ne voulions pas les cesser en si bon chemin. Nous promîmes aux Arabes de nous remettre en route le lendemain à midi, et nous engageâmes Cheik-Ibrahim, notre guide, à nous accompagner dans notre excursion au sud ; il y consentit avec répugnance, et exprima ses craintes au sujet de la disette d’eau pour nos chameaux et notre monde. Notre nourriture n’était guère plus abondante que notre boisson ; à l’exception des poissons que nous avions trouvés tout préparés dans la cabane des pêcheurs, nous n’avions mangé depuis trois jours que du biscuit.

Comme il faisait un beau clair de lune, nous employâmes une partie de la nuit à examiner les localités. Le lendemain matin, à l’aube du jour, nous fûmes prêts pour notre excursion ; mais avant de partir, je fis commencer des fouilles dans le temple par Moussa, un des petits garçons arabes que nous avions amenés des bords du Nil. Faute de bêche, il était obligé de se servir d’une coquille ; heureusement il n’y avait que du sable à enlever. Nous partîmes en longeant la côte et nous dirigeant au sud. Nous avançâmes assez pour nous assurer d’avoir dépassé l’emplacement de Bérénice, fixé par le géographe français. Cependant nous ne vîmes rien qu’une vaste plaine, s’étendant au pied de la montagne qui formait le cap au midi. Nos lunettes d’approche ne découvraient sous l’horizon aucune autre élévation, ni rien qui indiquât des restes d’anciennes habitations.

Nous revînmes conséquemment aux ruines où nous avions passé la nuit. Nous trouvâmes que le petit Moussa avait fait au nord-est de l’intérieur du temple une excavation d’environ quatre pieds, qui nous laissa voir un mur orné de sculptures égyptiennes bien exécutées en bas-relief ; c’étaient trois figures de deux pieds trois pouces de haut ; j’en fis un croquis le mieux que je pus[17]. Le reste du mur était couvert d’hiéroglyphes et d’autres ornemens égyptiens. Je découvris le haut de la porte qui conduisait dans la dernière salle, et le jeune Arabe trouva dans l’excavation qu’il avait faite un fragment d’une tablette chargée d’hiéroglyphes et d’autres figures[18]; elle est en pierre rougeâtre d’une sorte de poudding ou de brèche qui n’a pu venir des rochers des environs. Nous l’emportâmes comme souvenir de la découverte que nous venions de faire ; jusqu’à présent aucun savant n’avait encore eu connaissance de l’existence d’un temple égyptien sur la côte de la mer Rouge.

La plaine qui entoure la ville est très-vaste ; la chaîne de montagnes qui s’arrondit en croissant autour de la campagne, s’éloigne, du côté de l’ouest, d’environ cinq milles de la cité ; au nord, d’environ douze milles, et au sud de quinze. Elle paraît susceptible de culture autant qu’un sol sablonneux peut l’être ; la partie qui avoisine la côte étant toujours humide à cause des vapeurs, quelquefois très-fortes, de la mer, pourrait être convertie en bons pâturages pour les chameaux, brebis et autres animaux. Le haut de la plaine n’est pas aussi humide, et pourrait convenir aux végétaux qui se plaisent dans un terrain sec. J’ignore si le sol se prêterait à la culture des grains ; le sable n’y est mêlé que d’un peu de terre glaise, imprégnée de sel cristallisé. Au reste, il produit en abondance des arbustes de sount et souvaroe. Ce dernier, que j’ai trouvé tout le long de la côte, croît au bord de l’eau salée, et même entre les rochers que la marée submerge habituellement. Il ne s’élève guère au-delà de huit pieds ; son feuillage ressemble à celui du laurier[19]; il fournit un bon bois à brûler, et avec le sount il a dû pourvoir la ville du combustible nécessaire.

Le seul article qui paraîtrait d’abord avoir manqué à cette ville antique, c’est l’eau potable. Il y a bien trois puits ; mais l’eau en est si amère que, loin de désaltérer, elle ne fait qu’irriter la soif ; mais il est probable que les montagnes d’alentour recèlent des puits qui sont maintenant comblés ou dont on ne connaît pas l’emplacement : la seule source d’eau passable que l’on connaisse est éloignée d’une journée de la ville ; mais à une journée et demie jaillit d’un rocher de granit une excellente source. Or, à l’aide des chameaux, il était aisé aux habitans de la ville de se pourvoir d’eau fraîche. Quant aux légumes et autres végétaux, on pouvait les cultiver dans la campagne d’alentour, ou les tirer des bords du Nil, comme le fait encore de nos jours la ville de Cassara. À une petite distance de la place, je remarquai quelques groupes de ruines dispersés dans la campagne.

