Voyages (Ibn Battuta, Sanguinetti)/Égypte

Traduction par Defrémery et Sanguinetti.
Imprimerie nationale (Tome premierp. 27-113).

Nous arrivâmes enfin, le premier jour de djomâda premier (5 avril 1326), à la ville d’Alexandrie. (Que Dieu veille sur elle !) C’est une place frontière bien gardée et un canton très-fréquenté ; un lieu dont la condition est merveilleuse et la construction fort solide. Tu y trouveras tout ce que tu désires, tant sous le rapport de la beauté que sous celui de la force, et les monuments consacrés aux usages mondains et aux exercices du culte. Ses demeures sont considérées et ses qualités sont agréables. Ses édifices réunissent la grandeur à la solidité. Alexandrie est un joyau dont l’éclat est manifeste, et une vierge qui brille avec ses ornements ; elle illumine l’Occident par sa splendeur ; elle réunit les beautés les plus diverses, à cause de sa situation entre l’Orient et le Couchant, Chaque merveille s’y montre à tous les yeux, et toutes les raretés y parviennent. On a déjà décrit Alexandrie de la manière la plus prolixe ; on a composé des ouvrages sur ses merveilles et l’on a excité l’admiration. Mais pour celui qui considère l’ensemble de ces objets, il suffit de ce qu’a consigné Abou Obaïd (Albecry), dans son ourage intitulé Al-méçâlic (les Chemins).


DES PORTES D’ALEXANDRIE, ET DE SON PORT.

Alexandrie possède quatre portes : la porte du Jujubier sauvage (assidrah), à laquelle aboutit le chemin du Moghreb ; la porte de Réchid (Rosette), la porte de la Mer et la porte Verte. Cette dernière ne s’ouvre que le vendredi ; c’est par là que les habitants sortent pour aller visiter les tombeaux. Alexandrie a un port magnifique ; je n’en ai pas vu de pareil dans le reste de l’univers, si l’on en excepte les ports de Coùlem et de Kâlikoûth (Calicut), dans l’Inde ; le port des infidèles (Génois) à Soùdâk, dans le pays des Turcs (Crimée), et le port de Zeïtoûn (Thse-thoung, act. Thsiouen-tcheoufou) dans la Chine, lesquels seront décrits ci-après.


DESCRIPTION DU PHARE.

Dans ce voyage je visitai le phare, et je trouvai une de ses faces en ruines. C’est un édifice carré qui s’élance dans les airs. Sa porte est élevée au-dessus du niveau du sol, et vis-à-vis est un édifice de pareille hauteur, qui sert à supporter des planches, sur lesquelles on passe pour arriver à la porte du phare. Lorsqu’on enlève ces planches, il n’y a plus moyen de parvenir à la porte du phare. En dedans de l’entrée est un emplacement où se tient le gardien de l’édifice. A l’intérieur du phare se trouvent beaucoup d’appartements. La largeur du passage qui conduit dans l’intérieur est de neuf empans, et l’épaisseur du mur d’enceinte de dix empans. Le phare a cent quarante empans sur chacune de ses quatre faces. Il est situé sur une haute colline, à une parasange de la ville, et dans une langue de terre que la mer entoure de trois côtés, de sorte qu’elle vient baigner le mur de la ville. On ne peut donc gagner le phare du côté de la terre, qu’en partant de la ville. C’est dans cette langue de terre contiguë au phare, que se trouve le cimetière d’Alexandrie. Je me dirigeai une seconde fois vers le phare, lors de mon retour au Maghreb, en l’année 760 (1349), et je trouvai que sa ruine était complète, de sorte qu’on n’y pouvait plus entrer, ni monter jusqu’à la porte. Almélic annàcir avait entrepris de construire vis-à-vis un phare tout semblable, mais la mort l’empêcha de l’achever.


DESCRIPTION DE LA COLONNE DES PILIERS.

Parmi les merveilles d’Alexandrie, se trouve l’étonnante colonne de marbre que l’on voit à l’extérieur de la ville, et qui porte le nom de Colonne des piliers. Elle est située au milieu d’une forêt de palmiers, et on la distingue de tous ces arbres à son élévation prodigieuse. Elle est d’une seule pièce, artistement taillée, et on l’a dressée sur des assises en pierres carrées qui ressemblent à d’énormes estrades. On ne sait pas comment elle a été érigée en cet endroit, et on ne connaît pas d’une manière positive par qui elle a été élevée.

Ce qui suit appartient à Ibn Djozay : « Un de mes professeurs, qui avait beaucoup voyagé, m’a raconté qu’un archer d’Alexandrie monta un jour en haut de cette colonne, avec son arc et son carquois, et qu’il s’y tint tranquillement. Le bruit de cette ascension s’étant répandu, un grand concours de peuple se réunit pour le voir, et l’étonnement qu’il causa dura longtemps. Le public ignorait de quelle manière il s’était hissé au haut de la colonne. Quant à moi, je pense qu’il était poussé par la crainte ou mû par la nécessité. Quoi qu’il en soit, son action le fit parvenir à son but, grâce à l’étrangeté de ce qu’il accomplit. Voici de quel moyen il s’avisa pour monter sur la colonne : il lança une flèche à la pointe de laquelle il avait lié une longue ficelle, dont le bout était rattaché à une corde très-solide. La flèche passa au-dessus de l’extrémité supérieure de la colonne, et, la traversant obliquement, elle retomba du côté opposé à l’archer. Lorsque la ficelle eut traversé obliquement le chapiteau de la colonne, l’archer la tira à lui jusqu’à ce que la corde passât par le milieu du chapiteau, en place de la ficelle. Alors il fixa la corde dans la terre, par une de ses extrémités, et s’attachant à elle, il grimpa par l’autre bout en haut de la colonne et s’y établit, puis il retira la corde et elle fut emportée par quelqu’un dont il s’était fait accompagner. Le public n’eut pas connaissance du moyen par lequel il avait réussi dans son ascension, et fut fort étonné de cette action. » Mais revenons au récit de notre voyageur.

