Voyages en Égypte et en Nubie/Voyage à l'île de Philæ

Traduction par G. B. Depping.
Librarie française et étrangère, 1821 (tome 2).
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(pp. 102–141)
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Après avoir pris des arrangemens pour achever les modèles de la tombe de Psammétique, je partis pour Esné, dans l’intention de m’y informer de la possibilité d’obtenir des chameaux pour me rendre à la grande Oasis, située à l’ouest de cette ville. Ayant recueilli tous les renseignemens dont j’avais besoin, je retournai à Thèbes, afin de m’y préparer à une nouvelle excursion dans les déserts. Quand je revins à Gournah, j’y trouvai MM. Salt, Bankes et le baron Sack, qui venaient d’arriver du Caire. Je fis sentir à M. Salt qu’il m’était impossible de me livrer aux recherches des antiquités, tant qu’il prétendrait à la possession d’une partie du terrain de Thèbes, Il proposa alors un autre arrangement, d’après lequel je serais le maître de faire des fouilles dans toute l’étendue du sol de Thèbes, à condition que nous partagerions les antiquités que je trouverais. J’y consentis dans l’espoir de me former une collection à l’aide des lots qui m’écherraient en partage.

Vers le même temps, M. Drovetti arriva aussi à Thèbes ; et, par l’entremise de M. Bankes, il offrit une somme d’argent pour le sarcophage d’albâtre que j’avais trouvé dans la tombe de Psammétique ; mais son offre ne fut point acceptée. M. Bankes, de son côté, m’engagea à faire enlever, pour son compte, l’obélisque de l’île de Philæ dont j’avais pris possession au nom du consul de S. M. B., et que celui-ci avait cédé à ce voyageur. Je me chargeai volontiers de la commission, étant charmé de voir encore un morceau antique assuré à l’Angleterre, et de pouvoir obliger un homme que j’estimais infiniment.

Deux jours avant notre départ, le consul et moi nous traversâmes le Nil pour nous rendre à Carnak, et y reconnaître les divers endroits que le consul s’était réservés auparavant. En débarquant à Louxor, nous rencontrâmes M. Drovetti qui s’offrait à nous accompagner à Carnak, afin qu’il pût voir le terrain qui m’était cédé pour nos fouilles. Chemin faisant, M. Drovetti nous parla d’un homme habillé comme moi, qui se cachait dans les ruines du temple, et à qui lui, M. Drovetti, avait des motifs de soupçonner de mauvaises intentions contre sa personne ; il ajouta qu’il avait déjà informé le caimakan de l’endroit de cette circonstance. Je le priai de me dire quelle raison pouvait engager cet inconnu a imiter mon extérieur ? Il dit que c’était pour donner le change, et laisser croire que le mal qu’il faisait venait de moi. Le consul se mit à rire, et fit observer qu’il n’était pas aisé d’imiter mon extérieur[1]. Cependant sous prétexte de poursuivre ma copie, on pouvait lâcher un coup de fusil sur l’original au milieu de ces ruines, et je dis en conséquence à M. Drovetti que j’espérais qu’il recommanderait à ses gens de vouloir bien s’assurer, avant de tirer, s’ils avaient à faire au vrai Belzoni ou au faux, attendu que si une fois la méprise était faite, il n’y aurait pas moyen de la réparer. Il répondit que cet individu avait été renvoyé de Thèbes, et n’y reparaîtrait plus[2].

Nous parcourûmes toutes les ruines, et marquâmes les terrains dont nous avions pris possession avant l’arrivée des agens de M. Drovetti à Thèbes ; en sorte que tout fut bien arrangé pour prévenir de nouvelles disputes. On verra bientôt si cette intention fut bien remplie.

Je suis fâché d’être obligé de revenir si souvent sur des objets de cette nature ; mais si je n’exposais pas les faits tels qu’ils se sont passés, je craindrais que le public ne fût induit en erreur par de faux rapports. Après avoir visité les divers endroits où j’avais à fouiller, M. Drovetti nous invita avec beaucoup de prévenance à entrer avec lui dans sa demeure parmi les ruines de Carnak. Il nous y régala de sorbet et de limonade, et notre conversation roula sur mon dernier voyage à Bérénice, et puis sur l’expédition prochaine à l’île de Philæ. J’exprimai à ce sujet mes craintes qu’il ne fût trop tard dans cette saison pour l’enlèvement de l’obélisque, attendu qu’à la cataracte les eaux ne seraient plus assez hautes pour le transport d’une masse aussi pesante. M. Drovetti dit que les drôles du Chellal (il voulait dire les gens d’Assouan) l’avaient trompé en se faisant payer pour transporter l’obélisque, sans avoir jamais tenu leur promesse. Je répondis à M. Drovetti que ces gens savaient bien qu’ils ne pouvaient enlever ce morceau antique, puisque dès mon premier voyage au haut Nil j’en avais pris possession en vertu du firman que le consul avait obtenu du pacha, et que j’avais même payé un garde pour en avoir soin. M. Drovetti se convainquit que les gens d’Assouan, en se faisant payer de ses agens, avaient commis une fraude évidente ; et apprenant du consul que celui-ci avait cédé l’obélisque à M. Bankes, il assura qu’il renonçait de bon cœur à la possession de cet objet antique. S’étant encore informé de l’époque de notre départ, il apprit que nous l’avions fixé au lendemain.

Le 16 novembre, notre compagnie s’embarqua auprès de Thèbes pour se rendre à la première cataracte du Nil. Étant cette fois en grand nombre, nous avions une flottille entière. La compagnie consistait en MM. Bankes, Salt, Beechey, le baron Sack, voyageur prussien et célèbre naturaliste, Linon, dessinateur, le docteur Ricci et moi. Le consul avait pris un grand bateau, M. Bankes une cange, le baron un petit bateau, et nous étions suivis d’un canot plein de brebis, chèvres, dindes, canards, pigeons, etc., dont les cris mêlés formaient un charivari qui nous accompagna tout le long de la route. Il y avait en outre des provisions de toute espèce dont ces messieurs s’étaient pourvus au Caire ; aussi notre table fut-elle splendide en comparaison de celle que nous avions eue dans les déserts. Nous avions deux sortes de vins, des fruits pour dessert, et il ne manquait à notre luxe que de la glace pour rafraîchir notre boisson dans les chaleurs qui nous accablaient, et qui rendaient notre voyage très-fatigant.

Arrivés à Eléthyia, nous y passâmes le reste de la journée et une partie du lendemain. N’ayant rien à ajouter à la description que j’ai fait précédemment de cette place, je n’entrerai dans aucun détail sur notre séjour.

