Victor Devaux & Cie (p. 149-170).

TROISIÈME LETTRE
Séparateur


Fort-Hall, 16 août 1841.
Mes très-chers Frères,


C’est hier au soir, fête de l’Assomption, que nous avons rencontré lavant-garde des Têtes-plates ; sous quels meilleurs auspices pouvait se faire cette rencontre ? Aussi que de joie de part et d’autre ! La joie du sauvage n’est pas démonstrative ; celle de nos chers néophytes était tranquille ; mais à la sérénité de leurs regards, à la manière affectueuse dont ils nous serraient la main, il était facile de sentir qu’elle était profonde et réfléchie, comme celle qui a sa source dans la vertu. Que n’avaient-ils pas fait pour obtenir des Robes-noires ? Depuis vingt ans ils n’avaient cessé leurs instances auprès du Père des miséricordes ; pendant tout ce temps, d’après le conseil de quelques Iroquois convertis qui s’étaient fixés parmi eux, ils s’étaient rapprochés, autant que possible, de nos croyances, de nos mœurs, et même de nos pratiques religieuses. Le dimanche, par exemple, dans quelle paroisse catholique fut-il jamais plus religieusement observé ? Mais je reviendrai plus tard sur ces points. Dans l’espace des dix dernières années, quatre députations, parties des bords de la Racine-amère, où ils se réunissent le plus ordinairement, avaient eu le courage d’aller jusqu’à Saint-Louis, c’est-à-dire de traverser plus de trois mille milles de vallées et de montagnes, presque toutes infestées de Pieds-noirs et d’autres ennemis. Les cinq Indiens qui composaient la troisième députation, partie en 1837, avaient été impitoyablement massacrés par les Sioux. En 1839, ils envoyèrent de nouveau deux députés iroquois, nommés Pierre et le petit Ignace (pour le distinguer d’un autre appelé le grand Ignace), et les chargèrent de faire encore de plus vives instances pour obtenir enfin ce dont ils avaient un si grand besoin, une Robe-noire pour les conduire au ciel. Cette fois leurs vœux furent exaucés, et au delà de leurs espérances ; un missionnaire fut chargé de les visiter, et on leur en promit plusieurs, s’ils étaient nécessaires à leur plus grand bien. Pendant que Pierre se hâtait de retourner vers la peuplade afin de lui faire part du plein succès de sa mission, Ignace restait à Westport, pour servir de guide au missionnaire. J’eus le bonheur d’être choisi pour cette œuvre sainte. Je visitai les Têtes-plates, et pris connaissance de leurs besoins, de leurs dispositions, du besoin des peuplades voisines. Maintenant, après une absence qui avait duré près d’un an, je revenais au milieu d’eux, non plus seul, comme l’année précédente, mais avec deux Pères, trois Frères, trois ouvriers, et tout ce qu’il fallait pour pleinement réaliser leurs espérances. De leur côté, ils avaient fait plus de trois cents milles pour venir au-devant de nous ; nous étions enfin pleins de santé et de bon vouloir les uns en présence des autres. Quelle joie ne devaient pas éprouver ces chers sauvages ! Ne sachant comment exprimer leur bonheur, ils restaient muets devant nous, et assurément leur silence ne provenait ni d’un défaut d’intelligence, ni d’un manque de sentiment. Les Têtes-plates sont très-sensibles ; la plupart ont de l’esprit, et la députation était composée d’hommes d’élite ; on en jugera par ce rapide exposé.

Le chef de la petite ambassade s’appelait Wistilpô ; il se peignit lui-même dans l’allocution suivante qu’il adressa à ses compagnons quelques jours après, à la vue du plan de la première réduction. « Mes enfants, leur dit-il, je ne suis qu’un ignorant et un méchant ; cependant je remercie le Grand-Esprit de ce qu’il a fait pour nous. » Et entrant ici dans un détail touchant, il termina par ces paroles : « Oui, mes chers amis, mon cœur est content, et, malgré ma méchanceté, je ne désespère pas de la bonté de Dieu ; je ne veux plus vivre que pour prier ; jamais je n’abandonnerai la prière ; je prierai jusqu’à la mort, et quand viendra ma dernière heure, je me remettrai entre les bras du Maître de la vie ; s’il veut me perdre, je me soumettrai à ses ordres, car je l’ai mérité ; s’il veut me sauver, je le bénirai toujours ; encore une fois mon cœur est content. Que ferons-nous donc pour prouver à nos Pères que nous les aimons ?… » Ici venaient les résolutions pratiques, mais je dois me borner.

