Victor Devaux & Cie (p. 125-148).
SECONDE LETTRE
Séparateur


Rivière d’Eau-sucrée, 14 juillet 1841.
Mes très-chers Frères,

Voilà deux longs mois que nous sommes en route ; mais enfin nous commençons à apercevoir ces chères montagnes, où nos vœux nous transportent depuis si longtemps. On les appelle Rocheuses, à cause de leur composition, qui n’admet guère que le granit et le silex. La longueur, le cours et l’élévation de cette chaîne imposante lui ont fait donner le surnom d’Épine dorsale du Nouveau-Monde. Parcourant du nord au sud presque toute l’Amérique septentrionale, renfermant les sources des plus grands et des plus beaux fleuves de l’univers, elle a pour branches, du côté de l’ouest, l’éperon des Cordillères qui s’étendent dans le Mexique, et du côté du levant les montagnes moins connues peut-être, mais non moins admirables, de la Rivière-aux-vents. Ces dernières renferment les sources de plusieurs grandes rivières, dont les unes se déchargent dans la mer Pacifique, et les autres dans le grand fleuve qui porte le tribut de ses eaux à l’Atlantique. Les Côtes-noires, les plaines élevées qui séparent les sources du haut Missouri de celles du Mississipi, et qu’on appelle le Coteau des prairies, les montagnes Azark et les Massernes peuvent être considérées comme des ramifications des montagnes Rocheuses.

D’après les observations faites au moyen du baromètre, d’accord avec les calculs de la trigonométrie, les mémoires de Bonneville portent la hauteur de quelques-uns de leurs pics à vingt-cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer, élévation qui paraîtrait plus qu’exagérée, si l’on s’en rapportait au seul témoignage des yeux ; mais tout le monde sait que les montagnes placées au milieu d’une plaine immense ressemblent aux vaisseaux qui flottent sur la mer ; elles paraissent toujours moins élevées qu’elles ne le sont en effet. Quoi qu’il en soit de leur plus ou moins d’élévation, c’est au pied de ces colosses de la création que nous avions l’espérance de trouver nos chers néophytes ; mais un exprès, envoyé pour leur annoncer notre arrivée prochaine, vient de revenir avec la nouvelle, que des sauvages qui ont campé là, il y a environ quinze jours, sont descendus vers le sud pour la chasse du buffle. Ces sauvages appartiennent-ils à la tribu des Têtes-plates, ou à d’autres ? Nous n’en savons rien ; un second messager va partir pour s’en informer ; en attendant son retour, je continue ma relation.

L’extrême lenteur de notre marche, qui nous a permis de prendre de nombreuses notes sur les lieux, peut aussi en garantir l’exactitude, qualité d’autant plus désirable qu’elle ne se trouve pas toujours dans les récits publiés sur ces régions lointaines. Cependant pour ne pas outre-passer les bornes d’une très-longue lettre, je ne dirai que quelques mots sur les perspectives, les rieurs, les oiseaux, les animaux, les sauvages, et les aventures de notre route.

À l’exception clés buttes qui courent parallèlement des deux côtés de la Plate jusqu’aux Côtes noires, et des Côtes-noires elles-mêmes qui viennent se joindre aux montagnes Rocheuses, on pourrait appeler un océan de prairies les quinze cents milles que nous avons parcourus de Westport aux sources de l’Eau sucrée. Le terrain offre partout ce genre d’accidents qui ressemblent aux ondulations de la mer, quand elle est agitée par quelque tourmente. Nous avons rencontré, sur le sommet de quelques tertres, des pétrifications et des coquillages tels qu’il s’en trouve dans certaines montagnes de l’Europe. Je ne doute nullement que des géologues de bonne foi ne reconnussent ici, comme ailleurs, des vestiges incontestables du déluge. Un fragment de pierre que je conserve me semble en renfermer plusieurs.