L’émir d’Alexandrie, au moment où j’arrivai dans cette ville, était un nommé Salàh eddin. A la même époque se trouvait à Alexandrie le sultan déchu de l’Afrikiyah (Tunis), c’est-à-dire, Zacariâ Abou Yahia, fils d’Ahmed, fils d’Abou Hafs, connu sous le nom d’Allihiàny (le barbu). Almélic annâcir avait ordonné de le loger dans le palais royal d’Alexandrie, et lui avait assigné une pension de cent dirhems par jour. Zacarià avait près de lui ses enfants Abd Alouàhid, Misry et Iskendery ; son chambellan Abou Zacariâ, fils de Ya’koûb, et son vizir Abou Abd Allah, fils d’Yâcîn. Allibiàny mourut à Alexandrie, ainsi que son fils Aliskendéry, et Misry demeure encore dans cette même ville. Ce qui suit est une remarque d’ibn Djozay. « Une chose étrange, c’est ce qui arriva à propos des noms des deux fils d’Allihiâny : Aliskendéry et Misry ; savoir, la réalité des présages que l’on peut tirer de certains noms. Le premier est mort à Alexandrie [Iskenderijeh], et Misry a vécu pendant longtemps dans cette ville, qui fait partie de Misr (l’Égypte). » Quant à Abd Alouàhid, il passa successivement en Espagne, dans le Maghreb et l’Afrikiyah, et mourut dans ce dernier pays, dans l’île de Djerbah (Gerbi).


DE QUELQUES SAVANTS D’ALEXANDRIE.

Parmi eux, on peut citer le kàdhi de cette ville, Imâd eddîn Alkendy, un des maîtres dans l’art de l’éloquence. Il couvrait sa tête d’un turban qui dépassait par son volume tous les turbans jusqu’alors en usage. Je n’ai pas vu, soit dans l’Orient, soit dans l’Occident, un turban plus volumineux. J’aperçus un jour le kâdhi Imàd eddîn assis devant un mihrâb (chœur d’une mosquée), dont son turban remplissait presque tout l’espace. Parmi les savants d’Alexandrie, on remarquait encore Fakhr eddîn, fils d’Arrîghy, qui était aussi au nombre des kàdhis de cette ville. C’était un homme distingué et très-savant.


ANECDOTE.

On raconte que l’aïeul du kâdlii Fakhr eddîn Arrîghy appartenait à la tribu de Rîghah, et qu’il s’adonna à l’étude. Dans la suite il partit pour le Hidjâz, et arriva un soir près d’Alexandrie. Comme il était dépourvu de ressources, il prit avec lui-même la résolution de ne pas entrer dans cette ville, avant d’avoir entendu quelque parole de bon augure. Il s’assit donc tout près de la porte. Cependant tous les habitants étaient rentrés successivement ; le temps de la fermeture des portes était arrivé, et il ne restait plus que lui dans cet endroit. Le concierge fut mécontent de sa lenteur, et lui dit, par manière de plaisanterie : « Entre donc, ô kâdhi ! — Kâdhi, s’il plaît à Dieu, se dit l’étranger. » Après quoi il entra dans une medréceh, s’appliqua à la lecture du Coran, et marcha sur les traces des hommes distingués. Sa réputation devint considérable et sa renommée se répandit. Il se fit connaître par sa piété et sa continence, et le bruit de ses vertus parvint jusqu’aux oreilles du roi d’Égypte. Sur ces entrefaites, le kàdhi d’Alexandrie vint à mourir. Il y avait alors en cette ville un grand nombre de fakîhs et de savants, qui tous ambitionnaient la place vacante. Arrîghy, seul entre tous, n’y songeait pas. Le sultan lui envoya l’investiture, c’est-à-dire le diplôme de kàdhi. Le courrier de la poste le lui ayant apporté, Arrîghy ordonna à son domestique de proclamer dans les rues de la ville que quiconque avait un procès eût à se présenter pour le lui soumettre. Quant à lui, il s’occupa sans retard de juger les contestations des habitants. Les gens de loi, etc. se réunirent chez un d’entre eux, qu’ils avaient regardé comme ne pouvant manquer d’obtenir la dignité de kàdhi. Ils parlèrent d’adresser à ce sujet une réclamation au sultan, et de lui dire que la population n’était pas satisfaite de son choix. Un astrologue, homme de beaucoup d’esprit, assistait à cette réunion ; il leur tint ce discours : « Gardez-vous de faire cela ; j’ai examiné avec soin l’astre sous lequel il a été nommé : il m’a été démontré par mes calculs que cet homme exercerait pendant quarante ans les fonctions de kàdhi. » En conséquence, les fakîhs renoncèrent à leur dessein de réclamer contre sa nomination. Ce qui arriva fut conforme à ce qu’avait découvert l’astrologue, et Arrîghy fut célèbre pendant tout le cours de sa magistrature par son équité et la pureté de ses mœurs.

Parmi les savants d’Alexandrie, on remarquait encore Ouédjih eddîn Assinhâdjy, un des kàdhis de cette ville, non moins connu par sa science que par sa vertu ; et Chems eddîn, fils de Bint attinnîcy, homme vertueux et bien connu. Parmi les religieux de cette ville, je citerai le cheïkh Abou Abd Allah alfàcy, un des principaux saints. On raconte que, lorsque dans ses prières il prononçait les formules de salutation, il entendait une voix lui rendre le salut. Parmi les religieux d’Alexandrie, on distingue encore le savant, pieux, humble et chaste imâm Khalîfah, le contemplatif (proprement, l’extatique.)


MIRACLE DE CET IMAM.