Les maisons de la ville n’étaient pas si grandes que celles des villes modernes ; on avait peu besoin alors d’un grand espace pour une demeure. Il ne fallait au citadin ni écuries ni remises ; ses chameaux et bestiaux restaient sans doute en plein air, comme cela se pratique encore dans le pays. Les rues étaient anciennement très-étroites ; enfin il ne fallait de bâtimens un peu vastes que pour les magasins. Je remarquai que les plus grandes maisons n’avaient pas plus de quarante pieds de long sur vingt de large. Or, en les supposant toutes de cette grandeur, la ville aurait pu en contenir quatre mille ; mais comme la moitié de son enceinte paraissait n’avoir pas eu de maisons, je crois devoir en réduire aussi le nombre à deux mille pour n’être pas taxé d’exagération, comme M. Cailliaud. En ajoutant les habitations disséminées dans la campagne, je suppose que toute la population de cette place de commerce se montait à environ dix mille âmes ; ce qui serait encore aujourd’hui une place importante sur cette côte. Je remarquai aussi quelques tombes creusées au bas des montagnes dans une roche calcaire tendre.

Le besoin d’eau nous força de quitter ces ruines avant le soir ; car nos chameliers avaient perdu tout courage, et nous crûmes même devoir leur donner à chacun une pinte de notre eau. Nous prîmes ensuite le chemin des montagnes du côté du nord-ouest ; mais ce fut avec la ferme résolution de revenir à ces ruines pour les examiner plus en détail. A environ douze milles de la mer, nous entrâmes dans la chaîne de montagnes par une vallée ; nous étions éclairés dans notre route par la lune. Vers minuit nous arrivâmes dans un endroit montagneux, appelé Aharatret, où nous trouvâmes un puits avec d’assez bonne eau potable. On peut juger du plaisir que nous fit la vue de ce puits ; mais ce qui ne nous charma pas moins, ce fut de voir quelques brebis dans le voisinage ; car notre faim égalait à peu près notre soif, et une brebis était un grand régal pour des voyageurs réduits depuis quelques jours au biscuit pour toute nourriture. Mais, en approchant, nous eûmes la douleur de voir que les bergers s’éloignaient avec leur troupeau, et allaient se retirer dans les montagnes. Nous étions trop affamés pour lâcher prise aussi facilement. En conséquence, nous nous mîmes sur-le-champ à la poursuite des fugitifs ; nous ne tardâmes pas à les atteindre et à les arrêter. Il se trouva alors que les guides du troupeau étaient deux jeunes filles arabes. Leurs compatriotes qui nous accompagnaient les rassurèrent sur nos intentions, et elles se laissèrent engager, à force de paroles persuasives, à revenir au puits avec leur troupeau. Cet accessoire était important ; car j’avoue que, bien qu’elles nous fissent voir au clair de la lune leur beau teint couleur de chocolat, nous tenions encore plus aux brebis qu’aux bergères. Nous entrâmes en négociation, et en achetâmes une ; les pastourelles restèrent quelque temps avec nous au puits. Ce lieu est encore aujourd’hui, comme dans l’antiquité, le rendez-vous des filles et des jeunes gens : c’est là que les premières se font voir et inspirent des sentimens qui provoquent le mariage. Après avoir abreuvé leur troupeau et rempli leurs outres, elles partirent vers le point du jour.

Nous remarquâmes sur cette route des traces de chameaux, et des fragmens de poterie, ce qui fait supposer que c’était la grande route conduisant à la ville. Nous rencontrâmes aussi à la moitié du chemin, entre ce puits et Habou-Grey, une station semblable : à celle que nous avions trouvée auparavant sur la route de Coptos. Les renseignement que je pris, m’informèrent que la vallée où nous étions communiquait avec celle de la première station : c’était un motif de plus de croire que la grande route de Coptos à Bérénice passait par cet endroit ; ce qui s’accorde avec l’opinion et la carte de d’Anville.

Dans la matinée du 10 nous nous remîmes en route pour revenir au mont Zabarah, et examiner de nouveau Petit-Sekket (Sakiet minor) que nous n’avions pas bien vu auparavant. La vallée dans laquelle nous étions, continuait de se diriger au nord-ouest, et était à peu près parallèle à la mer Rouge.

Vers une heure nous arrivâmes à Khefeiri, où il y a un puits d’eau excellente. Nous y passâmes le reste de la journée et la nuit ; et nous fûmes assez heureux de nous procurer encore une brebis : malheureusement elle était aussi maigre que celle de la veille ; à peine avait-elle une livre de chaire franche : aucune brebis du pays n’en a davantage, à moins qu’elle ne soit d’une grosseur extraordinaire ; les entrailles sont la meilleure partie de ces animaux.

Nous étant remis en rouie le 11, nous passâmes par une vallée entourée de rochers de granit ; après midi nous arrivâmes à la belle source d’Amusué, qui peut passer pour un phénomène de ces déserts ; l’eau y jaillit par une fente de rochers granitiques en formant un jet d’un pouce de diamètre : on ne voit nulle part l’eau sortir avec cette abondance. Les rochers qui donnent naissance à la source ne font qu’un échelon inférieur des montagnes du haut desquelles l’eau des pluies descend par une espèce de cataracte. C’est à cette source éloignée d’une lieue de Sekket, que nous avions donné rendez-vous à un détachement de notre caravane ; il nous y attendait.