À mesure que, s’éloignant du Missouri, on s’enfonce dans les contrées de l’ouest, les forêts diminuent d’épaisseur, d’élévation et de profondeur, à peu près en raison directe de la moindre quantité d’eau qui les arrose. Bientôt, sur les bords des torrents, on ne voit plus qu’une lisière de bois assez étroite ; on y trouve rarement des arbres de haute futaie. Dans le voisinage des ruisseaux, il ne croît guère que des buissons de saules, et là où l’eau manque, on chercherait en vain autre chose que de l’herbe ; encore ne se montre-t-elle que dans les plaines fertiles qui s’étendent de Westport jusqu’à la Plate. Cette liaison intime entre les eaux et les bois est sensible à tous les yeux. Nos bêtes de somme n’avaient pas cheminé huit jours dans ce désert, que déjà on les voyait, surtout quand la marche avait été longue, tressaillir et doubler le pas, à la vue des arbres qui s’élevaient dans le lointain. Cette rareté de bois dans les contrées de l’ouest, si contraire à ce qui se fait remarquer dans les autres parties de l’Amérique septentrionale, provient de deux causes principales : dans les plaines situées en deçà de la Plate, elle est le résultat de la coutume qu’ont les Indiens dans ces parages de brûler leurs prairies vers la fin de l’automne, pour avoir de meilleurs pâturages au retour du printemps ; et dans le Far West, où les sauvages se gardent bien d’agir ainsi, soit pour ne pas éloigner les animaux nécessaires à leur subsistance, soit pour ne pas se laisser découvrir par les partis ennemis, cette rareté de bois provient de la nature du sol. En effet le sol n’y est que sable et terre si légère, et partant si aride, qu’à l’exception des éternelles absinthes qui couvrent les plaines, et de la sombre verdure des arbres résineux qui ombragent les montagnes, toute la végétation est obligée, sous peine de mort, de chercher un refuge dans les sinuosités des rivières ; ce qui rend les voyages du Far West extraordinairement longs et ennuyeux.

De loin en loin, surtout entre la rivière des Kants et la Plate, on trouve des blocs de granit de différentes grandeurs et couleurs ; le rosâtre ou le granit porphyre est le plus commun. On voit aussi, dans quelques sites pierreux des Côtes-noires, une infinité de petits cailloux de mille nuances diverses ; j’en ai vu de tellement coagulés ensemble qu’ils ne formaient plus qu’une seule masse ; bien polis, ces blocs feraient de superbes mosaïques. La fameuse colonnade de la chambre du Congrès américain, qui passe pour une des plus riches qui existent, est de cette composition.

Le 29 juin, fête de saint Pierre, nous trouvâmes une carrière extrêmement curieuse ; nous crûmes d’abord que c’était du marbre blanc ; mais bientôt nous nous aperçûmes que c’était quelque chose de mieux. Étonnés de la facilité avec laquelle se façonnait cette pierre, la plupart des voyageurs s’en firent des calumets ; moi-même j’en fis tailler plusieurs dans le dessein d’en faire présent aux chefs sauvages ; en sorte que, pendant deux jours, on ne vit parmi nous que des sculpteurs. Mais hélas ! incapables de résister à l’action du feu, tous nos calumets se brisèrent à la première épreuve : c’était une carrière d’albâtre.

Le premier rocher, vraiment digne de ce nom, que nous rencontrâmes, et comme le premier degré de cette fameuse chaîne que nous allions gravir, est le roc Indépendance. Il est de la même nature que les montagnes Rocheuses. D’abord je crus que ce titre fastueux lui menait de son isolement des autres et de la forme extraordinaire de son assiette ; mais ensuite j’appris qu’il était ainsi appelé uniquement parce que les voyageurs qui eurent les premiers l’idée de lui donner un nom, étaient arrivés dans son voisinage le jour même où les États-Unis célèbrent l’anniversaire de leur séparation d’avec l’Angleterre.

Nous y arrivâmes le lendemain du même jour. Nous avions avec nous un jeune Anglais non moins jaloux que les Américains de la gloire de sa nation, raison de plus pour ne pas crier : Vive l’Indépendance ! Cependant, le jour suivant, pour qu’il ne fût pas dit que nous passions avec indifférence devant ce grand monument du désert, nous inscrivîmes nos noms sur le flanc du roc qui regarde le sud, à la suite du saint nom de Jésus (IHS) que nous voudrions voir gravé partout. Nous y lûmes un grand nombre d’autres noms, dont plusieurs peut-être ne devraient se trouver nulle part. À cause de ces noms et de toutes les dates qui les accompagnent, ainsi que des hiéroglyphes des guerriers sauvages, j’avais appelé ce roc, à mon premier voyage, le grand Registre du désert.

