Voyages (Ibn Battuta, Sanguinetti)/Syrie et Palestine

Traduction par Defrémery et Sanguinetti.
Imprimerie nationale (Tome premierp. 113-253).

Ensuite nous partîmes et nous arrivâmes à la ville de Ghazzah, qui est la première ville de Syrie du côté de l’Égypte. Elle est vaste, bien peuplée, ornée de belles places et de nombreuses mosquées, et elle n’est pas entourée de murs. Elle possédait jadis une belle mosquée principale. Quant à la mosquée dans laquelle se tient maintenant la réunion du vendredi, elle a été bâtie par l’émir illustre Eldjâouély. C’est un édifice d’une construction très-élégante, fort solide, et sa chaire est en marbre blanc. Le kâdhi de Ghazzah est Bedr eddîn Essalkhaty elhaouràny, et son professeur est Alem eddîn, fils de Sàlim. Les fils de Sàlim sont les principaux habitants de la ville ; un d’eux est Chems eddin, kâdhi de Jérusalem.

Je partis de Ghazzah pour la ville du Khalîl (l’ami de Dieu, Abraham ; c’est la ville d’Hébron). C’est une place de peu d’étendue, mais qui tient un rang éminent. Elle est brillante de lumières, belle à l’extérieur, admirable à l’inférieur. Elle est située au fond d’une vallée, et sa mosquée est d’un joli travail, d’une construction solide, d’une grande beauté et fort élevée. Elle est bâtie en pierres de taille, et dans un de ses angles il y en a une dont un côté a trente-sept empans. On dit que Salomon a ordonné aux génies de construire cet édifice. A l’intérieur de la mosquée est la grotte vénérable et sainte où se trouvent les tombeaux d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, auxquels font face trois autres tombeaux, qui sont ceux de leurs épouses. A droite de la chaire, et tout à côté de la paroi méridionale, se trouve un endroit d’où l’on descend, par des degrés de marbre construits solidement, dans un passage étroit qui aboutit à un large espace pavé de marbre, où se voit la représentation des trois sépulcres. On dit qu’ils sont juste en face. C’était là que se trouvait le chemin pour parvenir à la grotte bénie ; mais il est maintenant fermé. Pour ma part, je suis descendu plusieurs fois dans l’endroit dont il vient d’être parlé.

Parmi tout ce qu’ont mentionné les savants, comme preuve de l’existence réelle des trois nobles tombeaux dans ce lieu-là, je citerai ce que j’ai extrait du livre d’Aly, fils de Dja’far arràzy, qu’il a intitulé : Le Flambeau des cœurs, au sujet de l’authenticité des tombeaux d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Il s’appuie, dans cet ouvrage, sur le témoignage d’Abou Horaïrah, qui s’exprime ainsi : « L’envoyé de Dieu (Mahomet) dit : « Lorsque l’ange Gabriel me fit faire le voyage « nocturne à Jérusalem, nous passâmes au-dessus du tombeau d’Abraham, et il me dit : Descends, et fais une prière de deux rec’ah (génuflexions), car ici se trouve le sépulcre de ton père Abraham. — Puis nous traversâmes Baït Lahm (Bethléem) ; et il dit aussi : Descends, fais une prière de deux rec’ah, car ici a été engendré ton frère Jésus. — Il m’a amené ensuite sur le rocher (la roche de la vision de Jacob). » La suite du hadîth se trouve rapportée par Erràzy.

Lorsque je vis dans cette ville le professeur, le pieux, le vénérable, l’imâm, le prédicateur, Borhàn eddîn eldja’bary, un des hommes saints, élus de Dieu, et un des imâms célèbres, je l’interrogeai au sujet de l’authenticité de la sépulture d’Abraham dans ce lieu. Il me dit : « Tous les hommes de science que j’ai rencontrés admettent comme positif que ces tombeaux sont ceux d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et ceux de leurs épouses. Les hérétiques seuls combattent cette croyance, qui a été transmise aux nouvelles générations par leurs ancêtres, et sur laquelle il n’y a aucun doute à entretenir. »

On raconte qu’un certain imâm entra dans cette grotte, et se tint debout près du tombeau de Sàrah. Survint un vieillard à qui il demanda : « Lequel d’entre ces sépulcres est celui d’Abraham ? » Et le vieillard lui indiqua son tombeau bieu connu. Puis un jeune homme entra, auquel il fit la même question, et celui-ci iui montra également le même tombeau. Enfin, un enfant arriva, à qui l’imâm adressa la demande ci-dessus ; et l’enfant lui désigna aussitôt la même sépulture. Alors le fakîh s’écria : « J’atteste que ce sépulcre est le sépulcre d’Abraham ; il n’y a aucun doute sur cela. » Il entra ensuite dans la mosquée, où il fit sa prière, et il partit le lendemain.

Dans l’intérieur de ce temple (à Hébron), se trouve aussi le tombeau de Joseph, et, à l’orient du mausolée sacré d’Abraham, on voit le tombeau de Lot, placé sur une colline élevée, d’où l’on domine la contrée appelée le Ghaour (basse terre) de la Syrie. Au-dessus de ce sépulcre se trouve un bel édifice, et le tombeau est renfermé dans une de ses cellules. Il est d’une construction élégante, blanc de couleur, et il n’est recouvert d’aucun voile.

Tout près de là on voit aussi le lac de Lot, qui contient de l’eau salée. On dit que c’est le lieu où se trouvaient les habitations du peuple de Lot.

A côté du sépulcre de Lot est la mosquée qui porte le nom de Mesdjid elyakîn (le temple de la certitude), et qui est située sur une haute colline ; elle possède une clarté et une splendeur dont aucune autre ne jouit à un tel degré. Il n’y a dans son voisinage qu’une seule habitation, laquelle est occupée par son gardien.

Dans la mosquée, et près de sa porte, on voit un endroit bas, taillé dans une pierre dure, où l’on a formé une sorte de mihrâb (niche) qui ne peut contenir qu’un seul individu faisant sa prière ; et l’on dit qu’Abraham a adoré Dieu dans ce lieu, et l’a remercié lors de la destruction du peuple de Lot. La place où il se prosternait s’agita et s’enfonça un peu dans le sol.

Dans le voisinage de cette mosquée est une caverne où se trouve le mausolée de Fâthimah, fille de Hoçaïn, fils d’Aly. Tant à la partie supérieure qu’à la partie inférieure du mausolée, on voit deux tables de marbre, sur l’une desquelles est l’inscription suivante, sculptée avec des caractères admirables : « Au nom de Dieu clément et miséricordieux ! A lui sont le pouvoir et la durée ; à lui appartient ce qu’il a créé et produit. A l’égard de ses créatures, il a prescrit le néant, et dans l’envoyé de Dieu réside la perfection. — C’est ici le tombeau de Oumm Salamah, Fàthimab, fille de Hoçaïn. » Et sur l’autre table est sculpté ceci : « Fait par Mohammed, fils d’Abou Sahl, sculpteur au Caire. » Et au dessous on lit les vers suivants :

Tu as fait résider, contre mon gré, entre la terre et la pierre, celle dont la demeure était mes entrailles (l’objet chéri de mon cœur).

Ô tombeau de Fâthimah, fille du fils de Fâthimah, fille des imâms et fille des étoiles brillantes !

Ô tombeau, combien tu renfermes de religion et de piété, de chasteté, de réserve et d’excès de pudeur !

Ensuite je partis d’Hébron, me dirigeant vers Elkods (la sainteté, Jérusalem), et je visitai sur ma route le sépulcre de Jonas, près duquel ou voit un vaste édifice et une mosquée. Je visitai aussi Baït Lahm (Bethléem), lieu de naissance de Jésus, où l’on voit la trace du tronc de palmier. (Coran, xix, 23, où il est dit que les douleurs de l’enfantement surprirent Marie au pied d’un tronc de palmier.) Près de là est un édifice considérable. Les chrétiens ont cet endroit en très grande vénération, et ils donnent l’hospitalité à ceux qui y descendent.

Puis nous arrivâmes à Baït elmokaddes (la maison du sanctuaire, Jérusalem), que Dieu la glorifie ! C’est elle qui, sous le rapport de l’illustration, vient immédiatement après les deux nobles temples (de la Mecque et de Médine), et c’est là qu’eut lieu l’ascension de l’envoyé de Dieu vers le ciel. La ville est grande, illustre, et construite en pierres de taille. Le roi pieux, noble, Salàh eddîn (Saladin), fîls d’Ayoub (que Dieu le récompense, pour le bien qu’il a fait à l’islamisme !), lorsqu’il fit la conquête de cette ville, détruisit une partie de son mur d’enceinte. Ensuite Almélic azzhàhir (Beïbars) compléta sa démolition, de crainte que les Francs ne s’emparassent de la ville el ne s’y fortifiassent. Cette ville n’avait pas, auparavant, de canal ; et c’est l’émir Seif eddîn Tenkîz, gouverneur de Damas, qui de notre temps y a conduit l’eau.


DESCRIPTION DE LA SAINTE MOSQUÉE DE JÉRUSALEM.

C’est une des mosquées admirables, merveilleuses, d’une extrême beauté ; et l’on dit qu’il n’existe pas, sur toute la surface de la terre, un temple plus grand que cette mosquée. Sa longueur, du levant au couchant, est de sept cent cinquante-deux coudées, en calculant d’après la coudée elmàlikiyah (la coudée royale, qui est de trente-deux doigts) ; et sa largeur, du midi au nord, est de quatre cent trente-cinq coudées. Elle possède beaucoup de portes sur trois de ses côtés ; mais pour ce qui est de sa paroi méridionale, je ne lui connais qu’une seule porte, et c’est celle par laquelle entre l’imàm. Toute la mosquée n’est qu’un vaste espace, sans toit, à l’exception de la partie appelée la mosquée El-aksa, qui est couverte, et qui est d’une construction extrêmement solide, d’un travail fort ingénieux, recouverte d’or et de couleurs brillantes. Il y a aussi dans la mosquée d’autres endroits recouverts d’une toiture.


DESCRIPTION DU DÔME DU ROCHER.

C’est un édifice des plus merveilleux, des plus solides, et des plus extraordinaires pour sa forme. Il a en abondance son lot de beautés, et a reçu sa bonne part de toute chose merveilleuse. Il est situé sur un lieu élevé au milieu de la mosquée, et l’on y monte par des degrés de marbre. Il a quatre portes ; son circuit est pavé de marbre d’un travail élégant, et il en est de même de son intérieur. Tant au dedans qu’au dehors, il y a diverses sortes de peintures, et un ouvrage si brillant, qu’on est impuissant à les décrire. La plupart de toutes ces choses sont recouvertes d’or, et la chapelle resplendit de lumière et brille comme l’éclair. La vue de celui qui la regarde est éblouie de ses beautés, la langue de qui la voit est incapable de la décrire. Au milieu de la chapelle, on voit la noble pierre qui est mentionnée dans les traditions ; et l’on sait que le Prophète (Mahomet) est monté de là vers le ciel. C’est une pierre fort dure, et son élévation est d’environ une brasse.

Au-dessous de cette pierre, il y a une grotte de l’étendue d’un petit appartement. Elle est élevée aussi d’à peu près une brasse ; on y descend par des degrés, et l’on y voit la figure d’un mihrâb. Près de la pierre existent deux balustrades artistement faites, qui la renferment. Celle qui est plus rapprochée de la pierre est de fer, fort bien travaillé ; l’autre est de bois.

Dans la chapelle se trouve un grand bouclier de fer, qu’on y voit suspendu. On prétend que c’est l’écu de Hamzah, fils d’Abd elmotthalib.


DE QUELQUES SANCTUAIRES BÉNIS DANS LA NOBLE JÉRUSALEM.

Parmi eux, au bord de la vallée connue sous le nom de vallée de la Géhenne, à l’orient de la ville et sur une colline élevée, on voit un édifice que l’on dit être le lieu d’où Jésus est monté au ciel.

Un autre, c’est le tombeau de Ràbi’ah albadaouiyah (la Bédouine), qui tire son nom du désert (badiyeh), et qu’il ne faut pas confondre avec Ràbi’ah al’adaouiyah, laquelle est célèbre.

Au milieu de la même vallée, il y a une église que les chrétiens vénèrent ; ils disent qu’elle contient le sépulcre de Marie. On y voit aussi une autre église également vénérée, et où les chrétiens vont en pèlerinage. C’est celle au sujet de laquelle ils font un mensonge, puisqu’ils prétendent qu’elle renferme le tombeau de Jésus. Toute personne qui s’y rend en pèlerinage doit payer au profit des musulmans un tribut déterminé, et supporter diverses sortes d’humiliations que les chrétiens endurent à contre-cœur. On y voit le lieu du berceau de Jésus, et l’on y vient implorer son intercession.


DE QUELQUES HOMMES ÉMINENTS DE JÉRUSALEM.

On remarque :

1o Son kâdhi, le savant Chems eddin, Mohammed, fils de Sâlim, alghazzy : il est originaire de Ghazzah, et un de ses grands personnages ;

2o Son prédicateur, le pieux, l’excellent Imàd eddin Annâboloucy ;

3o Le savant versé dans les traditions (almohaddith), le moufti Chihàb eddin Atthabary ;

4o Le professeur de la secte de Mâlic, lequel est aussi supérieur des nobles monastères, Ahou Abd Allah Mohammed, fils de Mothbit, Grenadin de naissance, mais habitant à Jérusalem ;

5o i-e cheïkh qui a renoncé à tous les biens du monde (ezzâhid, ou dévot), Abou Aly Haçan, connu sous i’épithète d’aveugle, un des notables parmi les hommes pieux ;

6o Le cheïkh, le juste, l’adorateur de Dieu, Kémàl eddin Almérâghy ;

7o Le cheïkh juste, livré au culte de Dieu, Abou Abd errahîm Abd errahmàn, fils de Mousthafa, originaire d’Erzeroum. C’est un des disciples de Tâdj eddîn Errifà’y. Je me suis lié avec lui, et il m’a revêtu du froc que portent les soufis.

Ensuite je quittai la noble Jérusalem, dans le dessein de visiter la forteresse d’Askalân (Ascalon), qui est ruinée. Ce ne sont plus que vestiges effacés et traces oblitérées. Bien peu de villes ont réuni autant de beautés qu’en a possédé autrefois Ascalon. Ici était combinée la beauté du lieu avec la force de l’emplacement, et elle joignait les avantages du continent à ceux de la mer.

A Ascalon se trouve le mausolée célèbre où était la tête de Hoçaïn, fils d’Aly, avant qu’elle fût transportée au Caire. C’est une noble mosquée, très-élevée, où l’on voit une citerne destinée à conserver l’eau. Sa construction est due à un Obeïdite (Fâthimite), comme c’est écrit sur son entrée.

Au midi de ce lieu de pèlerinage, on voit une grande mosquée qu’on nomme la mosquée d’Omar ; mais il n’en reste rien, excepté les murs. Il y a aussi des colonnes de marbre sans pareilles pour la beauté. Les unes sont debout, d’autres couchées à terre. Parmi ces colonnes, on en distingue une de couleur rouge, admirable ; et l’on prétend que les chrétiens la transportèrent dans leur pays, mais qu’ils la perdirent ensuite, et qu’elle fut retrouvée dans son ancien emplacement, à Ascalon.

Au sud de cette mosquée, on voit un puits connu sous le nom de puits d’Abraham. On y descend par de larges degrés qui aboutissent dans des chambres. Sur chacune de ses quatre faces, il y a une source qui sort de conduits souterrains construits en pierres, et dont l’eau est bonne, mais peu copieuse. On raconte beaucoup de choses sur les propriétés excellentes de ces fontaines.

A l’extérieur d’Ascalon est la vallée des Fourmis ; et l’on dit que c’est celle mentionnée dans le livre rare (le Coran ; voy. xxvii, 18. — Dans cette vallée se sérait rassemblé le cortège de Salomon.) Dans le cimetière d’Ascalon, il y a tant de tombeaux de martyrs et de saints personnages, qu’on ne saurait les compter. Le gardien de ce lieu saint nous les a montrés. Il a des appointements qui lui sont payés par le roi d’Egypte, en outre de ce qu’il reçoit des visiteurs à titre d’aumônes.

Je me dirigeai vers la ville de Ramlah, qui est aussi appelée Palestine. C’est une grande ville, abondante en biens et ornée de beaux marchés. On y remarque la mosquée principale appelée la Blanche ; et l’on dit que dans sa kiblah (partie située au midi) se trouvent enterrés trois cents prophètes.

Parmi ses jurisconsultes notables, je citerai Madjd eddîn Ennâboloucy.

Ensuite je me rendis à Nàbolous (Naplouse, Néapolis ou Sichem). C’est une ville considérable, ayant beaucoup d’arbres, et des fleuves qui coulent abondamment. C’est, d’ailleurs, une des villes de la Syrie les plus riches en oliviers. On en exporte de l’huile au Caire et à Damas. On y fabrique la pâte de kharroûb (caroubes), qu’on exporte à Damas et dans d’autres pays.

La manière de la faire consiste à cuire les caroubes (fruits du caroubier), et puis à les presser et à recueillir le suc qui en sort. C’est avec ce jus qu’on fait la pâte. On exporte le suc lui-même au Caire et à Damas.

A Naplouse, il y a aussi une espèce de melon qui porte le nom de la ville, et qui est bon et délicieux.

Enfin, sa mosquée principale est extrêmement solide et belle. Au milieu, on voit un bassin d’eau douce et d’un goût agréable.

Je voyageai ensuite vers la ville d’Adjloûn : c’est une belle ville, qui possède beaucoup de marchés et un château superbe, et qui est traversée par un fleuve dont l’eau est douce et agréable. Puis je quittai cette ville pour me rendre à Lâdhikiyah (Latakié), et je traversai d’abord le Ghaour, qui est une vallée entre des collines. On y voit le tombeau d’Abou Obaïdah, Hls d’Eldjerrâh, l’amin (le patron) de cette population : nous le visitâmes. Près de lui se trouve une zàouïah qui fournit de la nourriture aux voyageurs. Nous y passâmes une nuit, et ensuite nous nous rendîmes à Koceïr, où l’on voit le tombeau de Ma’âdh, fils de Djebel ; je me sanctifiai par sa visite. Je voyageai ensuite sur le bord de la mer, et j’arrivai à la ville d’Accah (Acre), qui est en ruines. Acre était jadis la capitale du pays des Francs en Syrie, le lieu de relâche pour leurs navires, et on la comparait à Constantinople la grande. A l’orient de la ville est une source connue sous le nom de fontaine des Bœufs. On dit que Dieu en a fait sortir la vache pour Adam. On y descend au moyen d’un escalier ; et près d’elle était une mosquée dont il reste seulement le mihràb. Dans Acre est le tombeau de Sâlih.

Je partis de cette ville pour celle de Soûr (Tyr), qui n’est phis (iu’un monceau de ruines ; mais au dehors. on voit un village encore habité, dont la population est, en grande partie, composée de ces sectaires appelés Arfâdh (Ràfidhites). Une fois j’y descendis dans un lieu fourni d’eau, pour faire mes ablutions ; et un de ses habitants y vint aussi pour se purifier. Il commença par laver ses pieds, puis sa figure, sans se rincer la bouche ni aspirer de l’eau par ses narines. Ensuite il passa sa main sur une partie de la tête. Je lui fis des reproches sur sa manière d’agir ; mais il me dit : » Il est certain que l’on commence l’édifice par les fondations ».

La ville de Soûr a donné naissance à un proverlie relatif à sa force et à sa position inaccessible ; car la mer l’entoure de trois côtés, et elle possède deux portes, dont une ouvre sur la terre ferme et l’autre sur la mer. Celle qui conduit vers la terre possède quatre retranchements, consistant chacun en palissades qui entourent la porte. Quant à celle qui mène à la mer, elle est placée entre deux grandes tours. Sa construction est telle, qu’il n’y a, dans aucun autre pavs du monde, une œuvre plus merveilleuse et plus extraordinaire que celle-ci. En effet, la mer l’entoure de trois côtés ; et du quatrième, il y a un mur sous lequel les navires passent et près duquel ils jettent l’ancre. Il y avait anciennement, entre les deux tours, une chaîne de fer tendue, de manière que rien ne pouvait entrer ni sortir, si ce n’est après qu’on l’avait baissée. Près d’elle étaient placés des gardes et des hommes de confiance ; et personne n’entrait ni ne sortait sans qu’ils le sussent.

