Victor Devaux & Cie (p. 213-232).
SEPTIÈME LETTRE.

AUX

religieuses Théresiennes de Termonde. .
Séparateur


Racine-amère, de l’emplacement choisi
pour la lre Réduction, 26 octobre 1841.


Mes très-chères sœurs en Jésus-Christ,

Vous qui priez tant pour nous et pour nos pauvres sauvages, vous méritez sans doute une longue lettre de notre part. Je prends d’autant plus volontiers la plume, que les nouvelles que j’ai à vous communiquer ne contribueront pas peu, je le sais, à vous maintenir dans vos bonnes résolutions, et à augmenter même, s’il se peut, la ferveur et la constance de vos prières.

Après un voyage à cheval de quatre mois et demi dans le désert, et malgré la privation continuelle de pain, de vin, de fruits, de café, de tout ce que le voyageur appelle les douceurs de la vie, nous nous sentons plus forts, plus dispos et plus encouragés que jamais à travailler à la conversion de ces pauvres âmes que la divine miséricorde nous adresse de toutes parts. Après Celui qui est l’auteur de tout bien, grâces en soient rendues à Celle que l’Église nous permet d’appeler notre vie, notre douceur et notre espoir, puisqu’il a plu à la divine bonté que les grandes consolations nous vinssent les jours de ses fêtes. C’est le jour de sa glorieuse Assomption dans le ciel, que nous avons rencontré lavant-garde de nos chers néophytes et que, pour la première fois, nous avons assisté à leur pieuse réunion. C’est le dimanche de l’octave que nous avons célébré tous les trois au milieu d’eux les saints mystères. C’est huit jours après, que ces bons sauvages se consacrèrent, eux et leurs enfants, au Cœur immaculé de Marie. C’est le jour où l’Église célèbre la fête de son saint Nom, que le camp du grand chef renouvela cette consécration au nom de toute la peuplade. C’est le 24 septembre, fête de Notre-Dame de la Merci, que nous arrivâmes sur le bord de la rivière qui est encore appelée la Racine-amère, mais où doivent bientôt couler le lait et le miel. C’est le premier dimanche d’octobre, fête du Saint Rosaire, que nous nous sommes fixés dans la terre promise, en plantant une grande Croix sur le sol destiné à la première réduction, circonstance qu’on m’assure avoir été prédite par une petite fille de 12 ans, baptisée et morte pendant mon absence, comme je l’ai rapporté antérieurement dans une autre lettre. Que de motifs d’encouragement vint encore nous donner le deuxième dimanche du même mois ! Ce jour, l’évangile offre à nos espérances la belle parabole du festin ; ce jour, 10 octobre, un grand protecteur (saint François de Borgia) nous bénit du haut du ciel ; ce jour enfin, fête de la Maternité divine, que ne nous promet pas la Vierge qui a donné son Fils pour le salut du monde ! Quinze jours après le quatrième dimanche d’octobre, fête du Patronage de la Sainte Vierge, nous lui offrions comme prémices de la première réduction matérielle, la première chambre de notre résidence ; vingt-cinq petits sauvages recevaient le baptême ; des représentants de vingt-cinq nations différentes assistaient aux instructions ; et pour tant de faveurs reçues par l’entremise de Marie, tous d’une voix unanime nous la proclamions Reine de la réduction naissante, en donnant à cette dernière le nom de Sainte-Marie.