Un mot des buttes qui se trouvent dans le voisinage de la Plate. La plus curieuse de toutes, du moins la plus connue des voyageurs ordinaires, est celle qu’ils nomment la Cheminée. Elle est ainsi appelée à cause de sa forme extérieure ; mais à ne consulter que la ressemblance, peut-être eût-il mieux valu l’appeler l’Entonnoir. En y comprenant le soubassement, la base et la colonne, sa hauteur ne serait guère que de quatre à cinq cents pieds ; la Cheminée proprement dite n’en aurait même que cent trente à cent cinquante. Ce n’est donc pas dans la grandeur de ses dimensions que consiste le merveilleux. Mais comment ce reste d’une montagne de sable et d’argile a-t-il pu, malgré les vents dont la violence est extrême dans ces contrées, subsister aussi longtemps sous cette forme ? Comment même la cheminée a-t-elle pu se former ainsi ? Voilà ce qui est réellement étonnant. Il est vrai que, comme toutes les buttes qui l’environnent, elle présente successivement dans sa composition des couches horizontales et perpendiculaires, et que toutes ces buttes ont à mi-côte une espèce de ceinture d’argile excessivement dure qui tient le milieu entre la terre et la pierre. Si l’on pouvait conclure de ces deux faits qu’à une certaine hauteur, selon la position horizontale et perpendiculaire de ses couches, cette espèce de terrain est susceptible de se solidifier de manière à se rapprocher de la pierre, peut-être cela servirait-il un peu à expliquer l’étonnante formation de ce singulier monument ; mais son existence n’en resterait pas moins un problème. Si quelque savant désire en donner la solution, qu’il se hâte de visiter la Cheminée ; car une crevasse qui la sillonne dans le haut, et qui bientôt, je pense, s’étendra jusqu’à la base, nous prédit que dans peu il n’en restera plus que le souvenir.

La Cheminée n’est pas la seule merveille qui se fasse remarquer dans cette vaste solitude. Parmi les plus curieuses, l’une est appelée la Maison, une autre le Château, une troisième le Fort, etc., et vraiment, si l’on ne savait qu’on voyage dans un désert où il n’existe absolument d’autre édifice que la tente qu’on dresse le soir et qu’on enlève le matin, on dirait que toutes les buttes comprises dans un espace d’environ cinquante milles sont autant de vieilles forteresses ou de châteaux gothiques ; avec un peu d’imagination et une teinture d’histoire, on se croirait transporté au milieu des antiques castels de la chevalerie errante. Ici, ce sont de larges fossés ; là, de hautes murailles ; ailleurs, des avenues, des jardins, des vergers ; plus loin, le parc, les étangs, la haute futaie ; vous croyez voir un de ces vieux manoirs du moyen âge. Aidez encore un peu à l’illusion, et le châtelain va vous apparaître sur ses lointains créneaux ; c’est bien lui, c’est sa voix que vous venez d’entendre dans le murmure confus des brises du désert Mais approchez, et, au lieu de ces antiquités imaginaires, vous ne trouvez qu’une terre aride et crevassée en tout sens par la chute des eaux, un repaire où s’agite une infinité de serpents à sonnettes et d’autres reptiles venimeux.

Après le Missouri, qui est dans l’ouest ce que le Mississipi est du nord au sud ; les plus belles rivières sont le Kansas, la Plate, la Roche-jaune et l’Eau-sucrée. La première se décharge immédiatement dans le Missouri et se fait remarquer par le grand nombre de ses tributaires. Dans le seul espace qui la sépare de la Plate, nous en avons compté jusqu’à dix-huit, ce qui suppose un grand nombre de sources, conséquemment un sol compacte ; aussi l’herbe y croît partout. C’est le contraire dans le voisinage de la Plate ; même sur les buttes qui courent parallèlement à quelque distance de chacune de ses rives, on ne rencontre ni sources, ni ombrages, parce que le sol, qui n’est guère composé que de sable, est partout si poreux, que les eaux, à peine tombées des nues, coulent déjà dans le fond des vallées ; en revanche les prairies voisines sont d’une grande fertilité, parce que les eaux de la rivière coulant toujours à pleins bords y répandent constamment la fraîcheur. Dans le printemps surtout, elles sont fort belles à cause de la grande variété de fleurs qu’elles produisent. La veille du Sacré-Cœur, nous n’en’cueillîmes qu’une de chaque espèce, et il y en eut assez pour former une corbeille magnifique.