Le 21, nous visitâmes Edfou, et examinâmes les nombreuses ruines qui offrent constamment un nouvel intérêt au voyageur, quelque fréquentes que soient ses visites. Les agens de M. Drovetti faisaient en ce moment des fouilles à Eléthyia ; nous apprîmes que l’un d’eux venait de partir en toute hâte pour l’île de Philæ, d’après une dépêche qu’il avait reçue par un exprès de son maître.

Nous continuâmes notre route ; avant d’arriver à Gibel-Selseleh ou les Montagnes de la chaîne, nous vîmes un petit bateau, dans lequel se trouvait M. Lebulo, cet agent de M. Drovetti qui était parti en toute hâte pour Philæ. Nous le hélâmes, mais il refusa de s’arrêter pour nous parler. Nous amarrâmes au pied de ces montagnes, et le lendemain matin nous nous répandîmes autour des anciennes carrières pour visiter les tombeaux, les sphinx, les inscriptions grecques, enfin toutes les antiquités de ce lieu, qui mérite plus d’attention que les savans ne lui ont vouée jusqu’à présent[3]. Il y a parmi les carrières des rochers des sépultures curieuses. Il est évident que les fameux sphinx à tête de belier que l’on voit à Carnak, ont été faits de cette roche, puis qu’on en voit encore sur les lieux un qui n’est pas dégrossi, et qu’on a éloigné un peu des rochers pour le transporter au Nil ; et un autre semblable, mais qui tient encore à la carrière où il a été taillé. Quant à la tradition portant que les montagnes à travers lesquelles passe le Nil étaient unies anciennement par une chaîne pour empêcher les bateaux de passer, j’ai de la peine à la croire fondée. Si les anciens avaient voulu barrer le passage du Nil, ils auraient vraisemblablement choisi pour cela la ville d’Assouan où le Nil est plus étroit qu’à Selseleh, et la cataracte nième aurait offert la meilleure barrière qu’on eût pu choisir. On montre, à la vérité, sur le bord occidental du fleuve à Selseleh, une pierre à laquelle on prétend que la chaîne était attachée ; mais j’avoue que je n’ai pu y reconnaître aucune marque de chaîne ; la pierre ne paraît même pas propre à cet usage ; d’ailleurs le fer était chez les anciens Égyptiens un métal trop précieux pour qu’ils l’employassent à faire arrêter la nuit les bateaux sur le Nil dans un pays qui n’a pu avoir un commerce bien florissant. Je crois plutôt que le nom de montagnes de la chaîne vient de leur forme même qui présente, en effet, une chaîne que le Nil ne fait qu’entrecouper, et qui s’étend sur les deux rives dans la direction de l’est à l’ouest.

Le lendemain nous atteignîmes Ombos : comme la société se proposait d’y passer une journée, je craignis de n’arriver pas assez tôt à Assouan ; car je n’augurais rien de bon du voyage précipité de Lebulo, agent de M. Drovetti. En conséquence je partis pour cette ville dans une cange qui était venue au-devant de nous, pour conduire le consul en Nubie. Je pris avec moi un Écossais qui était venu en Égypte à l’époque de l’expédition anglaise, et qui, après avoir été fait prisonnier, avait passé au service du vice-roi ; il avait pris le nom d’Osman. Il avait connu particulièrement M. Burckhardt, qui, pour le récompenser de son honnêteté et de son attachement, lui avait fait un legs dans son testament ; c’est lui qui avait fermé les yeux à ce voyageur savant, sur la fin prématurée duquel il m’apprit beaucoup de détails.

Arrivé à Assouan, je trouvai que Lebulo avait insinué à l’aga de cette ville, et aux indigènes de l’île de Philæ, qu’il ne fallait pas permettre que les Anglais qui remontaient le Nil, enlevassent l’obélisque. L’aga lui avait répondu qu’il y avait trois ans que j’en avais pris possession, et que j’avais payé pour le faire garder. Voyant qu’il ne pouvait gagner l’aga, Lebulo était allé à Philæ renouveler ses insinuations ; mais comme tous les habitans lui avaient répété que j’avais pris possession de l’obélisque, cet homme avait eu recours à la ruse pour venir à bout de ses desseins. Il avait persuadé à ces gens simples qu’il savait lire les hiéroglyphes, et que ceux qui étaient inscrits sur l’obélisque portaient que ce monument avait appartenu aux ancêtres de M. Drovetti, et que par conséquent il avait droit de le posséder. Le peuple avait ajouté foi à ce conte, et après leur avoir fait de petits présens, il les avait conduits chez le cadi, pour qu’ils déposassent en justice que l’obélisque était la propriété de M. Drovetti : le cadi ayant reçu également un présent, avait expédié une espèce de certificat, sur le témoignage des indigènes. Après avoir obtenu tout cela, M. Lebulo avait rédigé une note, et l’avait remise entre les mains d’un des cheiks de l’île, afin qu’il nous la présentât à notre arrivée. Pour n’être pas obligé de soutenir son imposture en notre présence, il était reparti.

J’appris tout cela dès que je fus débarqué ; mais je priai l’aga de se rappeler qu’il avait bien entendu, dès mon premier voyage, que je prenais possession de l’obélisque ; que je lui avais fait avancer de l’argent pour les frais de garde par un janissaire du pacha qui était prêt à attester le fait ; et que lui, l’aga, avait même un contrat pour recevoir trois cents piastres (cent soixante-quatorze francs). Il convint de tout cela, et dit que l’autre parti aurait voulu depuis long-temps enlever l’obélisque, qu’il n’avait pu y réussir ; et qu’il avait encore essayé récemment, mais que l’eau de la cataracte avait été trop basse, pour un bateau très-chargé. Cette dernière observation m’intéressa vivement ; car la principale question était de savoir s’il y avait moyen de faire descendre dans cette saison l’obélisque le long de la cataracte.

Le lendemain notre société arriva auprès d’Assouan ; j’allai de mon côté visiter l’île de Philæ, pour prendre connaissance de la rive où j’avais à embarquer l’obélisque, et de la cataracte le long de laquelle il fallait le faire descendre. À mon arrivée dans l’île, un vieux cheik me présenta sur-le-champ un billet conçu dans les termes suivans :

« Le chargé d’affaires de M. Drovetti prie MM. les voyageurs Européens de respecter le porteur du présent billet, gardant l’obélisque qui est dans l’île de Philæ, et qui appartient à M. Drovetti.
Philæ, le 22 septembre 1818. Lebulo

En revenant à la ville d’Assouan, j’informai le consul et M. Bankes de ce qui se passait, et leur fis sentir que la démarche la plus prudente, ce serait d’avoir une entrevue avec l’aga même, et de lui faire déclarer qui était le premier qui eût pris possession de l’obélisque. Ils y consentirent ; l’aga fut invité à venir à bord ; il vint, et déclara devant le consul que j’étais le premier de tous qui eût pris possession du monument. Après cela je ne risquais plus rien de faire travailler les ouvriers à l’enlèvement.

