Victor Devaux & Cie (p. 233-239).

HUITIÈME LETTRE

À

un Père de la Compagnie de Jésus.
Séparateur


Sainte-Marie des montagnes Rocheuses,

26 octobre 1841.
Mon révérend Père,

Cette lettre est la conséquence pratique de ce qui est contenu dans mes lettres antérieures ; conséquence qui sera, j’en suis sûr, bien consolante pour toutes les personnes bien pensantes, et surtout pour celles qui, tout en intéressant beaucoup au progrès de notre sainte Religion, veulent des faits bien prouvés avant d’asseoir leur jugement. De tout ce que j’ai écrit sur notre Mission, il nous est permis de conclure, ce me semble, que la petite nation des Têtes-plates est un peuple d’élus ; qu’il est facile d’en faire une tribu modèle, la pépinière d’une chrétienté qui ne le cède pas en ferveur à celle du Paraguay. Nous avons, pour parvenir à un but "si désirable, plus de facilité que n’en avaient nos Pères espagnols, et un concours de circonstances aussi heureux que nous puissions le souhaiter. Permettez-moi de les énumérer :

Éloignement des nations corrompues, aversion pour les sectes, horreur de l’idolâtrie, sympathie pour les blancs, pour les catholiques, particulièrement pour les Robes-noires, dont le nom seul, dans leur esprit, par suite de l’idée favorable que leur en ont donnée les Iroquois, est synonyme de bon, de savant, de catholique éminent. De plus, position centrale, emplacement assez vaste pour plusieurs réductions, terrain fertile, environné de hautes montagnes et d’une large barrière de stérilité ; indépendance de toute autre autorité que de celle de Dieu et de ceux qui le représentent le plus immédiatement ; point de tribut à payer que celui de leurs prières ; expérience déjà sentie des avantages de la vie civilisée sur la vie sauvage. Enfin conviction profonde et tout à la fois persuasion bien douce que, sans la Religion qui leur est prêchée, on ne peut être heureux, ni en cette vie, ni en l’autre.

Tout cela supposé vrai (et personne de nous n’en doute), nous devons dire ensuite : la meilleure fin que nous puissions nous proposer, est celle que nos Pères ont eue en vue au Paraguay, et les meilleurs moyens à prendre pour y parvenir sûrement, sont ceux qu’ils ont employés. Ces moyens et cette fin ont été approuvés par les autorités les plus respectables, couronnés d’un succès éclatant, et admirés même de nos ennemis.

Étant tous d’accord sur ce principe, il ne doit plus être question que de nous faire une idée nette de la ligne de conduite que nos Pères du Paraguay ont poursuivie, c’est-à-dire, de l’espèce de culture qu’ils ont cru devoir donner à l’esprit et au cœur de leurs néophytes, et du degré de perfection où ils ont cru possible de les amener avec le temps. Après avoir fait une étude sérieuse de ce qui est rapporté dans la relation de Muratori, il nous a semblé que l’on pouvait se tenir aux points suivants :

À l’égard de Dieu, foi simple, vive, ferme, éclairée, pour tout ce qui est de nécessité de moyen et de précepte.

* Profond respect pour la seule vraie Religion et pour tout ce qui s’y rapporte.

Piété tendre et respectueuse envers la sainte Vierge et les autres Saints.

* Esprit de prosélytisme et courage des Martyrs.

À l’égard du prochain * respect pour l’autorité, pour la vieillesse, pour les parents.

Justice, charité, générosité à l’égard de tous.

À l’égard de soi-même, humilité, modestie, discrétion, douceur, pureté de mœurs, * amour du travail.

En insistant particulièrement sur les points marqués d’un astérisque.

1o Sur le profond respect pour la seule vraie Religion, à cause des sectes, qui maintenant, pour faire tomber le reproche que leur ont fait autrefois Muratori et de nos jours le célèbre Wiseman, font tous leurs efforts pour avoir l’air d’être désintéressés et vraiment zélés dans leurs prédications.

2o Sur l’esprit de prosélytisme, à cause des desseins que semble avoir la Providence sur notre petit peuple. À la grande cérémonie d’avant-hier, nous avons vu réunis dans notre étroite chapelle faite de branches et de paille, des représentants de vingt-cinq nations différentes.

3o Sur le courage des Martyrs, parce que sans ce courage, vu le voisinage des Pieds-noirs, il leur est moralement impossible de ne pas perdre, soit la vie du corps, soit celle de l’âme.