Je ne puis m’empêcher de revenir encore sur la description de la Plate, quoique j’en aie déjà parlé dans le récit de mon premier voyage. Si, malgré ses beautés, elle porte un nom si commun, qu’on se souvienne que la plus belle de ses buttes ne se nomme que la Cheminée, et qu’on le pardonne à de pauvres voyageurs, qui ne pouvant prendre pour terme de comparaison ce qu’ils ne connaissent pas, appellent les choses du premier nom qui leur paraît caractériser l’objet qu’ils ont devant les yeux. C’est ainsi qu’ils ont donné à cette rivière le nom de Plate à cause de sa largeur qui est souvent de six mille pieds, tandis qu’elle en a tout au plus un à cinq ou six de profondeur. Ce peu de proportion lui fait perdre aux yeux du commerce plus des trois quarts de sa valeur ; car il est inouï qu’on ait vu le moindre canot la remonter ; et si des berges partant du fort la Ramée la descendent jusqu’à son embouchure, c’est que, de berges qu’elles sont, elles peuvent devenir et deviennent en effet souvent des traîneaux qu’on fait avancer à force de bras. Irving, dans la définition qu’il en donne, corrige ce qu’il y aurait eu de peu noble ou d’exagéré dans une seule expression, en la nommant en même temps la plus magnifique et la plus inutile des rivières.

Ce côté défectueux une fois reconnu, qu’il soit permis de le dire, rien de plus magnifique, ni de plus varié que la perspective qu’offre la Plate, surtout vers le milieu de son cours. Vous ne voyez partout sur ses rives délicieuses, outre les fleurs de la plaine, que la rose des forêts avec toutes ses teintes imaginables, la vigne des prairies et la renoncule de nos jardins ; la haute végétation a été obligée de chercher un refuge contre les feux de l’automne jusque dans le sein des îles qui couvrent la surface du fleuve. Ces îles sont si nombreuses et si capricieusement groupées, qu’elles forment, au milieu des flots, comme un labyrinthe de bosquets, embellis de toutes les nuances qui flattent la vue. Tout respire un air de jeunesse. La souplesse des rameaux, qui obéissent au moindre souffle des brises, ajoute de la vie à la fraîcheur de l’ensemble ; aux ondulations si suaves de la rivière et de la verdure joignez une distribution parfaite de jours et d’ombres qui varient à chaque instant, une harmonieuse profusion d’îles échelonnées les unes derrière les autres de manière à graduer la perspective, les coteaux de la rive opposée rendus si fuyants par la pureté de l’atmosphère, enfin le déplacement du spectateur qui dans sa marche saisit à chaque pas un point de vue nouveau ; et vous aurez l’idée des sensations qu’éprouve le voyageur en parcourant ces bords enchantés. À leur aspect on se croirait transporté au moment où la création venait de sortir des mains de Dieu.