Je trouvai un bateau ; mais la grande difficulté était de persuader au rays ou capitaine de se charger de le faire descendre sur le Chellal, avec l’obélisque à bord. Il avait refusé, il y avait deux mois, à la partie adverse de s’en charger, quoique les eaux fussent alors plus hautes qu’à l’époque de mon arrivée. Cependant la promesse d’un bon présent et la moitié du salaire comptant, levèrent les difficultés, et il promit de se charger de l’entreprise. L’aga reçut de moi en présent une montre en or, de la valeur de cent cinquante piastres (quatre-vingt sept francs), au nom de M. Bankes ; les cheiks de la Morada et des lieux d’alentour furent également gagnés pour qu’ils nous fournissent des ouvriers. Il suffit pour cela de leur donner un peu au-delà de la paie ordinaire des paysans, et de leur promettre un bakchis s’ils se comportaient bien. Je trouvai plus de difficulté à me procurer quelques perches ; car à Assouan il n’y avait point de bois ; celui dont les habitans ont besoin pour raccommoder leurs bateaux vient du Caire.

Il ne fut pas facile d’enlever l’obélisque du terrain où il gisait ; mais une fois enlevé, il fut transporté aisément sur le bord du fleuve : on employa plus de temps à ôter le piédestal qui était presque entièrement enfoui dans les décombres ; nous n’avions point de cordages, et que peu de leviers pour le faire sortir ; aussi fallut-il y consacrer un ou deux jours.

Pendant que nous étions occupés de l’ouvrage, l’aga d’Assouan vint dans l’île et présenta une lettre qu’il avait reçue de M. Drovetti dont le sceau y était apposé ; elle nous fut traduite par l’Écossais Osman ; l’ancien consul y enjoignait à l’aga de ne laisser enlever l’obélisque par personne. M. Salt répondit à l’aga qu’il n’avait qu’à faire ses complimens à M. Drovetti et lui mander que nous étions en train de transporter le monument.

Nous reçûmes aussi dans l’île la visite de plusieurs voyageurs d’Europe, savoir : MM. Baley et Godefroy, et deux autres voyageurs qui venaient de visiter la Grèce.

Notre société s’apprêta ensuite à une excursion à la seconde cataracte. L’obélisque allait être embarqué, lorsqu’un accident, causé par la trop grande confiance que j’avais eue dans l’habileté d’un des individus employés à l’entreprise, déjoua notre espoir. Je m’en étais reposé sur lui pour élever devant l’obélisque une barrière en grosses pierres afin de l’empêcher de couler dans le fleuve : celle qu’on avait élevée paraissait capable d’arrêter un poids quarante fois plus fort que celui-là. Néanmoins l’obélisque vint à glisser tout à coup, et descendit majestueusement avec toute la barrière dans le fleuve.

Je n’étais qu’à quelques pas de là quand cet accident arriva. J’avoue qu’à cette vue je restai stupéfait : je ne doutais pas que ce beau morceau antique ne fût perdu à jamais ; je voyais déjà en imagination le triomphe de nos adversaires, et je croyais entendre les reproches de tous les antiquaires. Parmi les ouvriers, les uns témoignaient du chagrin, non pas pour l’obélisque, mais pour le gain qu’ils perdaient ; les autres riaient d’un événement aussi inattendu. Peu à peu le monde se dispersa de part et d’autre, et me laissa rêver seul. J’étais assis sur le bord du Nil, ayant les yeux fixés sur la partie de l’obélisque qui s’élevait encore au-dessus du niveau des eaux et sur les remous que cette masse produisait dans le courant. Bientôt je songeai qu’il y avait peut-être encore moyen de la sauver. Une pierre de vingt-deux pieds de long et de deux de large à sa base, et qui était d’une qualité très-compacte et pesante, n’était pas facile à remuer quand il s’agissait de la tirer du fond de l’eau sans le secours d’aucune machine. Nos cordes mêmes, faites en feuilles de palmier, étaient en partie rompues ou pouries, et les leviers ne pouvaient guère servir à l’opération. Heureusement les ouvriers du pays étaient habitués à travailler dans l’eau ; ils pouvaient y rester des journées entières sans le moindre inconvénient. J’espérais donc qu’en deux ou trois journées nous viendrions à bout de retirer l’obélisque. Je commandai les ouvriers pour le lendemain, et j’envoyai à Assouan chercher des cordes. M. Bankes ayant été informé de l’accident, parut prendre son parti en philosophe, et se résigna à la perte du monument ; il fut bien surpris quand je lui annonçai que j’espérais lui restituer l’obélisque dans deux ou trois jours.

Voici comment je me préparai à cette opération : je fis apporter une quantité de pierres sur la rive, et je fis entrer quelques ouvriers dans l’eau, afin de former sur le bord du fleuve un lit assez solide pour que les leviers y trouvassent un point d’appui. Après cela je fis soulever l’obélisque à l’aide de ces longs leviers, et des plongeurs étaient chargés de mettre des pierres dessous à mesure que la masse se soulèverait. J’avais aussi fait attacher deux cordes à l’obélisque, dont l’une tenait à des dattiers sur le rivage, tandis que des ouvriers tiraient l’autre pendant l’opération pour faire approcher le monument de la rive. Par ce moyen nous réussîmes à le retourner et à l’approcher de toute sa largeur ; en le roulant ainsi nous parvînmes, dans l’espace de deux jours, à le faire entièrement sortir de l’eau.

Notre société partit immédiatement après ce succès pour la seconde cataracte. Avant d’embarquer l’obélisque, je pensai qu’il serait bon de me débarrasser du piédestal, puisque les deux objets ne pouvaient être transportés dans un seul bateau. Je le fis donc embarquer pour la Morada, où je le déposai dans un endroit sûr, et où il pouvait aisément être embarqué ensuite pour sa destination.