Simon, le plus âgé de la nation Tête-plate, Simon, si accablé sous le poids de la vieillesse, que, même assis, il avait besoin de son bâton pour se soutenir, était un des adultes que j’avais baptisés l’année dernière. À peine eut-il appris que nous étions en route, que, montant à cheval et se confondant avec les jeunes guerriers qui se disposaient à venir à notre rencontre : « Mes enfants, leur dit-il, je suis des vôtres ; si je meurs en route, nos Pères du moins sauront pourquoi je suis mort. » Dans le cours du voyage, il répétait souvent : « Courage, mes enfants, souvenez-vous a que nous allons au-devant de nos Pères. » Et, le fouet animant les coursiers, on faisait à sa suite jusqu’à cinquante milles par jour.

Francis, enfant de six à sept ans, petit-fils de Simon, orphelin dès le berceau, avait servi l’année dernière à l’autel ; il voulut absolument accompagner son grand-père ; le cœur lui disait qu’il allait retrouver auprès des Robes-noires le bonheur qu’il avait à peine eu le temps de goûter dans les bras de ses parents.

Ignace avait conseillé la quatrième députation. Il en avait fait partie et avait réussi dans sa mission ; il avait introduit le premier la Robe-noire dans la peuplade, et venait tout récemment encore de s’exposer à de nouveaux dangers pour faciliter notre retour. Ignace avait couru sans boire ni manger pendant quatre jours, afin de nous revoir plus tôt.

Pilchimoë, compagnon d’Ignace, et frère de l’un des martyrs de la troisième députation, était un jeune guerrier déjà réputé brave parmi les braves ; l’année dernière, par sa présence d’esprit et son courage, il avait sauvé soixante et dix de ses frères d’armes de la fureur de quinze cents Pieds-noirs qui les enveloppaient.

François-Xavier était fils du grand Ignace, qui fut le chef de la seconde et de la troisième députation, et périt avec cette dernière, victime de son dévouement pour la religion et pour ses frères. À l’âge de dix ans, ce jeune homme était venu à Saint-Louis dans la compagnie de son courageux père, uniquement pour avoir le bonheur d’y recevoir le baptême. S’étant ensuite attaché sans réserve au service de la mission, il apportait chaque jour à notre table tous les produits de sa pêche.

Gabriel, métis de naissance, mais enfant adoptif de la nation et interprète des missionnaires, fut le premier qui nous rejoignit sur les bords de la Rivière-verte ; il mérita ainsi le titre de précurseur des Têtes-plates. Gabriel fut assez brave et assez zélé pour entreprendre trois fois, à cause de nous, de franchir un espace de quatre cents milles qui nous séparait du grand camp.

Tels étaient les néophytes venus à notre rencontre ; et qu’avaient-ils à nous apprendre ? Laissons-les parler eux-mêmes. Ils nous dirent qu’ils n’avaient cessé de prier tous les jours pour m’obtenir du Ciel un heureux voyage et un prompt retour ; que leurs frères étaient toujours dans les mêmes dispositions ; que la plupart, même les vieillards et les petits enfants, savaient par cœur les prières que je leur avais enseignées l’année précédente ; que, deux fois les jours ordinaires et trois fois le dimanche, la peuplade réunie faisait les prières en commun ; que la caisse d’ornements d’église laissée à leur garde était portée comme une arche de salut partout où l’on transportait le camp ; que cinq ou six enfants, du nombre de ceux que j’avais baptisés, étaient allés au ciel pendant mon absence ; que le lendemain de mon départ un jeune guerrier, heureusement baptisé la veille, était mort des suites d’une blessure mortelle reçue des Pieds-noirs, plus de trois mois auparavant ; qu’un autre, qui m’avait accompagné jusqu’au fort des Corbeaux, et qui n’était encore que catéchumène, était mort de maladie en revenant à la peuplade, mais dans de si bonnes dispositions, que sa mère était toute consolée de sa perte, dans la pensée qu’il était au ciel ; qu’une petite fille de douze ans, se voyant sur le point de mourir, avait demandé le baptême avec instance, et que l’ayant reçu de Pierre l’Iroquois avec le nom de Marie, elle avait dit par trois ibis aux témoins de son bonheur : Priez pour moi, priez pour moi, priez pour moi ; qu’alors elle se mit à prier elle-même, et qu’après avoir chanté un cantique d’une voix plus forte que celle des assistants, elle s’écria, sur le point d’expirer : « Oh, que c’est beau ! Je vois Marie, ma mère ! Mon bonheur n’est pas sur la terre, ce n’est qu’au ciel qu’il faut le chercher ! Écoutez les Robes-noires, parce que ceux-là disent la vérité. » Et immédiatement après, elle rendit le dernier soupir.