Sous ce climat tempéré, les beaux jours sont continuels ; cependant il arrive de loin en loin que les nuages, en pressant leur course, ouvrent des courants d’une telle violence, qu’ils glacent l’air subitement et produisent des grêles capables de tout détruire. J’ai vu de ces grêlons de la grosseur d’un œuf de dinde. Malheur alors à celui qui se trouve en rase campagne ! Un Sheyenne renversé par un de ces grêlons demeura une heure entière sans mouvement. Un jour que ce fléau exerçait sa fureur à quelques pas de nous, un spectacle vraiment sublime s’offrit à nos yeux : nous vîmes tout à coup dans les airs, à peu de distance de nous, comme un vaste abîme se creuser en spirale, et dans son sein les nuages se poursuivre avec tant de rapidité, qu’ils attiraient à eux tous les objets d’alentour ; d’autres nuages, trop éloignés ou trop étendus pour subir cette influence, tournoyaient en sens inverse ; un bruit épouvantable de tempête se faisait entendre ; on eût dit que tous les vents étaient déchaînés à la fois de tous les points de l’horizon ; et, ce qui est bien certain, s’ils se fussent rapprochés tant soit peu plus près de nous, la caravane entière, hommes, chevaux, bœufs, mulets, chariots et charrettes eussent fait une ascension dans les nuages ; mais, comme aux flots de la mer, le Tout-Puissant leur avait dit : Vous n’irez pas plus loin. De dessus nos têtes le tourbillon recula majestueusement vers le nord et s’arrêta sur le lit de la Plate. Alors nouveau spectacle : les eaux, attirées par son souffle puissant, se mirent à tourner avec un bruit affreux ; toute la rivière bouillonnait, et dans moins de temps qu’il n’en faut à une pluie d’orage pour tomber des nues, elle s’éleva vers le tourbillon sous la forme d’une immense corne d’abondance, dont les mouvements onduleux ressemblaient à l’action d’un serpent qui essayerait de se dresser vers le ciel. Sa hauteur n’était pas moindre d’un mille ; la force des vents qui descendaient perpendiculairement était telle, que dans un clin d’œil les arbres étaient écrasés et tordus jusqu’à terre ; les branches, arrachées des troncs, couvraient au loin l’espace de leurs débris. Mais ce qui est violent ne dure pas : au bout de quelques minutes, l’effrayante spirale cessa ; le tourbillon ne pouvant plus en soutenir le poids, on la vit se fondre aussi rapidement qu’elle s’était formée ; bientôt le soleil reparut, le calme se rétablit, et nous continuâmes en paix notre route.

À mesure que nous remontions vers les sources de cette merveilleuse rivière, les teintes de la végétation devenaient plus sombres, la forme des collines plus sévère, le front des montagnes plus sourcilleux ; tout paraissait offrir l’image, non de la caducité, mais de la vieillesse ou plutôt de l’antiquité la plus vénérable. Jugez de notre joie, quand il nous fut permis de chanter notre cantique sur les montagnes Rocheuses[1] :


Non ce n’est plus une ombre vaine,
Dans l’azur d’un brillant lointain
Mes yeux ont vu, j’en suis certain,
Des monts Rocheux la haute chaîne.


J’ai vu la neige éblouissante
Blanchir leur front majestueux,
Et d’un beau jour les premiers feus
En dorer la masse imposante.

Comment de leurs cimes glacées
Descendent les fécondes eaux ?
Et d’un miel pur les doux ruisseaux
Serpentent-ils dans leurs vallées ?

C’est que sur la plus haute cime
Flotte l’étendard des élus,
Et que là le Roi des vertus
Place son pavillon sublime.

Salut, roche majestueuse,
Futur asile du bonheur !
De ses trésors le divin Cœur
T’ouvre aujourd’hui la source heureuse.

Non ; non, désormais plus d’alarmes !
De la Paix j’entends les concerts,
Et les sauvages des déserts
En l’écoutant versent des larmes.

Bientôt de leur vive allégresse
L’écho redira les accents ;
Et la bouche de leurs enfants
Du ciel publiera la tendresse.

Grand Dieu, qu’ils sont donc admirables
Les chemins par où ton amour
Appelle au céleste séjour
Des cœurs naguère si coupables !