Un de ses compagnons, de la véracité duquel on est sûr, m’a fait le récit suivant : « Le cheikh Khalîfah vit en songe le Prophète de Dieu, qui lui disait : « Rends-nous visite, ô « KhaJîfali. » Le cheïkh partit aussitôt pour Médine et se rendit à l’illustre mosquée ; il y entra par la porte de la Paix, salua la mosquée et bénit le nom du Prophète ; après quoi il s’assit contre une des colonnes du temple, appuyant la tête sur ses genoux, posture qui est appelée par les soufis atterfik. Lorsqu’il releva la tête, il trouva quatre pains ronds, des vases remplis de lait et une assiette de dattes. Lui et ses compagnons en mangèrent, après quoi il s’en retourna à Alexandrie, sans faire cette année-là le pèlerinage. »

Je citerai encore, parmi les religieux d’Alexandrie, le savant imâm, le pieux, chaste et humble Borhân eddîn Ala’radj (le boiteux), qui était au nombre des hommes les plus dévots et des serviteurs de Dieu les plus illustres. Je le vis durant mon séjour à Alexandrie, et même j’ai reçu l’hospitalité chez lui pendant trois jours.


RÉCIT D’UN MIRACLE DE CET IMAM.

J’entrai un jour dans l’appartement où il se trouvait : « Je vois, me dit-il, que tu aimes à voyager et à parcourir les contrées étrangères. » Je lui répondis : « Certes, j’aime cela. » (Cependant à ce moment-là je n’avais pas encore songé à m’enfoncer dans les pays éloignés de l’Inde et de la Chine.) « iL faut absolument, reprit-il, s’il plaIt à Dieu, que tu visites mon frère Férîd eddin, dans l’Inde ; mon frère Rocn eddîn, fils de Zacarià, dans le Sind, et mon frère Borhàn eddin, en Chine. Lorsque tu les verras, donne-leur le salut de ma part. » Je fus étonné de ce discours, et le désir de me rendre dans ces pays fut jeté dans mon esprit. Je ne cessai de voyager, jusqu’à ce que je rencontrasse les trois personnages que Borhân eddîn m’avait nommés, et que je leur donnasse le salut de sa part. Lorsque je lui fis mes adieux, il me remit, comme frais de route, une somme d’argent que je gardai soigneusement ; je n’eus pas besoin dans la suite de la dépenser ; mais elle me fut enlevée sur mer, avec d’autres objets, par les idolâtres de l’Inde.

Enfin, je citerai le cheikh Yàkoût l’Abyssin, un des hommes les plus distingués et qui avait été disciple d’Abou’labbàs almursy, disciple lui-même de l’ami de Dieu Abou’lhaçan achchàdhily, ce célèbre personnage qui a été l’auteur de miracles illustres et qui est parvenu dans la vie contemplative à des degrés élevés.


MIRACLE D’ABOU’LHAÇAN ACHCHÀDHILY.

Le cheikh Yàkoût m’a fait le récit suivant, qu’il tenait de son cheikh AbouTabbàs almursy : « Abou’lhaçan faisait chaque année le pèlerinage ; il prenait son chemin par la haute Égypte, passait à la Mecque le mois de redjeb et les suivants, jusqu’à l'accomplissement des cérémonies du pèlerinage ; puis il visitait le tombeau de Mahomet et revenait dans son pays, en faisant le grand tour (par la route de terre, en traversant le Hidjàz, le désert, etc.) Une certaine année (ce fut la dernière fois qu’il se mit en route), il dit à son serviteur : « Prends une pioche, un panier, des aromates et tout ce qui sert à ensevelir les morts. — Pourquoi cela, ô mon maître ? » lui demanda son domestique. — « Tu le verras à Homaïthirà, » lui répondit Chàdhily, (Homaïthirâ est un endroit situé dans le Saïd (haute Égypte), au désert d’Aïdhàb. On y voit une source d’eau saumâtre, et il s’y trouve un grand nombre de hyènes). « Lorsqu’ils furent arrivés à Homaïthirà, le cheikh Abou’lhaçan fit ses ablutions et récita une prière de deux ric’ahs. A peine avait-il terminé sa dernière prosternation, que Dieu le rappela à lui. Il fut enseveli en cet endroit. » J’ai visité son tombeau, qui est recouvert d’une pierre sépulcrale, sur laquelle on lit son nom et sa généalogie, en remontant jusqu’à Haçan, fils d’Aly.


DES LITANIES (LITTÉRAL. DE LA LECTURE) DE LA MER, QUE L’ON ATTRIBUE À CHÀDHILY.

Comme nous favons vu plus haut, Chàdhily voyageait chaque année dans le Saïd et sur la mer de Djouddah (mer Rouge). Lorsqu’il se trouvait à bord d’un vaisseau, il récitait tous les jours la prière connue sous le nom de Litanies de la mer. Ses disciples suivent encore le même usage, une fois par jour. Les litanies de la mer sont ainsi conçues :