Acre avait un port pareil à celui que nous venons de décrire ; mais il n’admettait que les navires de petite dimension. Je quittai Soùr pour aller à Saïdà (Seyde, ancienne Sidon, qui est sur le bord de la mer. Elle est belle et fournit des fruits abondants. On en exporte en Égypte des figues, des raisins secs et de l’huile d’olive. Je me logeai chez son kâdhi, Camàl eddîn Elochmoùny elmisry. C’est un homme d’un caractère excellent, et doué d’un noble esprit.

Je me rendis ensuite à la ville de Thabariyah (Tibériade). C’était jadis une ville grande et considérable ; mais il n’en reste à présent que de simples vestiges, qui annoncent pourtant sa grandeur et son importance d’autrefois. Il s’y trouve des bains merveilleux qui ont deux quartiers séparés, l’un pour les hommes, et l’autre pour les femmes. L’eau de ces bains est très-chaude. Tibériade possède le lac bien connu, dont la longueur est d’environ six parasanges, et la largeur, de plus de trois parasanges. Elle possède aussi une mosquée connue sous le nom de mosquée des Prophètes, et qui renferme les tombeaux de Cho’aib) (Yéthro), de sa fille, épouse de Moïse, le calim (interlocuteur de Dieu), celui de Salomon, de Judas et de Ruben.

De là nous visitâmes le puits dans lequel Joseph fut jeté. Il se trouve dans la cour d’une petite mosquée, et a tout près de lui une zâouïah. Le puits est vaste, profond, et nous bûmes de son eau, qui est de l’eau de pluie. Cependant son gardien nous a dit que l’eau sourd aussi du puits même.

Nous nous rendîmes ensuite à la ville de Baïroùt (ancienne Berytus). Elle est petite, mais elle a de beaux marchés et une mosquée djàmi admirable. On exporte de cette ville en Égypte des fruits et du fer.

De là nous visitâmes le tombeau d’Abou Ya’koûb Yoûcef, qu’on prétend avoir été un des rois du Maghreb (Afrique occidentale). Ce tombeau est situé dans un lieu appelé Carac Noùh (Carac de Noé), dans le Bakâ’ d’El’azîz (Cœlé-Syrie). Il y a auprès une zâouïah qui donne à manger à tous les visiteurs. On dit que le sultan Salâh eddîn a institué en sa faveur des legs pieux ; d’autres disent que c’est le sultan Noûr eddîn. Celui-ci était, en effet, du nombre des hommes vertueux et saints, et l’on assure qu’il tressait des nattes et qu’il se nourrissait du produit de leur vente.


ANECDOTE RELATIVE AU SUSDIT ABOU YA’KOUB YOÛCEF.

On raconte qu’il entra une fois dans la ville de Damas, qu’il y tomba malade d’une manière grave, et qu’il resta couché par terre dans les places publiques. Lorsqu’il fut guéri, il se rendit à l’extérieur de la ville, afin de solliciter l’emploi de gardien d’un jardin. Il fut engagé comme surveillant d’un verger appartenant au roi Noûr eddîn, et il demeura six mois dans ses fonctions. Quand la saison des fruits fut arrivée, le sultan alla dans le jardin, et l’intendant dit à Abou Ya’koûb d’apporter des grenades, afin que le sultan en mangeât. Il en apporta ; mais l’intendant du jardin, les ayant trouvées acides, ordonna à Abou Ya’koûb d’en cueillir d’autres, ce qu’il fit ; mais elles furent encore trouvées aigres. Alors l’intendant lui dit : « Tu es préposé à la garde de ce verger depuis six mois, et tu ne sais pas encore distinguer ce qui est doux de ce qui est acide ! » Abou Ya’koûb lui répondit : « Tu m’as loué pour garder le jardin, et non point pour manger de ses fruits. » L’administrateur se rendit alors auprès du roi, et l’informa de tout ce qui venait de se passer. Le roi envoya chercher de suite Abou Ya’koùb ; or il avait déjà vu en songe qu’il devait être mis en rapport avec ce dernier, et qu’il résulterait de l’avantage pour lui de la connaissance d’Abou Ya’koùb. Le roi le reconnut à ses traits, et lui dit : « Tu es Abou Ya’koùb. » Celui-ci lui répondit affirmativement. Alors le sultan se leva, alla vers lui, l’embrassa, et le fit asseoir à son côté. Après cela, il le conduisit dans sa demeure, et le traita dans un repas d’hospitalité, composé de choses légitimement gagnées par le travail de ses mains. Abou Ya’koùb resta près de lui quelque temps ; puis il sortit de Damas, s’enfuyant tout seul au moment d’un grand froid. Il se rendit dans un village près de Damas, ou il vit un individu appartenant à la classe peu aisée, qui lui offrit de le recevoir dans sa demeure. Abou Ya’koùb y consentit ; et son hôte lui prépara un bouillon, tua une poule, et la lui servit avec du pain d’orge. Abou Ya’koùb en mangea, et fit des vœux pour son hôte. Ce dernier avait un certain nombre d’enfants, parmi lesquels une jeune fille, qui était près de se marier ; et c’est un des usages de ces contrées-là, que le père fournisse le trousseau à sa fille. La partie la plus importante de ce mobilier consiste en ustensiles de cuivre. Ces gens se glorifient de posséder de tels ustensiles, et ils en font l’objet de stipulations particulières. Or Abou Ya’koùb dit à son hôte : » N’as-tu pas chez toi quelques objets en cuivre ? » Le villageois répondit : « Oui, j’en ai acheté pour le trousseau de cette jeune fille. » Abou Ya’koùb reprit : « Apporte-les-moi ; » et l’hôte les lui présenta. Abou Ya’koùb dit alors : « Emprunte de tes voisins tous les objets de ce genre qu’il t’est possible d’obtenir. » L’hôte le fit, et il apporta le tout à Abou Ya’koùb. Celui-ci alluma du feu sur ces objets ; il tira une bourse qu’il portait sur lui, dans laquelle se trouvait une poudre (littéral, l’élixir), dont il jeta une partie sur le cuivre, qui fut entièrement changé en or. Il mit cela dans une chambre fermée ; puis il écrivit à Noùr eddîn, roi de Damas, pour l’instruire de ce qui venait d’arriver, et pour l’exhorter à construire un hôpital pour les étrangers malades, et à y constituer des legs. Il lui disait aussi de bâtir des zâouïah sur les routes, de satisfaire les propriétaires des objets de cuivre, et de donner au maître de la maison une somme suffisante pour son entretien. Il terminait sa lettre en disant : « Si Ibrâhim, fils d’Adham, a renoncé au royaume du Khorâçân, moi j’ai renoncé au royaume du Maghreb et à ce métier. Salut. » Après cela, Abou Ya’koûb partit sans retard.

Le maître de la maison se rendit, avec l’écrit, auprès du roi Noûr eddîn. Le roi vint dans ce village, et enleva l’or, après avoir satisfait les propriétaires du cuivre et le maître de la maison. Il chercha Abou Ya’koûb ; mais il ne put ni trouver ses traces, ni en obtenir aucune nouvelle. Noùr eddîn retourna à Damas, construisit l’hôpital connu sous son nom, dont il n’existe pas le pareil dans tout le monde habité.

J’arrivai ensuite à la ville d’Athrâbolos (Tripoli). C’est une des capitales de la Syrie, et une de ses grandes villes ; elle est traversée par des canaux et entourée de jardins et d’arbres ; la mer l’environne de ses avantages copieux, et la terre, de ses biens durables ; elle possède des places admirables et des prairies fertiles. La mer est à deux milles de distance de Tripoli, et cette ville est de construction récente. Quant à l’ancienne Tripoli, elle était située au bord de la mer, et les Francs l’ont possédée un certain espace de temps. Mais lorsqu’Almélic azzhàhir l’eut reprise, elle fut détruite, et la ville nouvelle fut commencée. Il y a à Tripoli environ quarante commandants des Turcs (mamloûcs). Son gouverneur est Thaïlàn (lisez Thaïnâl, [arabe]. Cf. Orientalia, t. II, pag. 342, 361, 378), le chambellan, qu’on nomme le roi des émirs. Sa demeure dans cette ville est la maison connue sous le nom de dâr essaâdah (l’hôtel du bonheur).

Parmi les habitudes de cet émir, nous mentionnerons la suivante : il monte à cheval tous les lundis et les jeudis, et les autres émirs l’accompagnent avec leurs troupes. Il sort ainsi de la ville, et lorsqu’il y retourne, et qu’il se trouve à peu de distance de sa demeure, les émirs mettent pied à terre, et, quittant leurs montures, ils marchent devant lui jusqu’à l’instant où il rentre dans son hôtel ; et alors ils se retirent. On joue de la musique militaire près de la demeure de chaque émir, tous les jours, après la prière du soir, et l’on allume les lanternes.

Je citerai les noms suivants parmi les personnages considérables qui se trouvaient dans cette ville ;

1° L’écrivain des choses secrètes (secrétaire intime), Béhâ eddîn, fils de Ghânim, un des hommes excellents et estimés, célèbre par sa libéralité et sa générosité ;

2° Son frère Hoçàm eddîn, cheïkh de la noble Jérusalem, et que nous avons déjà mentionné ;

3° Le frère des deux précédents, Alà eddîn, secrétaire intime à Damas ;

4° L’intendant de la trésorerie, Kaouàm eddîn, fils de Makîn, un des hommes éminents ;

5° Le kâdhi des kâdhis de Tripoli (le grand juge), Chenus eddîn, fils du nahib (chef), un des principaux savants de la Syrie.

A Tripoli, il y a des bains très-beaux, parmi lesquels, celui du kâdhi Alkirimy et celui de Sendémoùr. Ce dernier a été gouverneur de la ville, et l’on raconte de lui beaucoup d’histoires, touchant sa sévérité envers les criminels. Nous rapporterons, comme exemple, l’anecdote suivante : une fenmie se plaignait un jour à lui de ce qu’un de ses mamloûcs les plus chers avait commis une injustice à son égard, en lui buvant du lait qu’elle voulait vendre. Elle n’avait, d’ailleurs, pas de preuve de ce qu’elle avançait. L’émir manda le mamloûc, qui fut fendu par le milieu du corps, et le lait sortit de ses entrailles. — Une histoire pareille est arrivée sous Atris, un des émirs du roi Nâcir, lorsqu’il était gouverneur d’Aïdhàb ; et une autre aussi sous le roi Kébec, souverain du Turkistàn.

Je quittai Tripoli et me rendis à la forteresse des Curdes (Hisn alacrâd). C’est une petite ville, qui a en abondance des arbres et des canaux. Elle est située sur le sommet d’une colline, et elle possède une zàouïah qu’on nomme l’ermitage de l’ibràhîmite, du nom de quelque grand émir. Je me logeai chez le kâdhi de la place, dont je ne me rappelle pas exactement le nom à présent.

Ensuite je me transportai à la ville de Hims (Emèse), qui est jolie. Ses environs sont agréables, ses arbres touffus, ses fleuves remplis d’eau, et ses marchés fournis de larges voies de communication. Sa mosquée principale se distingue par une beauté parfaite, et elle a au milieu un réservoir d’eau. Les habitants d’Emèse sont de race arabe, et doués de bonté et de générosité. Au dehors de cette ville est le tombeau de Khâlid, fils d’Alouélîd, le glaive de Dieu et de son envoyé ; et à côté, il y a une zàouïah et une mosquée. Sur le tombeau se voit une couverture noire. Le kâdhi d’Emèse est Djemâl eddîn Achchérichy (de Xérès en Espagne), un des hommes les plus beaux de figure et les meilleurs pour la conduite.

Je sortis d’Emèse pour me rendre à la ville de Hamâh (ancienne Epiphania), une des métropoles les plus nobles de la Syrie, et une de ses villes les plus admirables. Elle possède une beauté resplendissante et une grâce parfaite ; elle est entourée de jardins et de vergers, près desquels on voit des roues hydrauliques, qu’on prendrait pour des globes célestes qui tournent. Elle est traversée par le fleuve considérable nommé Al’àcy (le rebelle ; Oronte ou Axius). Elle a aussi un faubourg nommé Almansoùriyah, qui est plus grand que la ville même, et où l’on voit des marchés très-fréquentés et des bains magnifiques.

Dans Hamâh, il y a beaucoup de fruits, parmi lesquels celui appelé abricot à amande ; car, lorsqu’on casse son noyau, on trouve à l’intérieur une amande douce.

Ibn Djozay ajoute ici « : Voici les vers composés sur Hamâh, son fleuve, ses roues hydrauliques et ses jardins, par l’homme éclairé, le voyageur Noùr eddîn Abou’lharan Aly, fils de Moûça, fils de Sa’îd al’ausy al’ammàry algharnâlhy, qui rapporte sa généalogie à Ammàr, fils de Yacer :

Que Dieu protège les points de vue qui bordent la ville de Hamâh, et sur lesquels j’ai attaché l’ouïe, la pensée et le regard !

Des colombes qui chantent, des branches qui s’inclinent, des édifices qui brillent et qu’on est impuissant à décrire.

On me blâme de ce que je transgresse la réserve et les défenses (de la loi) dans cette ville, et de ce que je suis livré à la coupe, au jeu et au plaisir.

Puisque dans Hamâh le fleuve est ’àcy (un rebelle), comment n’imiterais-je pas sa rébellion, et comment ne boirais-je pas (le vin) pur et sans mélange ?

Et pourquoi ne chanterais-je point près de ces roues hydrauliques, de même qu’elles chantent ; et pourquoi ne l’emporterais-je pas sur elles à la danse, et ne leur ressemblerais-je pas dans l’action de puiser ?

Elles gémissent et versent leurs larmes ; et l’on dirait qu’elles se passionnent en voyant ces pleurs et implorent leur affection.

Un autre poëte a dit ce qui suit au sujet des mêmes roues hydrauliques, et en faisant usage de la figure appelée taourïah (allusion détournée) :

Une roue hydraulique (une amante) s’est attendrie à cause de la grandeur de ma faute, et de la demeure éloignée elle a aperçu ma visite.

Elle a pleuré par compassion pour moi, et ensuite elle a rendu manifeste son chagrin. Qu’il te suffise donc de savoir que le bois lui morne pleure sur le rebelle (al’âcy le rebelle, et le fleuve Oronte).

Un poëte moderne a dit ce qui suit sur le même sujet, en employant aussi la même figure du sens détourné :

Ô mes seigneurs, qui avez habité Hamâh, j’en jure par vous, je n’ai pas abandonné la piété ni la sincérité !

Toutes les fois qu’après votre départ l’on mentionne notre entrevue, un œil obéissant fait couler les larmes, tout comme le rebelle (al’àcy).

Revenons au récit du voyage. Je me mis ensuite en route pour la ville de Ma’arrah, du nom de laquelle ont tiré leur surnom le poëte AbouTalà elma’arry et plusieurs autres poëtes.

Ibn Djozay dit : « Cette ville a été appelée Ma’arrah de No’mân, parce qu’un fils de No’mân, fils de Béchîr alansâry, compagnon de Mahomet, étant mort pendant que son père était gouverneur à Emèse, celui-ci le fit enterrer a Ma’arrah, et elle fut connue sous le nom de Ma’arrah de No’mân. Auparavant elle était nommée Dhàt elkouçoûr (qui possède des palais). L’on dit aussi que Anno’màn est une montagne près de la ville, et dont celle-ci aurait pris le nom. »

Reprenons la relation du voyage. Alma’arrah est une ville petite, jolie, et la plupart de ses arbres sont des figuiers et des pistachiers ; on transporte de leurs fruits au Caire et à Damas. Au dehors de la ville, et à la distance d’une parasange, est le tombeau du prince des croyants, Omar, fils d’Abd al’azîz, près duquel il n’y a point de zâouïah ni de gardien. La raison de cela, c’est qu’il est situé dans le pays d’une espèce particulière de Chiites, gens méprisables, qui haïssent les dix premiers apôtres de Mahomet. (Que Dieu soit satisfait d’eux et maudisse quiconque les a en aversion !) Ils ont aussi en horreur tout individu dont le nom est Omar, et spécialement Omar, fils d’Abd afazîz, à cause de ce qu’il a fait pour honorer Aly.

Nous partîmes de cette ville pour nous rendre dans celle de Sermîn. Elle est belle, abondante en vergers, et la plus grande partie de ses arbres consiste en oliviers. On y fait le savon en briques (briqueté, savon commun), qu’on exporte au Caire et à Damas, et aussi le savon parfumé, pour laver les mains, qu’on colore en rouge et en jaune. On y fabrique des vêtements de coton qui sont jolis et qui prennent le nom de cette ville. Ses habitants sont satiriques et ils détestent les dix premiers apôtres de Mahomet ; et, chose surprenante ! ils ne mentionnent jamais le mot dix. Quand leurs courtiers crient dans les places les marchandises à l’encan, et qu’ils en viennent au nombre dix, ils prononcent neuf plus un. Un certain Turc (mamloûc), se trouvant un jour dans Sermîn, entendit un courtier annoncer neuf et un. Alors il le frappa sur la tête avec sa masse d’armes, en disant : « Prononce dix et la massue. »

Sermîn possède une mosquée djâmi, où il y a neuf coupoles ; et ces gens n’en ont point fait dix, par persistance dans leur superstition méprisable.

De Sermîn, nous nous rendîmes à la ville de Haleb (Alep), la ville grande et la métropole magnifique. Voici ce que dit Abou’lhoçaïn, fils de Djobeïr, en la décrivant : « Le mérite de cette ville est immense, et sa renommée aura cours en tout temps. Sa possession a souvent été recherchée par les rois, et son rang a fait impression sur les hommes. Combien n’ont-ils pas été dégainés pour elle ! La solidité de sa forteresse est célèbre, et son élévation est évidente ; on ne se hasardait pas à l’attaquer, à cause de sa force, ou si on l’osait, on ne l’emportait pas. Ses côtés sont en pierre de taille, et elle est construite dans des proportions pleines de symétrie. Elle a cherché à surpasser en durée les jours et les années, et elle a conduit à leur dernière demeure les notables et les plébéiens ! Où sont ses princes hamdànites et leurs poètes ? Tous ont disparu, et les édifices seuls sont restés. ville surprenante ! Elle dure, tandis que ses possesseurs ont passé ; ceux-ci ont péri, et sa dernière heure n’est pas arrivée. On la recherche après eux, et on l’obtient sans beaucoup de difïicultés ; ou désire l’avoir, et l’on y réussit au moyen du plus léger sacrifice. Telle est cette ville d’Alep. Combien de ses rois n’a-t-elle pas introduits dans un temps passé (expression empruntée à la grammaire), et combien de vicissitudes de la fortune n’a-t-elle pas bravées par sa position ! Son nom a été fait du genre féminin ; elle a été ornée des atours des jeunes femmes chastes, et elle s’est soumise à la victoire, de même que d’autres l’ont fait. Elle a brillé comme une nouvelle mariée, après le sabre (seif) de sa dynastie, Ibn Hamdân (allusion au prince Seïf eddaoulah). Hélas ! sa jeunesse s’en ira, on cessera de la rechercher, et encore quelque temps, sa destruction arrivera avec promptitude. »

La forteresse d’Alep s’appelle Achchahbâ (la grise) ; dans son intérieur il y a deux puits d’où jaillit l’eau, et on n’y craint pas la soif. Deux murs entourent le château ; il y a tout auprès un grand fossé d’où l’eau sourd ; et sa muraille compte des tours rapprochées les unes des autres. Ce fort renferme des chambres hautes, merveilleuses, et percées de fenêtres. Chaque tour est occupée, et dans ce château fortifié les aliments ne subissent aucune altération par l’effet du temps.