Ayant parlé de la Plate, il faut bien que je dise un mot de l’Eau-bourbeuse ou du Missouri qui se grossit de ses eaux ; toutefois je ne toucherai que quelques points géographiques qui le regardent. Le Missouri est le fleuve que je connais le mieux. Dans les quatre années qui viennent de s’écouler, je l’ai monté et descendu de toutes les manières : par eau, par terre, en berge, en canot de bois et de peau, en bateau à vapeur. J’ai parcouru les plaines de ses deux plus grands tributaires, à travers un espace de plus de huit cents milles. J’ai traversé presque toutes les fourches qui lui payent le tribut de leurs eaux, depuis la source de la Roche-jaune, jusqu’à l’endroit où le Missouri, s’associant au Mississipi, va communiquer sa fougue au plus paisible des fleuves. J’ai bu des eaux limpides de ses sources, et à une distance de trois mille milles, j’ai goûté les eaux bourbeuses de son embouchure. Sa prodigieuse étendue, son volume d’eau, sa bourbe remarquable, son caractère variable, impétueux, sauvage et destructeur, arrachant souvent avec furie des arpents entiers de l’un de ses bords et déposant sa vase sur l’autre, engloutissant les belles forêts qui l’ombragent pour parsemer son sein d’écueils dangereux, changeant à chaque instant la physionomie et le site de ses charmantes îles ; ce fleuve Furieux (c’est le nom que les Dacotahs lui donnent) semble, surtout dans un espace de six à sept milles (la basse plaine), se jouer de tous les obstacles qu’il rencontre ; car, là où il veut passer, il passe ; rien n’a jamais pu l’arrêter. Les régions singulières qu’il traverse lui donnent un air de grandeur qui n’appartient qu’au sublime. Chaque fois qu’on le traverse, une espèce d’enthousiasme s’empare de l’imagination, on se transporte d’avance dans ces contrées lointaines, dans cet océan de prairies qu’il arrose, jusqu’au pied des colosses américains qui lui donnent naissance.

C’est donc du sein fécond des montagnes Rocheuses que le Missouri sort avec tant d’autres grands fleuves, l’Arkansas, la Rivière-rouge, le Mississipi, qui tous s’entremêlent ensuite dans un seul réservoir, après avoir orné leurs deux bords dans leurs immenses étendues des riches débris arrachés aux montagnes.

Le Missouri proprement dit est formé par trois fourches considérables, qui s’unissent à l’entrée d’une gorge de l’une des principales chaînes des montagnes Rocheuses. La fourche du nord s’appelle le Jefferson, celle du milieu, le Madison, et celle du sud, le Gallatin. Chacune se subdivise en petites branches qui descendent des montagnes dans tous les sens, et confondent leurs eaux avec les fourches supérieures du Columbia et du Rio-Colorado[2], qui coulent à l’ouest des montagnes. J’ai bu aux sources des unes et des autres à la distance de moins de cinquante verges, le même champ de neige fournissant des eaux au grand Océan et à la mer Pacifique. Après la jonction des trois fourches, le Missouri ne présente à une distance considérable qu’un torrent fougueux et écumant. Il s’étend ensuite dans un lit plus spacieux et par conséquent plus tranquille ; on y rencontre de petites îles et des rochers noirâtres et escarpés qui s’élèvent jusqu’à la hauteur de mille pieds au-dessus du courant. Les montagnes dont il lave les bases sont couvertes de térébinthacées, telles que le pin, le sapin et le cèdre, et de toutes sortes de tamarins ; on y voit beaucoup de grosses-cornes à une hauteur en apparence inaccessible. Bientôt ces montagnes prennent un aspect solitaire et offrent aux regards les masses les plus imposantes. Dans un parcours de dix-sept milles, la rivière est dans une rage éternelle, roulant et lançant ses ondes écumantes de cataracte en cataracte, avec des mugissements épouvantables dont retentissent tous les échos d’alentour. La première chute est de quatre-vingt-dix-huit pieds ; la seconde de dix-neuf ; la troisième de quarante-sept, et la quatrième de vingt-six. Le Missouri conserve la fougue et la rapidité de son cours assez loin au delà. Immédiatement après sa dernière chute, il reçoit la belle Rivière-à-Marie, qui vient paisiblement du nord. Plus bas, du côté opposé, entrent le Dear-born et la Fantaisie, chacune par une embouchure de cent cinquante verges, les Manolles, la Grosse-corne, la Coquille, toutes de cent verges, la Grande-Sèche de quatre cents verges, la Sèche de cent, et le Porc-épic de cent douze. Après ces rivières, on voit paraître la Roche-jaune, le second en grandeur de tous les tributaires du Missouri. Elle lui ressemble sous bien des rapports, et prend sa source dans les mêmes montagnes ; son lit est large, son courant rapide ; aux deux cents derniers milles de son cours, ses deux bords sont bien boisés et ses bas-fonds larges et fertiles. L’ours gris et l’ours noir, la biche, la grosse-corne, le chevreuil commun et le chevreuil à queue noire, la gazelle et le buffle sont les animaux les plus communs de ces parages. Les mines de charbon et de fer y paraissent très-abondantes ; lorsqu’on les exploitera, elles fourniront de l’emploi à une infinité de machines à vapeur. La Roche-jaune se décharge dans le Missouri par le sud, après un cours de 1600 milles ; à son embouchure, qui est de 850 verges, elle paraît plus large que le fleuve qui la reçoit.