Peut-être certains esprits forts souriraient-ils en lisant ces remarques ; mais il me semble que les âmes pieusement éclairées conviendront volontiers que la réunion de ces circonstances, jointe à la manière dont nous avons été appelés, envoyés et amenés dans ces parages, jointe surtout aux dispositions de nos bons Indiens en faveur de notre sainte Religion, que tout cela, dis-je, est bien propre à nous fortifier dans l’espérance que nous avions conçue depuis longtemps, de revoir bientôt ici ce qui s’est vu de si admirable dans les réductions du Paraguay ! Aussi est-ce là maintenant l’unique pensée qui nous occupe le jour, le rêve de nos nuits ; et ce qui me prouve que ce beau idéal n’est pas seulement un rêve, c’est qu’au moment où j’écris ces lignes, les voix bruyantes de nos charpentiers, le forgeron qui fait résonner le marteau sur l’enclume, m’annoncent qu’il est question, non plus de poser les fondements, mais bien d’élever le comble de la maison de prière (l’église) ; c’est qu’aujourd’hui même, trois sauvages, députés de la tribu des Cœurs-d’alêne qu’attire ici la nouvelle du bonheur futur des Têtes-plates, sont venus nous conjurer d’avoir aussi pitié de leurs compatriotes : « Père, me disait l’un d’eux, nous sommes vraiment dignes de pitié, nous désirons servir le Grand-Esprit, mais nous ne savons que faire pour cela ; nous avons besoin de quelqu’un pour nous l’apprendre ; voilà pourquoi nous nous adressons à vous.»

Et le jour de la plantation de la Croix au milieu du camp, que j’eusse voulu que nos Pères et Frères d’Europe, et vous aussi mes Sœurs, vous eussiez été témoins de la cérémonie qui eut lieu vers le soir ! Combien tous les cœurs n’eussent-ils pas été émus, en voyant s’élever dans les airs le signe auguste de notre salut, au milieu d’un peuple, petit il est vrai, si l’on n’envisage que le nombre, mais bien grand pour le zèle d’un missionnaire, qui peut trouver parmi eux des apôtres et des martyrs de la cause sacrée ! Vous eussiez vu avec quels sentiments de foi et d’amour tous ceux qui étaient présents, depuis le grand chef jusqu’aux plus petits enfants, venaient se prosterner au pied de l’arbre des élus et coller leurs lèvres sur le bois qui a sauvé le monde ; avec quel dévouement ils prenaient à haute voix le saint engagement de souffrir plutôt mille morts que de jamais abandonner la prière !

Si nous étions en nombre, encore quelques années, oh ! que de nouvelles provinces ne viendraient pas s’adjoindre au royaume de Notre-Seigneur ! Je n’en doute pas, deux cent mille âmes seraient sauvées. Les Têtes-plates et les Cœurs-d’alêne ne sont pas nombreux, il est vrai ; mais les Pends-d’oreilles forment une tribu trois fois plus considérable et non moins bien disposée : l’année dernière j’ai baptisé plus de deux cent cinquante de leurs enfants ; leur grand-chef, déjà baptisé et nommé Pierre, est un véritable apôtre, et ils ne sont éloignés de nous que de quatre à six journées de chemin. Viendront ensuite six cents Shliskatkumche, huit cents Stietshoi, trois cents Zingomenes, deux cents Shaistche, trois cents Shuyelpi, cinq cents Tchilsolomi, quatre cents Simpoils, deux cent cinquante Zinabsoti, trois cents Zin-Jzaeêous, mille Yejakomi, tous de la même souche, et parlant à peu près la même langue. Les Spokanes, leurs voisins, ne tarderaient pas à suivre leur exemple ; les Nez-percés, déjà envahis par les ministres protestants, se dégoûtent fort des prêches et nous tendent les bras. Les Ranax dont un chef s’est montré si bien disposé, les Serpents et les Corbeaux que j’ai visités l’année dernière, les Sheyennes que j’ai rencontrés deux fois sur les bords de la Platte, la nombreuse nation des Sioux, les Mandans avec les Arikaras et les Gros-ventres ou Minatarees (trois tribus réunies, ensemble trois mille âmes) qui m’ont reçu avec tant de marques d’estime et d’amitié ; les Omahas avec qui j’ai eu plusieurs entretiens sur la religion, d’autres nations encore, qu’il serait trop long d’énumérer, ne sont pas éloignées du royaume des Cieux.