Sur ces entrefaites arriva un agent de M. Drovetti, qui mit en rumeur toute la ville d’Assouan. Il amena l’aga de cette place à Philæ, pour me parler et me conseiller en ami de laisser là le fameux obélisque. Je priai l’aga de déclarer, en conscience, s’il trouvait juste qu’après tout ce que nous avions fait, j’abandonnasse ce monument à un étranger qui n’y avait aucun droit, et à qui il n’avait pas coûté la moindre peine. L’aga répondit qu’il n’avait rien à dire à ce sujet, que M. Drovetti avait écrit au defterdar-bey à Siout, et que celui-ci avait écrit à lui, l’aga, de ne favoriser ni l’un ni l’autre parti. L’agent le pressa de se décider en sa faveur ; mais ce fut en vain, et je continuai mes opérations malgré toute sa colère. Il engagea alors les cheiks à faire suspendre le travail de leurs paysans, en leur promettant de leur payer l’argent qu’ils auraient gagné par leurs journées. Mais cette offre, faite même aux ouvriers, fut rejetée avec dédain. Je fis embarquer ensuite l’obélisque par le moyen d’une espèce de pont que je jetai du rivage jusqu’au milieu du bateau, et sur lequel le monument fut roulé jusqu’à ce qu’il fût dans l’embarcation. Immédiatement après je le conduisis à la Morada, pour le faire descendre le lendemain sur la cataracte.

Le rays du Chellal continuait d’être bien disposé pour moi, et j’avais soin de l’entretenir dans ces dispositions. Il avait reçu d’avance la moitié de la somme que nous avions stipulée, et il vint recevoir le reste au moment d’entreprendre le transport. Je n’eus garde de le lui refuser ; j’exigeai seulement qu’il donnât sa parole, en présence de deux de mes gens, d’être fidèle à ses engagemens : c’est ce qu’il fit. Après avoir pris des arrangemens au sujet du nombre d’hommes dont il avait besoin pour le lendemain, il partit pour son poste. J’allai encore examiner, dans la soirée, les rochers de granit qui hérissent la cataracte, et à travers lesquels il s’agissait de faire passer l’obélisque. Je fis, dans cette excursion, une remarque que je crois devoir communiquer au public. Plusieurs de ces rochers sont couverts d’hiéroglyphes et de figures sculptées ; mais ce sont évidemment des ouvrages d’élèves, qui peut-être ont voulu s’exercer sur ces masses dans l’art de la sculpture. En contemplant ces rochers, je pensai qu’en examinant les nuances de leur surface on parviendrait peut-être à calculer l’âge des montagnes. Puisque le granit, dans lequel on a taillé les figures, est parfaitement blanc quand on le coupe, c’est donc sa couleur primitive. Actuellement la surface en est d’un brun foncé ; la partie sculptée est d’un brun clair ; et les sculptures des temps modernes sont d’une nuance bien plus claire encore. Si donc on pouvait savoir combien il faut de temps pour qu’une teinte se change en une autre, et si l’on connaissait l’époque d’une de ces sculptures, on réussirait peut-être à trouver approximativement l’époque de la création de ces masses. C’est une idée que je hasarde timidement, et que je prie le lecteur d’accueillir avec indulgence.

Le lendemain matin tout fut prêt pour le transport périlleux de l’obélisque sur la cataracte. J’ai déjà dit ailleurs que c’est plutôt une descente rapide qu’une chute ; quand le Nil n’est qu’à la moitié de la hauteur qu’il atteint dans les inondations, la cataracte présente une masse d’eau qui descend sur un espace de cent cinquante toises, sous un angle d’inclinaison de vingt à vingt-cinq degrés parmi des rochers et des pierres qui hérissent en divers sens le lit du fleuve. Le bateau fut conduit sur le bord de la cascade ; au timon on attacha une grosse corde, ou plutôt un petit câble que j’avais emprunté d’un marchand d’Assouan, et dont l’autre extrémité fut fixée à un gros arbre du rivage, mais de manière à pouvoir être déroulé successivement. Cinq hommes entrèrent dans l’embarcation, d’autres ouvriers se placèrent sur les deux rives avec des cordes qui tenaient au bateau afin de le tirer à droite ou à gauche et l’empêcher de se heurter contre les rochers ; car le choc d’une masse aussi pesante, poussée par un courant rapidé, ne pouvait que causer l’anéantissement du bateau. Le câble attaché à l’arbre n’avait pas la force d’empêcher le bateau de heurter les rocs ; tout ce qu’il pouvait faire, c’était de ralentir un peu la descente ; dans le cas d’un choc il aurait été également impossible aux bateliers de manœuvrer ; l’eau aurait couvert à l’instant l’embarcation, et l’aurait coulée bas. Ainsi tout dépendait de l’adresse de ceux qui, placés sur le rivage, avaient à voir s’il fallait attirer le bateau à la droite ou à la gauche. Je ne manquai pas de les exhorter par la promesse de bakchis à bien faire leur devoir. Le rays qui m’avait loué le bateau, était comme hors de lui-même au moment de l’expédition. Le pauvre diable ne l’avait entreprise, que parce qu’ayant contracté des dettes à Assouan, et ne trouvant point de frêt pour son bateau, il avait eu un besoin pressant d’argent. Mais quand nous fûmes sur le point de lancer le bateau sur la cataracte, il cria comme un enfant, et me supplia de renoncer à mon projet et de lui rendre son bateau. Me voyant inflexible, il se jeta à terre, et ne leva les yeux que lorsque le danger fut passé. Quand tout fut prêt, je donnai le signal de lâcher le câble. Aussitôt le bateau s’élança majestueusement sur la cataracte avec une rapidité qui lui aurait fait parcourir douze milles en une heure. Après avoir traversé une cinquantaine de toises, il rencontra un remous produit par un rocher qui se trouvait dans la direction du bateau. Ce contre-courant ralentit heureusement la rapidité de sa course, et facilita aux ouvriers sur les bords du fleuve le moyen de le détourner de ce rocher ; il continua ensuite de descendre, mais en diminuant de vitesse, et il arriva sain et sauf au bas de la cataracte. On peut s’imaginer facilement ma joie ; les ouvriers même exprimèrent leur plaisir au sujet du succès de l’entreprise, et cette fois leur intérêt n’était pour rien dans leur satisfaction ; circonstance vraiment rare chez ce peuple. Le rays du bateau accourut vers moi avec un air de ravissement.

Après avoir pris mes précautions pour descendre les cataractes inférieures, je m’embarquai, et nous continuâmes de suivre le courant. Il n’y eut que deux ou trois endroits un peu périlleux à traverser ; nous arrivâmes sans accident le même jour à Assouan ; nous n’avions pas pris le passage ordinaire des bateaux qui montent ou descendent cette partie de la cataracte ; il n’y aurait pas eu assez de profondeur pour un bateau aussi pesant que le nôtre.