« Dieu, ô être sublime, ô être magnifique, doux et savant, cest toi qui es mon Seigneur ! Il me suffit de te connaître. Quel excellent maître est le mien, quel excellent lot est le mien ! Tu secours qui tu veux, tu es l’être illustre et clément. Nous implorons ta protection dans nos voyages, dans nos demeures, dans nos paroles, dans nos désirs et nos dangers ; contre les doutes, les opinions fausses et les erreurs qui empêcheraient nos cœurs de connaître tes mystères. Les musulmans ont été éprouvés par l’affliction et violemment ébranlés. Lorsque les hypocrites et ceux dont le cœur est malade diront : Dieu et son envoyé ne nous ont fait que de fimsses promesses, affermis-nous, secours-nous et calme devant nous les flots de cette mer, comme tu l’as fait pour Moïse ; comme tu as assujetti les flammes à Abraham, comme tu as soumis les montagnes et le fer à David, les vents, les démons et les génies à Salomon. Calme devant nous chaque mer qui t’appartient sur la terre et dans le ciel, dans le monde sensible et dans le monde invisible, et la mer de cette vie et celle de l’autre vie. Assujettis-nous toutes choses, ô toi qui possèdes toutes choses. C. H. Y.’A. S. » (Ces lettres ou monogrammes commencent le chap. XIX du Coran, qui traite de la miséricorde de Dieu envers Zacharie, etc.) « Secours-nous, ô toi qui es le meilleur des défenseurs, et donne-nous la victoire, ô toi le meilleur des conquérants ; pardonne-nous, ô toi le meilleur de ceux qui pardonnent ; fais nous miséricorde, ô le meilleur des êtres miséricordieux ; accorde-nous notre pain quotidien, ô le meilleur de ceux qui distribuent le pain quotidien ! Dirige-nous et délivre-nous des hommes injustes. Accorde-nous des vents favorables, ainsi que le peut ta science ; tire-les pour nous des trésors de ta clémence, et soutiens-nous généreusement par leur moyen, en nous conservant sains et saufs dans notre foi, dans ce monde et dans l’autre ; car tu peux toutes choses. Ô mon Dieu ! Fais réussir nos affaires, en nous accordant le repos et la santé pour nos cœurs comme pour nos personnes, en ce qui touche nos intérêts religieux et nos intérêts mondains. Sois notre compagnon de voyage, et remplace-nous au sein de notre famille. Détruis les visages de nos ennemis et fais empirer leur condition ; qu’ils ne puissent nous échapper, ni marcher contre nous. Si nous voulons, certes, nous leur ôterions la vue ; ils se précipiteraient alors vers le Si ràth. » (Chemin, sentier ; et pont dressé au-dessus de l’enfer, suivant les musulmans, plus fin qu’un cheveu, etc.) « Mais commeut le verraient-ils ? Si nous voulions, nous les ferions changer de forme ; ils ne pourraient ni passer outre ni revenir sur leurs pas. » (Coran, xxxvi, 66, 67.) Y. S. (Ces deux lettres commencent le ch. xxxvi.) « Leurs faces seront laides ;’A. M. et leurs visages seront baissés devant le vivant et l’immuable. Celui qui sera chargé d’injustices sera frustré. » (Coran, xx, 110.) TH. S. H. M.’A. S. K. (Les deux premières lettres commencent le ch. xxvii, et les deux suivantes les ch. xl à xlvi inclusivement ; les trois dernières se trouvent aussi après […], en tête du ch. xlii.) « Il a fait couler séparément les deux mers qui se touchent. Entre elles s’élève une barrière, et elles ne la dépassent pas. » (Coran, lv, 19 et 20.) H. M, H. M. H. M. etc. « La chose a été décrétée et le secours est arrivé. Ils ne nous vaincront pas. Elle a été décrétée la révélation du livre (le Coran), par le Dieu puissant, savant, qui pardonne les péchés, qui accueille le repentir, qui châtie fortement, qui dure éternellement. Il n’y a pas d’autre dieu que lui. C’est à lui que l’on a recours. Au nom de Dieu, que notre porte soit bénie, ainsi que nos murailles, Y. S., notre toit. C. H. Y.’A. S., nos moyens d’existence, H. M.’A. S. K. et notre protection. Certes, Dieu te suffira contre eux, il entend et sait tout. » (Coran, ii, 131.) « Le voile du firmament est étendu sur nous, et l’œil de Dieu nous regarde. Grâce à la puissance de Dieu, on ne peut rien contre nous. Dieu est derrière eux, qui les entoure. Ce Coran illustre est écrit sur une table gardée avec soin. » (Coran, lxxxv, 20, 21.) « Dieu est le meilleur des gardiens, le plus miséricordieux des miséricordieux. Mon patron est le Dieu qui a révélé le livre ; il choisit pour amis les gens de bien. » (Coran, vii, 195.) « Dieu me suffit. Il n’y a pas d’autre dieu que Dieu. Je mets ma confiance en lui. Il est le maître du trône suprême. Au nom de Dieu, avec le nom duquel rien sur la terre, ni dans les cieux ne saurait souffrir de dommage. C’est lui qui entend et qui sait tout. L’homme a des anges qui se succèdent sans cesse, placés devant lui, derrière lui, et qui le protègent par l’ordre de Dieu. » (Coran, xiii, 12.) « Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu, l’être grand et sublime par excellence. »


ANECDOTE.

Parmi les événements qui arrivèrent dans la ville d’Alexandrie en l’année 727 (de J. C. 1026-27), et dont nous reçûmes la nouvelle à la Mecque, se trouve le suivant :

Une dispute s’éleva entre les musulmans et les marchands chrétiens. Le gouverneur d’Alexandrie était alors un homme appelé Caraky ; il s’occupa de protéger les Européens, et ordonna aux musulmans de se rendre dans l’espace compris entre les deux avant-murs de la porte de la ville, après quoi il fit fermer sur eux les portes pour les châtier. La population désapprouva cette conduite et la jugea exorbitante, et ayant rompu la porte, elle se précipita tumultueusement vers l’hôtel du gouverneur. Celui-ci se fortifia contre leurs attaques et les combattit du haut du toit. Cependant il expédia des pigeons à Mélic nâcir pour l’instruire de cette nouvelle. Le roi fit partir un émir nommé Aldjemâly, et le fit bientôt suivre par un autre émir appelé Thaughân, qui était un homme orgueilleux, impitoyable et d’une piété suspecte ; en effet, on prétendait qu’il adorait le soleil. Les deux émirs entrèrent à Alexandrie, se saisirent de ses principaux habitants et des chefs des marchands, tels que les enfants d’Alcoûbec et autres, auxquels ils extorquèrent des sommes considérables. On plaça un carcan de fer au cou du kàdhi Imâd eddîn. Quelque temps après, les deux émirs firent périr trente-six des habitants de la ville. Chacun de ces malheureux fut fendu en deux, et leurs corps furent mis en croix sur deux rangs ; cela se passait un vendredi. La population étant sortie, selon sa coutume, après la prière, afin de visiter les tombeaux, vit ce funeste spectacle. Son chagrin fut grand et sa tristesse en redoubla.