Il n’y a que les Pieds-noirs dont on aurait lieu de désespérer, si les desseins de Dieu ressemblaient toujours aux pensées des hommes : ce sont des assassins, des voleurs, des traîtres, pis que cela encore ; mais qu’étaient primitivement dans l’Amérique du Nord les Chiquites, les Chiriguanes, les Hurons et les Iroquois ? et avec le temps et le secours d’en haut que ne sont-ils pas devenus ? N’est-ce pas à ces derniers que les Têtes-plates sont redevables des germes de bien qui produisent aujourd’hui sous nos yeux de si beaux fruits ? D’ailleurs les Pieds-noirs n’en veulent pas aux Robes-noires ; loin de là, les autres Indiens nous assurent que, si nous nous présentions à ce titre, nous n’aurions rien à craindre d’eux. C’est même en qualité de Robe-noire que, l’année dernière, étant tombé entre les mains d’un de leurs partis, je fus conduit comme en triomphe à leur village, porté par douze guerriers sur un manteau de peau de buffle, et invité à un festin auquel assistaient tous les braves du camp, et au commencement duquel je fus émerveillé de les voir, tandis que je récitais le bénédicité, frapper d’une main la terre et lever l’autre vers le ciel, pour signifier que tout bien vient d’en haut, tandis que la terre n’enfante que le mal.

Vous prierez beaucoup, mes sœurs, pour que le bon Dieu inspire à nos supérieurs de nous envoyer des ouvriers ; j’en ai demandé, je sais qu’on en demande de tous les points du globe ; mais pour la plus grande gloire de Dieu, pour le salut d’un si grand nombre d’âmes, qu’on pèse mûrement en Europe ce que j’ai encore à dire ; je ne dirai rien que d’exact.

Au jugement des PP. Mengarini et Point qui m’accompagnent, au témoignage de tous les voyageurs de l’Ouest que j’ai vus (et j’en ai vu beaucoup qui ont parcouru toutes ces contrées et logé longtemps sous les loges des Têtes-plates en particulier), enfin d’après toutes les observations que j’ai pu faire moi-même dans mes deux voyages, les Têtes-plates sont d’une simplicité, d’une droiture, d’une docilité d’enfant telles, que de mauvais plaisants, abusant de ces aimables qualités, les ont portés plus d’une fois à faire des choses que nous-mêmes aurions peine à croire, si elles ne nous étaient attestées par des témoins dignes de foi ; comme de les faire danser jusqu’à l’entier épuisement de leurs forces, sous prétexte de détourner de prétendus fléaux dont ces imposteurs assuraient qu’ils étaient menacés à cause de leurs péchés.

Mais s’ils sont des enfants par leur simplicité, on peut dire aussi qu’ils sont des héros pour le courage. Jamais ils n’attaquent personne, mais malheur à qui les provoque témérairement ! On a vu bien souvent des poignées de leurs braves attendre de pied ferme des forces vingt fois plus nombreuses, en soutenir le choc sans plier, et, les mettant bientôt en pleine déroute, les faire repentir de leur injuste agression. Quelques semaines seulement avant ma première arrivée aux montagnes, soixante et dix Têtes-plates se voyant forcés d’en venir aux mains avec les Pieds-noirs d’environ cinq cents loges, ce qui suppose à peu près quinze cents guerriers, résolurent d’en soutenir l’assaut en hommes déterminés à mourir plutôt que de lâcher pied. Déjà l’ennemi fondait sur eux, qu’ils étaient encore à genoux, adressant au Grand-Esprit toutes les prières qu’ils savaient ; car le chef avait dit : « Qu’on ne se relève pas avant qu’on ait bien prié. » Leur invocation finie, ils se redressent pleins de confiance, supportent sans reculer le choc de l’ennemi, et bientôt l’obligent à douter de la victoire. Le combat commencé, laissé et repris plusieurs fois, dura cinq jours de suite, c’est-à-dire jusqu’à ce que les Pieds-noirs, enrayés d’une audace qui tenait du prodige, se décidèrent finalement de battre en retraite, abandonnant sur le champ de bataille un grand nombre de morts et de blessés ; et, chose vraiment étonnante ! du côté des Têtes-plates, dont chacun avait vingt adversaires à combattre, pas un mort, pas un prisonnier : un seul mourut des suites d’une blessure, mais seulement plusieurs mois après l’action, et le lendemain du jour où je l’eus baptisé : la pointe d’une flèche lui était restée tout entière dans la cervelle.