Nous envoyâmes le lendemain notre interprète grec au mont Zabarah pour prier Mahomet-Aga, chef des mineurs, de nous envoyer deux ouvriers grecs qui avaient vu M. Cailliaud mesurer la prétendue ville antique dans les montagnes ; et nous convînmes de les attendre la nuit suivante à Sekket.

La fatigue nous fit passer la journée du 15 auprès de la source, et ce ne fut que le lendemain que nous nous rendîmes à Sekket. L’interprète nous y apporta la nouvelle que Mahomet-Aga n’était pas encore de retour du Nil. Ainsi nous avions bien fait de ne pas l’attendre avant de nous mettre en route, comme il nous en avait prié.

Quoique nous fussions détrompés alors au sujet de la prétendue grande ville de M. Cailliaud, nous voulûmes néanmoins, pour avoir une certitude complète, faire encore des recherches, en suivant la route que le voyageur français avait prise. Le 15, nous nous dirigeâmes donc de nouveau, par la vallée, de Sekket à la mer. Selon M. Cailliaud ce n’était qu’une distance de trois lieues ; mais nous trouvâmes que c’était deux fois plus ; et quoique voyageant aussi vite qu’on le peut dans ces déserts, nous employâmes à ce trajet neuf bonnes heures. Nous avions laissé une partie de notre provision d’eau à Sekket, pour être moins chargés. En atteignant la côte, nous arrivâmes à un mille plus au nord que la vallée d’El-Gimal que nous avions parcourue auparavant.

Nous employâmes la journée du lendemain à une nouvelle visite de la côte. Nous n’y trouvâmes pas plus de port et de baie que la première fois ; les rochers se prolongeant en droite ligne sur le bord de l’eau, un petit bâtiment ne saurait pas plus y aborder, que se mettre à l’abri des vents ; et il n’y a pas la moindre apparence d’une route qui aurait conduit du bord de la mer dans l’intérieur ; celle par laquelle nous étions venus, et qui est la même que M. Cailliaud a indiquée, n’a jamais été une route pratiquée. La grande ville qu’il prétendait avoir découverte aurait donc été située au milieu des rochers, où le soleil darde ses rayons d’une manière insupportable, où des chameaux chargés ne peuvent marcher, à une journée des puits d’eau potable et du golfe Arabique, sans communication et sans port sur cette mer. Que l’on juge quelle position ce serait pour une place de commerce telle que l’était Bérénice dans l’antiquité !

Nous revînmes le 17 à Sekket ; je visitai encore les maisons éparses de la prétendue ville. Des rochers élevés en forme d’amphithéâtre entourent la vallée de Sekket sur une longueur de cent vingt-cinq toises ; de chaque côté de ces rochers on aperçoit de petites maisons bâties en pierres brutes, qui sont jointes sans mortier, à l’exception d’une ou de deux de ces habitations. D’un côté on voit une chapelle taillée dans le roc, profonde de trente pieds, et large de vingt[20]: nous avons compté en tout quatre-vingt-sept petites maisons ; une seule se distingue dans ce nombre : elle a dû servir de résidence à quelque chef. Il est probable que c’étaient tout simplement les demeures des mineurs employés à l’exploitation des gangues d’émeraudes. Il est vrai qu’on y trouve des inscriptions grecques, que je vais transcrire avec l’explication littérale, faite par le docteur Young, et qu’il y est question de Bérénice. Si l’on veut en conclure que le lieu portait ce nom, on conviendra au moins que ce n’était pas la grande ville commerçante connue sous la même dénomination.

Voici les inscriptions mutilées, telles que M. Young les a lues et expliquées :

  1. Σὺν τοῖς τέκνοις καὶ τοῖς σὺν ἐμοὶ
    ἐργαζομένοις
    καὶ ποιήσασι καὶ μαρτυρουμ. παρὰ τῳ θεῷ.
    καὶ παρὰ τῇ κυρίᾳ ϒ´σιδι τῇ Σενσκείτῃ.
  2. Ὁμοίως φιάλην ἀϖύραν Λ βʹ . ταῦτα πάντα
    ἐκ τῶν ἐμῶν χρη-
    μάτων, εὐχαριστήσας τῷ Σαράπι καὶ τῷ Μνίει, Ʒδ.
    τὸν λάκκον Λ η Κ.ος Πάϋνι κά.
    Σαράπ..Μνίει..τὸ ἱερὸ-
    ν ἐποίησα.
  3. ..πο..υράλιος καὶ τοῦ Τρ..ς
    ..ωδιήνου Μεχεὶρ κζʹ
  4. ...ρωνίου εὐχαριστήσας τῷ...
    καὶ τῇ Ἴσιδι καὶ τῶ Απολλωνι [τοῖς συν-]
    νάοις θεοῖς πᾶσι ἐποίησα πὸ ἱηρόν.
  5. ...Βερενείκης καὶ τὸ ζώδιον καὶ ὶρύξας
    ρεύματος ἀϖὸ θεμελίου καὶ [ἐκ τῶν ἰδίων χρη-]
    μάτων ἀνέθηκε· ἐπ’ ἀγαθῷ.
  1. Πακυβίστις τῆς..
    Πετόσιρις.. ἐπο... « Φωαπι » κθʹ
    Προήτης
    τῆς Ισίδι
    τος Πα.. κθʹ.