Au nombre des crucifiés se trouvait un marchand très-considéré, que l’on appelait Ibn Réouâhah. Il avait une salle remplie d’armes, et toutes les fois qu’un danger se présentait ou qu’il survenait quelque lutte, il en tirait de quoi fournir à l’armement de cent ou deux cents hommes. Il y avait des salles de cette espèce chez un grand nombre d’habitants de la ville. La langue d’Ibn Réouàhah le perdit (litt. glissa). En effet, il dit aux deux émirs : « Je réponds de cette ville ; toutes les fois qu’il y surviendra quelque trouble, que l’on s’adresse à moi ; j’épargnerai au sultan la solde qu’il lui faudrait donner à la garnison. » Les deux émirs désapprouvèrent ses paroles et lui répondirent : « Tu ne veux autre chose que te révolter contre le sultan. » Ils le firent mettre à mort. Ce malheureux n’avait cependant d’autre but que de montrer sa bonne volonté et son dévouement au sultan. Ce fut précisément ce qui le perdit.

Pendant mon séjour à Alexandrie, j’avais entendu parler du cheïkh Abou Abd Allah Almorchidy, homme pieux, adonné aux pratiques de dévotion, menant une vie retirée et disposant de richesses surnaturelles. Il était au nombre des principaux saints et des contemplatifs. Il vivait retiré à Moniah Béni Morchid, dans un ermitage où il demeurait absolument seul, sans serviteur et sans compagnon. Les émirs et les vizirs venaient le trouver, et des troupes de visiteurs, appartenant aux diverses classes de la société, arrivaient chez lui quotidiennement. Il leur servait à manger. Chacun d’eux désirait manger de la viande, ou des fruits ou des pâtisseries. Il servait à chacun ce qu’il voulait, et souvent même des fruits ou des légumes hors de saison. Les fakîhs venaient le trouver pour lui demander des emplois. Il investissait les uns et destituait les autres. Toutes ces nouvelles concernant Almorchidy étaient répandues au loin, et étaient devenues notoires ; et Almélic annâcir lui avait plusieurs fois rendu visite dans sa zâouïah.

Je sortis de la ville d’Alexandrie dans le dessein d’aller trouver ce cheikh (que Dieu nous en fasse profiter !), et j’arrivai à la bourgade de Téréoudjeh, qui est éloignée d’une demi-journée d’Alexandrie. C’est une grande bourgade où résident un kàdhi, un ouâli (gouverneur) et un nâzhir (inspecteur). Ses habitants sont remplis de nobles qualités et de politesse. J’ai eu des relations avec son kâdhi, Safy eddîn ; son khatîb, Fakhr eddin, et avec un habitant distingué, que l’on appelait Mobàrec et que l’on surnommait Zeïn eddîn. Je logeai à Téréoudjeh chez un homme pieux, vertueux et jouissant d’une grande considération, que l’on nommait Abd alouahhâb. Le nàzhir Zeïn eddin Ibn alouâïzb me donna un festin d’hospitalité. Il m’interrogea touchant ma ville natale et le chiffre de ses impositions. Je l’informai qu’elles s’élevaient (chaque année) à douze mille dinars d’or environ. Il fut surpris de cela et me dit : « Tu vois cette bourgade, eh bien ! ses impositions se montent à soixante et douze mille dinars d’or. » La cause pour laquelle les revenus de l’Égypte sont si considérables, c’est que toutes les propriétés territoriales y appartiennent au fisc.

Je partis de cette bourgade et arrivai à la ville de Demenhoûr (Timenhor, ou la ville de Horus, autrement appelée Hermopolis parva). C’est une place importante dont les tributs sont considérables et les beautés très-renommées. C’est la métropole de tout le Bohaïrah (gouvernement qui tirait son nom du Bohaïrah ou lac Maréotis) et le centre de l’administration de cette province. Elle avait alors pour kâdhi Fakhr eddîn Ibn Meskîn, un des jurisconsultes de la secte de Chàfeï, qui fut investi de la dignité de kàdhi d’Alexandrie, lorsque Imàd eddîn Alkendy en fut dépouillé, à cause de l’événement que nous avons raconté ci-dessus. Un homme digne de foi m’a rapporté qu’Ibn Meskîn donna vingt-cinq mille dirhems, équivalant à mille dinars d’or, afin d’être nommé kàdhi d’Alexandrie.

Nous partîmes de Demenhoùr pour Fawwa, qui est une ville d’un aspect merveilleux et non moins belle à l’intérieur. On y voit de nombreux vergers ; elle possède des avantages distingués et remarquables. C’est là que se trouve le tombeau du cheikh, du saint Abou’nnédjàh, dont le nom est célèbre, et qui fut, pendant sa vie, le devin de tout ce pays.

La zâouïah du cheikh Abou Abd Allah Almorchidy, que j’avais l’intention de visiter, est située dans le voisinage de la ville, dont un canal la sépare. Lorsque je fus arrivé à Fawwa, je la traversai et je parvins à la zàouïah du cheikh, avant la prière de l’àsr. Je le saluai et je trouvai près de lui l’émir Seïf eddîn Yelmélec, un des khâssékis (officiers attachés à la personne du sultan). Au lieu d’Yelmélec, le peuple appelle cet émir Almélic ; en quoi il se trompe. L’émir s’était logé avec sa troupe en dehors de la zâouïah. Lorsque j’entrai chez le cheïkh, il se leva, m’embrassa, fit apporter des aliments et mangea avec moi. Il portait une djohhah (robe courte) de laine noire. Lorsque l’heure de la prière de l’asr fut arrivée, il me chargea d’y présider en qualité d’imâm. Il en usa de même pour toutes les autres prières dont l’heure se présenta pendant que je me trouvais près de lui, et cela durant tout le temps de mon séjour dans son habitation. Lorsque je voulus me coucher, il me dit : « Monte sur le toit de la zàouïah et dors en cet endroit. » On était alors au temps des premières chaleurs. Je dis à l’émir : « Au nom de Dieu ! » Il me répondit par ce verset du Coran (xxxvii, 164) : « Chacun de nous a un séjour déterminé. » Je montai donc sur le toit et j’y trouvai une natte, un tapis de cuir, des vases pour les ablutions, une cruche d’eau et une écuelle à boire. Je dormis en cet endroit.