Tant de faveurs du Ciel devaient exciter la jalousie de l’enfer : aussi plus d’une fois l’homme ennemi essaya-t-il de semer la zizanie parmi le bon grain, en insinuant aux principaux de la nation qu’il en serait de moi comme de tant d’autres ; qu’une fois parti je ne reparaîtrais plus, Mais le grand Chef n’hésitait jamais à répondre : « Vous vous trompez, je connais notre Père, sa langue n’est pas fourchue, il nous a dit : Je reviendrai ; il reviendra, j’en suis sûr. » L’interprète ajouta que, dans cette conviction, le vénérable vieillard, malgré son grand âge, avait voulu se mettre à la tête du détachement de quarante hommes venus sur la Rivière-verte ; qu’ils étaient arrivés au rendez-vous le jour fixé, c’est-à-dire le 1er juillet ; qu’ils y étaient restés jusqu’au 16, et qu’ils y seraient encore, si la disette de vivres ne les avait obligés de s’en éloigner ; que d’ailleurs la peuplade entière était décidée à se réunir dans un lieu stable, pour y bâtir une réduction ; que dans cette vue on avait déjà fait choix de deux emplacements que l’on croyait convenables ; qu’on n’attendait plus que notre présence pour prendre une dernière détermination, et que l’on comptait tellement sur notre arrivée prochaine, qu’en partant de la Rivière-verte, le chef y avait laissé trois de ses gens pour nous attendre, en leur recommandant de tenir bon autant qu’ils pourraient.

Ici, que de choses à ajouter, non moins édifiantes que curieuses ! Mais avant de m’engager dans ce sujet intéressant, je dois prendre congé de nos compagnons de voyage, qui nous quittèrent au Fort-Hall, et payer à M.  Ermatinger, commandant du fort, le tribut de reconnaissance que nous lui devons. Quoique protestant de naissance, ce brave Anglais nous fit l’accueil le plus amical. Plusieurs fois il voulut nous avoir à sa table ; non-seulement il nous remit au prix coûtant, c’est-à-dire, pour le tiers de leur valeur dans le pays, toutes les choses dont nous avions besoin, mais encore il y ajouta en pur don plusieurs objets qu’il croyait pouvoir nous faire plaisir. Il fit plus, il promit de nous recommander à la bienveillance du gouverneur de l’honorable Compagnie anglaise de la baie d’Hudson, déjà prévenue en notre faveur, et, ce qui est encore plus digne d’éloges, de seconder notre ministère auprès de la nombreuse nation des Serpents, avec laquelle il était en relation. Tant de zèle et de générosité lui donnent droit à notre estime et à notre reconnaissance. Paisse le Ciel lui rendre au centuple le bien qu’il nous a fait !