Après m’être acquitté envers l’aga, suivant nos conventions, je continuai ma navigation pour Thèbes ; mais comme nous avions des vents contraires, je débarquai pour faire le reste du voyage par terre. Arrivé à Beban-el-Malouk, j’y repris mon ancienne demeure entre les tombes. J’y trouvai ma femme qui était revenue de Jérusalem, parce que je lui avais écrit que je ne pouvais me rendre en Syrie. Comme c’était l’époque de Noël, nous passâmes les fêtes dans cette retraite profonde, n’ayant d’autre compagnie que quelques Arabes paisibles qui gardaient les tombes récemment ouvertes. Malheureusement cette tranquillité ne dura pas long-temps. Je regrette d’être obligé encore de dérouler le tableau des iniquités qui me poursuivirent en Égypte, et qui me forcèrent enfin de quitter ce pays. Un voyageur d’Europe qui n’était ni Anglais ni Français, et que je ne désignerai que sous le nom de l’étranger, avait fait une excursion dans la Haute-Égypte pour acheter des antiquités. Comme je le connaissais et qu’il allait retourner à une des capitales de l’Europe, il m’offrit ses services qui me paraissaient être sincères. Je profitai de ses offres obligeantes pour le prier de se charger, lors de son retour, de présenter en mon nom, à un grand personnage de la capitale où il se rendait, quatre sphinx ou statues à têtes de lion qui m’étaient échues en partage ; nous convînmes que je lui donnerais une lettre pour l’agent britannique à Rosette, afin qu’on lui délivrât les objets déposés dans le magasin de cet agent. Mais, par malheur, l’étranger se lia bientôt après avec nos adversaires : on va voir ce qui en arriva.

Le bateau avec l’obélisque était arrivé devant Louxor la veille de Noël, et ne s’arrêtait que pour prendre à bord quelques objets ; après cela il devait se rendre à Rosette. On se souvient sans doute que j’étais convenu avec M. Salt, que j’explorerais des terrains marqués parmi les ruines de Carnak. Je traversai le Nil pour me rendre sur les lieux, et examiner les terrains réservés à notre parti, d’après l’arrangement fait entre MM. Salt et Drovetti. J’étais monté sur un grand âne ; c’est dans ce pays la monture la plus commune pour de petites excursions, attendu que les chevaux sont rares, et qu’il est trop incommode d’employer un chameau pour de courtes distances. J’étais suivi de mon domestique grec et de deux conducteurs arabes ; il n’y avait que mon domestique qui fût armé, comme à l’ordinaire, de deux pistolets. J’avais été averti par un Arabe de ne pas aller là où se trouvaient les autres Européens ; mais comme ces gens font souvent beaucoup de bruit pour rien, je n’y avais pas pris garde. Nos adversaires étaient logés avec leur chef, M. Drovetti, dans quelques huttes de boue parmi les ruines de Carnak. L’arrivée de l’obélisque à Louxor les avait mis en fureur ; ils voulaient se venger sur moi, mais en évitant de paraître comme agresseurs. La première chose que je vis en arrivant sur le terrain qui nous avait été alloué, ce furent des ouvriers qui y travaillaient pour le compte de la partie adverse ; il n’y avait point d’Européens : mon domestique me fît apercevoir que l’on travaillait sur notre terrain ; mais je lui enjoignis de ne pas s’en mêler, et nous continuâmes notre route.

L’endroit où l’on travaillait, touchait à de petits lacs, et nos adversaires étaient établis dans un coin des propylées. Nous passâmes tranquillement devant eux, et nous continuâmes notre excursion jusqu’à l’extrémité septentrionale des ruines, où j’examinai attentivement le terrain. Revenant ensuite vers les propylées, nous rencontrâmes un de nos Arabes qui accourut vers nous en criant que nos adversaires l’avaient rudement battu, uniquement parce qu’il appartenait à notre parti. C’était un prétexte pour engager la querelle ; je sentis le piége, et pour l’éviter je me dirigeai en droite ligne sur Louxor. J’étais à environ cent cinquante pas des propylées, quand un groupe d’hommes se porta en toute hâte sur nous ; c’étaient une trentaine d’Arabes ayant à leur tête les deux agens et compatriotes de M. Drovetti, Lebulo et le rénégat Rosignano. Lebulo commença par m’apostropher, en me demandant pourquoi je me permettais d’enlever un obélisque qui ne m’appartenait pas ; il ajouta que je leur avais joué tant de tours, qu’il était temps de m’empêcher de leur en jouer d’autres. En même temps il saisit d’une main la bride de mon âne, et de l’autre il me prit par le gilet, pour m’empêcher d’avancer ; un gourdin était pendu à un bouton de son habit : dans le même temps mon domestique fut assailli par un bon nombre d’Arabes, dont deux étaient toujours au service de M. Drovetti. Le renégat Rosignano seconda son camarade, en me pointant sur la poitrine un fusil à double canon, et en m’accablant d’injures. Mon domestique se défendit le mieux qu’il put, mais il fut renversé, et on lui arracha les pistolets de sa ceinture. Lebulo, Rosignano, les deux Arabes de M. Drovetti armés de pistolets, et beaucoup d’autres munis de bâtons, vomirent ensemble des injures contre moi : l’un des agens, tout en continuant de diriger sur moi son fusil, s’écria qu’il était temps de me faire expier tout le mal que je leur avais fait ; l’autre m’accusa de lui voler le tiers du profit qui devait lui revenir de la vente de l’obélisque en Europe, d’après ses conventions avec M. Drovetti ; et faisant allusion à l’homme qui était tombé dans le Nil pendant la traversée de Thèbes au Caire, il dit que nous l’avions noyé.

Pendant que je cherchais inutilement à sortir de ce guet-à-pens en leur déclarant que s’ils avaient à se plaindre de moi, je leur promettais ample justice, nous vîmes accourir une autre troupe d’Arabes. Quand ils s’approchèrent, nous reconnûmes M. Drovetti avec son domestique armé de pistolets. Il demanda avec un ton qui n’était pas plus doux que celui de ses agens, par quel motif ou par quelle autorité j’empêchais ses gens de travailler. Je lui répondis que j’ignorais ce qu’il voulait dire, que j’avais été assailli par ses gens, et qu’il aurait à répondre de leur conduite. Il me commanda d’une voix impérieuse de descendre de ma monture ; je m’y refusai. En ce moment un coup de pistolet partît derrière moi ; j’ignore qui l’avait tiré. J’avais voulu éviter tout démêlé avec des gens qui se comportaient comme des bandits ; mais quand j’entendis le coup de pistolet, je pensai qu’il fallait vendre ma vie aussi cher que possible. Je descendis ; cependant M. Drovetti se radoucit et me dit que je ne courrais aucun danger tant qu’il serait présent ; et Lebulo qui m’avait assailli en brigand, suivit l’exemple de son maître, en feignant le rôle de pacificateur. L’affaire avait attiré une foule de paysans de Carnak ; à la vue de l’attaque qui avait été dirigée contre moi, ces barbares exprimèrent leur indignation de la conduite des chrétiens ; ils entourèrent le renégat et lui reprochèrent sa lâche provocation. Quelles idées cet événement doit-il avoir laissées dans l’esprit des Arabes sur la civilisation des Européens !