MIRACLE DE CE CHEÏKH.

Cette nuit-là, pendant que je reposais sur le toit de la zâouïab, je me vis en songe porté sur l’aile d’un grand oiseau, qui volait dans la direction de la Kiblah (la Mecque), puis dans celle du Yémen ; puis il me transportait dans l’orient, après quoi il passait du côté du midi ; puis il volait au loin vers l’orient, s’abattait sur une contrée ténébreuse et noirâtre, et m’y abandonnait. Je fus étonné de cette vision et je me dis : « Si le cheikh m’interprète mon songe, il est vraiment tel qu’on le dit. « Lorsque je me présentai, le lendemain matin, pour assister à la prière de l’aurore, le cheikh me chargea de la diriger en qualité d’imâm. L’émir Yelmélec vint ensuite le trouver, lui fit ses adieux et partit. Les autres visiteurs qui étaient là lui firent aussi leurs adieux, et s’en retournèrent tous, après qu’il leur eut donné comme provision de route de petits biscuits. Cependant je récitai la prière surérogatoire du matin (à environ dix heures). Le cheïkh m’appela et m’expliqua mon songe ; en effet, lorsque je le lui eus raconté, il me dit : « Tu feras le pèlerinage de la Mecque, tu visiteras le tombeau du prophète, tu parcourras le Yémen, l’Irak, le pays des Turcs et l’Inde ; tu resteras longtemps dans cette dernière contrée, et tu y verras mon frère Dilchâd (cœur joyeux) alhindy, qui te tirera d’une afïliction dans laquelle tu seras tombé. » Cela dit, il me pourvut de petits biscuits et d’argent pour le voyage ; je lui fis mes adieux et je partis. Depuis que je l’ai quitté, je n’ai éprouvé dans le cours de mes voyages que de bons traitements ; et ses bénédictions me sont venues en aide. Parmi tous ceux que j’ai rencontrés, je n’ai pas trouvé son pareil, si l’on en excepte l’ami de Dieu Sidi Mohammed almoulah, qui habite l’Inde.

Cependant nous nous rendîmes à la ville de Nahrârïah, qui occupe un emplacement considérable, mais dont la construction est récente. Ses marchés présentent un beau coup d’œil. Son émir, qui s’appelle Sa’dy, jouit d’une grande considération ; il a un fils qui est au service du roi de l’Inde et dont nous parlerons ci-après. Le kàdhi de Nahrârïah est Sadr eddîn Soleïmân almâliky, l’un des principaux personnages de la secte de Mâlik. Il alla dans l’Irak, en qualité d’ambassadeur d’Almélic annâcir, et fut ensuite investi de la dignité de kàdhi de la province de Gharbiyah. Il a une belle figure et un extérieur avantageux. Le khathib de Nahrârïah est Cherf eddîn Assékhâouy, qui est au nombre des hommes vertueux.

De Nabrârïah je me rendis à Abiàr, qui est d’une construction ancienne, et dont les environs exhalent une odeur aromatique ; elle possède un grand nombre de mosquées, et sa beauté est parfaite. Elle est située dans le voisinage de Nahrârïah, dont le Nil la sépare. On fabrique à Abiàr de belles étoffes, qui atteignent un prix élevé en Syrie, dans l’Irak, au Caire et ailleurs. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que, malgré la proximité de Nahrârïah et d’Abiàr, les étoffes qui sont fabriquées dans la dernière de ces villes ne jouissent d’aucune estime et n’obtiennent aucune approbation à Nahrârïah. (C’est précisément à cause de la facilité que l’on a de s’en procurer.) Je vis à Abiàr le kàdhi de cette ville, Izz eddîn Almélîhy achchâfi’y. C’est un homme d’un caractère généreux, d’un mérite éminent. Je me trouvais chez lui le jour de la cavalcade. Les habitants d’Abiàr appellent ainsi le jour où l’on observe la nouvelle lune de ramadhân. C’est la coutume chez eux que les fakihs et les chefs de la ville se réunissent après l’asr, le 29 de cha’bàn, dans la maison du kâdhi. Le nakib (chef) des gens de loi, revêtu d’un costume magnifique, se tient debout à la porte. Lorsqu’arrive un des fakîhs ou un des chefs, ce nakib le reçoit et marche devant lui, en disant : « Au nom de Dieu, notre seigneur N. de la religion. » Dès qu’ils entendent ces paroles, le kâdhi et ceux qui se trouvent avec lui se lèvent devant le noueau venu, et le nakib le fait asseoir dans un endroit convenable. Lorsqu’ils sont tous réunis en ce lieu le kâdhi et tous ceux qui se trouvent chez lui montent à cheval ; ils sont suivis de toute la population de la ville, hommes, femmes et enfants. Ils arrivent ainsi dans un endroit élevé, situé hors de la ville et qu’ils appellent l’Observatoire de la nouvelle lune. Cet endroit est couvert de nattes et de tapis. Le kâdhi et son cortège descendent de cheval et y observent la nouvelle lune. Cela fait, ils retournent à la ville, après la prière du coucher du soleil, précédés de bougies, de réchauds portatifs et de fanaux. Les boutiquiers allument des bougies dans leurs boutiques, et la population accompagne le kâdhi jusqu’à sa maison ; après quoi elle s’en retourne. Telle est leur manière d’agir chaque année.