C’est au Fort-Hall que nous nous séparâmes tout à fait de la colonie américaine, qui jusqu’alors avait fait la même route que nous depuis la rivière des Kants. Déjà, sur la Rivière-verte, six d’entre ceux qui n’étaient venus dans ces parages que pour leur instruction ou pour leur agrément, s’en étaient retournés avec quelques illusions de moins. Parmi eux se trouvait le jeune Anglais qui depuis Saint-Louis avait été notre commensal. En se séparant de nous, cet estimable jeune homme nous assura que si jamais la Providence nous réunissait encore, il nous reverrait avec le plus grand plaisir, et que partout où il nous rencontrerait, il se ferait un bonheur de nous être utile. Il était d’une bonne famille d’Angleterre, et, comme la plupart des Anglais, grand amateur de voyages ; il avait déjà vu les quatre parties du monde, mais il avait de si forts préjugés contre l’Église Romaine, que malgré nos bons désirs, il nous fut impossible de lui être d’aucune utilité sous le rapport le plus essentiel, celui de son salut. Nous le recommandâmes à nos amis. J’ai retenu de lui cette belle réflexion : « Il faut voyager dans le désert pour savoir combien la Providence est attentive aux besoins de l’homme. » Quant à ceux qui étaient partis uniquement dans le dessein d’aller chercher fortune en Californie, poursuivant leur entreprise avec la constance qui est le propre des Américains, ils nous avaient quittés quelques jours seulement avant notre arrivée au Fort-Hall, dans les environs des sources d’eau thermale qui se jettent dans la Rivière-à-l’ours.

Il ne restait plus avec nous que quelques-uns de leurs gens, venus au fort pour se ravitailler. Parmi ceux-ci était le colonel B…, conducteur de la colonie, et M. W…, soi-disant diacre Méthodiste-Épiscopalien ; tous deux étaient d’un caractère fort paisible. Ils n’eurent pour nous que des égards ; mais le premier, comme tant d’autres fort indifférent en matière de religion, avait pour maxime : que le meilleur était de rien avoir aucune, ou bien de suivre celle du pays où l’on se trouve ; et pour preuve de son paradoxe, il me citait, comme un texte de saint Paul, l’ancien proverbe : Si fueris Romœ, romano vivito more. Le diacre était de son avis sur ce dernier point ; mais il voulait une religion, et bien entendu, la sienne était la meilleure ; je dis la sienne, car il en avait une à lui, n’étant ni méthodiste, ni protestant, ni catholique, pas même chrétien, prétendant que les Juifs, les Turcs, les Idolâtres, pouvaient être aussi agréables aux yeux de Dieu que tous autres. Pour prouver sa thèse (qui le croirait ?) il s’appuyait sur l’autorité de saint Paul, et en particulier sur ce texte : Unus Dominus, una fides, unum baptisma. C’est même avec ces paroles qu’il nous salua la première fois qu’il nous vit ; il les avait aussi prises pour texte du long discours d’adieu qu’il fit dans l’une des succursales de Westport, avant son départ pour sa mission de l’Ouest. Par qui était-il envoyé ? Nous ne l’avons jamais su. Son zèle le portait souvent à s’aboucher avec nous, mais il ne nous était pas difficile de lui démontrer qu’à l’exception d’une seule, ses idées n’étaient pas bien fixées ; il en convenait lui-même ; mais après avoir volé de branche en branche, il en revenait toujours à ce qui dans son opinion était la source de toute vraie science : l’amour de Dieu est le premier des devoirs, et pour faire aimer Dieu, il faut être tolérant. C’était là son point d’appui le plus ferme, le fondée tous ses discours et l’aiguillon de son zèle. Le mot catholique, selon lui, signifiait amour et philanthropie. Les absurdités et les contradictions qui lui échappaient, excitaient souvent l’hilarité dans tout le camp. Sa naïveté était encore plus grande que sa tolérance ; en voici une preuve. « Hier, me disait-il un jour, comme un des gens de ma religion me rendait un livre que je lui avais prêté, en lui faisant croire qu’il contenait l’exposition de la religion Romaine, qu’en pensez-vous ? lui demandai-je ; et il me répondit que le livre était rempli d’erreurs. Or, ajouta le ministre, c’étaient les principes Méthodistes que contenait le livre. Voyez donc, reprenait-il avec emphase, ce que c’est pourtant que la prévention ! » Tous les jours j’avais eu des conférences avec l’un ou l’autre de la caravane, souvent avec plusieurs à la fois ; et quoique l’Américain soit lent à changer de religion, nous eûmes la consolation de voir s’éloigner nos compagnons de voyage déchargés d’un fardeau pesant de préjugés contre la sainte Église. Ils partirent au contraire en donnant les plus grandes marques de respect et de vénération pour le Catholicisme, que plusieurs n’étaient pas éloignés d’embrasser ; il ne manquait guère à ces derniers qu’un peu plus de courage, pour vaincre le respect humain et faire une profession publique de foi. Ces controverses me préoccupaient tellement l’esprit que j’arrivai, presque sans le savoir, sur les bords de la Rivière-aux-serpents. Là nous attendaient un grand danger et une bonne leçon ; mais avant de parler des aventures du voyage, hâtons-nous de finir ce qui nous reste à raconter sur le pays parcouru.