C’est dans cette affaire que le brave Pilchimoe, dont j’ai parlé plusieurs fois dans mes lettres, sauva ses frères par son dévouement. Les chevaux de toute la troupe paissaient isolés dans la prairie ; tout à coup arrive de loin au grand galop une bande de Pieds-noirs dans le dessein de s’en emparer. Pilchimoe voit le danger ; il était à pied, mais près de lui se trouvait une femme à cheval : la démonter, s’élancer sur son cheval, courir aux autres chevaux, les rassembler et les ramener au camp, tout cela fut pour lui l’affaire de quelques minutes.

Un autre guerrier, nommé Sechelmela, voyant un Pied-noir isolé des autres, s’apprêtait à l’attaquer, lorsque celui-ci, le prenant pour un des siens, le pria en grâce de le laisser monter en croupe sur son cheval. Le Tête-plate n’avait que son arc, le Pied-noir avait une carabine : Sechelmela conçoit le dessein de s’emparer de cette arme avant de se découvrir ; il laisse monter son ennemi derrière lui, chevauche quelque temps dans la prairie, et subitement, lorsque l’autre s’y attendait le moins, il saisit avec force la carabine et s’écrie : « Pied-noir, je suis Tête-plate, lâche ton arme ! » À ces mots, plus mort que vif, le Pied-noir lâche prise, et Sechelma, désormais bien armé, se met à la poursuite d’autres ennemis.

Mais voici un trait beaucoup plus beau, ce me semble : il est de Pierre, le grand-chef que j’ai déjà nommé. Il y a aujourd’hui quinze jours, un Pied-noir, grand voleur de chevaux, venait d’être surpris par nos gens en flagrant délit : c’était pendant la nuit, il faisait fort obscur. Quoique blessé, ou plutôt parce qu’il était blessé, il n’en était que plus redoutable, ayant encore à la main son fusil dont il menaçait de faire usage contre le premier qui se mettrait à sa portée. Personne n’osait avancer : Pierre, petit de taille et âgé d’environ quatre-vingts ans, sentit se ranimer son courage. « Quoi donc, s’écrie-t-il, vous avez peur ? Laissez-moi faire ! » Et courant droit à l’ennemi, il l’achève d’un seul coup de lance. Aussitôt il se jette à genoux, tourne les yeux vers le ciel, et fait à haute voix sa prière à peu près en ces termes : « Grand-Esprit, vous savez pourquoi j’ai tué ce Pied-noir, ce n’était pas par vengeance : il le fallait bien pour faire un exemple qui rendît les autres plus sages. Ah ! je vous en supplie, faites-lui miséricorde dans l’autre vie, nous lui pardonnons de bien bon cœur le mal qu’il a voulu nous faire, et pour vous prouver que je dis la vérité, je vais le couvrir de mon habit. » En disant ces paroles, il se dépouilla de son manteau, et ne se retira qu’après en avoir revêtu le cadavre.

Ne le perdons point de vue. Pierre était l’année passée à la tête de la peuplade nombreuse des Pends-d’oreilles qui demande des Robes-noires ; Pierre baptisé est maintenant un véritable apôtre. Avant son baptême, il pouvait déjà se rendre cet heureux témoignage : « Si jamais j’ai fait le mal, ce n’a été que par ignorance : tout ce que j’ai cru bon, j’ai toujours tâché de le faire. Rapporter toutes ses bonnes œuvres serait une chose impossible. Tous les jours, de grand matin, il parcourt le village, adressant à chaque loge, soit des encouragements, soit de simples avis, soit des réprimandes, selon qu’il le juge à propos pour le bien de ceux à qui il parle. Son cheval, qui se distingue par deux cornes de bœuf attachées entre les deux oreilles, est si habitué à ce manège, que sans être ni stimulé, ni retenu, il s’arrête lorsque l’exhortation du cavalier commence, et se remet en marche dès qu’elle est finie.