4o Sur le respect pour toute autorité légitime ; afin de préserver leurs esprits de la contagion des malheureux principes qui désolent à présent tant de nations prétendument civilisées.

Enfin sur l’amour du travail, parce que la paresse est le défaut dominant de tous les sauvages, et même celui des Têtes-plates ; ou si ce n’est pas la paresse proprement dite chez ces derniers, c’est du moins une grande antipathie pour le travail des mains, qu’il faut tâcher de faire disparaître à force d’exercice et de patience.

Quant aux moyens, voici ceux auxquels nous croyons pouvoir nous arrêter :

MOYENS NÉGATIFS :

1o L’Éloignement de toute funeste influence. Nous sommes ici éloignés non-seulement de la corruption du siècle, mais de tout ce que l’Évangile appelle le monde ; il s’agit de conserver ce précieux avantage en prenant les plus grandes précautions dans les rapports immédiats des sauvages avec les blancs, même avec les ouvriers étrangers que nous n’employons que par nécessité ; parce que, bien qu’ils ne soient pas mauvais, ils sont loin d’être aussi bons qu’il le faudrait pour servir de modèles à des hommes qui ont assez d’humilité pour ne se croire bons qu’autant qu’ils se rapprochent des blancs.

2o L’intelligence de la langue maternelle seule, en se bornant dans les écoles (je parle pour l’avenir ) à leur apprendre à lire et à écrire dans leur langue, puis le calcul et le chant musical. Des exceptions à cette règle ne pourraient avoir lieu qu’en faveur de ceux en qui l’on verrait des dispositions extraordinaires, et qui feraient concevoir l’espérance fondée de les voir devenir un jour des auxiliaires pour le bien de la Religion. Un enseignement qui irait plus loin me semblerait fort préjudiciable à la simplicité de ces bons Indiens ; simplicité, je l’avoue, sur laquelle on pourrait greffer bien des erreurs, qu’il faudrait même éclairer du reflet des sciences humaines, si elle se trouvait dans le voisinage des prétendues lumières, mais qui est la source de toutes les vérités et de toutes les vertus quand elle peut n’être éclairée que du flambeau de la foi. C’est en quoi Laharpe lui-même fait consister la perfection de notre ministère auprès des sauvages, en parlant des apôtres de notre Compagnie :

« Éclairant par la foi l’ignorance sauvage. »

MOYENS POSITIFS :

1o Emplacement de la première réduction, plan du village, nature des constructions, division des terres. Tous ces points ont été longtemps pesés et discutés. Maintenant l’emplacement est définitivement arrêté ; je vous envoie ci-joint le plan du village ; les bâtisses que nous avons jugées nécessaires ou utiles, sont, comme dans les réductions du Paraguay : une église de cent pieds de long sur cinquante de large, des écoles, des ateliers, des magasins, des champs publics, etc.

2o Règlement concernant le culte, les exercices religieux, le chant, la musique, les instructions et les catéchismes, l’administration des sacrements, les congrégations. Dans toutes ces dispositions, nous tâcherons de nous conformer autant que possible à ce qui se pratiquait au Paraguay.

Telles sont les résolutions que nous avons prises, en attendant qu’elles soient approuvées, amendées, ou modifiées par les bons conseils que nous désirons vivement recevoir à ce sujet de tous ceux qui ont à cœur l’avancement de l’œuvre de Dieu, et qui par leur position ont grâce d’état pour nous communiquer le véritable esprit de la Compagnie.

Me recommandant à vos saints sacrifices et prières, j’ai l’honneur d’être,

Mon Révérend Père,
Votre très-humble et très-obéissant
serviteur en J. C.,

P. J. De Smet, S. J.
P. S. Noms de 18 tribus sauvages et de 7 nations

civilisées, dont des représentants assistaient avant hier à nos instructions.

Arikaras.
Chawanoos.
Chippeways.
Cœurs-d’alêne.
Corbeaux.
Crees.
Iroquois.
Kootenays.
Nez-perces.
Payoots.
Pends-d’oreilles.
Pieds-noirs.
Ranax.
Sanks.
Serpents.
Spokanes.
Têtes-plates.
Yoots.
Allemands.
Américains des États-Unis.
Belges.
Canadiens.
Français.
Irlandais.
Italiens.