J’appris alors qu’un voyageur Européen se trouvait dans la demeure de M. Drovetti. Je le fis inviter par un Arabe à me servir de témoin dans la position où j’étais. M. Drovetti qui s’était calmé peu à peu, nia absolument avoir donné des ordres aux Arabes pour travailler sur aucun terrain de notre ressort ; il me blâma de ne m’être pas adressé à lui pour obtenir justice, et d’avoir empêché ses gens de travailler. Je répétai que je ne savais ce qu’il voulait dire, et que tout cela n’était qu’une machination de ses agens. Il me dit alors qu’un Arabe était venu chez lui pour l’informer que j’avais chassé ses gens du lieu où ils travaillaient. J’insistai sur ce que l’on me confrontât avec cet indigène ; mais on ne put le trouver : on l’appela de tous côtés par son nom ; personne ne répondit. Un des deux Arabes qui m’avaient accompagné reconnut celui qu’on appelait et qui ne répondait pas, dans la suite de M. Drovetti. Je l’accostai, et le sommai de répéter sa fausse dénonciation. Il répondit qu’il avait dit seulement à M. Drovetti que c’était mon domestique qui empêchait ses gens de travailler. Cependant j’étais persuadé que mon domestique n’était pas plus coupable que moi, puisqu’il m’avait toujours suivi. Mais je ne voulus pas insister sur ce point, voyant bien que ces gens n’avaient cherché qu’un prétexte pour entamer une rixe, et se venger de l’enlèvement de l’obélisque.

Je pressai M. Drovetti de se rendre au lieu où travaillaient ses gens, afin qu’il pût se convaincre par ses propres yeux que ses agens avaient été les agresseurs, en faisant travailler sur un terrain que nous nous étions réservé. Il y consentit. Nous nous y rendîmes, tandis que Rosignano se tenait à l’écart. Je montrai le terrain à M. Drovetti qui fut obligé de convenir que j’avais raison. L’étranger que j’avais fait appeler, arriva : il se trouva que c’était celui qui avait bien voulu se charger de mes commissions pour l’Europe. Je lui racontai la scène qui venait d’avoir lieu ; mais M. Drovetti prétendit que tout s’était borné à des échanges de paroles. L’étranger dit qu’en effet il avait vu les Arabes prendre les armes pendant qu’il était chez lui, et courir dans les champs ; il rappela à M. Drovetti qu’il avait dit lui-même qu’il fallait courir après eux, pour les empêcher de faire quelque malheur. M. Drovetti répondit qu’il ne pouvait répondre de ce que ses gens faisaient ; mais, répliqua l’étranger, vous ne devriez pas les garder à votre service. M. Drovetti se plaignit aussi de ce que j’avais enlevé l’obélisque. Je lui fis observer qu’il ne pouvait ignorer que j’en avais pris possession long-temps avant que ses agens vinssent dans l’île de Philæ ; et qu’il avait eu tort de les y envoyer pour m’empêcher de transporter ce morceau antique, puisqu’il savait bien que nous étions partis expressément pour cet objet. Il répondit que c’était la faute de M. Bankes qui aurait dû venir le trouver et l’en prévenir. Il est vrai que M. Bankes n’avait point cru nécessaire de prévenir M. Drovetti d’un projet qui ne le concernait point.

Je dis encore à l’ancien consul de France que j’avais déjà essuyé plusieurs outrages de ses agens, mais que je ne m’étais pas imaginé que les choses en viendraient à cette extrémité, et qu’il ne me restait d’autre parti que de quitter le pays.

En effet, je me voyais exposé à la haine et à la vengeance d’hommes qui ne paraissaient redouter aucun moyen, quelque vil qu’il fût, pour atteindre leur but ; et que, malgré les avantages que je pourrais tirer des fouilles, conformément aux arrangemens que j’avais pris avec le consul d’Angleterre, je ferais mieux de partir de l’Égypte. Je revins en conséquence à Beban-el-Malouk, pour y faire les préparatifs de mon retour en Europe. Je mandai au consul tout ce qui s’était passé, en ajoutant que mon projet était de m’embarquer sur le premier bâtiment à Alexandrie, et qu’ainsi à la réception de cette lettre je serais probablement déjà en mer pour retourner dans ma patrie. Ayant terminé les modèles et dessins de la tombe royale, je fis embarquer tout ce que j’avais recueilli pour mon compte, sur le bateau qui portait l’obélisque ; et je ne m’occupai plus que de retirer de la tombe de Psammétique le magnifique sarcophage d’albâtre. C’était une opération très-délicate ; car les parois de ce tombeau étaient si minces que le moindre choc pouvait les briser. Cependant il fut tiré sans accident du souterrain, et dès qu’il fut dehors, on l’enferma dans une forte caisse. La vallée à travers laquelle il s’agissait de le transporter pour le faire arriver au bord du Nil, offrait plus de deux milles de terrain inégal, et un mille d’un terrain uni, couvert de sable et de cailloux. Nous le transportâmes par le moyen de rouleaux, et nous parvînmes heureusement à l’embarquer.

J’annonce à regret l’accident qui arriva vers la même époque dans la belle tombe d’où je tirais ce sarcophage. Dans la description de ce souterrain, j’ai dit que l’entrée était placée dans une ravine d’où l’eau pénétrait, après les pluies, dans les rochers. J’avais commencé à creuser une rigole pour détourner les eaux, et les empêcher de s’écouler dans la tombe ; mais ce travail avait été suspendu lors de l’arrivée du consul. Pendant que j’avais été sur le haut Nil, il avait plu, et l’eau avait pénétré, par l’entrée ouverte, dans l’intérieur de la tombe. Il n’en avait pas fallu davantage pour gâter quelques unes des figures. La pierre calcaire sur laquelle elles étaient représentées, et qui avait la qualité de la chaux, avait absorbé l’humidité, et était tombée ensuite par éclats, particulièrement aux angles des piliers des portes : dans une des salles il s’était détaché un fragment de pierre emportant la partie supérieure de trois figures ; dans une autre chambre une figure entière était tombée, et s’était cassée en trois morceaux ; mais je l’ai sauvée de nouveaux dégâts.