J’ai parlé de la simplicité et du courage des Têtes-plates ; que vous dirai-je encore ? Qu’ils ne ressemblent nullement à la plupart des autres sauvages ; qu’ils ne sont ni grossiers, ni importuns, ni imprévoyants, ni inconstants, encore moins cruels ; qu’ils sont d’un désintéressement, d’une générosité, d’un dévouement rare envers leurs frères et leurs amis ; que, du côté de la probité et des mœurs publiques, ils sont irréprochables et même exemplaires ; que les querelles, les injures, les divisions, les inimitiés, les rixes leur sont inconnues : — l’année dernière, pendant un séjour de plusieurs mois au milieu d’une grande partie de la peuplade, jamais je n’ai pu observer le moindre dérèglement ; — que si quelques enfants vont nus, usage qu’il sera facile d’abolir, personne ne paraissait avoir l’air de s’en apercevoir.

J’ajouterai que toutes leurs bonnes qualités sont déjà surnaturalisées par des vues de foi, et par leur grand zèle pour pratiquer ce que commande, et pour éviter ce que défend notre sainte Religion ; qu’on ne rencontre plus chez eux aucun vestige de superstition ; que leur confiance en nous est telle, qu’il ne leur vient pas même à la pensée que nous puissions être ni trompés, ni trompeurs ; qu’ils croient sans la moindre difficulté les mystères les plus profonds, aussitôt qu’ils leur sont proposés. J’ai dit ailleurs ce qu’ils avaient fait pour obtenir des Robes-noires, les dangers courus, les voyages entrepris, les maladies, les morts, les massacres qui en ont été la suite. Ce qu’ils ont fait pendant mon absence, et jusqu’à notre retour parmi eux, rend également témoignage de la droiture de leurs intentions. Maintenant, quelle exactitude à se rendre aux offices ! quel recueillement à la chapelle ! quelle attention au catéchisme ! quelle modestie, quelle piété, quelle ferveur dans leurs prières ! quelle humilité, quelle naïveté dans ce qu’ils racontent de leur ancien aveuglement, ou des actions qui peuvent leur faire honneur ! En les entendant sur ce dernier article, on dirait qu’ils parlent de tous autres que d’eux-mêmes, ou de choses qui leur sont absolument étrangères. Je ne connais pas de simplicité religieuse qui surpasse la leur. « Père, disent-ils ordinairement en baissant modestement les yeux et le ton de la voix, ce que je vous dis, je ne l’ai jamais dit, et je ne le dirais à nul autre qu’à vous ; mais je vous le dis, parce que vous me le demandez et que vous avez droit de le savoir. »

Les chefs, qui seraient mieux appelés les pères de la peuplade, dont les ordres, se bornant presque à l’expression d’un désir, sont cependant toujours écoutés, ne se distinguent pas moins par leur docilité à notre égard que par leur ascendant sur la tribu. Le plus influent d’entre eux, surnommé le petit-chef à cause de l’exiguïté de sa taille, considéré comme guerrier et comme chrétien, serait comparable aux plus beaux caractères de l’antique chevalerie. Un jour, lui septième, il soutint l’assaut de tout un village de Ranax qui attaquaient injustement ses compagnons. Une autre fois il ne se signala pas moins contre les mêmes Ranax qui venaient de se rendre coupables envers lui de la plus noire trahison : il marche contre eux avec dix fois moins de guerriers qu’il n’en avait à combattre ; et cette poignée de braves, se croyant invincibles sous sa conduite et sous la protection du ciel qu’ils invoquaient, se précipitent sur les traîtres, les mettent en déroute, en tuent neuf, et en eussent tué un nombre beaucoup plus considérable, si, au fort de la poursuite, le petit-chef ne se fût souvenu que ce jour-là était un dimanche, et n’eût arrêté ses compagnons en leur criant : « Mes amis, c’est l’heure a de la prière, hâtez-vous de retourner au camp ! » À sa voix, ils abandonnent les fuyards, retournent sur leurs pas, et à peine sont-ils arrivés au camp, que, sans même songer à panser leurs blessures, ils tombent à genoux dans la poussière, pour rendre au Dieu des armées tout l’honneur de la victoire. Le petit-chef, atteint d’une balle au travers de la main droite, en avait perdu entièrement l’usage ; mais voyant deux de ses compagnons blessés plus grièvement que lui, il banda leurs plaies avec la main qui lui restait libre, et prit soin d’eux pendant toute la nuit qui suivit cette glorieuse journée.