Nous en étions restés sur les bords de l’Eau-sucrée. Cette rivière n’est qu’une des fourches de la Platte, mais c’en est une des plus belles ; elle doit son nom à la pureté de ses flots comparée aux eaux bourbeuses et malsaines des environs. Ce qui la distingue aussi des autres rivières, ce sont les nombreuses sinuosités de son cours, preuve du peu d’inclinaison de son lit. Mais bientôt changeant d’allure, on la voit, ou plutôt on l’entend descendre avec rapidité à travers la longue crevasse d’une chaîne de rochers. Ces rochers, en harmonie avec le torrent, offrent les scènes les plus pittoresques. Les voyageurs ont nommé cette gorge l’Entrée-du-diable ; ils eussent mieux fait, selon moi, de l’appeler le Chemin-du-ciel ; car si elle ressemble à l’enfer à cause du désordre et de l’horreur qui y règnent, ce n’est toutefois qu’un passage, et d’ailleurs elle représente bien mieux le chemin du ciel par le terme délicieux où elle aboutit. Qu’on s’imagine, en effet, deux pans de rochers s’élevant à pic à une hauteur étonnante ; au pied de ces murailles informes, un lit tortueux, encombré de troncs, de débris et de blocs granitiques de toute dimension, et au milieu de ce chaos d’obstacles, les ondes mugissantes s’ouvrant une issue tantôt en se précipitant avec furie, tantôt en s’épanchant avec majesté, selon que dans leur cours elles trouvent un passage ou plus resserré ou plus spacieux. Au-dessus de ces scènes tumultueuses et bruyantes, des masses d’ombres, ici éclairées par un jet de lumière, là rembrunies par le feuillage de quelques cèdres ou pins ; enfin, dans l’enfoncement de cette suite de hautes galeries, une perspective de lointain, si douce à l’œil, qu’il serait impossible d’y reposer la vue sans avoir l’idée du bonheur. Voilà ce que nous admirions dans la matinée du 6 juillet, à neuf ou dix milles du roc Indépendance. Je doute que la solitude de la grande Chartreuse, dont on dit tant de merveilles, puisse, du moins au premier abord, offrir plus d’attraits à celui que la grâce appelle à la vie contemplative. Pour moi qui n’y suis point appelé exclusivement, après une demi-heure de ravissement bien naturel, je finis par comprendre le mot du Chartreux, pulchrum transeuntibiis, et je me hâtai de passer outre.

De là nous nous dirigeâmes de plus en plus vers les hauteurs du Far West, jusqu’à ce qu’enfin nous en atteignîmes les sommets, d’où l’on découvre un autre monde. Le 7 juillet, nous étions en vue de l’immense Orégon. On a fait de trop pompeuses descriptions du spectacle que nous avions sous les jeux, pour que j’ose entreprendre d’y rien ajouter. Je ne parlerai donc ni de la hauteur, ni du nombre, ni de la variété de ces pics éternellement couverts de neige, ni des belles sources qui en descendent avec fracas, ni du changement subit de leur cours, ni de la plus grande raréfaction de l’air, ni des effets qui en résultent pour les objets susceptibles de contraction. Ce que je dirai à la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c’est le besoin que j’éprouvai de graver son saint Nom sur un rocher qui dominait toutes les grandeurs : puisse ce nom à jamais adorable être pour tous les voyageurs qui nous suivront un monument de notre reconnaissance et un gage de salut !