On y voit un sanctuaire que visitent quelques personnes, et l’on dit qu’Abraham y priait Dieu. Cette forteresse ressemble à celle appelée Rahbet (la place de…) Màlic Ibn Thaouk, qui se trouve près de l’Euphrate, entre la Syrie et l’Irâk. Lorsque Kâzân, le tyran des Tartares, marcha contre la ville d’Alep, il assiégea ce fort pendant plusieurs jours ; puis il s’en éloigna, ayant été frustré dans son désir de s’en emparer.

Ibn Djozay dit : « Le poêle de Seïf eddaoulah, nommé Alkhâlidy, a dit au sujet de cette forteresse : »

C’est un lieu vaste et âpre (littéralement : une rude) qui surgit Contre celui qui veut s’en emparer, avec son beffroi élevé et son flanc indomptable.

L’atmosphère étend sur ce lieu un pan de nuage et décore ce château d’un collier, que forment ses étoiles brillantes.

Lorsqu’un éclair brille dans la nuit, ce fort apparaît, à travers ses interstices, comme resplendit la constellation de la Vierge, entre les espaces des nuages.

Combien d’armées ce château n’at-il pas fait périr dans l’angoisse, et combien de conquérants n’a-t-il pas mis en fuite !

Le même poète dit encore ce qui suit sur ce château, et ce sont des vers admirables :

C’est une citadelle dont la base embrasse les sources d’eau, et le sommet dépasse la ceinture d’Orion.

Elle ne connaît point la pluie, puisque les nuées sont pour elle un sol, dont ses bestiaux foulent les côtés.

Lorsque le nuage a donné de l’eau en abondance, l’habitant de la forteresse épuise l’eau de ses citernes avant que ses sommets soient humectés.

Son belvédère serait compté au nombre des étoiles des cieux, si seulement il parcourait leurs orbites.

Les ruses de cette forteresse ont repoussé les subterfuges des ennemis, et les maux qu’elle a occasionnés l’ont emporté sur leurs maux.

Voici ce que dit ou sujet de ce château Djémàl eddin Aly, fils d’Abou’lmansoùr :

Peu s’en faut que, par l’immensité de sa hauteur, et le point culminant auquel son sommet atteint, ce château ne fasse arrêter le globe céleste, qui tourne autour de la terre. Ses habitants se sont rendus à la Voie lactée, comme à un abreuvoir, et leurs chevaux ont brouté les étoiles, comme on paît les plantes fleuries.

Les vicissitudes des temps se détournent de lui par crainte et par frayeur, et le changement n’existe pas pour ce château.

Reprenons le récit du voyage. On donne à la ville d’Alep le nom de Halab Ibrahim (lait frais d’Abraham), car ce patriarche y a habité, et il possédait de nombreux troupeaux de brebis, dont il donnait à boire le lait aux pauvres, aux mendiants et aux étrangers. Ces gens se réunissaient et demandaient le lait d’Abraham (halab Ibrahim), de manière que la ville finit par être ainsi appelée. C’est une ville excellente, qui n’a pas sa pareille pour la beauté de l’emplacement, la grâce de sa disposition, la largeur de ses marchés et leur symétrie. Ils sont recouverts d’une toiture en bois, et les habitants y trouvent toujours de l’ombre. La kaïçâriyah (bazar) d’Alep est unique pour la beauté et la grandeur. Elle entoure la mosquée, et chacune de ses galeries est placée en face d’une des portes du temple, La mosquée djàmi d’Alep est une des plus jolies qu’on puisse voir. Dans sa cour, il y a un bassin d’eau, et tout autour d’elle règne une chaussée pavée très-vaste. La chaire est d’un travail admirable, et incrustée d’ivoire et d’ébène. Près de cette mosquée principale se trouve un collège qui lui ressemble par la beauté de sa situation et sa construction solide. Il est attribué aux émirs de la famille de Hamdàn. En outre de celui-ci, il y a dans la ville trois autres collèges et un hôpital.

Quant à l’extérieur d’Alep, c’est une large et vaste plaine, où se voient de grands champs ensemencés, des vignes plantées avec ordre, et des vergers sur le bord de son fleuve. Celui-ci est le même qui passe à Hamàh et qui est nommé Al’àcy (le rebelle). Ou dit qu’il a reçu cette dénomination, parce que celui qui l’examine s’imagine à tort que son courant a lieu de bas en haut. L’esprit éprouve, dans le voisinage de la ville d’Alep, un contentement, une gaieté, une joie, comme on n’en ressent pas ailleurs. C’est une des villes qui sont dignes d’être le siège du khalifat.

Ibn Djozay dit : « Les poètes se sont fort étendus dans la description des beautés de la ville d’Alep, et dans la mention qu’ils ont faite de son intérieur et de ses environs. » Parmi eux Abou Ibàdah elbohtory s’exprime ainsi au sujet de cette ville :

Ô éclair qui a brillé un peu au-dessus de ce que je chéris, Alep, du haut du château de Bithiàs !

Il emprunte sa couleur du lieu où croît la rose jaune, et de toutes ces vastes plaines, et ces lieux abondants en myrte.

C’est une terre qui, venant à mon secours, lorsque je suis bien triste par le souvenir de votre absence, ne manque pas de me rendre plus gai. (Ou, suivant une autre leçon, qu’on trouvera dans les notes : C’est une terre qui, lorsque je la visite après avoir été bien triste, me porte secours et me rend plus gai.)

Le poëte illustre Abou Becr essanoubéry dit à ce sujet :

Que le lait de la nuée abreuve le séjour fortuné d’Alep ! Combien cette ville n’ajoute-t-elle pas de plaisir au plaisir même !

Que de jours heureux y ont été passés dans la joie, tandis que la vie n’y était pourtant pas réputée agréable !

Lorsque les plantes déploient dans Alep leurs étendards, leurs robes de soie et les bouts de leurs turbans,

On admire au matin leurs côtés purs comme l’argent, et leur milieu brillant comme l’or.

Abou’l’alâ elma’arry dit sur le même sujet :

Alep est pour celui qui y arrive un jardin d’Éden, et pour ceux qui s’en éloignent un feu ardent.

Le grand y est magnifique, et à ses yeux la valeur de ce qui est petit est augmentée par l’effet du charme de ce lieu.

Or Kouwéik (nom d’une rivière qui arrose la ville d’Alep) est une mer dans l’esprit de ses gens, et un de ses cailloux tient le rang du mont Thabir.

Voici ce que dit sur cette ville Abou’lfitiàn, fils de Djaboùs :

Ô mes deux amis ! quand ma maladie vous fatiguera, faites-moi respirer le doux souffle du vent d’Alep,

Du pays dans lequel le vent d’est a sa demeure ; car le vent vierge m’est nécessaire.

Voici sur Alep des vers d’Abou’lfath Cachâdjem :

Aucun pays du monde ne procure autant d’avantages à ses habitants que le fait Alep.

Dans cette ville se trouve rassemblé tout ce que tu peux désirer. Visite-la donc, c’est un bonheur de s’y trouver.

Écoutons maintenant Abou’lhaçan Aly, fils de Moûça, fils de Sa’îd algharnàthy al’ansy :

Ô conducteur des chameaux, que tu laisses longtemps reposer les montures ! Poussons-les plutôt ensemble dans le chemin d’Alep.

Car cette ville est le lieu de mon désir, le séjour que je souhaite, et le point de mire de mes vœux (littéral, la kiblah des vœux).

Elle possède Djewchen (montagne qui domine Alep à l’occident) et Bithiàs ; et dans elle résident des hommes vraiment généreux.

Quelle pâture on y trouve pour satisfaire l’œil et l’esprit ! Les souhaits y sont abreuvés à pleine coupe.

Les oiseaux qui chantent annoncent leur gaieté ; les branches des arbres se penchent pour s’embrasser.

En haut de la citadelle appelée Achchahbâ (la grise), se voient dans tout son circuit, les étoiles du ciel qui l’environnent en guise de ceinture.


Reprenons le récit du voyage. A Alep se trouve le roi des émirs, nommé Arghoùn eddéwàdàr (le porte-encrier) ; il est l’émir principal du roi Nàcir. C’est un jurisconsulte renommé pour sa justice, mais il est avare. Les kâdhis (en chef), à Alep, sont au nombre de quatre, un pour chacune des quatre sectes orthodoxes. L’un d’eux était le kâdhi Camâl eddîn, fils d’Ezzemiécàny, de la secte de Chàfi’y. C’était un personnage d’un esprit élevé ; il était très-puissant, doué d’un noble cœur, d’un beau caractère, et versé dans diverses sciences. Le roi Nâcir l’avait envoyé chercher pour l’élever au poste de chef des kâdhis dans la capitale de son royaume ; mais cela n’a pas pu s’accomplir à son égard, puisqu’il mourut à Belbeys, pendant qu’il se dirigeait vers le Caire. Lorsqu’il fut investi de la dignité de kâdhi à Alep, il fut complimenté par les poètes de Damas et autres lieux ; et parmi ceux qui lui adressèrent des vers, se trouva le poète de la Syrie, Chihâb eddîn Abou Becr Mohammed, fils du cheikh traditionnaire Chams eddîn Abou Abd Allah Mohammed, fils de Nobàtah elkorachy elomaouy elfàriky. Il le loua par un long et remarquable poème, dont voici le commencement :

Djillik, la vaste (ce nom est ici pris pour Damas ; cf. le Méraçid alithilâ, édition de M. Juynboll, t. I, p. 261), a été triste de ton absence, tandis que Achchahbà s’est réjouie de ton arrivée.

Un chagrin a surmonté Damas lors de ton départ ; la splendeur et l’élévation ont plané sur les collines d’Alep.

La maison dont tu as occupé le vestibule a resplendi, de sorte qu’on a vu sa lumière briller comme l’éclair.

Ô vous tous qui avez joui des libéralités et des actes de noblesse de celui en comparaison duquel sont réputés avares les hommes généreux,

Celui-ci est Camàl eddîn : mettez-vous donc sous sa protection, et vous en serez satisfaits, car ici se trouvent la vertu et les bienfaits.

Il est kâdhi des kâdhis, l’illustre personnage de son temps. Les orphelins et les pauvres qui reçoivent ses faveurs peuvent se passer de toute autre assistance.

C’est un kâdhi dont l’origine et la postérité sont pures et sans tache. Il s’est acquis de la gloire ; les pères et les fils s’ennoblissent par son moyen.

Grâce à lui. Dieu a été bienfaisant envers les habitants d’Alep ; et le Ciel peut favoriser qui il lui plait.

Son intelligence et sa faconde ont dissipé le doute et l’obscurité, comme si ce brillant esprit était un soleil.

Ô juge des juges ! ton mérite est trop supérieur pour que tu te réjouisses d’occuper un rang élevé.

Certes, les dignités sont au-dessous de ton esprit, dont le mérite est plus haut placé que l’étoile d’Orion.

Tu possèdes pour les sciences des capacités célèbres, et semblables à l’aurore, dont la lumière a dissipé les ténèbres ;

Et tu as des vertus dont ton ennemi lui-même atteste l’excellence. Pourtant les ennemis ne sont point habitués à confesser le mérite (des adversaires).

Ce poëme contient au delà de cinquante vers, et le kâdhi en récompensa l’auteur par le don d’un habillement et d’une somme d’argent. De tous les vers de cet écrivain, les poètes préfèrent le commencement de la kacîdah que nous avons citée, et dont le premier mot est acifat (elle s’est attristée, elle a gémi).

Ibn Djozay dit à ce propos : « Il n’est pas exact de soutenir que ce poêle se distingue surtout par les vers qui sont en tête du poëme ci-dessus ; car il brille plus dans les petites pièces de vers qu’il a composées, que dans les poèmes plus longs. C’est à lui qu’est échue, de nos jours, la primauté dans la poésie, pour tous les pavs de l’Orient. Il fait partie de la postérité du prédicateur Abou abia Abd errahîm, fils de Nobàtah, qui est l’auteur de sermons bien connus. Parmi ses petites pièces de vers, celle qui suit est admirable, et on y voit la figure appelée allusion détournée : »

Je l’ai aimée ; elle était mince, svelte, ornée de noblesse. Elle ravissait l’esprit et le cœur de l’amant.

Elle était avare des perles de sa bouche pour qui voulait l’embrasser ; puis elle se soumit un beau matin avec ce dont elle avait été avare.


Revenons à notre récit. Parmi les kâdhis d’Alep est le grand juge de la secte hanélite, i’imàm, le professeur, Nàcir eddin, fils d’El’adîm, beau de figure et de conduite, issu d’une famille noble de la ville d’Alep.

Lorsque tu vas à lui pour recevoir ses bienfaits, tu le vois tout joyeux, comme si tu lui donnais ce que tu lui demandes.

Quant au chef des kâdhis du rite de Màlic, je ne le nommerai pas. C’était un des hommes jouissant de la confiance du prince au Caire ; et il a pris cette charge importante sans la mériter. Je ne me souviens pas du nom du chef des kâdhis du rite hanbalite ; il était originaire de Sàlibiyah, près de Damas. Le chef des chérifs, à Alep, est Bedr eddîn, fils d’Ezzahrâ. Au nombre des jurisconsultes de cette ville, se trouve Cherf eddin, fils d’El’adjémy. Ses parents sont au nombre des principaux personnages de la ville d’Alep.

Ensuite je partis pour la ville de Tîzîn, qui est située sur le chemin de Kinnes (Chalci în s). Tîzînest une ville moderne, qui a été fondée par les Turcomans ; ses places sont belles, et ses mosquées extrêmement jolies. Le kâdhi de cette ville est Bedr eddîn El’askalàny. Quant à la ville de Kinnesrîn, elle était ancienne et grande ; mais elle a été détruite, et il n’en reste maintenant que des vestiges.

Je me dirigeai vers la ville d’Authâkïah (Antioche). C’est une grande et noble ville. Elle possédait jadis une muraille solide, qui n’avait pas sa pareille dans toute la Syrie ; mais lorsque le roi Zhâhir (Beïbars) en fit la conquête, il détruisit son mur d’enceinte. Antioche possède une forte population ; ses édifices sont bien bâtis ; elle est garnie de beaucoup d’arbres, et a de l’eau en abondance. Au dehors de la ville passe l’Oronte. Dans la ville se trouve le tombeau de Habib ennadjdjàr (le charpentier), près duquel il y a une zàouïah qui fournit la nourriture à tous venants. Son cheikh est le pieux, le vénérable Mohammed, fils d’Aly, dont l’âge dépasse cent années, et il jouit encore de toutes ses forces.

Je le visitai un jour dans son jardin ; il avait rassemblé du bois, et il le souleva sur ses épaules pour l’apporter dans sa demeure à la ville ; et je vis aussi son fils, qui avait dépassé l’âge de quatre-vingts ans ; mais il avait le dos voûté, et il ne pouvait pas se lever. Celui qui les regarde pense que, des deux, le père est le fils, et que le fils, c’est le père.

Je partis ensuite pour la forteresse de Boghrâs [Pagrœ) ; c’est un château fort inexpugnable et que l’on ne songe pas à attaquer. Près de lui sont des jardins et des champs ensemencés, et c’est par là qu’on entre dans le pays de Sîs, qui est la contrée des infidèles arméniens. Ceux-ci sont soumis au roi Nâcir et lui payent tribut. Leurs dirhems sont d’argent pur, et ils sont distingués par le nom de albaghliyah. On confectionne chez eux les étoffes appelées eddébîziyah. L’émir de la forteresse de Boghràs est Sàrim eddîn, fils d’Echcheïbàny. Il a un fils, homme de mérite, dont le nom est Alâ eddîn, et un neveu appelé Hoçâm eddîn. Celui-ci est un homme généreux, plein de vertus, et il habite l’endroit nommé Erroços (Rhosus), pour garder la route de l’Arménie.


ANECDOTE.

Les Arméniens portèrent plainte une fois devant le roi Nâcir contre l’émir Hoçâm eddîn, et ils lui attribuèrent faussement des actions répréhensibles. Alors le roi transmit au chef des émirs, à Alep, l’ordre d’étrangler l’accusé. Lorsque cet ordre fut expédié, la chose vint à la connaissance d’un ami de l’émir, lequel était lui-même un commandant des plus haut placés. Il entra chez le roi Nâcir, et lui dit : « O mon maître, il est certain que l’émir Hoçàm eddin est un des meilleurs commandants, et fidèle aux musulmans ; il garde le chemin, et c’est un brave soldat. Les Arméniens veulent faire des dégâts dans le pays des musulmans, mais l’émir les repousse et les défait : c’est pourquoi nos ennemis ont en vue, par sa mort, l’affaiblissement du pouvoir des musulmans. » Il insista tant, qu’il finit par obtenir un second ordre, portant de mettre l’accusé en liberté, de le gratifier de vêtements d’honneur, et de le renvoyer à son poste. Le roi Nâcir appela un courrier connu sous le nom d’Elakoûch, (pour Elakkoûch, l’oiseau blanc), qu’on n’avait l’habitude d’expédier que dans les circonstances très-importantes. Il lui commanda de se dépêcher et de hâter sa marche. Or il fit le voyage du Caire à Alep en cinq jours, quoiqu’il y ait un mois de distance entre ces deux villes. A son arrivée à Alop, il trouva que l’émir de cette ville avait fait déjà venir Hoçâm eddîn, et qu’il l’avait envoyé dans le lieu où l’on étrangle les condamnés. Dieu très-haut le délivra, et il retourna à son poste.

Je vis cet émir, et avec lui le kâdhi de Boghràs, Cherf eddîn elhamaouy, dans un endroit nommé El’amk (la plaine ; cf. l’Histoire des Sultans mamlouks de l’Égypte, t. 1, p. 249), situé à égale distance d’Antioche, de Tizîn et de Boghràs. Les Turcomans campent dans cette plaine avec leurs bestiaux, à cause de sa fertilité et de son étendue.

Je me rendis ensuite au fort appelé Koceïr (Cœsara de Guillaume de Tyr ; voyez l’Histoire des Sultans mamlouks, t. I, 2° part. pag. 267), diminutif de kasr (palais, château). C’est une belle forteresse, dont le commandant est Alâ eddîn elcurdy, et le kâdhi Chihâb eddîn elarmanty, originaire d’Egypte.

Je partis pour le château dit Achchoghrobocâs ; il est inaccessible, et placé sur un sommet très-élevé. Son commandant est Seïf eddîn Althounthâch (pierre d’or), homme de mérite ; et son juge, Djémàl eddîn, fils de Chadjarah, un des disciples dlbn Ettaïmiyah.

Je voyageai ensuite vers la ville de Sahyoùn, qui est belle, pourvue de rivières considérables et d’arbres touffus. Elle possède un excellent château, et son commandant est connu sous le nom d’Elibrâhîmy ; son juge est Mohiy eddîn Elhimsy. A l’extérieur de la ville est une zàouïah située au milieu d’un jardin, et qui donne à manger à tout venant. Elle est près du tom])eau du pieux, du saint personnage Içà elbedaouy (le Bédouin ;, et j’ai visité ce sépulcre.

Je quittai cette ville, et je passai par le château de Kadmoûs, puis par celui de Mainakah, celui d’Ollaïkah, dont le nom se prononce comme le nom d’unité d’ollaïk (ronces), et celui de Misyàf, et enfin par le château de Cahf. Ces forts appartiennent à une population qu’on appelle Elismâïliyah (les Ismaéliens) ; on les nomme aussi Elfidàouiyah (ou Fidàouys ; ceux qui font le sacrifice de leur vie) ; et ils n’admettent chez eux aucune personne étrangère à leur secte. Ils sont, pour ainsi dire, les flèches du roi Nâcir, avec lesquelles il atteint les ennemis qui cherchent à lui échapper en se rendant dans l’Irak, ou ailleurs. Ils ont une solde ; et quand le sultan veut envoyer l’un d’eux pour assassiner un de ses ennemis, il lui donne le prix de son sang ; et s’il se sauve après avoir accompli ce qu’on exigeait de lui, cette somme lui appartient ; s’il est tué, elle devient la propriété de ses fils. Ces Ismaéliens ont des couteaux empoisonnés, avec lesquels ils frappent ceux qu’on leur ordonne de tuer. Mais quelquefois leurs stratagèmes ne réussissent pas, et ils sont tués à leur tour. C’est ainsi que la chose est arrivée avec l’émir Karâsonkoûr (le gerfaut noir) ; car lorsqu’il se fut enfui dans l’Irak, le roi Nâcir expédia vers lui un certain nombre de ces Ismaéliens, qui furent massacrés, et ne purent jamais venir à bout de l’émir, lequel prenait des précautions.