Dans mainte autre occasion, il ne s’est montré ni moins courageux, ni moins prudent ; aussi, plusieurs fois les Nez-percés, nation beaucoup plus nombreuse que les Têtes-plates, lui ont-ils offert la dignité de grand-chef, s’il voulait passer dans leurs rangs. Il aurait pu le faire sans blesser les droits de personne, tout sauvage étant libre de quitter un chef pour passer sous un autre quand bon lui semble, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de devenir soi-même grand-chef. Mais le petitchef, content du poste que lui avait assigné la Providence, repoussa toujours des offres si honorables, sans jamais donner d’autre raison de son refus que celle-ci : « Le Maître de la vie m’a fait naître chez les Têtes-plates, c’est au milieu des Têtes-plates que je dois mourir. » Amour de la patrie bien recommandable sans doute ; mais ce qui l’est peut-être encore plus dans un guerrier, c’est la vraie humilité dont toutes ses paroles sont empreintes. « Avant de connaître le vrai Dieu, me disait-il un jour, hélas ! que nous étions aveugles ! on priait, mais à qui adressait-on ses prières !… Vraiment, je ne sais pourquoi ni comment le Grand-Esprit nous "a soufferts si longtemps… » Aujourd’hui, non content d’être le premier à tous les offices qui se font à la chapelle, il est toujours le dernier qui cesse de prier ou de chanter dans sa loge, et le matin, avant le point du jour, ses chants et ses prières ont déjà recommencé.

Le fond de son caractère est la douceur, ce qui ne l’empêche pas de s’armer d’une sainte sévérité, lorsqu’il voit quelque chose d’inconvenant. En voici une preuve. Quelques jours avant notre arrivée, une jeune personne s’étant absentée de la prière pour une raison qui ne lui semblait pas légitime, il prit un fouet, et reprochant à cette fille légère de se trouver où elle ne devait pas être, et de n’être pas où elle devait se trouver, il la flagella en public de manière à donner un exemple dont on se souvînt dans la suite. La pauvre sauvagesse reçut cette correction en toute humilité et promit de se corriger.

Les Têtes-plates aiment à prier. Après la prière du soir faite en commun, ils prient encore en famille, ou bien ils chantent des cantiques. Ces pieux exercices se prolongent quelquefois bien avant dans la nuit, et pendant le sommeil, quand quelqu’un s’éveille, il se met encore à prier. Le bon vieux Simon a pris l’habitude, avant de se coucher, de rassembler les braises de son foyer ; puis il fait dévotement sa prière, fume son calumet et se couche. Toutes les fois qu’il se réveille, il recommence les mêmes opérations ; pour l’ordinaire, trois ou quatre fois chaque nuit. Il y eut même un temps où celui qui s’éveillait le premier dans chaque loge se chargeait d’éveiller les autres pour leur faire recommencer la prière en commun. Ce pieux excès provenait d’un petit avis que je leur avais donné dans ma première visite : que quand on s’éveillait la nuit, il était bon d’élever son cœur à Dieu. On leur a expliqué, depuis, comment il fallait entendre la chose.

La nuit du 24 au 25, les chants et les prières n’ont pas cessé. Hier mourut une jeune femme, baptisée quatre jours auparavant. À cette occasion nous leur expliquâmes la doctrine de l’Église sur le purgatoire, en leur recommandant de prier pour le repos de l’âme de la néophyte. En ce moment on dépose les restes de la défunte au pied du calvaire planté au milieu des loges ; on peut écrire en toute confiance sur la croix de sa tombe : In spem resurrectionis. Bientôt nous célébrerons la commémoration des fidèles trépassés ; elle nous fournira l’occasion d’établir la coutume si chrétienne et si touchante d’aller prier sur les tombeaux.