D’Abiâr je me dirigeai vers Almahallah alkébîrah (le grand quartier), ville célèbre et possédant de beaux monuments. Ses habitants sont nombreux et sa population réunit toutes les bonnes qualités. Elle possède un kâdhi et un ouâly suprêmes. Le kâdhi des kâdhis, lors de mon arrivée à Almahallah alkébîrah, était malade et alité dans un verger à lui appartenant, et situé à deux parasanges de la ville. Il s’appelait Izz eddîn Ibn alachmarîn (ou, d’après une autre leçon, fils du prédicateur d’Ochmouneïn). J’allai le visiter, en compagnie de son substitut, le fakîh Abou’lkàcim, fils de Bénoùn almàliky attoùnécy et de Cherf eddîn Addamîry, kâdhi de Mahallah Ménoùf. Nous passâmes un jour chez lui, et la conversation étant venue à rouler sur les hommes pieux, j’appris de lui qu’à un jour de distance de Mahallah kébîrah, se trouvait le canton de Borlos et de Nestéraw (Nestéraouah), où habitaient de saints personnages et où l’on voyait le tombeau du cheikh Merzoûk, le contemplatif. En conséquence, je me dirigeai vers ce district, et je descendis dans la zâouïah du cheïkh susnommé. Ce canton abonde en palmiers, en fruits, en oiseaux de mer et en poisson appelé alboûry (le muge). Sa capitale se nomme Malthîn ; elle est située sur le rivage d’un lac qui est formé par les eaux du Nil et celles de la mer, et que l’on appelle le lac de Tinnîs. Nestéraw est située dans le voisinage de ce lac. Je m’y logeai dans la zâouïah du pieux cheïkh Chems eddîn Alfalouy. Tinnîs a été jadis une ville grande et célèbre ; mais elle est à présent en ruines. Ibn Djozay fait la remarque suivante : « C’est de Tinnîs que tire son surnom le célèbre poëte Abou’lfeth, fils de Ouakî’, qui a dit, en parlant du canal de cette ville :

Lève-toi et verse moi à boire, tandis que le canal est agité et que les vents recourbent les aigrettes des roseaux.

Les vents qui les penchent à leur gré, ressemblent à un amant qui s’est procuré, en guise de robes de soie, les rameaux des arbres.

L’air est recouvert d’un manteau aussi noir que le musc, mais que les éclairs ont brodé d’or.

On écrit Nestéraw et Borlos. Quelques personnes prononcent Borollos. Abou Becr, fils de Nokthah (le point), écrit Bérellos. Cette localité est située sur le bord de la mer. Au nombre des choses extraordinaires qui s’y passèrent, est le fait suivant, raconté par Abou Abd Allah Arràzy, d’après l’autorité de son père : « Le kâdhi de Borlos, qui était un homme très-pieux, se rendit une certaine nuit sur les bords du Nil. Tandis qu’il accomplissait ses ablutions et qu’il priait, conformément à la volonté de Dieu, tout à coup il entend une voix qui prononçait ces vers :

Si ce n’était pour l’amour des hommes qui observent une série continue de jeûnes, et de ceux qui accomplissent avec assiduité la lecture du Coran ;

Certes, la terre que vous habitez serait bouleversée un beau matin, parce que vous êtes une nation perverse, qui ne vous souciez pas de moi.

« Je terminai ma prière à la hâte, raconte le kâdhi, et je tournai les yeux de tous côtés, mais je ne vis personne et n’entendis aucun son. Je compris que cette voix était celle d’un ange envoyé par Dieu lui-même. »

Je me dirigeai, reprend notre voyageur, à travers un terrain sablonneux, vers la ville de Damiette (Dimiâth), place spacieuse, abondante en fruits de diverses espèces, merveilleusement distribuée, et participant à toutes sortes d’avantages. Le peuple écrit son nom avec un point sur le dal (ce qui fait Dhimiath) ; c’est ainsi que l’écrit l’imâm Abou Mohammed Abd Allah, fils d’Aly arrochàthy. La gloire de la religion, l’imâm très-savant Abou Mohammed Abd Almoumin, fils de Khalaf addimiâthy, chef des traditionnaires, écrivait le nom de cette ville sans ponctuer le dal, et, non content de cela, il contredisait formellement Arrochàthy et d’autres écrivains. Or il devait connaître mieux que personne l’orthographe du nom de sa ville natale. La ville de Damiette est située sur la rive du Nil. Les habitants des maisons voisines de ce fleuve y puisent de l’eau avec des seaux. Beaucoup d’habitations ont des escaliers, au moyen desquels on descend jusqu’au Nil. Le bananier croît en abondance à Damiette, et son fruit se transporte au Caire dans des bateaux. Les brebis des habitants paissent librement et sans gardiens, la nuit comme le jour ; c’est pour cette raison que l’on a dit de Damiette : « Ses murs consistent en sucreries, et ses chiens, ce sont ses brebis. « Lorsque quelqu’un est entré dans Damiette, il ne peut plus en sortir, sinon muni du sceau du gouverneur. Les individus qui jouissent de quelque considération reçoivent ce cachet imprimé sur un morceau de papier, afin qu’ils puissent le faire voir aux gardiens de la porte. Quant aux autres, on imprime le sceau sur leur bras, qu’ils montrent (aux surveillants).