Dès lors nous descendîmes vers la mer Pacifique, suivant d’abord, puis traversant la Petite et la Grande-Sableuse. Dans les environs de ce dernier torrent, notre guide ayant pris une direction pour une autre, la caravane erra trois jours à peu près à l’aventure ; moi même, un beau soir, je m’égarai plus que personne. Isolé du reste de la troupe, je me trouvai tout à fait perdu ; que faire ? Je fis ce qu’eût fait à ma place tout bon croyant ; je priai, et puis je fouettai mon cheval. Déjà j’avais parcouru plusieurs milles, quand l’idée me vint de rebrousser chemin, et bien m’en prit ; car la caravane était campée loin derrière moi, mais sans trop savoir où, et sur un sol si aride, que nos pauvres bêtes durent terminer par le jeûne les fatigues de la journée. Les jours se suivent, mais ne se ressemblent pas ; deux jours après nous étions dans l’abondance, dans une grande joie, en nombreuse compagnie, et sur les bords d’une rivière non moins connue des chasseurs de l’ouest que les rives de la Platte. Cette rivière, que vous reconnaîtrez avant que je la nomme, se perd, non loin de là, dans des fentes de rochers qui, dit-on, n’ont pas moins de deux cents milles d’étendue, et où fourmillent des républiques entières de castors ; mais jamais trappeur (c’est le nom qu’on donne aux chasseurs de profession dans l’Amérique du Nord) n’y a mis le pied, tant l’entreprise paraît effrayante ! Tous les ans, à une certaine époque, affluent de toute part sur ses bords, pour faire échange de leurs marchandises, les trappeurs, les acheteurs et les sauvages de toutes nations ; il n’y a guère que huit ans, les charrettes qui entreprirent les premières de se frayer un chemin à travers les montagnes Rocheuses, y rencontrèrent les colonnes d’Hercule. Cette rivière enfin, où nous trouvâmes le précurseur des Têtes-plates dont j’ai déjà parlé, c’est le Rio-Colorado de l’ouest, connu dans les montagnes sous le nom de Rivière-verte.

Nous nous y reposâmes deux jours dans la compagnie du capitaine Frab et de plusieurs autres voyageurs qui revenaient de la Californie. Ce qu’ils nous dirent de ce lointain pays fit tomber bien des illusions, et ceux de notre caravane qui voyageaient pour leur agrément prirent aussitôt le parti de retourner chacun chez soi.

Le 26 juillet, nous songeâmes sérieusement à continuer notre route. Avec un train comme le nôtre, ce n’était pas une petite affaire. Le souvenir de l’expédition de Bonneville était encore récent ; mais notre but nous encourageait. Quoique nous n’eussions avec nous que les objets de première nécessité, les charrettes seules pouvaient les transporter convenablement. Nous mîmes notre confiance en Dieu ; les charretiers fouettèrent leurs mulets, les mulets firent leur devoir, et bientôt, la rivière passée, la file de nos charrettes se déroula de son mieux, serpentant, errant dans presque toutes les directions, au milieu d’un labyrinthe de vallées et de montagnes, obligée de s’ouvrir un passage, tantôt au fond d’un ravin, tantôt sur le penchant d’une roche escarpée, souvent à travers les buissons ; et pour cela il fallut, ici dételer les mulets, là doubler les attelages, plus loin faire un appel à toutes les épaules pour soutenir le convoi sur le bord incliné d’un abîme ou l’arrêter dans une descente trop rapide, pour éviter enfin ce qu’on n’évita pas toujours, car de combien de culbutes n’avons-nous pas été témoins ! Combien de fois surtout nos bons frères, devenus charretiers par nécessité beaucoup plus que par vocation, ne s’étonnèrent-ils pas de se voir, celui-ci sur la croupe, celui-là sur le cou, un autre entre les quatre fers de ses mulets, sans trop savoir comment ils y étaient venus, et toujours remerciant le Dieu des voyageurs d’en être quiètes a si bon marché ! Pour les cavaliers, même protection : dans le cours du voyage, le P. Mengarini fit six chutes, le P. Point ne culbuta pas moins souvent ; une fois, étant lancé au grand galop, je passai par-dessus la tête de mon cheval qui était tombé ; et, à nous tous, en ces diverses occurrences, pas la moindre égratignure. Mais revenons aux charrettes.