Les dimanches, les pieuses pratiques, quelque longues et multipliées qu’elles soient, ne sont jamais trouvées fatigantes. On sent ici que le bonheur des petits et des humbles est de parler au Père céleste, et que nulle maison ne leur offre autant d’attraits que la maison du Seigneur. Ici encore, le repos du dimanche est si religieusement observé, que, même avant notre arrivée, le cerf le plus timide eût pu se promener en toute sécurité au milieu de la peuplade, lors même que, faute de nourriture, elle eût été réduite au jeûne le plus rigoureux ; car à leurs yeux l’action de prendre son arc et de tirer une flèche en ce saint jour n’eût pas été moins répréhensible que ne l’était, chez le peuple de Dieu, le fait de ramasser du bois. Depuis qu’ils ont une idée plus juste de la loi" de grâce, ils sont moins esclaves de la lettre qui tue, mais non moins attachés au fond des choses. Ils font mieux : avant de rien faire qui puisse avoir l’apparence d’une œuvre servile, ils viennent éclaircir leurs doutes, ou solliciter, en esprit de foi et d’humilité, la permission dont ils croient avoir besoin.

Le grand-chef se nomme le Grand-visage, à cause de la forme un peu allongée de sa figure ; on pourrait plus noblement l’appeler l’Ancien du désert ; car chez lui l’âge, la taille, la sagesse, tout est grand et patriarcal. Dès sa plus tendre enfance, avant même qu’il eût pu connaître ses parents, il avait eu le malheur de les perdre. Lorsque son père mourut, par compassion pour le pauvre orphelin déjà privé de sa mère, quelqu’un proposa de l’enterrer dans la même tombe ; ce qui donne une idée des épaisses ténèbres où était alors assise cette pauvre nation ; mais Dieu, qui avait d’autres desseins, toucha si bien en sa faveur le cœur d’une pauvre femme, qu’elle s’offrit à lui servir de mère. Le ciel bénit la généreuse tendresse de son cœur ; bientôt elle eut la consolation de voir son fils adoptif se distinguer entre tous les autres enfants par son intelligence précoce et ses bonnes qualités. Il était reconnaissant, docile, charitable, et si naturellement pieux, que faute de connaître le vrai Dieu, il mit plus d’une fois sa confiance dans ce qui n’en était que l’ouvrage. Un jour, perdu dans une forêt et réduit à la dernière nécessité, il se mit à embrasser un gros arbre, le conjurant d’avoir pitié de lui. Il n’y a pas deux mois encore, qu’ayant perdu d’un seul coup quatre grands calumets, perte considérable pour un Indien, il retourna bien loin sur ses pas, et pour intéresser le Ciel en sa faveur, il fit à Dieu cette prière : « Grand-Esprit, vous qui voyez et pouvez tout ; je vous en prie, faites que je trouve ce que « je cherche ; cependant que votre volonté soit faite. » Cette prière devait être agréable à Dieu. Il ne retrouva pas ses calumets, mais il avait reçu à la place quelque chose qui valait incomparablement mieux, les dons du Saint-Esprit par lesquels il se distingue, simplicité, piété, sagesse, patience, courage et sang-froid. Telles sont les qualités qui l’ont fait élever, par les suffrages de toute sa tribu, à la première dignité où puisse parvenir un sauvage, et qui, désormais sanctifiées par la foi et la charité, relèveront un jour, je l’espère, à une éminente dignité dans le ciel. Plus heureux que Moïse, ce nouveau conducteur d’un autre peuple de Dieu, après avoir erré dans le désert plus longtemps que le premier, a fini enfin par introduire ses enfants dans la terre promise. Il a été baptisé le premier de sa grande famille ; il se nomme Paul, et comme saint Paul, il n’ouvre la bouche que pour amener ses nombreux enfants à la connaissance et à l’amour de Notre-Seigneur.

Vous vous êtes offertes dans une de vos lettres à servir en quelque sorte de marraines à nos nouveaux convertis ; je vous exhorte donc beaucoup à prier sans cesse pour eux, car chacune de vous aura bientôt à répondre pour une centaine de filleuls ; aux cinq cents que j’ai eu le bonheur de baptiser l’année passée, nous en ajouterons, avec la grâce de Dieu, encore six ou sept cents avant la fin de l’an 1841.

Me recommandant à Dieu dans vos bonnes prières, j’ai l’honneur d’être avec le plus profond respect,

Mes très-chères sœurs en J. C.,
Le plus petit et le dernier de la
Compagnie de Jésus,
P. J. De Smet, S. J.