  1. (L’hommage de).... avec mes fils et ceux qui ont travaillé avec moi, et ont fait ceci, et ont rendu témoignage au Dieu… et à Notre-Dame Isis de Sensquis.
  2. … Ainsi qu’une fiole de deux livres pesant, que le feu n’a point touchée ; toutes ces choses à mes propres dépens ; ayant présenté à Sérapis et à Mnieus quatre drachmes, la citerne, une demi-drachme. La huitième année de César, le 21e. de Payni. A Sérapis, à Mnieus j’ai fait ce temple.
  3. Sous Aurélien et Trajan (?).... Hérodien (?) le 27 méchir.
  4. (De Semp)ronius, faisant hommage à.... et à Isis, et à Apollon, et à tous les dieux sacrés avec eux, j’ai fait ce temple.
  5. … De Bérénice et l’animal sculpté ; et ayant creusé (le canal) de la rivière depuis les fondemens, et (à ses propres dé) pens les a consacrés avec succès.
  6. Pacybistis de la… Petosiris… fait… le 29 phaoli. Proëtes, fils d’Isideis, le 29 pa(yni.)

Ces inscriptions se trouvent dans une petite niche des rochers sur la route qui paraît avoir conduit à la véritable Bérénice.

Le 18 nous parcourûmes encore les montagnes d’alentour ; nous aperçûmes quelques mines dans la vallée qui conduit au défilé vers Zabarah, et trois autres auprès de cette place. A notre retour à Sekket nous n’avions plus trouvé l’Arabe à qui nous avions donné à garder notre provision d’eau, il avait disparu avec les outres, en sorte qu’il ne nous restait plus de boisson ; heureusement le puits était à une distance d’une journée de douze heures ; nous y envoyâmes nos chameaux pour prendre une nouvelle provision.

Le lendemain nous nous dirigeâmes de bonne heure vers le sud ; et à deux heures après midi, nous arrivâmes à l’endroit où la route tourne à l’ouest, et où est située l’ancienne station dont j’ai parlé plus haut. Ce lieu s’appelle Kafaliet. Nous continuâmes notre route jusqu’au soir. Quand nous arrivâmes à Habou-Kady auprès d’une montagne qui a la forme d’une cloche, et domine la vallée de Wady-el-Gimal, nous vîmes une quantité d’egley et des plantes semblables aux joncs et appelées mourks.

Nous étant remis en route le lendemain de bonne heure, nous traversâmes une vaste plaine. Quand nous arrivâmes à Habou-Kroug qui paraît être l’entrée des montagnes qu’il faut traverser pour se rendre au Nil, nos chameaux étaient tellement accablés de fatigue, qu’ils pouvaient à peine avancer. Nous en avions perdu trois en route ; un quatrième ne pouvait pas aller loin. Il faut avoir traversé ces déserts pour avoir une idée des fatigues extraordinaires qui en sont la suite. Ces plaines immenses, couvertes de sable et de pierres, et entrecoupées quelquefois par des montagnes plus ou moins élevées, n’offrent ni abri, ni trace de végétation, ou de séjour d’hommes. Quelques arbres bravent la sécheresse qui règne autour d’eux ; mais dès que l’âge leur a fait perdre leur vigueur, le soleil les brûle et les fait tomber en poussière ; j’en ai vu qui étaient réellement réduits en cendres. Quand la saison pluvieuse répand un peu d’humidité dans l’atmosphère de ces contrées, il naît des plantes épineuses qui servent de pâture aux quadrupèdes et à quelques oiseaux du désert ; mais le soleil les fane promptement, et dans cet état elles prennent la couleur de la paille ; la plante appelée harach est la seule qui tombe avant d’être fanée. Les Arabes pourraient assurer une pâture à leurs bêtes de somme, s’ils propageaient ces plantes ; mais ils ne secondent jamais la nature ; quand les plantes du lieu où ils séjournent sont consumées, ils en cherchent ailleurs. Les sources d’eau sont quelquefois éloignées l’une de l’autre de quatre, six à huit journées ; encore ne donnent-elles pas toutes de l’eau douce ; la plupart au contraire sont salées et amères, et ne servent qu’à désoler le voyageur altéré qui est accouru dans l’espoir de trouver la fin de sa souffrance. Il se détourne avec chagrin de la source perfide, et va chercher un autre puits ; il est assez heureux d’en trouver un après une longue marche ; mais, hélas ! ce puits est à sec. Il n’a plus la force de marcher ; quelquefois il est réduit à l’affreuse nécessité de tuer son chameau, afin de boire l’eau qui est contenue dans l’estomac de l’animal : cependant désaltéré, il n’a plus le moyen de traverser le désert. Je n’ai heureusement pas été réduit à ces extrémités ; mais j’en ai entendu raconter des détails horribles.