C’est ainsi qu’elles furent conduites pendant dix jours, jusqu’à la rivière de l’Ours, qui coule au milieu d’une large et belle vallée, environnée de montagnes en apparence inaccessibles, et interceptée de distance en distance par d’affreux rochers qui occasionnèrent de longs détours a nos charrettes. Cette rivière décrit dans sa course la figure d’un fer à cheval et se jette dans le grand lac Salé, qui a environ 300 milles de circonférence, et n’offre aucun débouché vers la mer. Chemin faisant, nous rencontrâmes sur cette rivière plusieurs familles de Soshonies ou Serpents et de Soshocos ou Déterreurs de racines. Ils sont issus de la même souche, parlent la même langue, et se montrent amis des blancs. La seule différence que l’on puisse remarquer entre eux, c’est que les derniers sont les plus pauvres. Nous remarquâmes de temps en temps parmi eux ce véritable grotesque indien qu’on chercherait en vain ailleurs. Imaginez-vous une bande de chevaux, ou plutôt de misérables haridelles, hors de proportion dans tous leurs contours ; tâchez de vous les représenter empaquetés et comme enchâssés dans toutes sortes d’objets, de manière à leur donner une hauteur double, et puis surmontés par des êtres à forme humaine, vieux et jeunes, hommes et femmes, dans une variété de figures et de costumes telle, que les pinceaux d’un Teniers ou d’un Breughel auraient peine à les rendre avec fidélité. La charge de l’un de ces animaux, haut à peine de quatre pieds, était quatre gros ballots de viande sèche, deux de chaque côté pour se contrebalancer ; au-dessus étaient attachés horizontalement d’autres paquets, formant une plate-forme sur le dos de la bête ; et sur le sommet de tout cet échafaudage, à une élévation quelque peu périlleuse, un personnage très-vieux, assis à la turque, sur une peau d’ours et fumant son calumet. À ses côtés, sur une pareille rossinante, on voyait une vieille borgnesse, apparemment sa femme, accroupie dans la même attitude sur des ballots entassés contenant des racines amères, du messaioia (racine noire), du kamath, des racines à biscuit, des cerises, des graines, des baies, tout le ménage enfin, et les productions que ces sauvages ramassent pour leurs provisions d’hiver dans leurs arides montagnes et leurs riantes vallées. Nous vîmes en différentes circonstances, des familles entières sur un même cheval, juchées du cou jusqu’à la croupe, chacun selon son âge, les petits enfants et les femmes par-devant et les hommes à l’arrière. En deux occasions diverses, je comptai cinq personnes ainsi montées : deux certes paraissaient aussi capables, chacune à elle seule, de porter la pauvre bête, que le cheval était à même de supporter leur poids.

Plusieurs endroits sur la rivière à l’Ours renferment de grandes curiosités en fait d’histoire naturelle. Une petite plaine de quelques arpents carrés présente une surface unie de terre blanche (terre à foulon) sans la moindre tache : elle ressemble à une pièce de marbre blanc, ou à un champ couvert d’une neige éblouissante. Dans les environs, on trouve un grand nombre de fontaines de grandeur et de température différente : il y en a qui ont un petit goût de soude, ces dernières sont froides ; les autres sont d’une chaleur douce semblable à celle du lait qu’on vient de traire.

Une de ces fontaines est surtout remarquable : elle forme un joli monticule d’une substance mêlée de pierre et de soufre, et de la forme d’un chaudron renversé, ne laissant au sommet qu’une petite ouverture où l’on peut à peine passer la main ; de ce trou s’échappe alternativement, tantôt un jet d’eau, tantôt une vapeur. Ces eaux doivent être fort saines ; peut-être ne seraient-elles pas inférieures aux célèbres eaux de Spa et de Chaudfontaine en Belgique ; tout ce que je sais, c’est qu’elles se trouvent entre les montagnes d’où nos charrettes ont eu tant de peine à se tirer ; aussi n’inviterai-je à venir en faire l’essai, ni les santés délabrées, ni même celles qui ne le sont pas. La terre, sur un certain espace, y résonne sous les pieds, et effraie le voyageur solitaire qui la traverse.