La vue de ces dégradations me fit beaucoup de peine ; elles sont peu considérables par rapport à la vaste étendue du souterrain ; mais il est à craindre qu’elles n’augmentent beaucoup dans l’espace de plusieurs années, puisque l’humidité de quelques jours a suffi pour produire des effets aussi destructeurs. Je ferai remarquer, à ce sujet, qu’il faut que l’état de l’atmosphère ait bien.changé depuis le temps d’Hérodote, puisque cet historien cite comme un phénomène extraordinaire, une pluie tombée par hasard à Thèbes, tandis que maintenant il y pleut tous les ans. Il est vrai que cette pluie ne peut se comparer à celle de nos climats ; ce n’est que deux ou trois jours de l’hiver, et pendant une heure chaque fois, qu’il pleut à Thèbes : quelquefois les gouttes sont assez grosses pour tremper le voyageur qui ne s’attend point à être rafraîchi de cette manière ; mais ce n’est pas cette pluie qui produit les torrens des vallées qui débouchent vers le Nil ; les eaux qui les alimentent viennent du désert. Plus au midi de Thèbes, il ne pleut presque jamais ; il se passe plusieurs années avant qu’il y tombe quelques gouttes. Aussi tout le pays situé sous le tropique du cancer, entre la première et la seconde cataracte, c’est-à-dire, la basse Nubie, éprouve des chaleurs et des sécheresses plus fortes qu’aucun pays au nord de ce tropique ; le soleil y darde ses rayons à plomb à l’époque du solstice ; alors les rochers mêmes deviennent brûlans. J’ai dit plus haut qu’au mois de juin le thermomètre de Fahrenheit était, dans l’île de Philæ, au maximum de cent vingt-quatre degrés[4], et que probablement la chaleur était encore de plusieurs degrés plus forte que ne pouvait le marquer le fluide parvenu à l’orifice du tube.

Avant de m’embarquer, je reçus à Thèbes la visite de MM. Wright et Fisher, qui venaient de la Nubie. J’eus le plaisir de montrer à ces voyageurs les ruines d’une cité antique qui était devenue pour moi une autre patrie, et que j’éprouvai bien de la peine à quitter. Mais il fallut enfin m’en séparer. C’est le 27 janvier 1819 que je m’embarquai auprès des ruines.

Après avoir passé Bény-Souef, nous rencontrâmes un petit bateau qui, selon les apparences, transportait quelque Européen. Les gens du bateau voyant de leur côté que nous étions du même pays, nous hélèrent. Nous descendîmes tous à terre ; il se trouva que le voyageur naviguant sur ce bateau pour remonter le Nil, était M. Fuller, homme d’un caractère excellent, et avec lequel j’eus le plaisir, dans la suite, de faire une plus ample connaissance au Caire. Il était accompagné d’une personne qui se rendait au haut Nil afin de distribuer des Bibles en arabe pour le compte de la société biblique de Londres. Il est bien fâcheux que cette personne n’ait pas été mieux instruite au sujet des localités de l’Égypte. Dans la province de Faïoum, par exemple, où elle ne passa point, les nombreux Coptes chrétiens se seraient estimés heureux de pouvoir se procurer des Bibles. Ces voyageurs étaient encore accompagnés d’un autre dont l’extérieur étrange piqua ma curiosité, et me fit demander qui c’était. Je fus agréablement surpris en apprenant que c’était M. Pearce qui, ayant été emmené en Abyssinie par lord Valentia, depuis comte de Mountnorris, avait résidé pendant quelques années dans ce pays. Nous fîmes bientôt connaissance, et je ne regrettai que d’être obligé de le quitter immédiatement après. Les renseignemens qu’il me donna sur la contrée qu’il avait habitée, me prouvèrent que c’était un homme d’un esprit entreprenant, et habitué aux fatigues. Le récit de ses aventures en Abyssinie aurait sans doute beaucoup d’intérêt pour le public.

Nous arrivâmes le 18 février au Caire ; nous n’y fîmes qu’un très-court séjour pour continuer notre voyage à Rosette. Arrivés dans ce port, nous y débarquâmes les divers antiques que j’avais emportés, l’obélisque, le sarcophage trouvé dans la tombe royale, et le couvercle d’un autre sarcophage, le meilleur morceau antique que j’aie recueilli pour mon propre compte. Après avoir été enlevé du sarcophage, ce couvercle avait été enfoui sous les pierres, et ce n’est qu’après l’avoir débarrassé que j’aperçus qu’on y avait sculpté au milieu, en haut-relief, une belle figure plus grande que nature, et bien conservée, les pieds exceptés, et ayant à ses côtés deux autres figures en bas-relief. Ce qui avait beaucoup contribué à la conservation de ces sculptures, c’est que le couvercle avait été retourné.

Après avoir embarqué de nouveau tous ces objets sur une djerme, nous nous rendîmes à Alexandrie avec la ferme résolution de partir, par la première occasion, pour l’Europe. Quelque regret que j’éprouvasse de quitter un pays où j’aurais voulu continuer encore des recherches commencées sous d’heureux auspices, je ne pouvais pourtant pas m’exposer plus long-temps à une persécution odieuse. Mais le sort disposa encore autrement de moi.

À mon arrivée à Alexandrie, j’y trouvai des lettres du consul et de M. Bankes, en réponse à celles que je leur avais écrites de Beban-el-Malouk. Un Arabe avait apporté ces réponses au Caire, et de là on les avait fait passer au port d’Alexandrie. Le consul m’y engageait à attendre l’arrivée des dépêches d’Angleterre, et de demander satisfaction des outrages de nos adversaires. C’était, je l’avoue, la dernière démarche que j’eusse faite de mon propre mouvement. Je connaissais trop le pays et l’influence du chef du parti contraire pour compter sur le succès d’une poursuite judiciaire : aussi ne fus-je point tenté de profiter du conseil ; et comme la peste régnait dans le port, j’étais décidé à m’embarquer. Mais M. Lee, vice-consul anglais, m’apprit qu’il avait déjà fait sa déposition au sujet de l’attaque commise sur ma personne à Thèbes, et qu’il l’avait remise entre les mains de M. Roussel, consul de France. Je fus bien aise de voir qu’on avait pris à cœur l’outrage qui m’avait été fait ; mais je n’osais espérer une satisfaction qu’on ne connaît pas dans ce pays, surtout quand il s’agit de gens tels que mes ennemis. M. Drovetti qui, en ce moment, se trouvait à Alexandrie, prit la défense de ses agens, et rédigea une protestation dans laquelle il accusait M. Salt d’être l’agresseur ; et comme celui-ci se trouvait dans la Haute-Égypte, il fut convenu que la procédure serait suspendue jusqu’à son retour. Je fus obligé d’ajourner par le même motif mon départ pour l’Europe.