ANECDOTE.

Karâsonkoûr était un des plus grands émirs, et un de ceux qui avaient été présents au meurtre du roi Elachraf, frère du roi Nâcir, et y avaient pris part. Quand le gouvernement du roi Nâcir fut bien établi, qu’il se vit affermi dans sa royauté, et que les appuis de son pouvoir furent solides, il se mit à poursuivre les meurtriers de son frère et à les tuer l’un après l’autre. C’était, en apparence, uniquement pour venger son frère, mais aussi par crainte qu’on osât à son égard ce qu’on avait osé à l’égard d’Elachraf.

Or Karàsonkoùr était le chef des émirs à Alep ; et le roi Nàcir écrivit à tous les commandants (de la province) qu’ils eussent à se mettre en marche avec leurs troupes, leur indiquant le moment où devait avoir lieu leur réunion près d’Alep, et leur entrée dans cette ville, afin de s’emparer de leur chef. Quand ils furent réunis au dehors de la ville, Karàsonkoùr craignit pour sa personne ; et comme il avait huit cents mamloûcs, il se mit à cheval à leur tête, et sortit de bon matin, se dirigeant vers les troupes des émirs. Il se fraya un chemin à travers celles-ci, et prit de l’avance sur elles. (Or ces troupes étaient au nombre de vingt mille hommes.) Il se rendit au campement de l’émir des Arabes, Mohannâ, fils d’Iça, lequel était à deux jours de distance d’Alep. Mohannâ était à la chasse ; et Karàsonkoùr, arrivé à sa tente, descendit de cheval, et, après avoir jeté son turban autour de son cou, il s’écria : « J’implore ta protection, ô chef des Arabes ! » Il y avait au logis Oumm elfadhl, cousine germaine et femme de Mohannâ ; elle lui dit : « Nous te prenons sous notre patronage, ainsi que tous ceux qui sont avec toi. » Il reprit : « Je demande mes enfants et mon bien. » Elle répondit : « Tu auras tout ce que tu désires ; entre ici sous notre protection. » Il le fit. Quand Mohannâ revint, il le traita avec beaucoup d’égards, et mit ses propres biens à sa disposition. Mais Karâsonkoûr dit : « Je désire seulement ma famille et mes richesses, que j’ai laissées à Alep. » Alors Mohannâ ayant convoqué ses frères et ses cousins, ils délibérèrent ensemble sur cette affaire. Quelques-uns d’entre eux consentirent à ce qu’il proposait en faveur de Karàsonkoùr. D’autres lui dirent : « Comment nous mettrions-nous en état d’hostilité avec le roi Nâcir, tandis que nous sommes dans son pays, en Syrie ? » Mohannâ leur dit : « Quant à moi, je ferai pour cet homme tout ce qu’il voudra, et je m’en irai ensuite avec lui chez le sultan de l’Irak. » Sur ces entrefaites, ils reçurent la nouvelle que les enfants de Karâsonkoûr avaient été expédiés au Caire en poste. Alors Mohannâ dit à Karâsonkoùr : « Quant à tes fils, il n’y a plus rien à faire pour eux ; mais pour ce qui regarde tes biens, nous mettrons tout en œuvre afin de les recouvrer. » Il monta à cheval, en compagnie de ceux de sa famille qui lui obéirent, et il convoqua environ vingt-cinq mille Arabes. Ils se dirigèrent alors vers Alep, brûlèrent la porte de sa forteresse, dont ils s’emparèrent, et reprirent les richesses de Karàsonkoûr qui s’y trouvaient, ainsi que les individus de sa famille qui y étaient restés. Ils firent cela, et rien de plus ; puis ils marchèrent vers le royaume de l'Irak, où ils furent accompagnés par le commandant d’Émèse, nommé Elafram (brèchedent). Ils arrivèrent près du roi Mohammed Khodàbendeh (serviteur de Dieu), sultan de l’Irak, qui se trouvait, dans ce moment-là, à sa résidence d’été, située dans le lieu connu sous le nom de Karâbâgh (le jardin noir), entre Essulthâniyeh et Tibrîz. Il les traita avec beaucoup d’honneurs ; il donna à Mohannâ l’Irak arabique, et à Karâsonkoûr la ville de Méràghab, dans l’Irak persique (ou plutôt dans l’Adherbeïdjân), et qu’on appelle le petit Damas. Elafram eut pour lui Hamadàn.

Ils restèrent près de ce roi un certain espace de temps, dans le cours duquel Elafram mourut. Mohannâ retourna chez le roi Nàcir, après avoir reçu de lui des promesses et des serments (qui dissipèrent ses craintes). Quant à Karàsonkoûr, il resta dans la même condition ; et c’est alors que le roi Nàcir envoya contre lui les Ismaéliens à plusieurs reprises. Parmi eux, il y en avait qui s’introduisaient subitement dans sa propre maison, et qui furent de suite tués en sa présence ; d’autres, qui eurent l’audace de l’attaquer pendant qu’il était à cheval, furent frappés par lui. C’est ainsi qu’un bon nombre de Fidâouys périrent à cause de lui. Karàsonkoûr ne quittait jamais sa cotte de mailles, et il ne dormait que dans une maison construite avec du bois et du fer.

Mais lorsque le sultan Mohammed fut mort, et que régna en sa place son fils Abou Sa’id, il arriva ce que nous mentionnerons plus tard, par rapport à Eldjoùbàn, le principal de ses émirs, et à la fuite du fils de cet émir, Eddomourthâch (la pierre de fer), chez le roi Nâcir. Cefut alors qu’un échange de lettres eut lieu entre ce dernier et Abou Sa’id. Ils convinrent entre eux qu’Abou Sa’id enverrait au roi Nàcir la tête de Karàsonkoùr, et que ce roi expédierait à Abou Sa’id celle d’Eddomourthâch. Le roi Nàcir envoya effectivement à Abou Sa’id la tête d’Eddomourthâch. Quand elle lui fut parvenue, Abou Sa’id commanda d’amener Karàsonkoùr en sa présence. Cet émir, ayant eu connaissance de ce dont il s’agissait, prit une bague creuse dans laquelle était renfermé un poison violent. Il en retira le chaton, avala le toxique, et mourut sur-le-champ. Abou Sa’id informa le roi Nàcir de cet événement ; mais il ne lui envoya point la tête de Karàsonkoùr.

Je me rendis ensuite des châteaux des Ismaéliens à la ville de Djabalah (Gabala). Elle possède des rivières abondantes et des arbres, et la mer est à un mille de distance environ. On y voit le tombeau de l’ami de Dieu, le saint, le célèbre Ibrâhîm, fils d’Adhem. C’est le personnage qui renonça à la royauté, et qui se consacra tout entier au culte de Dieu très-haut, ainsi que cela est bien connu. Mais Ibrahim n’était pas d’une maison princière, comme on le pense généralement. Ce qui est vrai, c’est qu’il hérita du royaume de son aïeul maternel. Quant à son père Adhem, c’était un de ces fakîrs, pieux, vivant dans la retraite, dévots, chastes, et livrés exclusivement au culte de la Divinité.


ANECDOTE SUR ADHEM.

On rapporte qu’il passa une fois près des jardins de la ville de Bokhârâ, et qu’il fit ses ablutions dans un des canaux qui les traversent. Tout à coup il prend une pomme qui était entraînée par l’eau du canal ; il se dit : Cela n’a pas d’importance ; et il la mangea. Mais ensuite, un scrupule lui vient à l’esprit, et il se décide à demander l’absolution au propriétaire du jardin. Il frappe à la porte, et une jeune esclave étant sortie à sa rencontre ; il lui dit : « Appelle-moi le maître de ce lieu. » Elle lui répondit : « Cette demeure est la propriété d’une femme. » Et Adhem reprit : « Obtiens-moi la permission d’aller la trouver. » L’esclave obéit, et Adhem put raconter à la dame ce qui concernait la pomme. Elle lui dit : « Ce jardin ne m’appartient que pour une moitié, l’autre portion est au sultan. » Celui-ci était alors à Balkh, qui est à dix jours de distance de Bokhârâ. Du reste, la maîtresse du jardin l’absout pour sa moitié. Après cela, Adhem s’en alla à Balkh, où il rencontra le sultan, accompagné de son cortège habituel. Il l’informa de son affaire et implora son absolution. Le sultan lui ordonna de se rendre à son palais le lendemain.

Or ce prince avait une fille d’une beauté rare ; des fils de rois l’avaient demandée en mariage, mais elle avait refusé. Elle était adonnée au culte divin, aimait les gens pieux, et aurait voulu se marier avec un homme vertueux, ayant renoncé au monde. Lorsque le sultan fut retourné à son palais, il raconta à sa fille l’histoire d’Adhem, et il ajouta : « Je n’ai jamais vu un être plus pieux que celui ci ; il vient de Bokhàrà à Balkh, à cause de la moitié d’une pomme. » La princesse fut prise d’envie de l’épouser.

Le lendemain, quand Adhem se rendit au palais, le sultan lui dit : « Je ne t’absoudrai qu’à la condition que tu te marieras avec ma fille. » Il n’y consentit qu’après avoir combattu et résisté beaucoup ; enfin le mariage se fit. Lorsqu’Adhem entra chez la mariée, il la vit toute parée, et trouva l’appartement orné de tapis et autres objets. Or il se retira dans un coin de la chambre, et s’occupa de faire sa prière, qu’il continua jusqu’au matin. Il agit de la sorte durant sept nuits. Le sultan ne lui ayant pas encore donné l’absolution, Adhem la lui envoya demander ; mais il lui fit dire qu’il ne l’absoudrait qu’après la consommation de son mariage avec son épouse. Cette nuit-là, Adhem eut des rapports avec sa femme ; et, aussitôt après, il accomplit ses ablutions et se mit à faire sa prière. Il jeta un cri, s’inclina sur son tapis à prier, et il fut trouvé mort. Que Dieu ait pitié de lui ! Sa femme devint enceinte, et mit au monde Ibrahim ; et comme l’aïeul maternel de celui-ci n’avait pas de garçons, il lui transmit le royaume. Il arriva alors qu’Ibràhîm renonça au gouvernement, comme cela est bien connu.

Près du tombeau d’Ibràhîm, fils d’Adhem, il existe une belle zàouïah, dans laquelle on voit un bassin d’eau, et qui fournit à manger à tous les visiteurs. Son desservant est Ibràhîm eldjomahy (ou eradjémy), un des hommes pieux les plus notables. On se rend à cette zâouïah de tous les côtés de la Syrie, la nuit du 14 au 15 du mois de cha’bân, et l’on y reste l’espace de trois jours. Il existe pour cela, en dehors de la ville, un grand marché où l’on trouve tout ce dont on a besoin. Les fakîrs, qui font profession du célibat, viennent de tous les endroits pour assister à cette solennité ; et toute personne qui visite le sépulcre d’Ibràhîm donne au desservant une bougie ; celui-ci en ramasse, de cette manière, beaucoup de quintaux.

La plupart des habitants de ces parages appartiennent à la population appelée Ennoçaïriyah, qui croit qu’Aly, fils d Abou Thàlib est un Dieu. Ils ne prient point, ne se purifient, ni ne jeûnent aucunement. Le roi Zhàhir (Beïbars) les avait forcés de bâtir des mosquées dans leurs bourgs. Ils en fondèrent, en effet, une pour chaque village, mais loin des habitations ; ils n’y entrent pas et n’en prennent pas soin. Souvent même leurs troupeaux et leurs bêtes de somme y cherchent un refuge. Bien des fois aussi, il arrive qu’un étranger, qui se rend chez eux, entre dans la mosquée et convoque à la prière. Ils lui répondent alors : « Ne braie pas, ô âne, on te donnera ta pâture ! » Ces gens sont en fort grand nombre.


ANECDOTE.

On m’a raconté qu’un inconnu arriva dans le pays de cette peuplade, et qu’il s’attribua la qualité de mahdy (directeur ou guide spirituel ; prophète). Les habitants se rassemblèrent à l’envi autour de lui, et il leur promit la possession de différentes contrées. Il partagea entre eux la Syrie, en indiquant à chacun l’endroit précis vers lequel il lui commandait de se rendre. Il leur donnait des feuilles d’olivier, en leur (lisant : « Ayez confiance en elles, car elles sont comme des mandements en votre faveur. » Quand l’un d’eux arrivait dans le pays désigné, le commandant du lieu le faisait venir ; et alors il disait à celui-ci : « Certes, que l’imâm Elmalidy m’a donné cette contrée. — Où donc est l’ordre ? » demandait l’émir. Notre malheureux tirait de suite les feuilles d’olivier, et, après cela, il était battu et emprisonné.

Plus tard, le même inconnu ordonna à ces gens de s’apprêter à combattre les musulmans, et de commencer par la ville de Djabalah. Il leur prescrivit de prendre des baguettes de myrte, au lieu de sabres, et il leur promit qu’elles deviendraient des glaives entre leurs mains, au moment du combat. Ils tombèrent sur la ville de Djabalah, pendant que les habitants étaient occupés à faire, au temple, la prière du vendredi. Ils entrèrent dans les maisons et ils violèrent les femmes. Les fidèles sortirent de leur mosquée, prirent les armes et tuèrent à volonté les agresseurs. La nouvelle de ce fait étant parvenue à Làdhikiyah, son commandant, Béhâdir Abd Allah, s’avança avec ses troupes. Les pigeons messagers furent aussi lâchés vers Tripoli avec cette annonce, et le chef des émirs survint, accompagné de son armée. On poursuivit alors de tous côtés ces Noçaïriyah, et on en tua environ vingt mille. Ceux qui survécurent se fortifièrent dans les montagnes, et firent savoir au prince des émirs qu’ils s’engageaient à lui payer un dinar par tête, s’il voulait bien les épargner. Mais la nouvelle de ces événements avait déjà été expédiée au roi Nâcir, au moyen des pigeons messagers, et sa réponse arriva, portant de passer ces ennemis au fil de l’épée. Le prince des émirs réclama près de lui et lui représenta que ces peuples labouraient la terre pour les musulmans, et que, s’ils étaient tués, les fidèles en seraient nécessairement affaiblis. Le roi ordonna alors de les épargner.

Je me rendis ensuite à la ville de Ellàdhikiyah (Latakié). C’est une ville ancienne, située sur le bord de la mer, et on soutient que c’est la ville de ce roi qui prenait par force tous les navires (Coran, xviii, 78). Le seul motif qui m’y conduisit, ce fut le désir de visiter le dévot, le saint personnage Abd elmohsin eliscandéry. Mais, lorsque j’arrivai à Ellàdhikiyah, j’appris qu’il s’était rendu dans le noble Hidjàz. Je vis, parmi ses compagnons, les deux cheïkhs pieux Sa’îd elbidjày et Yahia essalâouy (de Sélâ ou Salé). Ils étaient attachés à la mosquée de ’Alâ eddîn, fils d’Elbéhà (Béhà eddin), un des hommes vertueux de la Syrie, et de ses grands personnages, auteur d’aumônes et d’actions généreuses. Il avait fondé pour eux dans cette ville une zàouïah, près de la mosquée, dans laquelle il faisait servir de la nourriture à tous ceux qui s’y rendaient. Le kàdhi de la ville est le jurisconsulte, l’homme éminent, Djélàl eddîn Abd elhakk elmisry elmàliky, homme vertueux et généreux. Il s’était lié avec Thaïlân, chef des émirs, qui l’investit de la dignité de kâdhi dans cette ville.


ANECDOTE.

Il y avait à Latakié un homme nommé Ibn Elmouaïyed, qui était tellement médisant, que personne ne se trouvait à l’abri des atteintes de sa langue. Il était soupçonné de ne pas être d’une foi bien orthodoxe ; on le savait méprisant tout, et tenant des propos honteux et entachés d’hérésie. Or il sollicita quelque chose de Thaïlân, roi des émirs, qui ne la lui accorda pas. Il s’en alla alors au Caire, et il inventa contre l’émir des calomnies indignes ; puis il retourna à Latakié. Thaïlàn écrivit au kâdhi Djélàl eddîn d’imaginer un moyen pour faire périr Ibn Elmouaïyed d’une manière légale. Le kâdhi appela ce dernier chez lui, l’examina, et mit au jour le secret de son hérésie. Il prononça, en effet, de telles impiétés, que la moindre méritait la mort.

Le juge avait placé derrière un rideau des témoins qui écrivirent un procès-verbal des propos du coupable. Celui-ci fut retenu chez le kâdhi, et ensuite on l’emprisonna. Le roi des émirs fut informé de ce qui s’était passé ; après quoi, on tira Ibn Elmouaïyed de sa prison, et on l’étrangla à la porte.

Le roi des émirs, Thaïlân, ne tarda pas à être destitué du poste de gouverneur de Tripoli, dont fut investi El hâddj Korthayah, un des principaux émirs, et un de ceux qui avaient déjà gouverné cette ville. Il existait, entre lui et Thaïlân, une inimitié, par suite de laquelle il se mit à rechercher les fautes de ce dernier. Les frères d’Ibn Elmouaïyed se présentèrent alors devant Korthayah, se plaignant du juge Djélâl eddîn. L’émir se le fit amener, ainsi que les gens qui avaient rendu témoignage contre Ibn Elmouaïyed. Quand il les eut entre ses mains, il ordonna qu’ils fussent étranglés. On les conduisit donc hors de la ville, à l’endroit où l’on étrangle les condamnés ; l’on fit asseoir chacun d’eux sous sa potence, et on leur ôta leurs turbans.

Il est d’usage chez les commandants de ce pays-là, quand l’un d’eux a ordonné la mort de quelqu’un, que le magistrat préposé à l’exécution des jugements parte à cheval du prétoire de l’émir, et se rende près de l’individu condamné à mourir. Après quoi il revient chez l’émir, et lui demande de nouveau l’ordre de procéder à l’exécution. Il agit ainsi à trois reprises, et ce n’est qu’après la troisième fois, qu’il accomplit l’ordre. Quand le magistrat eut fait cela, dans le cas qui nous occupe, les émirs se levèrent à la troisième fois, découvrirent leurs têtes et dirent : « Ô commandant ! ce serait une honte pour l’islamisme, que de tuer le kâdhi et les témoins ! » L’émir accueillit leur intercession, et fit mettre les condamnés en liberté.

A l’extérieur de Latakié, se voit le couvent nommé Deïr Elfàrous. C’est le plus grand de Syrie et d’Égypte ; des moines l’habitent, et il est visité par des chrétiens de tous les pays. Les mahométans qui s’y rendent reçoivent des chrétiens l’hospitalité. Leur nourriture consiste en pain, fromage, olives, vinaigre et câpres.

Le port d’Ellàdhikiyah est fermé par une chaîne tendue entre deux tours. Rien n’y entre et n’en sort que si l’on abaisse la chaîne. C’est un des plus beaux ports de mer de la Syrie. Je voyageai ensuite vers le château d’Elmerkab (le belvédère). C’est un des plus grands forts, et il égale celui de Carac. Il est bâti sur une montagne élevée, et, en dehors, il y a un faubourg où les voyageurs descendent, sans entrer dans la citadelle. C’est le roi Elmansoûr Kalâoûn qui a conquis cette place sur les Latins, et près d’elle est né son fils, le roi Ennâcir. Le juge de cette forteresse est Borhân eddîn Elmisry, un des meilleurs kâdhis et des plus généreux.