Le Missouri, après sa jonction avec la Roche-jaune, commence à s’étendre dans des plaines et des bas-fonds, malheureusement dénués de bois, ce qui retardera encore longtemps la culture de ces riches terres ; il reçoit successivement par le nord, la Rivière à la terre blanche, et par le sud, la Rivière à Voie, le petit Missouri peu profond et très-rapide, la Rivière-aux-couteaux près des villages des Mandans, la Rivière aux boulets, le Winnipentin, la Sexwarzerna, la Sheyenne, navigable jusqu’à environ trois cents milles de son embouchure qui est de 400 verges, son courant est très-rapide et son eau très-bourbeuse ; ensuite la Rivière à Tyber et la Rivière blanche. Cette dernière tire son nom de la blancheur de ses eaux qui sont très-malsaines et resserrent le corps lorsqu’on en boit ; les terres hautes qui l’avoisinent sont stériles et abondent en pétrifications du règne animal et végétal ; ses coteaux sont d’un aspect fantastique et singulier ; son flux est rapide ; depuis son embouchure, qui est de trois cents verges, on peut la remonter en bateau à la distance de 300 milles. Le Poncas et l’Eau-qui-court entrent du même côté ; du côté opposé on rencontre la petite Rivière-à-médecine, la Rivière-à-Jacques qui est de temps immémorial un rendez-vous de chasseurs à castors ; la Pierre-blanche, le Vermillon, la Siouse qui possède une belle carrière rouge à calumet, la Petite-Siouse, la Rivière-à-Floyd, le Royer, le Maringouin, le Nishuebatlana, la Rivière-aux-tonneaux, le Torquios, le Nodowa.

Alors vient la Plate, la principale fourche du Missouri ; elle prend sa source dans les mêmes chaînes des montagnes Rocheuses, parcourt une étendue d’environ deux mille milles, et présente à son embouchure environ un mille de largeur, mais de si peu de profondeur, qu’elle n’est pas navigable. Les deux Newahas entrent par le sud, la Petite-Plate par le nord ; le Kansas, par le sud, a un cours d’environ mille milles, navigable à une grande distance ; l’Eau-bleue et trois autres petites rivières viennent du même côté ; du côté opposé viennent la Rivière-grande, large, profonde et navigable, les deux Charetons, la Bonne-femme et le Manitou ; au sud sont la Mine, la Salée, et l’Osage, belle rivière et de grande importance, navigable jusqu’à 600 milles ; vers sa source ses eaux se mêlent à celles de l’Arkansas. Trois autres rivières peu considérables entrent du côté opposé, la Bourbeuse, la Loutre et le Cèdre. La Gasconnade est navigable à 66 milles ; elle est importante à cause de ses belles forêts de pins, qui pourvoient aux besoins de Saint-Louis et du pays adjacent. Avant d’arriver à cette ville, où le Missouri se décharge dans le Mississipi, on rencontre encore plusieurs autres rivières, telles que le Buffalo, le Saint-Jean, la Rivière-au-bois, le Bon-homme, au sud ; et la Charrette, la Femme, etc., au nord.

Je passe sous silence une infinité de petites rivières qui se déchargent immédiatement dans le Missouri : celles que je nomme suffiront pour donner une idée de l’immense volume d’eau que cette rivière charrie. Depuis ses sources jusqu’à l’embouchure de la Roche-jaune, elle a une étendue de 880 milles ; depuis l’embouchure de la Roche-jaune jusqu’à sa jonction au Mississipi, 2, 200 milles.