C’est à cet endroit remarquable que nous quittâmes la rivière à l’Ours. Le 14 août, nos charrettes, après avoir roulé dix heures sans s’arrêter, arrivèrent en présence d’un défilé qui parut le bout du monde : à droite et à gauche, des montagnes effrayantes ; derrière nous un chemin par où l’on n’était pas tenté de retourner ; en face un passage où se précipitait un torrent, mais si étroit qu’à peine le torrent seul paraissait y pouvoir passer. Les bêtes de somme étaient rendues. Pour la première fois il y eut des murmures contre le capitaine de la caravane ; mais lui, imperturbable, et, selon sa coutume, ne reculant jamais devant une difficulté, s’avança pour reconnaître le terrain ; bientôt il fit signe d’approcher. Une heure après, on était hors d’embarras, puis qu’on avait traversé la plus haute chaîne des montagnes Rocheuses, et qu’on se trouvait presque en vue du Fort-Hall.

La veille du jour où les charrettes avaient quitté les fontaines à soude, je m’étais acheminé vers le fort, pour y prendre quelques arrangements nécessaires. J’étais accompagné seulement du jeune François-Xavier. Nous fûmes bientôt engagés dans un labyrinthe de montagnes. Vers minuit, nous atteignîmes le sommet de la plus haute chaîne ; mon pauvre guide, ne voyant, à la lueur d’un faible clair de lune, que des précipices affreux devant nous, se trouvait tellement embarrassé, qu’il tournait sur lui-même comme une girouette et s’avouait perdu. Ce n’était ni l’endroit ni le moment d’errer à l’aventure ; je pris donc le seul parti qui nous restait, celui de desseller mon cheval et d’attendre le soleil pour nous tirer d’embarras. M’étant d’abord recommandé à Dieu, puis enveloppé dans ma couverture, la selle me servant d’oreiller, je m’étendis sur le roc, et ne tardai pas à y faire un bon somme. Le lendemain, de grand matin, nous descendîmes entre deux rochers énormes par une petite crevasse que l’obscurité de la nuit avait dérobée à notre vue, et nous arrivâmes bientôt dans la plaine qu’arrose le Port-neuf, tributaire de la Rivière-aux-serpents. La région que nous parcourûmes ce jour-là au grand trot et au galop présentait partout, sur un espace de cinquante milles de chemin, des restes évidents de convulsions volcaniques ; nous y remarquâmes dans toutes les directions des monceaux de débris de lave. Dans toute sa longueur, la rivière offre une succession d’étangs à castors, l’un se viciant dans l’autre par une étroite ouverture creusée dans chaque digue, et formant une cascade de trois à six pieds d’élévation. Toutes ces digues, ouvrage des eaux (selon les trappeurs l’ouvrage des castors), sont formées de la même matière, et offrent les mêmes accidents que les stalactites qu’on trouve dans quelques cavernes.

Nous arrivâmes le soir à un demi-mille du fort ; mais n’y voyant plus et ne sachant où nous étions, nous campâmes cette nuit dans les broussailles, sur les bords d’un petit ruisseau et au milieu d’une nuée de maringouins.

Je sais pour la vie,

Mes très-chers frères,
Votre très-affectionné et attaché frère,
P. J. De Smet. S. J.[1]
  1. Après la petite lettre qui suit, le P. De Smet a interrompu sa relation pour donner successivement différents détails sur les productions des contrées qu’il a traversées, les dangers qu’il a courus, les dispositions morales des tribus sauvages, le plan qu’il se propose de suivre pour assurer et consolider leur conversion et leur civilisation, le lieu qu’il a choisi pour leur résidence permanente, les coutumes qu’il y a introduites, un voyage qu’il a fait dans l’intérêt de sa peuplade, enfin sur ce qui s’est passé dans la réduction pendant qu’il faisait ce voyage. Il n’a repris la suite de sa narration que l’année suivante, dans sa relation d’une année de séjour aux montagnes Rocheuses, adressée à M.  le chanoine De la Croix.