Je me rendis au mont Elakra’(le chauve), qui est le plus haut de la Syrie, et le premier que l’on découvre de la mer. Ses habitants sont des Turcomans ; et l’on y voit des sources et des fleuves. De là, je me transportai vers le mont Loubnàn (Liban), qui est un des plus fertiles du monde. Il fournit différentes sortes de fruits ; il a des sources d’eau, d’épais ombrages, et il ne manque jamais de gens voués entièrement au culte de Dieu très-haut, d’individus ayant renoncé aux biens du monde, ni de saints personnages. Il est renommé pour cela ; et je vis, pour ma part, dans cet endroit, un certain nombre de personnes pieuses, qui s’y étaient retirées pour adorer Dieu, mais dont les noms ne sont pas célèbres.


ANECDOTE.

Un des hommes pieux que j’y rencontrai m’a raconté le fait suivant : « Nous étions, dit-il, sur cette montagne, avec un certain nombre de fakirs, durant un froid très-violent ; nous allumâmes un grand feu, et nous fîmes cercle autour de lui. Un des individus présents se mit à dire : « Il serait bon d’avoir quelque chose à rôtir sur ce brasier. » Alors, un de ces pauvres, que les grands méprisent, et desquels on ne tient nul compte, dit : « Sachez que je me trouvais, au moment de la prière de Tasr (Taprès-midi), dans l’oratoire d’Ibràhîm, fils dWdhem ; or je vis, à peu de distance, un onagre qui était entouré de tout côté par la neige, et je pense qu’il ne peut pas bouger de là. Si vous allez vers lui, vous pourrez le prendre et rôtir sa chair dans ce feu-ci. » Le pieux narrateur continue ainsi son récit : « Nous allâmes, au nombre de cinq, à la recherche de cet âne sauvage et nous le trouvâmes dans l’état qui nous avait été décrit ; nous le prîmes et l’apportâmes à nos camarades ; nous l’égorgeâmes et rôtîmes sa chair dans notre feu. Nous avons beaucoup cherché le fakîr qui nous l’avait découvert, mais sans parvenir à en trouver le moindre vestige. Nous fûmes fort émerveillés de cette aventure. »

De la montagne du Liban, nous arrivâmes à la ville de Ba’labec (Ba’albec, anciennement Heliopolis). C’est une ville belle, ancienne, et des meilleures de la Syrie ; elle est entourée par d’admirables vergers et des jardins célèbres ; son sol est traversé par des rivières rapides, et elle ressemble à Damas pour ses biens sans nombre. Elle fournit des cerises, plus qu’aucune autre contrée ; et l’on fait dans cette ville le dibis (espèce de sirop) qu’on nomme de Ba’albec. C’est une sorte de rob (suc épaissi) qu’on fabrique avec les raisins, et les habitants ont une poudre qu’ils ajoutent au jus et qui le fait durcir. Alors, on brise le vase où il était, et on le retire d’une seule pièce. C’est avec lui qu’on fait une pâtisserie à laquelle on ajoute des pistaches et des amandes. Elle est appelée elmolabban (en forme de briques), et aussi djeld elfaras (en forme de saucisse : littéral, pénis du cheval). Ba’albec fournit beaucoup de lait, que l’on exporte à Damas, qui est à la distance d’une journée, pour un marcheur actif. Mais, quant à ceux qui voyagent en caravane, ils ont pour habitude de passer la nuit dans une petite ville appelée Ezzabdàny, qui produit une grande quantité de fruits ; et ce n’est que le lendemain, qu’ils arrivent à Damas. On confectionne à Ba’albec les étoiles qui prennent le nom de la ville ; ce sont des ihrams (couvertures et fichus de coton) et autres vêtements. On y fabrique aussi des vases et des cuillères en bois, qui n’ont pas leurs pareils dans les autres pays. Les grands plats y sont nonuués duçoût (du singulier persan dest), au lieu (du mot arabe) sihâf. Souvent on creuse ici un de ces plats, puis on en fait un autre qui tient dans le creux du premier, et un autre, dans la cavité du deuxième, et ainsi de suite, jusqu’à dix. C’est au point que celui qui les voit, pense qu’il n’y en a qu’un. Ils font de même pour les cuillères ; ils en fabriquent dix, dont chacune tient dans la concavité de l’autre ; puis ils les mettent dans une gaîne eu peau. Il arrive, par exemple, qu’un homme les place dans sa ceinture, et, lorsqu’il se trouve au moment du repas, avec ses camarades, il tire cet étui, et ceux qui le voient s’imaginent que c’est une seule cuillère, tandis qu’il en fait sortir successivement neuf de la concavité de la première. Mon entrée à Ba’albec eut lieu au soir, et je la quittai dès le matin du jour suivant, à cause de l’excès de mon désir d’arriver à Damas. J’entrai dans cette ville le jeudi, neuvième jour du mois de ramadhàn, le sublime, de l’année 726 (1326 de J. C.). Je me logeai dans le collège mâlikite, connu sous le nom d’Ecchérâbichiyeh (collège des labricants de cherbouch, qui est une espèce de bonnet). La ville de Damas surpasse toutes les autres en beauté et en perfection ; et toute description, si longue qu’elle soit, est toujours trop courte pour ses belles qualités. Rien n’est supérieur à ce qu’a dit, en la décrivant, Abou’lhoçaïn, fils de Djobeir ; et voici ses paroles :

« Quant à Damas, c’est le paradis de l’Orient, et le point d’où s’élève sa lumière brillante ; le dernier pays de l’islamisme que nous avons visité, et la nouvelle mariée d’entre les villes, que nous avons admirée dans sa splendeur, et sans voile. Elle était ornée par les fleurs des végétaux odorants, et apparaissait tout éclatante dans les vêtements de brocart de ses jardins. Elle occupait un rang éminentpour la beauté et était parée, dans son siège nuptial, des ornements les plus jolis. Cette ville a été ennoblie parce que le Messie et sa mère ont habité une de ses collines, demeure sûre et lieu abondant en sources (Coran, xxiii, 52) ; c’est un ombrage durable et une eau limpide, comme celle de la fontaine Salsébîl dans le paradis. Ses ruisseaux coulent dans tous les chemins, avec les ondulations du serpent, et elle a des parterres dont le souffle léger fait renaître les âmes. Cette ville se pare, pour ceux qui la regardent, d’un brillant ornement, et leur crie : « Venez au lieu dans lequel la beauté « passe la nuit, et fait sa sieste ! » Le sol de cette ville est presque tourmenté par la quantité de l’eau, au point qu’il désire la soif ; et peu s’en faut que les pierres dures et sourdes ne te disent elles-mêmes dans ce pays : « Frappe la terre de ton pied ; c’est ici une eau fraîche pour les ablutions, en même temps qu’une boisson pure. » (Coran, xxxviii, 41.) Les jardins entourent Damas, à l’instar de ce cercle lumineux, le halo, quand il environne la lune, ou des calices de la fleur qui embrassent les fruits. À l’est de cette ville, aussi loin que la vue peut s’étendre, se voit sa ghouthah (terre molle et fertile ; nom de la campagne aux environs de Damas) verdoyante. Quel que soit le point que tu regardes sur ses quatre côtés, tu le vois chargé de fruits mûrs, à une aussi grande distance que tes yeux peuvent distinguer. Combien ont dit vrai ceux qui ont ainsi parlé à l’égard de cette ville : « Si le paradis est sur la terre, certes c’est Damas ; et s’il est dans le ciel, cette ville lutte de « gloire avec lui, et égale ses beautés. »

Ibn Djozay dit : « Un poète de Damas a composé des vers dans ce sens, et il s’exprime ainsi : »

Si le paradis de l’éternité est placé sur la terre, c’est Damas, et pas d’autre ville que celle-ci.

S’il est dans le ciel, il lui a départi son atmosphère et son attrait.

La ville est excellente, et le maître clément (c’est-à-dire : Dieu est indulgent). Jouis donc de ce trésor, au soir et au matin. (Coran, xxxiv, 14.)

La ville de Damas a été mentionnée par notre cheïkh traditionnaire, le voyageur Chams eddîn Abou Abd Allah Mohammed, fils de Djâbir, fils de Hassan elkeïcy elouâdïàcby (originaire de Cadix), habitant à Tunis. Il a cité le texte d’Ibn Djobeïr, puis il a ajouté ce qui suit :

« L’auteur a bien parlé dans la description qu’il a faite de cette ville, et il s’est exprimé, à ce sujet, d’une manière sublime. Ceux qui ne l’ont pas vue désirent la connaître, par suite de ce qu’il en a dit. Quoiqu’il n’ait pas séjourné beaucoup à Damas, il en parle éloquemment, et avec la véracité d’un savant très-profond. Mais il n’a pas décrit les teintes dorées de son crépuscule du soir, au moment où a lieu le coucher du soleil ; ni les temps de ses foules agitées, ni les époques de ses joies célèbres. Du reste, il a particularisé suffisamment les faits, celui qui a dit de Damas : « Je l’ai trouvé tel que les langues le décrivent, et l’on y voit tout ce que l’esprit peut désirer et tout ce qui peut plaire aux yeux. »

Ibn Djozay reprend : « Ce que les poètes ont dit touchant la description des beautés de Damas est si nombreux, qu’on ne saurait s’en rendre compte. Mon père récitait fréquemment les vers suivants sur cette ville, lesquels sont de Cherf eddîn, fils de Mohcin : »

Et Damas ! j’éprouve pour lui un penchant qui me tourmente, bien qu’un dénonciateur m’importune, ou qu’un critique me presse.

C’est une contrée dont les cailloux sont des perles, la terre de l’ambre gris, et les souffles du nord comme un vin frais.

L’eau y coule bruyamment des lieux élevés et figure des chaînes : et tout le monde peut en disposer (littéral, elle est lâchée). Le vent des vergers y est sain, quoique faible. »

« Ces vers appartiennent, ajoute Ibn Djozay, à un mode de poésie sublime. »

Le poète Arkalah eddimachky elkelby a dit, au sujet de cette ville :

Damas est le grain de beauté de la joue du monde, de même que Djidlik (lieu près de Damas) offre l’image de sa pupille langoureuse.

Son myrte te présente un paradis sans fin, et son anémone une géhenne qui ne brule pas.

Le même auteur a dit encore sur cette ville :

Quant à Damas, c’est un paradis anticipé pour ceux qui visitent cette ville. On y voit et les garçons (cf. ci dessus, p. 68) et les houris.

Le son que la lune y fait entendre sur ses cordes imite le chant de la tourterelle et du merle.

Et les cottes de mailles que les doigts des vents entrelacent sur l’eau ! Combien elles sont belles !… Malheureusement, ce n’est qu’une illusion.

Ce poëte a composé beaucoup d’autres vers sur Damas. Voici maintenant, sur cette ville, ce qu’a écrit Abou’louahch Séba’, fils de Khalk elaçady :

Dieu veuille abreuver Damas par une nuée bienfaisante, qui verse sur cette ville une pluie abondante et continue !

Dans le monde tout entier et dans ses horizons, rien n’égale la beauté de cette ville.

La Zaourâ de l’Irâk (Bagdad, ou le Tigre) préférerait faire partie de Damas, au lieu d’appartenir à la Chaldée.

Son sol est aussi beau que le ciel, et ses fleurs sont comme les points lumineux qui brillent à son orient.

Le zéphyr de ses parterres, toutes les fois qu’il s’agite au soir, délivre du poids de ses peines l’homme soucieux.

Le printemps réside joyeusement dans les habitations de ce pays ; et l’univers est entraîné vers ses marchés.

Ni les yeux, ni l’odorat ne se fatiguent jamais de la vue de Damas et de l’aspiration de ses parfums.

Parmi les poésies analogues aux morceaux précédents, voici des vers que l’excellent kâdhi Abd errahîm elbeïçâny a composés sur cette ville, et qui font partie d’un long poëme. On prétend aussi que ce poëme est l’ouvrage d’Ibn Elmonîr.

Ô éclair ! veux-tu être porteur d’un salut qui soit doux et agréable comme ton eau limpide ?

Visite Damas de bon matin avec les longs roseaux de la pluie ; et les fleurs de ses vergers, qui semblent incrustées d’or et de pierreries, ou couronnées.

Étends sur le quartier de Djeïroûn ta robe de nuages, et surtout au-dessus d’une demeure, qui est toute couverte de noblesse ;

Où la fertilité du printemps a répandu tous ses dons ; et les ondées printanières ont orné le pâturage.

Voici ce que dit, sur cette ville, Abou’lhaçan Aly, fils de Moùça, fils de Sa’îd el’ansy, elgharnâthy, appelé Noûr eddîn :

Damas, notre demeure, où le bonheur se montre parfait, tandis que, partout ailleurs, il est incomplet.

Les arbres dansent, et les oiseaux chantent ; les plantes y sont élevées, et les eaux coulent en pente.

Grâce aux plaisirs qu’on y éprouve, les visages des habitants resplendissent ; ils sont seulement cachés par les ombrages des grands arbres.

Chaque fleuve qu’on y voit a un Moïse qui le fait couler, et chaque verger qu’il possède sur ses bords est orné d’une belle verdure. (Allusion au prophète Khidhr ou Alkhadhir.)

Il dit encore, sur le même sujet :

Fixe ta demeure à Djillik, entre la coupe et la corde des instruments, dans un jardin qui remplit de satisfaction l’ouïe et la vue.

Fais jouir tes yeux de la contemplation de ses beautés ; et exerce la pensée entre les parterres et le fleuve.

Regarde à Damas les teintes dorées qu’y revêt le soir, et écoute les mélodies des oiseaux sur les arbres.

Et dis à celui qui blâme un homme de ses plaisirs : « Laisse-moi ; car à mes yeux, tu ne fais pas partie des êtres humains. »

Il dit également à propos de Damas :

Cette ville est un paradis dans lequel l’étranger oublie son pays natal.

Mon Dieu ! Qu’ils sont agréables les jours du samedi à Damas, et que leur coup d’œil est magnifique !

Vois de tes propres yeux ; aperçois-tu autre chose qu’un objet aimé, ou un individu qui aime.

Dans la demeure où l’on entend les colombes roucouler sur le rameau qui danse ?

Et l’on voit au matin les fleurs de ce séjour heureux s’enorgueillir de joie et de bonheur.

Les gens de Damas ne font aucun ouvrage le samedi ; mais ils se rendent dans les lieux de plaisance, sur les bords des fleuves et sous l’ombre des grands arbres, entre les jardins fleuris et les eaux courantes, et ils y restent tout le jour, jusqu’à l’arrivée de la nuit.

« Nous nous sommes entretenus longtemps, continue Ibn Djozay, des belles qualités de Damas. Or, revenons maintenant au récit du cheïkb Abou Abd Allah. »


DESCRIPTION DE LA MOSQUÉE DJÂMI DE DAMAS, NOMMÉE LA MOSQUÉE DES BÉNOU OMAYYAH.

C’est la plus sublime mosquée du monde par sa pompe, la plus artistement construite, la plus admirable par sa beauté, sa grâce et sa perfection. On n’en connaît pas une semblable, et l’on n’en trouve pas une seconde qui puisse soutenir la comparaison avec elle. Celui qui a présidé à sa construction et à son arrangement, fut le commandeur des croyants, Eloualid, fils d’Abd elmalic, fils de Merouân. Il fit partir une ambassade vers l’empereur des Grecs, à Constantinople, pour intimer à ce prince l’ordre de lui envoyer des artisans, et ce dernier lui en expédia douze mille. Le lieu où se trouve la mosquée était d’abord une église, et lorsque les musulmans s’emparèrent de Damas, il arriva que Khâlid, fils d’Eloualîd, entra de vive force par un de ses côtés, et parvint jusqu’au milieu de l’église. En même temps, Abou Obeïdah, fils d’Eldjarrâh, entra sans coup férir par le côté opposé, qui était la partie occidentale, et arriva aussi jusqu’à la partie moyenne de l’église. Alors les mahométans firent une mosquée de la moitié de l’église qu’ils avaient envahie par les armes, et l’autre moitié, où ils étaient entrés du consentement des habitants, resta, comme auparavant, un temple des chrétiens. Plus tard, Eloualid ayant résolu d’agrandir la mosquée aux dépens de l’église, demanda aux chrétiens de lui vendre celle-ci, contre un équivalent à leur choix ; mais ils refusèrent, et alors Eloualid la leur prit par force. Les chrétiens étaient persuadés que celui qui l’abattrait, deviendrait fou. On le dit à Eloualid qui répliqua : « Je serai donc le premier qui perdra la raison pour l’amour de Dieu. » Aussitôt il prit une pioche, et commenra à détruire l’église de ses propres mains. Quand les musulmans virent cela, ils accoururent à l’envi les uns des autres, pour accomplir sa destruction, et Dieu démentit ainsi l’opinion des chrétiens.

La mosquée fut ornée de ces cubes dorés (ou mosaïque) qu’on nomme fecifeça (du grec psèphos), mélangés de différentes sortes de couleurs, d’une beauté admirable. La dimension de la mosquée en longueur, de l’orient à l’occident, est de deux cents pas, ou de trois cents coudées, et sa largeur, du midi au nord, de cent trente-cinq pas ou de deux cents coudées (plus exactement, deux cent deux coudées et demie). Le nombre d’ouvertures garnies de verres colorés, qu’on y voit, est de soixante et quatorze, et celui de ses nefs, de trois, qui s’étendent de l’est à l’ouest ; la dimension de chaque nef est de dix-huit pas. Elles sont soutenues par cinquante-quatre colonnes et par huit pilastres de plâtre, qui les séparent, plus six autres de marbre, incrustés de différentes sortes de marbres colorés, et où l’on voit des figures d’autels (mihrâb) et autres représentations. Ils soutiennent la coupole de plomb qui est devant le mihrâb, et qu’on appelle la coupole de l’aigle, comme si l’on avait assimilé la mosquée à un aigle qui vole, et dont la coupole serait la tête. Du reste, cette coupole est une des constructions les plus merveilleuses du monde. De quelque côté que tu te diriges vers la ville, tu l’aperrois s’élevant dans l’espace, et dominant tous les autres édifices.

La cour est entourée par trois nefs, sur ses côtés est, ouest et nord ; l’étendue de chacune est de dix pas. Il y a trente-trois colonnes et quatorze pilastres. La mesure de la cour est de cent coudées, et elle offre une des plus jolies vues et des plus parfaites. Les habitants de la ville s’y réunissent tous les soirs : quelques uns lisent, d’autres racontent les traditions, et d’autres enfin se promènent. Ils ne se séparent qu’après la dernière prière du soir. Quand quelque grand personnage parmi eux, soit jurisconsulte ou autre, rencontre un de ses amis, ils s’empressent d’aller l’un vers l’autre, et d’incliner la tête.

Dans cette cour il existe trois coupoles : l’une à son couchant, qui est la plus grande, nommée la coupole de Aïchah (la mère des croyants). Elle est supportée par huit colonnes en marbre, ornées de petits carreaux et de peintures diverses, et elle est recouverte en plomb. On dit que les trésors de la mosquée y sont déposés, et l’on m’a raconté que le produit des champs ensemencés de la mosquée et de ses revenus, est d’environ vingt-cinq mille dinars d’or par an.

La seconde coupole, à l’orient de la cour, est de la même architecture que la précédente, elle est seulement plus petite. Elle s’élève sur huit colonnes de marbre, et on l’appelle la coupole de Zeïn el’âbidîn (l’ornement des serviteurs de Dieu. — Nom du fils de Hoçaïn).

La troisième est située au niilieu de la cour ; elle est petite, de forme octogone, d’un fort beau marbre très-bien joint, et supportée par quatre colonnes de marbre blanc d’une couleur claire.

Au-dessous d’elle se voit un grillage de fer, au milieu duquel existe un tuyau de cuivre qui lance de l’eau ; celle-ci s’élève, puis elle décrit une courbe, et ressemble à une baguette d’argent. On appelle cet endroit la Cage de l’eau, et les gens prennent plaisir à placer leurs lèvres sous ce jet d’eau, pour boire.

Du côté oriental de la cour se trouve une porte qui conduit à une mosquée admirable par son emplacement, et qu’on appelle le mechhed d’Aly, fils d’Abou Thàlib. Et en face, au couchant, là où se réunissent les deux nefs, savoir, celle placée à l’occident et celle située au nord, on voit un endroit dans lequel on prétend que Aïchah racontait les actes et les discours du prophète.