Quand la soif accable une caravane entière, celui-là est riche qui possède encore une tasse d’eau. En vain le voyageur que le manque d’un peu d’eau va faire périr, implore-t-il la pitié de son compagnon de voyage qui en est pourvu. Pendant cette calamité tous les sentimens humains sont éteints dans le cœur des hommes. Le mourant offre toute sa fortune, pour une coupe remplie d’eau ; son offre est rejetée, parce que celui qui possède la coupe, n’a que ce seul moyen de prolonger sa vie, encore risque-t-il d’expirer à quelques lieues plus loin que ses compagnons. On parle des dangers des voyages de mer ; il n’est pas moins périlleux de traverser les déserts. Les tempêtes menacent les vaisseaux ; un puits sec peut faire périr les caravanes. Sur mer on peut tomber entre les mains des pirates ; les Arabes du désert pillent les voyageurs, et leur laissent une vie qu’ils perdent ensuite dans l’agonie horrible de la soif. Des yeux qui sortent de la tête, la langue et les lèvres enflées ; un tintement qui étourdit la tête et produit la surdité, enfin le cerveau qui semble être enflammé ; voilà les symptômes précurseurs de cette mort.

Quelquefois le voyageur altéré aperçoit dans le lointain un beau lac ; il y court pour se désaltérer et se baigner ; mais quand il approche il voit que ce prétendu lac n’est que l’effet du mirage, ou une pure illusion d’optique. Si par malheur on tombe malade au milieu du désert, il faut bien continuer de voyager sur un chameau, monture qui est fatigante et incommode même lorsqu’on jouit d’une bonne santé ; ou bien il faut se résoudre à mourir sans secours dans le désert même. La caravane ne s’arrête point, personne ne reste auprès du malade à qui on ne pourrait d’ailleurs prêter aucun secours ; l’homme qui serait assez charitable pour assister le malade, ne ferait que sacrifier inutilement sa vie ; la caravane ne peut s’arrêter une seule journée ; tous les momens lui sont précieux pour éviter le fléau de la disette d’eau : ceux qui la composent sont d’ailleurs pour la plupart des marchands, qui, étrangers à tous les sentimens tendres, ne s’occupent que du gain, fruit présumé de leurs spéculations.

Mais aussi rien n’égale la joie qu’éprouvent les voyageurs en arrivant après une marche fatigante et pleine de privations, à un puits d’eau douce. Hommes et animaux, tous s’empressent de se livrer à une jouissance dont on ne peut se faire une idée quand on n’a jamais été exposé à des privations semblables. La liqueur la plus délicieuse pour des citadins qui ne manquent de rien, ne vaut pas l’eau des puits que les caravanes rencontrent dans les déserts.

Les chameaux ne sont pas les seuls animaux qui se régalent de cette eau ; les brebis des Arabes, et les oiseaux sauvages aussi la recherchent avidement. Je n’ai vu dans les déserts que quatre espèces d’oiseaux, le vautour, la corneille, le pigeon sauvage, et la perdrix : quant à la dernière, nous l’avons tuée quelquefois, et nous l’avons trouvée d’un goût délicat. La corneille s’acharne contre les chameaux blessés, et agrandit leurs plaies.

Quand le voyageur s’est désaltéré aux puits, il peut y jouir quelquefois d’un autre agrément qui lui rappelle la vie sociale des peuples civilisés. C’est à ces puits que s’assemblent les bergères des déserts. Une fois rassurées sur les intentions des étrangers, ces jeunes filles Arabes s’apprivoisent, et tiennent compagnie aux caravanes ; on se quitte avec la certitude de ne plus se revoir de la vie, mais à un puits prochain le voyageur peut espérer de rencontrer d’autres bergères, dont la présence interrompt la monotonie de son voyage.

Le jour que nous passâmes à Habou-Kroug, nous fûmes assez heureux de trouver un puits après une marche de quelques heures. Le lendemain 20, nous nous remîmes en route à deux heures du matin, et avant midi, nous atteignîmes le puits de Hamecha qui contient de la très-bonne eau. Nous y perdîmes encore un de nos chameaux. Après midi nous continuâmes notre voyage, jusqu’aupied d’une montange de granit. Le lendemain nous nous mîmes également de bonne heure en marche, et nous entrâmes bientôt dans une ravine entre les rochers de granit, qui nous rappela l’espèce de cataracte que nous avions vue en passant la première fois. Nous arrivâmes ensuite à la station de Samout que nous avions vue aussi auparavant. Nous nous arrêtâmes pour la nuit à Dangos où les montagnes s’abaissent, et sont composées de pierre calcaire. Depuis la cataracte jusqu’à cette région inférieure nous avions trouvé les traces d’une ancienne route qui se dirigeait du nord-ouest au sud-est ; je ne doute guère que ce ne soit la même route que nous aperçûmes en passant à Bizack, et qui va en droite ligne de Coptos à Bérénice.

Le 22 nous nous remîmes en route à une heure du matin ; vers le coucher du soleil nous atteignîmes Wady-el-Miah. Nous mesurâmes le fort dont j’ai parlé précédemment ; le 23 nous revînmes au premier puits des déserts ; l’eau nous en avait paru bien mauvaise à notre premier passage, mais en sortant des déserts nous n’étions plus si difficiles, et cette fois nous la trouvâmes bonne. Dans la nuit nous atteignîmes le Nil, où nous nous dédommageâmes des privations que nous avions essuyées dans le voyage. Il n’y a que peu ou point d’eaux en Europe qui égalent en qualité celles du Nil ; à la fraîcheur des sources, elles unissent la douceur des eaux de rivière ; elles sont très-bonnes à boire, et servent à tous les autres usages[21].