L’étranger qui m’avait servi de témoin à Thèbes, était arrivé aussi à Alexandrie ; mais il avait changé de sentiment à mon égard, car il avait déjà signé une déposition rédigée par Lebulo même, et qui n’accusait pas, comme on pense bien, mes adversaires. Il avait entièrement oublié, à ce qu’il paraît, qu’il les avait vus prendre les armes, et courir à l’endroit où j’étais. Cependant il ne rougit pas d’assurer que si je m’étais adressé le premier à lui, il n’aurait pas balancé à signer ma déclaration, comme il avait signé celle de la partie adverse : il fit plus, il vint au bureau du consul anglais, et il y fit une déposition tendant à annuler celle qu’il avait faite en faveur de nos ennemis. Après avoir prétendu dans la première qu’il avait été présent à l’affaire, il assura dans la seconde qu’il ne la connaissait que parce que M. Drovetti et ses gens lui en avaient dit. Ce ne fut pas la seule inconséquence qu’il commit. Il s’était engagé, comme je l’ai dit, de se charger de quatre statues pour les présenter de ma part à une certaine cour d’Europe ; mais ayant fait part de cette commission au parti opposé, il s’était laissé gagner par celui-ci pour me nuire encore sous ce rapport. On s’était dépêché de former une collection d’antiquités, pour l’offrir à vendre à la même cour à laquelle je voulais présenter mes statues : aussi, lorsque je crus que ces objets allaient être embarqués pour leur destination, j’appris que l’étranger avait déjà mis à la voile avec la collection formée par nos ennemis, me laissant penser de sa conduite ce que je voudrais. Chacun est libre sans doute de chercher son avantage comme il peut ; mais encore faut-il de la délicatesse dans les procédés.

Pendant mon séjour dans Alexandrie, j’eus le plaisir de voir fréquemment M. Briggs qui était aussi sur le point de se rendre en Europe. C’est ce négociant établi en Afrique qui a suggéré au pacha d’Égypte l’idée de creuser un canal depuis Foua jusqu’à Alexandrie pour faciliter l’exportation des productions du pays sur des bâtimens européens ; ceux-ci étaient quelquefois obligés de rester dans le port pendant six mois à cause du boghaz ou de la barre qui traverse l’embouchure du fleuve devant Rosette ; les djermes même étaient quelquefois retenues avec leurs cargaisons pendant trois mois. Le nouveau canal a quarante milles de long, et il en coûtera environ 7 200 000 francs pour l’achever ; mais aussi il sera d’un grand avantage pour l’exportation des productions, et en général pour tout le commerce d’Égypte[5].

Voyant qu’il se passerait quelque temps avant que le consul général d’Angleterre revînt, je ne savais comment employer cet intervalle : je songeais d’abord à me livrer à des recherches dans la Basse-Égypte ; mais j’étais persuadé que j’y rencontrerais encore des obstacles, puisque le chef de mes adversaires était dans le voisinage. Cependant je ne pouvais rester oisif ; j’avais désiré depuis long-temps faire une petite excursion dans le désert de l’Occident. Bien des voyageurs y avaient cherché l’emplacement du fameux temple de Jupiter Ammon, sans pouvoir le trouver. Je pensais que le Faïoum était une province qu’on avait encore peu explorée ; que je pourrais y faire probablement une excursion sans crainte d’être troublé, et que de là je pourrais me rendre au désert de l’ouest. Je n’avais pas d’obstacle à craindre pour me procurer un firman ; cependant, comme je ne pouvais le solliciter sans faire savoir mon projet à tout le monde, je préférais de m’en passer, espérant faire ce voyage de manière ou d’autre. Un négociant anglais, résidant à Alexandrie, me prêta une petite maison à Rosette, auprès de l’agence britannique ; j’y installai ma femme, et je louai un petit bateau pour me rendre au Faïoum.


  1. M. Belzoni est un homme de la taille d’environ six pieds. (Le Trad.)
  2. Je ne puis passer sous silence une affaire au sujet de laquelle les deux consuls eurent un soir quelque altercation. On se rappellera qu’avant notre départ pour la mer Rouge, un homme du parti de M. Drovetti avait demandé de profiter du départ de notre bateau, chargé d’antiquités, pour se rendre au Caire. À Girgeh, à six journées au-dessous de Thèbes, cet homme tomba dans le fleuve et se noya, ainsi que l’attestèrent l’équipage et ceux de nos gens qui se trouvaient à bord du bateau. Quand on arriva dans la capitale, on fit part de l’accident à M. Salt, et à M. Drovetti, qui s’y trouvait en ce moment. Celui-ci ne fit pourtant aucune enquête à ce sujet ; mais à Thèbes il se plaignit de ce que le consul anglais n’avait rien fait pour éclaircir la cause de la mort de l’homme en question. M. Salt demanda pourquoi il n’en avait pas parlé tout de suite ; à quoi M. Drovetti répondit que c’eût été au consul anglais à prendre l’initiative. M. Salt lui fit observer que puisque l’homme avait été au service de M. Drovetti, celui-ci aurait dû faire une enquête sur sa mort. L’ancien consul français répondit qu’il ne l’avait pas faite par un motif de délicatesse. Cette réponse parut insuffisante à tout le monde. Au reste, nos adversaires se permirent sur cette affaire les insinuations les plus odieuses.
  3. On peut voir dans la Description de l’Égypte, un bon Mémoire géologique sur les carrières de Gibel-Selseleh, par M. Rozière. (Le Trad.)
  4. Note Wikisource: 51° Celsius
  5. D’après une lettre de M. Briggs, insérée dans un journal dé Londres, il n’y avait pas, en février et mars 1819, moins de vingt-cinq mille hommes occupés à la fois à creuser le canal. Ce nombre paraît prodigieux, mais M. Briggs assure qu’il n’est point exagéré. D’après les calculs des ingénieurs français, employés dans l’expédition d’Égypte, il faudrait remuer un million sept cent trente mille mètres cubes de terre, pour restaurer cet ancien canal du Nil à Alexandrie, de manière à le rendre navigable pendant toute l’année. (Le Trad.)