Au midi de la mosquée est la grande tribune où se tient, pour présider à la prière, l’imàm des sectateurs de Châfeï. On y voit à l’angle oriental, et en face du mihrab, une grande armoire dans laquelle est serré le livre sublime (le Coran), qui a été envoyé à Damas par le prince des croyants Othmàn, fils d’Affân. On ouvre cette armoire tous les vendredis, après la prière, et tout le monde se presse pour venir baiser ce livre sacré. C’est dans cet endroit qu’on défère le serment à ses débiteurs et à ceux, en général, auxquels on réclame quelque chose. A la gauche de la tribune est le mihràb des compagnons du prophète, et les chroniqueurs disent que c’est le premier qui ait été construit sous l’islamisme. C’est l’imâm des partisans du rite de Mâlic qui officie en cette place. A droite de ladite tribune est la niche des hanéfites, où leur imâm préside à la prière. Tout à côté se trouve celle des sectateurs de Hanbal, où officie leur imâm.

Dans cette mosquée il y a trois minarets : l’un à l’est, qui a été construit par les chrétiens ; sa porte est dans l’intérieur de la mosquée. Dans sa partie inférieure il y a un vase pour les purifications, et des chambres pour les ablutions, où se lavent et se purifient les habitués et les attachés à la mosquée. Le second est situé au couchant, et il est aussi de construction chrétienne. Le troisième, qui est au nord, a été bâti par les musulmans. Le nombre des mouëddhins (ceux qui appellent aux prières) de cette mosquée est de soixante et dix. A l’orient de la mosquée il y a un grand espace grillé où se voit une citerne d’eau ; il appartient à la peuplade des Zayâli’ah (originaires de Zeïla’, sur la mer Rouge, en Abyssinie), qui sont des nègres.

Au nnlieu de la mosquée est le tombeau de Zacharie, au-dessus duquel se voit un cercueil placé obliquement entre deux colonnes, et recouvert d’une étoffe de soie noire et brodée. On y voit écrit, en lettres de couleur blanche, ce qui suit : « O Zacharie ! nous t’annonçons la naissance d’un garçon, dont le nom sera Yahia » (saint Jean-Baptiste).

La renommée de cette mosquée et de ses mérites est très-répandue ; et j’ai lu à ce sujet dans l’ouvrage qui a pour titre : Les qualités excellentes de Damas, l’assertion suivante, fondée sur l’autorité de Sofiân etthaoury (un compagnon de Mahomet), à savoir : « La prière dans la mosquée de Damas équivaut à trente mille prières ». Et dans les traditions du prophète j’ai trouvé ces paroles de Mahomet : « On adorera Dieu, dans la mosquée de Damas, durant quarante années après la destruction du monde. »

On dit que la paroi méridionale de cette mosquée a été construite par le prophète de Dieu, Hoûd, et que son tombeau s’y trouve. Mais j’ai vu dans le voisinage de la ville de Zhafàr du Yaman, dans un endroit qu’on nomme Elahkàf (les monticules de sable, les déserts), un édifice où se voit un sépulcre sur lequel est l’inscription suivante : « C’est ici le tombeau de Hoûd, fils d’Abir, sur qui soit la bénédiction de Dieu et le salut. »

Parmi les mérites de cette mosquée, il faut compter que jamais la lecture du Coran et la prière ne cessent de s’y faire, si ce n’est pendant peu d’instants, ainsi que nous le montrerons. Le public s’y réunit tous les jours, immédiatement après la prière du matin, et il lit la septième partie du Coran. Il se rassemble aussi après la prière de trois heures, pour la lecture appelée alcaouiharyah ; car on y lit dans le Coran depuis la soûrah du Caouthar (nom d’un fleuve du paradis, etc. chap. cviii), jusqu’à la fin du livre sacré. Il y a des honoraires fixes, lesquels sont payés à ceux qui assistent à cette lecture, et dont le nombre est d’environ six cents. L’écrivain qui prend note des absents circule autour d’eux, et à celui qui manque, on retient, lors du payement, une somme proportionnée à son absence.

Dans cette mosquée il y a un nombre considérable de modjâouiroûn (habitants du temple) ; ils ne sortent jamais, et sont toujours occupés à la prière, à la lecture du Coran et à la célébration des louanges de Dieu. Ils ne discontinuent pas ces pieux exercices, et ils font leurs ablutions au moyen des vases qui se trouvent dans la tour orientale, que nous avons mentionnée. Les habitants de la ville leur fournissent gratuitement, et de leur plein gré, tout ce dont ils ont besoin pour leur nourriture et leurs vêtements. Cette mosquée a quatre portes :

1° Une porte méridionale, nommée Bàb ezziyâdah (la porte de l’augmentation) ; au-dessus d’elle il y a un fragment de la lance sur laquelle se trouvait l’étendard de Khàlid, fils d’Eloualid. Cette porte a un large vestibule, très-vaste, où sont les boutiques des fripiers et autres marchands. C’est par là que l’on se rend à la caserne de la cavalerie ; et à la gauche de celui qui sort par ce point, se trouve la galerie des fondeurs en cuivre ou chaudronniers. C’est un grand marché, qui s’étend le long de la paroi méridionale de la mosquée, et un des plus beaux de Damas. Sur son emplacement a existé l’hôtel de Mo’âouiyah, fils d’Abou Sofiàn, ainsi que les maisons de ses gens ; on les appelait Elkhadhrâ (la verte). Les fils d’Abbàs les ont détruites, et l’endroit qu’elles occupaient est devenu un marché.

2° Une porte orientale ; c’est la plus grande de celles de la mosquée, et on l’appelle la porte de Djeïroim (c’est la porte des heures). Elle a un vestibule magnifique, par où l’on passe dans une grande nef, fort étendue, au-devant de laquelle sont cinq portes, qui ont chacune six colonnes très-hautes. A sa gauche est un grand mausolée, où était (autrefois) la tête de Hoçaïn, et en face, une petite mosquée, qui prend son nom d’Omar fils d’Abd el’azîz ; elle est fournie d’eau courante. L’on a disposé devant la nef des marches par où l’on descend dans le vestibule, qui ressemble a un grand fossé, et qui se joint à une porte très-haute, au-dessous de laquelle sont des colonnes élevées, pareilles à des troncs de palmiers.

Des deux côtés de ce vestibule existent des colonnes sur lesquelles reposent des allées circulaires, où sont les boutiques des marchands de toile et autres trafiquants, et sur celles-ci s’étendent des voies allongées, où sont les magasins des joailliers, des libraires et des fabricants de vases en verre admirables. Dans l’espace étendu qui est contigu à la première porte, se voient les estrades des principaux notaires ; parmi elles, deux sont destinées à ceux appartenant au rite de Châfeï, et les autres, à ceux des autres sectes orthodoxes. On trouve dans chaque loge cinq ou six tabellions, et, de plus, la personne chargée par le juge de consacrer les mariages. Tous les autres notaires sont dispersés dans la ville.

Dans le voisinage de ces boutiques se trouve le marché des papetiers, qui vendent le papier, les roseaux pour écrire, et l’encre. Au milieu du vestibule mentionné est un bassin en marbre, grand, de forme circulaire, et surmonté d’un dôme sans toit (à jour), que supportent des colonnes de marbre. Au centre du bassin se voit un tuyau de cuivre qui pousse l’eau avec force, et elle s’élève dans l’air plus haut que la taille d’un homme. On l’appelle Alféouàrah (le jet d’eau), et son aspect est admirable. A droite de celui qui sort par la porte Djeïroûn (et c’est la porte des heures), est une salle haute, en forme de grande arcade, dans laquelle il y a des arcades plus petites et ouvertes. Elles ont des portes en nombre égal à celui des heures de la journée, et peintes à l’intérieur en vert, et à l’extérieur en jaune. Quand une heure du jour s’est écoulée, l’intérieur, qui est vert, se tourne en dehors, et l’extérieur, qui est jaune, se tourne en dedans. On dit qu’il y a quelqu’un, dans l’intérieur de la salle, qui est chargé d’exécuter ce changement avec les mains, à mesure que les heures passent.

3° Une porte occidentale, qui s’appelle la porte de la Poste ; à droite de celui qui en sort, est le collège des sectateurs de Châfeï. Elle a un vestibule où se trouvent les boutiques des fabricants de bougies, et une galerie pour la vente des fruits. Dans sa partie la plus haute, il y a une porte à laquelle on monte par des degrés ; elle a des colonnes qui s’élèvent dans l’air, et sous l’escalier sont deux fontaines circulaires, à droite et à gauche.

4° Une porte septentrionale, nommée Bàb ennathafànîn, qui a un vestibule spacieux. A droite de celui qui en sort est le couvent qu’on appelle Echchami’âniyah, qui a au milieu une citerne d’eau ; il possède des bains, dans lesquels l’eau coule, et l’on dit que c’était d’abord l’hôtel d’Omar, fils d’Abd el’azîz.

Près de chacune de ces quatre portes de la mosquée, il existe une maison pour faire les ablutions, où il y a environ cent chambres, dans lesquelles l’eau coule en abondance.


DES IMÂMS DE CETTE MOSQUÉE.

Ils sont au nombre de treize ; le premier est celui des châfeïtes, qui était au temps de mon entrée à Damas, le chef des juges, Djelàl eddîn, Mohammed, fils d’Abd errahmàn Elkazouîny, un des principaux jurisconsultes ; il était aussi le prédicateur de la mosquée, et il habitait dans la maison appelée l’Hôtel du khathîb. Il sortait par la porte de fer, qui est en face de la tribune ; c’est la porte par laquelle sortait Mo’àouiyah. Plus tard, Djelàl eddîn devint grand juge en Égypte, après que le roi Nâcir eut payé pour lui à peu près cent mille dirhems de dettes qu’il avait à Damas.

Quand l’imâm des châfeïtes a fini sa prière, celui du sanctuaire d’Aly commence la sienne, et après, celui du mausolée de Hoçaïn, ensuite l’imâm de la Callâçah (lieu où l’on fait la chaux, four à chaux), puis celui du mausolée d’Abou Becr ; vient ensuite l’imâm du mechhed Omar, puis celui du mechhed Othmân, et puis i’imâm des mâlikites. Lors de mon arrivée à Damas, c’était le jurisconsulte Abou Omar, fils d’Abou’loualîd, fils du hàddj Ettodjîby, originaire de Cordoue, né à Grenade, et habitant à Damas ; il remplissait la fonction d’imâm en alternant avec son frère. Venait ensuite l’imâm des hanéfites, qui était alors le jurisconsulte Imâd eddîn Elhanéfy, nommé Ibn Erroûmy ; c’est un des principaux soûfis. Il est le cheikh du couvent qui porte le nom d’Elkhâtoùniyah ; il est aussi le supérieur d’un autre couvent situé à Echcherf ela’là. Enfin, c’était le tour de l’imâm des hanbélites, qui était alors le cheikh Abd Allah Elcafif, un des docteurs de la lecture du Coran à Damas. (On voit que l’auteur n’a nommé jusqu’ici que dix imâms sur les treize annoncés ci-dessus.)

Après tous ceux que nous avons nommés, venaient cinq imâms pour présider aux prières satisfactoires. (Cf. Tableau de l’Empire Othoman, par d’Ohsson, t. II, p. 153 et suiv.)

La prière ne cesse point dans cette mosquée, depuis le commencement du jour jusqu’au tiers de la nuit ; il en est de même de la lecture du Coran, et c’est une des gloires de cette mosquée bénie.


DES PROFESSEURS ET DES MAITRES DE LADITE MOSQUÉE.

Dans cette cathédrale, de nombreux auditoires assistent à des leçons traitant des différentes branches de la science. Les traditionnaires lisent les ouvrages des hadîth, sur des estrades élevées, et les lecteurs du Coran déclament avec de belles voix, le matin et le soir. Il y a un certain nombre d’instituteurs pour expliquer le livre de Dieu ; chacun d’eux s’appuie contre une des colonnes de la mosquée, instruit les enfants, et les fait lire. Ils n’écrivent point le Coran sur des tablettes, par vénération pour le livre du Dieu Très-Haut ; mais ils le lisent seulement pour qu’il serve d’instruction. Le maître d’écriture est un autre que celui du Coran, et il instruit les enfants au moyen d’ouvrages de poésies et autres. Les enfants passent de l’enseignement oral aux leçons d’écriture, et de cette manière ils apprennent à écrire fort bien ; car le maître d’écriture n’enseigne pas autre chose.

Parmi les professeurs de ladite mosquée, nous citerons :

1o Le savant, le pieux Borhân eddîn, fils d’Elfarcah, de la secte de Châfeï.

2o Le savant, le pieux Noûr eddîn Abou’lyosr, fils du sàïgh (l’orfèvre), un des personnages célèbres par le mérite et la piété. Lorsque Djelàl eddîn Elkazouîny fut nommé kâdhi au Caire, on envoya à Abou’lyosr le vêtement d’honneur et le diplôme de juge à Damas ; mais il refusa.

3° L’imâm, le savant Chihàb eddîn, fils de Djehbel, un des principaux savants. Il s’enfuit de Damas lorsqu’Abou’lyosr eut refusé la dignité de kâdhi de cette ville, de peur d’en être à son tour investi. Le roi Nàcir fut informé de cela, et il chargea des fonctions de juge à Damas le premier cheikh de l’Égypte, le pôle des contemplatifs, la langue des orateurs (ou théologiens dogmatiques), Alà eddîn Elkoùnéouy (de Kounia ou Iconium), un des plus grands docteurs.

4° L’imâm, l’excellent Bedr eddîn Aly essakhâouy, du rite de Mâlic. (Que Dieu ait pitié d’eux tous !)


DES KÂDHIS À DAMAS.

Nous avons déjà mentionné le grand juge de la secte de Chàfeï dans cette ville, Djelàl eddîn Mohammed, fils d’Abd errahmân Elkazouîny. Quant au juge des màlikites, c’est Cherf eddîn, fils du prédicateur du Fayoûm, beau de figure et d’extérieur, un des chefs principaux, et premier cheikh des soûfis. Son substitut dans les fonctions de juge est Chems eddîn, fils d’Elkafsy, et son tribunal est dans le collège Essamsàmiyah (de Samsàm eddîn, ou sabre tranchant de la religion). Le chef des kâdhis des hanéfites est Iniàd eddîn Elhaourâny, homme très-violent. C’est chez lui que se rendent les femmes et leurs maris pour faire juger leurs contestations ; et lorsque les derniers entendent seulement le nom du kâdhi hanéfite, ils font justice à leurs femmes, avant d’arriver au tribunal. Le juge des hambélites était le vertueux imâm Izz eddîn, fils de Moslim, un des meilleurs juges. Il allait et venait, monté sur un âne qui lui appartenait, et il mourut à Médine, dans un voyage qu’il fit dans le noble Hidjâz.


ANECDOTE.

Il y avait à Damas, parmi les grands docteurs de la secte de Hambal, un certain Taky eddîn, fils de Taïmiyab, qui jouissait d’une grande considération. Il discourait sur les sciences en général ; mais il y avait dans son cerveau quelque chose de dérangé. Les habitants de Damas l’honoraient excessivement, et il les prêchait du haut de la chaire. Une fois, il y dit de certaines choses que les docteurs désapprouvèrent ; ils le déférèrent au roi Nàcir, qui ordonna de l’amener au Caire. Les juges et les jurisconsultes s’assemblèrent dans la salle d’audience du roi Nàcir, et Cherf eddîn Ezzouàouy, de la secte de Mâlic, dit : « Certes, que cet homme a dit cela et cela », et il énuméra les choses qu’on réprouvait chez le fils de Taïmiyah. Il produisit des attestations à ce sujet, et les plaça devant le chef des kâdhis. Celui-ci demanda aloir à Ibn Taïmiyah : « Que réponds-tu ? » et l’accusé dit : « Il n’y a point d’autre Dieu qu’Allah, » Le juge répéta la question, et l’accusé fit la même réponse. Le roi ordonna qu’il fût emprisonné, et il resta en effet détenu plusieurs années. Dans sa prison il composa un livre sur l’explication du Coran, qu’il a intitulé la Mer environnante (l’Océan), et qui est en quarante volumes environ.

Plus tard, sa mère se présenta au roi Nàcir et se plaignit à lui, et le roi ordonna de le mettre en liberté. Mais dans la suite il tint une conduite pareille à celle que nous venons de rapporter ; et je me trouvais alors à Damas. J’étais donc présent un vendredi pendant qu’il exhortait et prêchait le peuple du haut de la chaire de la mosquée cathédrale. Il dit entre autres choses : « Certes, que Dieu descend vers le ciel du monde, comme je descends maintenant », et il descendit une des marches de l’escalier de la chaire. Un docteur mâlikite, qui était connu sous le nom du fils de Zahrà, le contredit, et blâma son discours ; mais la populace se leva contre ce docteur, et le frappa très-fort avec les mains et les sandales, de manière que son turban tomba et laissa voir sur sa tête une calotte de soie. La multitude réprouva l’usage de cet objet, et conduisit le fils de Zahrà à la demeure d’Izz eddîn, fils de Moslim, juge de la secte de Hambal, qui ordonna de l’emprisonner et lui infligea ensuite la bastonnade. Les docteurs màlikites et chàfeïtes désapprouvèrent cette punition, et en référèrent au roi des émirs, Seïf eddîn Tenkîz, qui était un des meilleurs chefs et des plus vertueux. Tenkîz écrivit à ce sujet au roi Nàcir, et rédigea en même temps une attestation légale contre le fils de Taïmiyah, à propos des choses blâmables qu’il avait avancées, entre autres : « Que celui qui prononce les trois formules du divorce d’un seul coup, n’est pas plus lié que s’il n’avait divorcé qu’une fois », et secondement : « Que le voyageur qui a pour but le pèlerinage au tombeau de Mahomet à Médine (puisse Dieu augmenter toujours ses avantages !), ne doit pas abréger sa prière », et autres allégations semblables. L’émir expédia l’acte légalisé au roi Nâcir, qui ordonna d’emprisonner le coupable dans la forteresse ; et il y fut détenu, jusqu’à ce qu’il mourût dans sa prison.


DES COLLÈGES À DAMAS.

Ceux qui suivent le rite de Châfeï ont à Damas plusieurs collèges ; le plus grand est celui appelé El’àdiliyah, où rend ses jugements le chef des kâdhis. En face, il y a le collège Ezzhàbiriyah, où se trouve le mausolée du roi Zhàbir ; c’est là que siègent les substituts du kâdhi. L’un d’eux est Fakhr eddin Elkibthy (le Copte). Son père était un des secrétaires égyptiens, mais il embrassa l’islamisme. Un autre est Djemàl eddîn, fils de Djomlah. Il a été plus tard chef des kâdhis des chàfeïtes, puis il perdit cette place pour une affaire qui nécessita sa destitution (ainsi que je vais le raconter).


ANECDOTE.

Le vertueux cheïkh Zhahîr eddîn (l’aide de la religion) El’adjémy se trouvait à Damas. Il avait pour disciple Seïf eddîn Tenkîz, roi des émirs, qui l’honorait beaucoup. Le cheikh se présenta un jour chez le roi des émirs, dans l’endroit nommé Dàr el’adl (la maison de la justice), où se trouvaient aussi les quatre kâdhis (principaux). Le chef des juges, Djemàl eddîn, fils de Djomlah, raconta une histoire, et Zhahîr eddîn lui dit : « Tu as menti. » Le juge fut indigné de cela, et conçut beaucoup de colère contre lui. Il dit à l’émir : « Comment ! lui sera-t-il permis de me traiter de menteur en ta présence ? » L’émir lui dit : « Juge-le », et il le lui livra, pensant qu’il s’en tiendrait là, et ne lui ferait aucun mal. Mais le kâdhi le fit amener au collège El’àdiliyah, et lui infligea deux cents coups de fouet ; puis il le fit promener sur un âne dans la ville de Damas, tandis qu’un crieur proclamait le motif de la punition, et chaque fois qu’il avait fini son annonce, il le frappait d’un coup sur le dos ; car c’est là l’usage chez eux.