Nous allâmes passer la nuit dans le petit bateau que nous avions sur le fleuve. Le 24, le cheik des Ababdeh, qui était encore retenu en otage, vint nous voir. Nous lui fîmes présent d’un fusil, de poudre et de balles. Nous nous plaignîmes des mauvais chameaux qu’il nous avait fournis ; mais il nous répondit qu’aucun Ababdeh n’avait jamais fait un voyage comme le nôtre, et que les chameaux n’étaient pas habitués à des marches aussi fatigantes. Nous donnâmes un fusil, un schall et de l’argent à notre guide qui s’était très-bien comporté. Quand nous leur dîmes que nous avions l’intention de faire encore une fois le même voyage, ils nous promirent de nous fournir des chameaux et des chameliers qui iraient partout où nous voudrions, et qui s’arrêteraient quand il nous ferait plaisir. Nous envoyâmes une paire de pistolets de poche au cacheff de l’île, en le remerciant de toutes les démarches qu’il avait faites pour nous.

L’endroit du Nil où nous nous trouvions, était à quelques milles et au nord de celui d’où nous étions parti pour le désert et qui était vis-à-vis d’Edfou, un peu au sud d’Eléthyia. La route que j’avais remarquée tout le long de la vallée, entretenait sans doute autrefois la communication entre Eléthyia et Bérénice, et passait à l’est des mines d’émeraudes. Il n’est pas étonnant que la première de ces villes ait eu quelque importance, vu le commerce qui a dû s’y faire. Il y a encore un petit port où les bateaux pouvaient être chargés et déchargés ; et je suis porté à croire qu’Eléthyia était plus fréquentée par les caravanes venant de la mer Rouge, que Coptos qui est un peu plus loin.

Nous partîmes pour Esné. En descendant le Nil nous vîmes le changement qui s’était opéré pendant notre voyage. Cette immense nappe d’eau qui avait couvert toute la contrée, avait disparu ; les bords étaient à sec, et déjà on les avait ensemencés ; les villages emportés par le courant, avaient été rebâtis en terre ; les enclos des villages avaient été ouverts ; les fellahs travaillaient dans les champs ; enfin toute la contrée présentait un autre aspect. Il n’y avait que quinze jours que les eaux avaient commencé à se retirer. Dans cet intervalle, elles avaient baissé de huit pieds ; il n’en est pas de même tous les ans. Quand le Nil hausse lentement il décroît avec la même lenteur ; cela dépend de l’abondance ou de la rareté des pluies qui tombent, pendant la saison pluvieuse, dans l’Abyssinie.

Les indigènes préfèrent une crue rapide, pourvu qu’elle ne soit pas aussi forte qu’elle l’avait été cette année ; si l’eau ne séjourne sur la terre que huit jours, elle la fertilise autant que si elle y restait vingt jours. Déjà on avait oublié les noyés, et la seule calamité qui pesait encore sur les fellahs, était la disette de vivres. Le Nil avait emporté toutes leurs provisions, et les cacheffs ne pensaient qu’à se procurer du grain pour les semailles. Dans tous ces malheurs, le paysan est celui dont on s’occupe le moins.

Nous arrivâmes à Esné dans la matinée du 25 ; nous fîmes une visite au bey qui nous reçut avec beaucoup de politesse. Il s’informa de l’état des mines, et témoigna beaucoup d’empressement de connaître le résultat des exploitations. Nous lui dîmes qu’on ne pourrait rien savoir avant que les décombres qui remplissaient les galeries souterraines, fussent déblayées. Nous lui fîmes présent d’un beau fusil anglais. Il fut très-content, et nous offrit ses services dans tout ce qui dépendait de lui.

Nous étant embarqués de nouveau, nous arrivâmes le même. soir à Gournah, après une absence de quarante jours qui, je pense, n’avaient pas été employés inutilement.