Concluons de là quelle masse imposante d’eau doit offrir le Mississipi après sa jonction au Missouri. La plus grande fourche du haut Mississipi est la Rivière-Saint-Pierre, qui prend sa source dans les plaines du nord-ouest, et se jette dans le grand fleuve en dessous des chutes Saint-Antoine. Le Kaskaskia et la Rivière-des-Illinois le joignent ensuite après un cours de plusieurs centaines de milles. Vient alors le Missouri, puis l’Ohio, grand fleuve formé par la jonction de l’Alleghany et du Monongahela ; la Rivière-blanche qui parcourt une distance d’au delà de mille milles ; plus bas l’Arkansas qui descend des confins du Mexique. Le dernier grand tributaire du Mississipi est la Rivière-rouge, qui prend sa source dans le Mexique et parcourt plus de 2,000 milles.

Le Père-des-eaux, après avoir ainsi rassemblé toutes les eaux d’une région d’un million trois cent mille milles carrés, a un lit de plus d’un mille de largeur et de plusieurs brasses de profondeur. Dans ses grandes crues annuelles, en deçà de l’Ohio, il se déborde et s’étend quelquefois de trente à quarante milles dans l’intérieur, couvrant, pour une partie de l’année, les prairies, les bas-fonds et les marais. Après sa jonction à la Rivière-rouge, ce grand fleuve ne peut plus se contenir dans un seul lit ; il se divise, et comme le Nil, va se jeter dans le golfe du Mexique, par différentes embouchures, appelées Delta, et qui sont à une grande distance les unes des autres.

Un auteur récent, parlant des avantages que le Mississipi présente au commerce, fait la remarque suivante. Quatre berges peuvent partir des points les plus opposés de l’Amérique septentrionale : une du lac Chataque dans l’Etat de New-York ; une autre de l’intérieur de la Virginie ; une troisième des lacs au Riz où le Mississipi prend sa source principale au 47e degré lat. nord ; et une quatrième des sources du Missouri aux montagnes Rocheuses ; et toutes se réuniront à l’embouchure de l’Ohio et descendront en compagnie jusqu’à l’Océan.

J’avais laissé la narration de mon voyage à l’endroit où, quittant la fourche nord de la Platte, nous traversâmes pendant deux jours des côtes arides pour arriver aux bords de l’Eau-sucrée. Mais il est temps de prendre un peu de repos. Aussi bien faut-il que je sois tout oreilles pour entendre les bonnes nouvelles qu’on nous apporte. Je suis,

Mes très-chers frères,
Votre très-attaché frère
P. J. De Smet.

P. S. Fourches principales des grands tributaires du Missouri que j’ai vues et traversées dans mes différents voyages.

Fourches du Jefferson.
Tête au castor.
Fourche du grand trou.
L’eau qui pue.
Fourches de la Roche-jaune.
Rivière à la foudre.
Ri«ière à la langue.
Ri«ière bouton de rose.
Ri«ière grosse-corne.
Ri«ière à Clark.
La Rocheuse.
Rivière à travers.
Ri«ière à la loutre.
Ri«ière des 25 verges.
Ri«ière Gallatin.
Ri«ière au vent.
Fourches de l’Osage.
Grands os.
Jungar.
Palate.
Grande-fourche.
Fourches du Kansas.
Rivière aux soldats.
Waggere-rousse (nom indien).
Vermillon.
Vermillon noir.
Rivière malade.
Ri«ière aux couteaux.
Ri«ière de l’eau bleue.

Fourches de la Platte.
La corne.
Rivière au loup.
Gros-bois.
Fourche du sud.
Fourche du nord.
Perche de loge (long
     morceau de bois).
Rivière aux chevaux.
Fourche la ramée.
Eau-sucrée.
Branches de la fourche
     du nord qui sort de
     la Platte.
Grande sableuse.
Fer à cheval.
Saint-Pierre.
Rivière rouge.
Cotonnier amer.
Kennion.
Rivière aux chevreuils.
Le torrent.
  1. Traduction de l’anglais.
  2. Le Columbia est le réservoir commun de toutes les eaux de l’Orégon. Le Rio-Colorado, après avoir traversé le désert le plus affreux, va ensuite fertiliser la plus belle partie de la Californie.