Le roi des émirs fut informé de cela, et il désapprouva fortement une telle conduite. Il fit venir les juges et les jurisconsultes, et tous convinrent de la faute du kâdhi, qui avait jugé contrairement à son rite. En effet, la loi pénale n’admet pas, pour le châfeïte, cette sorte de punition ; et le grand juge des mâlikites, Cherf eddîn, dit que l’arrêt en question violait la loi, et était rejeté par les principes de la secte de Châfeï. En conséquence, Tenkîz écrivit cela au roi Nàcir, qui destitua Djemàl eddîn, fils de Djomlah, de sa fonction de chef des kâdhis des châfeïtes.

Les hanéfites ont beaucoup de collèges à Damas : le plus grand est celui du sultan Noûr eddîn, où siège le chef des kâdhis des hanéfites. Les mâlikites ont trois collèges, l’un est Essamsâmiyah ; c’est là que demeure le grand juge des mâlikites, et qu’il rend ses jugements ; l’autre est le collège Ennoûriyah, construit par le sultan Noûr eddîn Mahmoûd, fils de Zenguy ; et le troisième, la medréceh Echchéràbichiyeb, construite par Chihâb eddîn Echchérâbichy (fabricant ou marchand de cherbouches, espèce de coiffure), le marchand. Les hanbélites ont à Damas un grand nombre de collèges ; le principal est la medrèceh Ennadjmiyeh.


DES PORTES DE DAMAS.

Cette ville à huit portes : l'une d’elles est la porte d’Elfaràdîs (des jardins), une autre la porte d’Eldjàbiyah (du bassin ; et nom d’un lieu près de Damas), une troisième, celle appelée Bâb essaghîr (la petite porte). Entre ces deux dernières il y a un cimetière où sont enterrés un très-grand nombre de compagnons de Mahomet, de martyrs, et d’autres personnages plus récents.

Mohammed, fils de Djozay, dit : « Un poète moderne de Damas s’est exprimé avec élégance, ainsi qu’il suit, au sujet du nombre de ses portes : »

Damas, par ses qualités, est un jardin de l'éternité (ou du paradis), agréable.

Ne vois-tu pas que ses portes sont au nombre de huit ? ( Comme celles du paradis, selon les mahométans.)


DE QUELQUES MAUSOLÉES ET LIEUX DE PÈLERINAGE À DAMAS.

Parmi ces mausolées, dans le cimetière situé entre les deux portes, celle dite Eldjàbiyah, et la petite, sont les tombeaux suivants : celui de Oumm Habîbah, fille d’Abou Sofiàn, mère des croyants (épouse de Mahomet) ; celui de son frère, le prince des croyants, Mo’àouiyah ; le sépulcre de Bilàl, mouëddhin (crieur) de l’apôtre de Dieu, celui de Ouweïs elkarany et le tombeau de Ca’b elahbâr (la gloire des docteurs, ou des hommes probes).

J’ai trouvé dans l’ouvrage intitulé : Le livre du précepteur touchant l’explication du Suhih de Moslim, par Alkorthoby, qu’un certain nombre de compagnons du prophète allaient une fois de Médine à Damas, en compagnie d’Ouweïs elkarany, qui mourut en route, dans un désert, où il n’y avait ni habitations ni eau. Ils furent dans l’embarras à cause de cet événement. Ils descendent de leurs montures, et voici qu’ils trouvent des aromates, un linceul et de l’eau, ce qui les étonna beaucoup. Ils lavèrent le cadavre, l’enveloppèrent du drap mortuaire, et après avoir prié sur lui, ils l’enterrèrent. Après cela, ils se remirent en voyage ; mais l’un d’eux dit aussitôt : « Comment ? laisserons-nous ce tombeau sans un signe pour le reconnaître ? » Ils retournèrent alors sur leurs pas, et ils ne trouvèrent aucune trace du sépulcre.

Voici ce que fait observer Ibn Djozay : « On assure qu’Ouweïs a été tué à Siffîn, en combattant pour Aly ; et cette version est, grâce à Dieu, plus authentique. »

Près de la porte Eldjâbiyali se trouve une porte orientale, à côté de laquelle il y a un cimetière, où se voit le tombeau d’Obeyy, fils de Ca’b, compagnon de l’envoyé de Dieu. On y trouve aussi le sépulcre du serviteur de Dieu, le pieux Raslàn, surnommé le faucon cendré.


ANECDOTE AU SUJET DE CE SURNOM.

On raconte que le vertueux cheikh Ahmed errifa’y, demeurait à Oumm Obeïdah, dans le voisinage de Ouâcith, et qu’entre lui et le saint Abou Medîn Cho’aïb, fils d’Elhoçaïn, il y avait une grande amitié et une correspondance continuelle. On assure que chacun d’eux saluait son ami matin et soir, et que l’autre lui rendait les salutations, (c’est-à-dire qu’ils faisaient des vœux l’un pour l’autre ; car ils n’habitaient pas la même contrée). Le cheikh Ahmed avait près de sa zàouïah des palmiers, et une certaine année, en les coupant, selon son habitude, il laissa un régime de dattes en disant : « Ceci sera pour mon frère Cho’aïb. » Celui-ci faisait cette année-là le pèlerinage de la Mecque, et les deux amis se retrouvèrent dans la noble station à Arafah. Le domestique du cheïkh Ahmed, appelé Raslàn, était avec son maître, pendant que les deux amis avaient lié conversation, et que le cheïkh racontait l’histoire de la grappe de dattes. Alors Raslàn lui dit : « Si tu l’ordonnes, ô mon maître, je l’apporterai tout de suite à ton camarade. » Avec la permission du cheïkh, il partit immédiatement, et apporta bientôt après le régime de dattes, qu’il déposa devant les deux amis.

Les gens de la zàouïah ont raconté que, le soir de la journée d’Arafah, ils virent un faucon gris qui s’était abattu sur le palmier, avait coupé la grappe, et l’avait transportée dans les airs.

A l’occident de Damas est un cimetière connu sous la dénomination de Tombeaux des martyrs. On y voit, entre autres, le tombeau d’Abou’ddardà (le père de i’édentée), et de son épouse Oumm Eddardà ; celui de Fadhàlah, fils d’Obeïd ; celui de Ouàthilah, fils d’Elaska’; celui de Sahl, fils de Hanzhaliyah ; et tous ceux-ci sont au nombre des personnages qui ont prêté serment sous l’arbre, à Mahomet. (Conf. Coran, xlviii, 18 ; et Essai sur l’Hist. des Arabes, par M. A. P. Caussin de Perceval, t. III, p. 181-182.)

Dans un bourg nommé Elmanîhah, à l’orient de Damas et à la distance de quatre milles, il y a le sépulcre de Sa’d, fils d’Obàdab, à côté duquel existe une petite mosquée, d’une belle construction. A la tête du sépulcre est une pierre, avec cette inscription : C’est ici le tombeau de Sa’d, fils d’Obâdah, chef de la tribu de Khazradj, compagnon de l’envoyé de Dieu. etc. Dans un village, au midi de la ville, à la distance d’une parasange, est situé le mausolée d’Oumm Colthoum, fille d’Aly, fils d’Abou Thâlib, et de Fâthimah. On dit que son nom était Zaïnah (Zénobie), et que le Prophète la surnomma Oumni Colthoùm, à cause de sa ressemblance avec sa tante maternelle Oumm Colthoûm, fille de l’envoyé de Dieu. Tout près de son tombeau, il y a une noble mosquée autour de laquelle sont des habitations, et qui est dotée de legs pieux. Les gens de Damas l’appellent le Mausolée de la dame Oumm Colthoûm. Dans le même village se trouve un autre tombeau qu’on dit être celui de Socaïnah, fille de Hoçaïn, fils d’Aly ; et dans la mosquée principale d’Enneïreb, un des bourgs dépendants de Damas, on voit dans une cellule, à l’est, un tombeau qu’on dit être celui d’Oumm Miriam (la mère de Marie). Enfin, dans un village qu’on nomme Dàrayà, à l’ouest de la ville, et à la distance de quatre milles, se voit le tombeau d’Abou Moslim elkhaoulàny, et celui d’Abou Soleïmân eddàràny.

Au nombre des lieux de réunion à Damas, qui sont célèbres par leur sainteté, se trouve la mosquée d’Elakdâm (des pieds). Elle est située au midi de Damas, à la distance de deux milles, à côté de la principale route qui conduit au noble Hidjàz, à Jérusalem et en Égypte. C’est une grande mosquée, riche en bénédictions, et possédant beaucoup de legs pieux. Les habitants de Damas la tiennent en grande considération. Quant à la dénomination qu’elle porte, elle la doit à des pieds dont l’empreinte est tracée dans une pierre qui s’y trouve ; et l’on dit que ce sont les marques des pieds de Moïse. Dans cette mosquée il y a une petite chambre, où se voit une pierre sur laquelle est écrit ce qui suit : Un homme pieux a va en songe Mahomet, qui lui a dit que dans ce lieu se trouve le tombeau de son frère Moïse. Dans les environs de cette mosquée, et sur le chemin, il y a un endroit qu’on nomme Elcathîb elahmar (la colline de sable rouge) ; et dans le voisinage de Jérusalem et de Arihà (Jéricho), est un lieu qu’on nomme de la même manière, et que les Israélites honorent beaucoup.


ANECDOTE.

J’ai vu dans les jours de la grande peste à Damas (la peste de 1348, ou peste noire), à la fin du mois de rabî’ second de l’année quarante-neuf (749 hég. = juillet 1348 J.C.), un témoignage du respect des habitants de Damas pour cette mosquée, qui est digne d’admiration, et dont voici le détail : Le roi des émirs, lieutenant du sultan, Arghoûn châh, ordonna à un crieur de proclamer dans Damas que tout le monde eût à jeûner pendant trois jours, et que personne ne fît cuire alors dans les marchés rien de ce qui sert à la nourriture de l’homme tout le long du jour. (Or, à Damas, la plupart des habitants ne mangent que ce qu’on prépare dans les marchés). Les Damasquins jeûnèrent trois jours consécutifs, dont le dernier était un jeudi. Ensuite les émirs, les chérifs, les kâdhis, les fakîhs et les autres ordres, se réunirent tous pêle-mêle dans cette mosquée principale, au point qu’elle fut comble. Ils y passèrent la nuit du jeudi au vendredi, en priant, louant Dieu, et faisant des vœux. Ils firent après cela la prière de l’aurore, et tous sortirent à pied, tenant dans leurs mains des Corans ; et les émirs étaient nu-pieds.

Tous les habitants de la ville, hommes, femmes, petits et grands prirent part à cette procession. Les Juifs sortirent avec leur Pentateuque et les chrétiens avec leur Évangile, et ils étaient suivis de leurs femmes et de leurs enfants. Tous pleuraient, suppliaient, et cherchaient un recours près de Dieu , au moyen de ses livres et de ses prophètes. Ils se rendirent à la mosquée Elakdàm, et ils y restèrent, occupés à supplier et à invoquer Dieu, jusque vers le zaouâl (temps de midi à trois heures). Ensuite ils retournèrent à la ville, ils firent la prière du vendredi, et Dieu les soulagea.

Le nombre des morts n’a pas atteint à Damas deux mille dans un jour, tandis qu’au Caire et à Mîsr (Fosthâth), il a été de vingt-quatre mille dans un seul jour.

Auprès de la porte orientale de Damas il y a une tour de couleur blanche, et l’on dit que c’est près de là que descendra Jésus, suivant ce qui nous a été transmis dans le Sahîh de Moslim.


DESCRIPTION DES FAUBOURGS DE DAMAS.

Cette ville est entourée de faubourgs de tous les côtés, à l’exception du côté oriental ; ils couvrent un vaste emplacement, et leur intérieur est plus beau que celui de Damas, à cause du peu de largeur dans les rues de cette ville. Du côté du nord est le faubourg d’Essàlihiyah : c’est une grande ville qui possède un marché sans pareil pour la beauté. Elle a une mosquée cathédrale et un hôpital ; elle a aussi un collège, nommé le collège d’Ibn Omar, lequel est consacré à ceux qui veulent apprendre le noble Coran, sous la direction des docteurs et des hommes âgés. Les disciples et les professeurs reçoivent ce qui leur est nécessaire, soit en nourriture, soit en habillements. Dans l’intérieur de la ville il y a encore un collège qui a la même destination, et qui est appelé le collège d’Ibn Monaddjâ. Les gens d’Essàlihiyah suivent tous le rite de l’imâm Ahmed, fils de Hanbal.


DESCRIPTION DE KÀCIOÛN, ET DE SES LIEUX BÉNIS DE PÊLERINAGE.

Kâcioûn est une montagne au nord de Damas (le mont Casius), et au pied de laquelle se voit Sàlihiyah. C’est une montagne célèbre par son caractère de sainteté, car c’est l’endroit d’où les prophêtes se sont élevés au ciel. Parmi ses nobles lieux de pèlerinage, est la caverne où naquit Abraham, l’ami de Dieu. C’est une grotte longue et étroite, près de laquelle existe une grande mosquée, avec un minaret élevé. De cette caverne Abraham a vu l’étoile, la lune et le soleil, ainsi que nous l’apprend le livre sublime (Coran, vi, 76, 77, 78).

A l’extérieur de la grotte se voit le lieu de repos d’Abraham, où il avait coutume de se rendre. J’ai pourtant vu dans le pays de l’Irak un village nommé Bors, entre Elhillah et Baghdàd, et où l’on dit qu’Abraham est né. Il est situé dans le voisinage de la ville de Dhou’lkefl (possesseur de jeûne ; ou l’homme aux mortifications, sur qui soit le salut !), et son tombeau s’y trouve. (Conf. Coran, xxi, 85 ; xxxviii, 48.)

Un autre sanctuaire du mont Kàcioûn, situé à l’occident, est la Grotte du sang ; au-dessus d’elle, dans la montagne, se voit le sang d’Abel, fils d’Adam. Dieu en a fait rester dans la pierre une trace vermeille, juste à l’endroit où son frère l’a tué et d’où il l’a traîné jusqu’à la caverne. On dit qu’Abraham, Moïse, Jésus, Job et Lot ont prié dans cette grotte. Près d’elle il y a une mosquée solidement construite, à laquelle on monte par un escalier, et qui possède des cellules, et autres endroits commodes à habiter. On l’ouvre tous les lundis et les jeudis, et des bougies et des lampes sont allumées dans la caverne.

Un autre lieu qu’on visite est une vaste grotte au sommet de la montagne, que l’on nomme la Caverne d’Adam, et à côté de laquelle il y a un édifice. Plus bas que cette grotte, il en existe une autre, qu’on appelle la Grotte de la faim. On dit que soixante et dix prophètes s’y sont réfugiés, et qu’ils n’avaient pour toute provision qu’un pain rond et mince. Ils le faisaient circuler parmi eux, et chacun l’offrait à son compagnon, de sorte qu’ils moururent tous. Près de cette caverne il y a une mosquée bien bâtie, et où des lampes brûlent nuit et jour. Toutes ces mosquées possèdent en propre beaucoup de fondations pieuses. On dit encore que, entre la porte des jardins et la mosquée principale du Kâcioûn, se trouve le lieu d’inhumation de sept cents prophètes, et, d’après une autre version, de soixante et dix mille prophètes.

Au dehors de la ville se voit le vieux cimetière ; c’est le lieu de sépulture des prophètes et des saints. A côté de ce cimetière, tout près des jardins, est un terrain déprimé, dont l’eau s’est emparée, et l’on dit que c’est la sépulture de soixante et dix prophètes. Mais l’eau séjourne dans cet endroit d’une manière permanente, et l’on ne peut plus y enterrer personne.


DESCRIPTION DE LA COLLINE ET DES VILLAGES QUI L’AVOISINENT.

En haut du mont Kâcioûn est la colline bénie, mentionnée dans le livre de Dieu (le Coran), et qui possède la stabilité, la source d’eau pure, et l’habitation du Messie Jésus et de sa mère. (Coran, xxiii, 52, déjà cité p. 188.) C’est un des plus jolis points de vue du monde et un de ses plus beaux lieux de plaisance. On y trouve des palais élevés, de nobles édifices et des jardins admirables. L’habitation bénie est une petite grotte au milieu de la colline, à l’instar d’un petit logement, et en face est une cellule qu’on dit avoir été l’oratoire de Khidhr (Élie). La foule s’empresse à l’envi de venir prier dans cette caverne. L’habitation est pourvue d’une petite porte de fer, et la mosquée l’entoure. Celle-ci renferme des allées circulaires, et un beau réservoir où l’eau descend ; après quoi, elle se déverse dans un conduit qui se trouve dans le mur, et qui communique à un bassin de marbre dans lequel l’eau tombe. Ce dernier n’a pas de pareil pour sa beauté et la singularité de sa structure. Près de cette fontaine il y a des cabinets pour faire les ablutions, et où l’eau coule.

Cette colline bénie est comme la tête des jardins de Damas, car elle possède les sources qui les arrosent. Celles-ci se partagent en sept canaux, dont chacun se dirige d’un côté différent. Cet endroit s’appelle le lieu des divisions. Le plus grand de ces canaux est celui qui est nommé Tourah. Il coule au-dessous de la colline, et on lui a creusé dans la pierre dure un lit qui ressemble à une grande caverne. Souvent quelque nageur audacieux plonge dans le canal, du haut de la colline, et il est entraîné dans l’eau, jusqu’à ce qu’il ait parcouru le canal souterrain, et qu’il en sorte au bas de la colline : et c’est là une entreprise fort périlleuse.

Cette colline domine les jardins qui entourent la ville, et sa beauté et l’étendue du champ de délices qu’elle offre aux regards, sont incomparables. Les sept canaux dont nous avons parlé suivent tous des directions différentes. Les yeux demeurent éblouis de la beauté de leur ensemble, de leur séparation, de leur courant et de leur effusion. En somme, la grâce de la colline et sa beauté parfaite sont au-dessus de tout ce qu’on peut exprimer par une description.

Elle possède beaucoup de legs pieux en champs cultivés, en vergers et en maisons, au moyen desquels on sert les traitements de l’imâm, du moueddhin et l’on défraye les voyageurs.

Au bas de la colline est le village de Neïreb, Il contient beaucoup de jardins, des ombrages touffus, des arbres rapprochés, et l’on ne peut, par conséquent, voir ses édifices, si ce n’est ceux dont la hauteur est considérable. Il possède un joli bain et une mosquée principale admirable, dont la cour est pavée de petits cubes de marbre. On y voit une fontaine très-belle, et un lieu destiné aux purifications, où il y a bon nombre de chambres dans lesquelles l’eau coule.

Au midi de ce village est le bourg de Mizzeh, qui est connu sous le nom de Mizzeh de Kelb, qu’il doit à la tribu de Kelb, fils de Ouabrah, fils de Tha’lab, fils de Holouân, fils d’Omrân, fils d’Elhâf, fils de Kodhà’ah. Il était affecté comme fief à ladite tribu, et c’est de lui que prend son nom l’imâm Hàlizh eddouniâ, Djemâl eddîn Yoûcef, fils d’Ezzéky elkelby elmizzy, ainsi que beaucoup d’autres savants. C’est un des plus grands villages de Damas ; il a une mosquée cathédrale vaste et admirable, et une fontaine d’eau de source. Du reste, la plupart des villages de Damas possèdent des bains, des mosquées principales, des marchés, et les habitants sont dans leurs localités sur le même pied que ceux de la ville.

A l’orient de Damas il y a un bourg qu’on nomme Beit Hâhiyah (et, d’après le Mérâcid, Beït lihya). Il renfermait d’abord une église, et l’on dit qu’Azer (père d’Abraham, selon le Coran) y taillait les idoles que son fils brisait. Maintenant elle est changée en mosquée cathédrale, très-jolie, ornée de mosaïques de marbre, colorées, et rangées selon la disposition la plus admirable et l’accord le plus parfait.


DES FONDATIONS PIEUSES À DAMAS, DE QUELQUES MÉRITES DE SES HABITANTS, ET DE LEURS USAGES.