  1. D’après la relation du Voyage de M. Cailliaud (de Nantes), ce voyageur a rapporté au pacha dix livres pesant de ces pierres précieuses. (Le Trad.)
  2. Voyez l’Atlas, planche 35.
  3. Les soldats grecs et albanais, et les ouvriers, poussés par la soif, s’étaient révoltés contre le jaghumdgi-bachi, et contre M. Cailliaud. (Le Trad.)
  4. Voyez l’Atlas, planche 26.
  5. Voyez l’Atlas, planche 36.
  6. Voyez l’Atlas, planche 20 ; et pour le plan du temple, planche 33, n°. 3.
  7. Voyez l’Atlas, planche 33, n°. 3.
  8. Voyez l’Atlas, planche 33, n°. 5.
  9. On trouve aussi des Arabes Ababdeh beaucoup plus bas et plus près du Nil, entre le vingt-neuvième et trentième degré de latitude, auprès du Fayoum et de la province de. Béni-Souef. Ceux-ci sont à leur aise ; ils ont de nombreux troupeaux, louent des chameaux pour le transport des marchandises dans la Haute-Égypte, et pour le commerce du séné. Voyez les Bédouins ou Arabes du désert. Paris, 1816, tome I. (Le Trad.)
  10. Dom Raphaël assure également dans l’ouvrage cité à la note précédente, que le chef de la tribu des Ababdeh refusa sa fille à un employé de l’armée française, pendant l’expédition d’Égypte. (Le Trad.)
  11. Voyez l’Atlas, planche 33, n°. 7.
  12. La relation de Bruce, au sujet des mines d’émeraudes des bords de la mer Rouge, offre deux circonstances remarquables. D’abord les mines que Bruce a vues ne sont pas celles que M. Cailliaud et M. Belzoni ont visitées, quoiqu’elles soient situées à peu près sous la même latitude, et probablement dans les mêmes bancs de minerai ; et puis il résulte de l’examen du voyageur anglais, que ce que l’on a pris pour de l’émeraude, n’en est point. Nous allons entendre Bruce lui-même. Le 14 mars il fit voile de Quosseir, avec un vent de nord-est, ayant pris pour guide un homme qui avait été deux fois à l’île qui renferme la montagne d’émeraudes ; car c’est dans une île de la mer Rouge que Bruce a cherché et trouvé les mines ; ce ne sont donc pas celles du mont Zabarah. Le 15, il vit un grand rocher qui s’élevait comme une colonne du sein de la mer. Il crut d’abord que c’était une partie du continent ; mais, en approchant, il s’aperçut que c’était une île de forme ovale, éloignée d’environ trois milles du rivage, et située sous le vingt-troisième degré trois minutes nord. Les indigènes l’appellent Gibel-Siberget. Le 16 il y débarqua, et alla visiter la montagne dont les mines de prétendues émeraudes ont été exploitées par les anciens. « Au pied de la montagne, ou à environ sept pas au dessus de sa base, dit Bruce, il y a cinq trous ou puits, dont le plus grand n’a pas quatre pieds de diamètre. On les nomme les puits de Zumrud, et c’est de là, dit-on, que les anciens tiraient des émeraudes. Nous n’avions ni le dessein d’entrer dans ces puits, ni les choses qu’il nous eût fallu pour pouvoir y descendre, d’autant plus que l’air y est vraisemblablement très-mauvais. Je ramassai des chandeliers et quelques fragmens de leurs socles, pareils à ceux qu’on rencontre par milliers en Italie. Je trouvai aussi quelques très-petits morceaux de ce cristal vert et fragile qu’on nomme Siberget et Billet en Ethiopie, et qui est peut-être le Zumrud, le smaragdus décrit par Pline, mais non l’émeraude connue depuis la découverte de l’Amérique, dont la qualité est bien différente. La véritable émeraude du Pérou n’a pas moins de dureté que le rubis. » Voyage aux sources du Nil, traduit par Castera, Londres, 1790, tome II, ch. 3. — Bruce ne laisse guère de doute sur la qualité des minéraux qu’on trouve dans cette île et sur le continent qui l’avoisine. « C’est, dit-il, une substance verte, cristalline et transparente. Cependant quoique verts, les morceaux ont des veines et des taches, et ne sont pas à beaucoup près aussi durs que le cristal de roche. C’est sûrement une production minérale, mais elle n’a guère plus de solidité que le verre. J’imagine enfin que c’est là ce que les Arabes pasteurs ou les peuples du Béja appelaient siberget, les Latins smaragdus, et les Maures zumrud. » On voit que Bruce a examiné avec beaucoup d’attention les prétendues émeraudes des bords de la mer Rouge. M. Belzoni déclare aussi que celles qu’il a vues étaient d’une qualité très-inférieure aux véritables émeraudes. Il y a donc lieu à croire que M. Cailliaud, dans le premier enthousiasme de sa découverte, s’est exagéré à lui-même la valeur des minéraux qu’il a trouvés. Dans l’atlas de sa relation de voyage, ils sont annoncés de la manière suivante : « Un beau cristal d’émeraude en prismes hexaèdres ; de la roche d’amphibole en masse, rayonnée et mêlée de talc nacré écailleux ; du schiste micacé, mêlé de talc, renfermant des prismes d’émeraudes striées d’un vert-pâle ; de la roche formée de mica et schiste avec quartz blanc et parsemée de talc fortement coloré en beau vert par l’oxide de chrome ; enfin de l’amphibole en prismes rhomboïdaux, d’un vert sombre, dans une roche de talc schistoïde d’un blanc nacré.»