Il est impossible d’énumérer les genres de legs pieux à Damas, et leurs différentes dépenses, tant ils sont nombreux. Nous citerons :

1° Des legs pour ceux qui ne pourraient point faire le pèlerinage de la Mecque. Ils consistent à fournir à celui qui l’entreprend, au lieu de quelqu’un d’entre eux, tout ce qui lui est nécessaire.

2° Des fondations pour fournir aux filles leur trousseau de mariage, lorsque leurs familles sont dans l’impuissance d’y pourvoir.

3° D’autres pour entreprendre la délivrance des captifs.

4° Des legs en faveur des voyageurs. On leur fournit la nourriture, l’habillement et de quoi se suffire jusqu’à l’arrivée dans leur pays.

5° Ceux pour l’entretien des chemins et le pavage des rues. Ces dernières, à Damas, sont pourvues, de chaque côté, d’un trottoir où marchent les piétons ; ceux qui sont à cheval suivent la route du milieu.

Il y a encore d’autres fondations pieuses, pour diverses œuvres de bienfaisance. (En voici un exemple.)


ANECDOTE.

Je passais un jour par une des rues de Damas, et je vis un petit esclave qui avait laissé échapper de ses mains un grand plat de porcelaine de Chine, qu’on appelle dans cette ville sahn (plat, soucoupe). Il se brisa, et du monde se rassembla autour du petit mamloûc. Un individu lui dit : « Ramasse les fragments du plat et porte-les à l’intendant des œuvres pies pour les ustensiles. » L’esclave les prit et la même personne l’accompagna chez ledit intendant et les lui montra. Celui-ci lui remit aussitôt de quoi acheter un plat semblable à celui qui avait été brisé.

Cette institution est une des meilleures qu’on puisse fonder ; car le maître du jeune esclave l’aurait certainement frappé pour avoir cassé l'ustensile, ou bien il l’aurait beaucoup grondé. De plus, il en aurait eu le cœur brisé et aurait été troublé par cet accident. Le legs a donc été un vrai soulagement pour les cœurs. Que Dieu récompense celui dont l’application aux bonnes œuvres s’est élevée jusqu’à une pareille action !

Les habitants de Damas luttent d’émulation pour la construction des mosquées, des zâouïahs, des collèges et des mausolées. Ils ont une bonne opinion des Barbaresques, et ils leur confient leurs biens, leurs femmes et leurs enfants. Tous ceux d’entre eux qui se retirent dans quelque partie que ce soit de la ville, sont pourvus par les Damasquins d’un moyen de subsistance, soit la fonction d’imâm d’une mosquée, ou de lecteur dans un collège, ou la garde d’une mosquée, où on lui fournit sa nourriture de chaque jour ; ou bien encore la lecture du Coran, ou le service de quelque sanctuaire béni. S’il est du nombre des soùfis, qui habitent des couvents, on le nourrit et on l’habille. Tous les étrangers se sont bien trouvés à Damas. Ils sont traités avec égard, et on a soin d’éviter tout ce qui pourrait blesser leurs sentiments de dignité personnelle.

Ceux qui appartiennent à la classe des artisans et à la domesticité ont d’autres ressources. Telles sont, par exemple : la garde d’un jardin, ou la direction d’un moulin, ou le soin des enfants pour les accompagner le matin à l’école et les reconduire le soir à la maison ; et, enfin, ceux qui désirent s’instruire ou se consacrer exclusivement au culte de Dieu trouvent un secours efficace pour leurs desseins,

Parmi les belles qualités des habitants de Damas, il faut noter qu’aucun d’eux ne rompt le jeûne tout seul, dans les nuits du mois de ramadhàn. Celui qui fait partie des émirs, des kâdhis et des grands personnages, invite ses amis, ainsi que les fakîrs, à rompre le jeune chez lui. Celui qui appartient à l’ordre des négociants, ou qui est du nombre des principaux marchands, agit de même ; et les individus des classes peu aisées, ainsi que les Bédouins, se réunissent chaque nuit dudit mois, dans le logement de l’un d’eux, ou dans une mosquée. Chacun apporte ce qu’il a, et ils mangent en compagnie.

A mon arrivée à Damas des rapports d’amitié s’établirent entre moi et Noûr eddîn Essakhàouy, professeur des mâlikites. Il désira que je rompisse le jeûne chez lui, dans les nuits du ramadhân, et je me rendis en effet chez lui durant quatre nuits ; puis, je fus atteint de la fièvre et je cessai d’y aller ; mais il m’envoya chercher, et quoique je me fusse excusé à cause de ma maladie, il n’admit point cette excuse et je dus retourner près de lui. J’y passai la nuit entière, et lorsque je voulus m’en retourner le lendemain, il s’y opposa en me disant : « Regarde ma maison comme la tienne, ou comme celle de ton père, ou de ton frère », et il ordonna de faire venir un médecin, et de préparer pour moi dans son logis tout ce qu’il prescrirait, en fait de remèdes ou d’aliments. Je restai ainsi chez lui jusqu’au jour de la fête (le béiràm, le 1er de chawwâl), alors je me rendis à l’oratoire et Dieu me guérit.

J’avais épuisé tout ce que je possédais pour mon entretien ; et quand il sut cela, il loua pour moi des chameaux, il me donna des provisions de route et autres, et il me fournit en outre des dirhems, en ajoutant : « Ceci est pour les besoins urgents qui pourront te survenir. » (Que Dieu le récompense !)

Il y avait à Damas un homme de mérite, du nombre des secrétaires du roi Nâcir, appelé Imàd eddîn Elkaïssaràny. Il avait l’habitude, quand il apprenait qu’un Barbaresque était arrivé à Damas, de l’envoyer chercher, de lui donner le repas d’hospitalité, de lui faire du bien ; et, s’il reconnaissait en lui de la religion et du mérite, il l’invitait à rester en sa compagnie ; et il y en avait un certain nombre qui étaient assidûment chez lui.

Telle était aussi la manière d’agir du secrétaire intime, le vertueux Alâ eddîn, fils de Ghânim. Il y avait aussi d’autres personnages qui se conduisaient de la sorte.

Il y avait également à Damas un homme excellent, un des principaux de la ville, le sâhib Izz eddîn Elkélânicy. Il était doué de qualités remarquables, de générosité, de noblesse et de libéralité, et il possédait une grande fortune. On raconte que le roi Nàcir s’étant rendu à Damas, ce personnage lui donna l’hospitalité, ainsi qu’à toute sa cour, à ses mamloûcs, à ses favoris, et cela durant trois jours, et qu’en cette circonstance le roi l’honora du nom de Sâhib (ami, compagnon ; et vizir.)

Parmi les récits que l’on fait touchant les belles prérogatives des habitants de Damas, se trouve celui qui suit : un de leurs anciens rois recommanda en mourant qu’on l’enterrât au midi de la noble mosquée cathédrale, et qu’on cachât son tombeau ; et il assigna des legs considérables aux lecteurs qui réciteraient une septième partie du Coran, tous les jours, inmiédiatement après la prière de l’aurore, à l’orient de la tribune des compagnons du Prophète, où se trouvait son sépulcre. La lecture du Coran n’a jamais cessé depuis d’avoir lieu sur son tombeau, et cet excellent usage est devenu éternel après son décès.

Une autre habitude des Damasquins et de toutes les populations de ces contrées, c’est qu’ils sortent après la prière de trois heures, au jour des cérémonies du mont Arafat (le neuvième de dhou’Ihidjdjah), et ils se tiennent debout dans les cours des mosquées, telles que Beït almokaddas et celle des fils d’Omayyah, et autres. Avec eux sont leurs imâms, ayant la tête découverte, faisant des vœux, s’humiliant, suppliant et demandant à Dieu sa bénédiction. Ils choisissent l’heure dans laquelle se tiennent debout à Arafat les visiteurs de Dieu très-haut et les pèlerins de son temple. Ils ne cessent point de s’humilier, de faire des vœux, de supplier et de rechercher la faveur de Dieu très-haut, par le canal de ses pèlerins, jusqu’à ce que le soleil disparaisse ; et alors ils partent en courant, à l’instar desdits pèlerins, et ils pleurent d’avoir été privés de la vue de la noble station à Arafat. Ils adressent des prières au Dieu puissant, pour qu’il leur permette d’y arriver plus tard, el pour qu’il ne les prive point de la faveur d’agréer ce qu’ils ont fait en ce jour-là.

Les habitants de Damas observent un ordre admirable en accompagnant les convois funèbres. Ils marchent devant le cercueil, et les lecteurs lisent le Coran avec de belles voix et des modulations qui excitent à pleurer, et inspirent une telle commisération, que les âmes sont près de s’envoler. Ils prient pour les morts dans la mosquée principale, en face du sanctuaire (maksoûrah). Si le défunt est un des imâms de la mosquée djâmi, ou un de ses moueddhins, ou de ses desservants, ils l’introduisent en continuant la lecture jusqu’au lieu de la prière ; autrement ils cessent la lecture près de la porte de la mosquée, et ils entrent en silence avec le cercueil ; puis un certain nombre de personnes se réunissent autour de lui dans la nef occidentale de la cour, près de la porte de la Poste. Tous les assistants s’asseyent, ayant devant eux les coffrets du Coran, et ils lisent dans les cahiers. A mesure que quelque grand personnage de la ville et de ses notables vient se joindre aux obsèques, ils élèvent la voix pour l’annoncer, et ils disent : « Au nom de Dieu, Foulàn eddîn (N. de la religion) », comme Camàl (eddîn), et Djémâl (eddîn) et Chanis (eddîn), et Badr (eddîn) etc. Lorsqu’ils ont fini la lecture, les moneddhins se lèvent et disent : « Réiléchissez et méditez bien votre prière sur un tel individu, le pieux, le savant… », et ils le décrivent par ses belles qualités. Après cela, ils prient sur le trépassé, et ils l’emportent dans le lieu destiné à sa sépulture.

Les Indiens suivent aussi, dans les funérailles, un ordre très-beau, et qui est même supérieur à celui que nous venons de mentionner. Ils se réunissent dans le mausolée du défunt, au matin du troisième jour après son enterrement. On couvre alors ledit mausolée d’étoffes très-fines, on orne le sépulcre de draperies magnifiques et on place tout autour des plantes odoriférantes, telles que des roses, des jonquilles et des jasmins. Ces fleurs sont perpétuelles chez eux. On apporte aussi des limoniers et des citronniers, sur lesquels on place des fruits, s’ils n’en portent pas. On élève enfin une tente pour que les assistants soient à l’ombre tout autour. Puis viennent les kâdhis, les émirs et autres grands personnages, et ils s’asseyent ayant en face les lecteurs. On apporte les nobles coffrets du Coran, et chacun prend une portion de ce livre. Lorsque la lecture, qui a été faite avec de belles voix, est terminée, le kâdhi invoque le nom de Dieu, se tient debout et prononce un sermon préparé pour cette occasion. Il y fait mention du mort, et déplore son trépas dans une pièce de vers. Il parle aussi de ses parents, et leur adresse des compliments de condoléance au sujet de leur perte. Il nomme le sultan en faisant des vœux pour lui, et au moment où il prononce son nom, tous les assistants se lèvent, et inclinent leur tête dans la direclion du lieu où se trouve le prince. Après cela, le juge s’assied et l’on apporte de l’eau de rose, dont on asperge les assistants, en commençant par lui, puis par celui qui est placé à côté du kâdhi, et ainsi successivement, jusqu’à ce qu’on en ait versé sur tous.

Ensuite on présente les vases du sucre, c’est-à-dire du sirop délayé dans de l’eau, que les assistants boivent, en commençant toujours par le kâdhi et ceux qui l’approchent. On offre après cela le bétel (feuilles que mâchent les Indiens), dont ils font un grand cas, et avec lequel ils traitent ceux qui leur rendent visite. C’est au point que, quand le sultan en fait cadeau à une personne, cela est plus prisé qu’un don consistant en or et en robes d’honneur. Lorsqu’un individu vient à mourir, sa famille ne mange point de bétel, jusqu’au jour des cérémonies que nous décrivons. À ce moment, le kâdhi, ou celui qui le remplace, en prend quelques feuilles et les donne au proche parent du défunt, qui les mange ; alors les assistants se retirent. Nous décrirons plus tard le bétel, s’il plaît à Dieu.


DES LIVRES QUE J’AI ENTENDU EXPLIQUER À DAMAS, ET DES PERSONNAGES DE CETTE VILLE QUI M’ONT DONNE LA LICENCE D’ENSEIGNER.

J’ai entendu dans la mosquée principale des Benou Omayyah (que Dieu la conserve longtemps avec ses prières !), tout le Sahîh de fimàm Abou Abd Allah Mohammed, fils d’Ismael aldjo’fy albokhâry (que Dieu soit content de lui !), expliqué par le cheikh vénérable (très-âgé), vers lequel on voyage des divers points de l’horizon, et qui sert de lien entre deux générations (de savants), Chihâb eddîn Ahmed, fils d’Abou Thâlib, fils d’Abou’nna’m, fils de Haçan, fils d’Aly, fils de Baïân eddîn Mocri (professeur de lecture coranique) assâlihy, connu sous le nom d’Ibn Achchehnah alhidjâzy. Cela en quatorze séances, dont la première eut lieu le mardi 15 du mois de ramadhan, le magnifique, de l’année 726 (de l’hégire = 15 août 1326), et la dernière le lundi 28 du même mois.

La lecture était faite par l’imâm, sachant tout le Coran par cœur (alhâfizh), l’historien de la Syrie, Alam eddîn Abou Mohammed alkâcim, fils de Mohammed, fils de Yoûcef albirzàly, originaire de Séville et habitant à Damas ; et étaient présents un nombre considérable d’auditeurs, dont les noms ont été consignés dans un catalogue par Mohammed, fils de Thoghrîl, fils d’Abd Allah, fils d’AIghazzàl assaïrafy (le changeur). Parmi ceux-ci le cheïkh Abou’l'abbâs alhidjàzy a entendu l’explication du livre entier...[1]. Or Ibn Achchehnah avait entendu sur ce sujet les explications du cheïkh, l’imâm Siràdj eddîn Abou Abd Allah alhoçaïn, fils d’Abou Becr almobàrek, fils de Mohammed, fils de Yahyâ, fils d’Aly, fils d’Almacih, fils d’Omrân arrabî’y albaghdâdy azzébîdy alhanbaly, dans les derniers jours de chawwàl, et les premiers de dhou’lka’dah de l’année 630, dans la mosquée djàmi Almozhaffary, au pied du mont Kàcioûn, à l’extérieur de Damas.

Le dernier avait reçu la licence d’enseigner la totalité de l’ouvrage des deux cheikhs Abou’lhaçan Mohammed, fils d’Ahmed, fils d’Omar, fils d’Alhoçaïn, fils d’Alkhalf alkaihî’y, l’historien ; et Aly, fils d’Abou Becr, fils d’Abd Allah, fils de Roùliah alkélànicy al’atthâr (le droguiste), tous les deux de Bagdad. Il avait de plus la licence d’enseigner, depuis le chapitre de la jalousie des femmes et de leur amour, jusqu’à la fin du livre, d’Abou’lmonaddjà Abd Allah, fils d’Omar, fils d’Aly, fils de Zayd, fils d’Allatty alkhozâ’y, de Baghdad. Tous les quatre (il semble qu’il devrait plutôt y avoir : tous les trois) avaient entendu les explications du cheikh Sadîd eddîn Abou’lwakt Abd Alawwal, fils d’Içâ, fils de Cho’ayh, fils d’Ibrâhîm assedjzy alharaouy assoùfy, dans l’année 553 à Baghdàd.

Le dernier dit : « Nous a instruit i’imâm, l’ornement de l’islamisme, Aboul’haçan Abdarrahmân, fils de Mohammed, fils de Mozhaffar, fils de Mohammed, fils de Dawoûd, fils d’Ahmed, fils de Ma’âd, fils de Sahl, fils d’Alhacam addâwoûdy, tandis que je lisais et qu’il expliquait, et cela à Boûchendj, l’année 465. »

Abou’lhaçan dit ce qui suit : « Nous a instruit Abou Mohammed Abd Allah, fils d’Ahmed, fils de Hawiyyah, fils de Yoûcef, fils d’Aïman assarakhsy, moi lisant, et écoutant ses explications, dans le mois de safar de l’année 381. »

Abou Mohammed s’exprime ainsi : « Nous a instruit Abd Allah Mohammed, fils de Yoûcef, fils Mathar, fils de Sâlih, fils de Bichr, fils d’Ibrâhîm elférebry ; il expliquait, et moi je l’écoutais, à Férebr, l’année 316. »

Abd Allah dit : « Nous a instruit l’imâm Abou Abd Allah Mohammed, fils d’Ismâël albokhâry (que Dieu soit satisfait de lui !), l’année 248, à Férebr, et une seconde fois après cela, dans l’année 53 (253 de l’hégire). »

Parmi les habitants de Damas qui m’ont donné la licence avec une permission générale, je mentionnerai les suivants :

1° Le cheïkh Abou’l’abbâs elhidjàzy, que j’ai nommé au commencemenl de ce chapitre. Il a été le premier en cela, et a prononcé la permission en ma faveur.

2° Le cheïkh, l’imâm, Chihâb eddîn Ahmed, fils d’Abd Allah, fils d’Ahmed, fils de Mohammed de Jérusalem. Il est né dans le mois de rabi’ premier de l’année 653.

3° Le cheïkh, l’imâm, le pieux, Abd errahmân, fils de Mohammed, fils d’Ahmed, fils d’Abd errahmân ennedjdy.

4° Le chef des imâms, Djemâl eddin Abou’lméhâcin Yoûcef, fils d’Ezzéky Abd errahmân, fils de Yoûcef elmozany elkelby, le premier des hâfizhs.

5° Le cheïkh, l’imâm, Alà eddîn Aly, fils de Yoûcef, fils de Mohammed, fils d’Abd Allah echchàfi’y.

6° Le cheïkh, l’imâm, le chérîf, Mohy eddîn Yahiâ, fils de Mohammed, fils d’Aly ela’léony.

7° Le cheïkh, l’imâm, le traditionnaire, Medjd eddîn Elkàcim, fils d’Abd Allah, fils d’Abou Abd Allah, fils d’Elmo’allâ de Damas. Sa naissance eut lieu dans l’année 654.

8° Le cheïkh, l’imâm, le savant, Chihâb eddîn Ahmed, fils d’Ibrâhîm, fils de Fallâh, fils de Mohammed eliscandéry.

9° Le cheikh, l’imâm, ami de Dieu très-haut, Chams eddîn, fils d’Abd Allah, fils de Témâm.

10° Les deux cheïkhs frères, Chams eddîn Mohammed et Camâl eddîn Abd Allah, tous les deux fils d’Ibrahim, fils d’Abd Allah, fils d’Abou Omar de Jérusalem.

11° Le cheïkh serviteur de Dieu, Chams eddîn Mohammed, fils d’Abou’zzahrâ, fils de Sâlim elhaccâry.

12° La savante cheïkhah, la pieuse, Oumm Mohammed Aïchah, fille de Mohammed, fils de Moslim, fils de Salâmah elharrâny.

13° La vertueuse cheïkhah, Rohlet eddounià (but du voyage de tout le monde) Zeinab, fille de Camâl eddîn Ahmed, fils d’Abd errahîm, fils d’Abd elouâhid, fils d’Ahmed, de Jérusalem.

Tous ces personnages m’ont délivré une permission universelle d’enseigner, l’an 26 (726 de l’hégire), à Damas.

  1. Il y a sans doute dans cet endroit une lacune qui se reproduit dans tous nos manuscrits ; elle existe aussi dans le manuscrit de Sidi Hamoûdah de Constantine, ainsi que nous le voyons par l’extrait que M. Cherbonneau a eu l’obligeance de nous envoyer. D’autres omissions se rencontrent plus loin dans ce même chapitre, et nous en avertissons ici une fois pour toutes. On comprendra aisément que la traduction de ce morceau ne soit point satisfaisante ; mais il nous a été impossible de mieux faire en présence d'une telle rédaction. Dans tout autre système d’explication, nous pensons qu’on se trouvera arrêté par des impossibilités chronologiques et autres, encore plus considérables.