    Les écrivains arabes du moyen âge donnent de longs détails sur ces mines, et, selon leur usage, ils en exagèrent sans doute l’importance. M. Étienne Quatremère, dans son mémoire sur la mine d’émeraudes (Mémoires géographiques et historiques sur l’Égypte. Paris, 1811, t. II.) a rassemblé les principaux passages de ces auteurs, relatifs auxdites mines. Voici ce qu’assure entre autres l’auteur du Meselek-al-Absar : « La mine d’émeraudes est placée dans le désert qui confine à la ville d’Assouan. Elle est inspectée par un bureau d’administration auquel sont attachés des scribes et des notaires ; et le sultan fournit tous les frais de la fouille et de l’extraction des émeraudes. Cette pierre se trouve dans des montagnes sablonneuses qu’il faut creuser, et qui plus d’une fois se sont écroulées et ont écrasé les mineurs. Toutes les émeraudes qui sortent de la mine, sont portées au Caire, et envoyées ensuite dans les diverses contrées. Il faut huit jours d’une marche ordiuaire pour se rendre de Quous à la mine d’émeraudes. Tout autour et dans le voisinage campent les Bedjahs qui sont chargés de garder la mine et d’en continuer les fouilles. Elle est au centre d’une chaîne de montagnes qui régnent à l’orient du Nil, au nord d’un énorme rocher, appelé Karkaschendah, qui fait partie de cette même chaîne et s’élève au-dessus de toutes les autres montagnes. Le désert qui environne la mine, est absolument isolé, et éloigné de tout endroit habité. On ne trouve de l’eau qu’à la distance de plus d’une demi-journée de marche, etc.»
    Selon le même auteur, les émeraudes exploitées dans cette mine sont de trois espèces ; mais Masoudy en compte quatre. « La plus belle et la plus chère de toutes, dit cet auteur, est celle qu’on appelle mar ; elle est d’un vert éclatant, qui égale ordinairement celui de la poirée la plus colorée… La seconde espèce se nomme maritime, parce que les rois des pays maritimes, tels que le Sind, l’Inde, le Zanedi et la Chine estiment infiniment cette émeraude…… Le vert de cette espèce ressemble à celui des feuilles qui naissent au commencement et à l’extrémité des branches du myrte. La troisième espèce d’émeraude est celle que l’on appelle occidentale, parce que les rois de l’Occident, tels que ceux des Francs, Lombards, Espagnols, Galiciens, Gascons, Slaves et Russes, se disputent cette pierre avec empressement. La quatrième espèce, qui se nomme asamm (sourde), est la moins belle et la moins chère, attendu que le vert en est pâle, et qu’elle a peu d’éclat.»
    Suivant Macrizy, ce fut le visir Abdallah-ben-Zanbour, qui fit cesser l’exploitation de ces mines, vers l’an 760 de l’hégire ; apparemment les gangues ne fournissaient plus assez de pierres précieuses pour compenser les frais de l’exploitation. On pourrait donc croire, pour concilier les assertions des auteurs arabes avec celles de Bruce, que la mine a produit autrefois des pierres plus fines qu’aujourd’hui, et que les gangues de cette espèce sont épuisées ou perdues. Cependant, depuis 1818, le pacha fait travailler dans ces mines, et il appelle des ouvriers d’Europe pour hâter le succès des exploitations ; peut-être retrouvera-t-on des filons plus riches et semblables à ceux que l’on a épuisés dans les sièclet préeédens. (Le Trad.)
  13. On peut voir cet endroit sur la carte, à la marque n°. 16. Je ne puis mieux l’appeler que la Bouche de Wady-el-Gimal, parce que ce lieu se trouve à l’entrée de la vallée de ce nom.
  14. Voyez l’Atlas, planche 34.
  15. Voyez l’Atlas, planche 32.
  16. La découverte de cette ville ancienne sera embarrassante pour les géographes qui placent Bérénice à Minet-Bellad-el-Habeich, au port du pays abyssin (Voyez M. Gosselin, Recherches, etc., tome II, et les notes de la nouvelle traduction de Strabon, tome V. Paris, 1819), et qui appuient cette supposition de bonnes raisons. En effet, toute l’antiquité place Bérénice sous le tropique. S. Épiphane la met à la hauteur d’Eléphantine et de Talmis. Le périple de la mer Érythrée compte dix-huit cents stades entre Myos-Hormos (probablement Vieux-Cosseir) et Bérénice.
    Ces géographes attribuent les stations vues par M. Rozière (Géographie de la mer Rouge), et dont M. Belzoni parle dans son voyage, à la route de Coptos à Myos-Hormos, et non pas à celle de Coptos à Bérénice, parce que, sous les derniers Ptolémées, Bérénice fut négligée, et Myos-Hormos préféré, comme étant plus voisin de Coptos. Mais, d’un autre côté, le périple d’Artémidore et Strabon, suivi par d’Anville, placent Bérénice à peu près à l’endroit où M. Belzoni a trouvé les ruines d’une ville ; et on n’a point trouvé, autant que l’on sache, des ruines au port du pays abyssin. (Le Trad.)
  17. Voyez l’Atlas, planche 35, n°, 1.
  18. Voyez l’Atlas, planche 16.
  19. Voyez l’Atlas, planche 36.
  20. Voyez l’Atlas, planche 33, n°. 6 et 7.
  21. On peut voir dans l’Atlas, planche 38, la carte topographique de notre voyage : je l’ai dressée avec autant d’exactitude qu’il m’a été possible.