Les oiseaux de mer sont très-nombreux à Damiette, et leur chair est extrêmement grasse. On y trouve aussi du lait de buffle qui n’a pas son pareil pour la douceur de son goût et sa bonté. Enfin, on y prend le poisson appelé boûry (le muge), qui est exporté de cet endroit en Syrie, en Asie Mineure et au Caire. Près de Damiette se trouve une île située entre la mer et le Nil, et que l’on appelle Alberzakh (la barrière). Elle renferme une mosquée et une zâouïah, dont je vis le cheikh, appelé Ibn Kofl, près de qui je passai la nuit du jeudi au vendredi. Il avait avec lui une troupe de fakîrs, hommes vertueux, pieux et excellents. Ils consacrèrent la nuit à la prière, à la lecture du Coran et à la commémoration des louanges de Dieu.

La ville actuelle de Damiette est d’une construction récente ; l’ancienne ville est celle qui a été détruite par les Francs, du temps d’Almélic assâlih. On y voit la zâouïah du cheikh Djemàl eddîn Assàouy, l’instituteur (littéral, le modèle) de la confrérie dite des Karenders (Kalenders). On appelle ainsi des gens qui se rasent la barbe et les sourcils. A l’époque où je visitai Damiette, la zâouïah était occupée par le cheïkh Feth attecroûry.


ANECDOTE.

On raconte de la manière suivante le motif qui engagea le cheïkh Djémàl eddîn Assâouy à raser sa barbe et ses sourcils. Ce cheïkh était doué d’un extérieur avantageux et d’une belle figure. Une femme de la ville de Sâouah conçut de l’amour pour lui ; elle lui adressait des messages, se présentait devant lui sur les chemins et l’invitait à aller chez elle ; mais il la refusait et méprisait ses avances. Lorsqu’elle fut poussée à bout par sa conduite, elle lui dépêcha en secret une vieille femme, qui se présenta devant lui, vis-à-vis d’une maison située sur le chemin qu’il suivait pour se rendre a la mosquée. Cette vieille tenait dans ses mains une lettre cachetée. Au moment où Djemàl oddîn passait à côté d’elle, elle lui dit : « 0 mon maître, sais-tu bien lire ? » Il répliqua : « Oui, certes. — Voici, reprit-elle, une lettre que mon fils m’a envoyée, je désire que tu me la lises. — C’est bien, » répliqua-t-il. Lorsqu’il eut ouvert la lettre, la vieille lui dit : « O mon maître, mon fils est marié ; sa femme se tient dans le portique de la maison ; si tu avais la bonté de lire la lettie dans l’espace compris entre les deux portes du logis, afin qu’elle puisse l’entendre… » Il consentit à sa demande ; mais, lorsqu’il fut entré dans le vestibule, la vieille referma la porte extérieure, et l’amante de Djémàl eddîn sortit, accompagnée de ses suivantes. Elles s’attachèrent à lui et l’entraînèrent dans l’intérieur de la maison. Alors la maîtresse du logis lui déclara ses intentions à son égard. Quand il vit qu’il n’avait aucun moyen de lui échapper, il lui dit : « Certes, je ferai ce que tu voudras, mais auparavant montre moi les latrines. » Elle les lui indiqua. Il y porta de l’eau, et avec un rasoir bien affîlé qu’il avait sur lui, il se coupa la barbe et les sourcils ; après quoi il se représenta devant cette femme. Elle le trouva très-laid, désapprouva fortement son action et ordonna de le chasser. Ce fut ainsi que Dieu le protégea contre cette tentation. Dans la suite il conserva la même figure (complètement rasée), et tous ceux qui suivent sa règle se rasent la tête, la barbe et les sourcils.


MIRACLE DE CE CHEIKH.

On raconte que, lorsqu’il fut arrivé à Damiette, il choisit pour demeure le cimetière de cette ville. Elle avait alors pour kâdhi un nommé Ibn Al’amîd. Ce magistrat ayant un jour accompagné le cortège funèbre d’un des principaux habitants, vit dans le cimetière le cheikh Djemâl eddîn et lui dit : « C’est donc toi qui es le cheikh novateur ? » A quoi le cheikh répliqua : « Et toi, tu es le kâdhi ignorant ; tu passes sur ta mule entre des tombeaux, et cependant tu sais que le respect que l’on doit aux hommes après leur mort est égal à celui qu’on leur doit de leur vivant. » Le kâdhi reprit : « Ton usage de te raser la barbe est quelque chose de plus grave que cela. — Est-ce à moi que tu en veux ? » répliqua le cheikh ; puis il poussa un cri. Au bout d’un instant il releva la tête, et l’on vit qu’il était porteur d’une grande barbe noire. Le kâdhi fut étonné de cela, ainsi que son cortège, et descendit de sa mule devant le cheikh. Celui-ci poussa un second cri, et on lui vit une belle barbe blanche ; enfin, il cria une troisième fois et releva la tête, et l’on s’aperçut qu’il était sans barbe, comme auparavant. Le kâdhi lui baisa la main, se déclara son disciple, ne le quitta pas tant qu’il vécut, et lui fit construire une belle zâouïah. Lorsque le cheikh mourut, il fut enseveli dans cet édifice. Quand le kâdhi se vit sur le point de mourir, il ordonna qu’on l’ensevelît sous la porte de la zàouiah, afin que quiconque entrerait pour visiter le mausolée du cheikh, foulât aux pieds son tombeau. A l’extérieur de Damiette se trouve un lieu de pèlerinage connu sous le nom de Chetha, et dont le caractère de sainteté est manifeste. Les habitants de l’Égypte le visitent, et il y a dans l’année plusieurs jours affectés à cet usage. Près de Damiette, et au milieu des vergers qui l’entourent, on voit un lieu appelé Almoniah (le jardin), qu’habite un cheïkh vertueux nommé Ibn Anno’mân. Je me rendis à sa zàouïab et je passai la nuit près de lui.

Il y avait pour gouverneur à Damiette, durant mon séjour dans cette ville, un nommé Almohciny. C’était un homme bienfaisant et vertueux ; il avait construit sur le bord du Nil un collège où je logeai à cette même époque. Je liai avec lui une amitié solide.

Je partis de Damiette pour la ville de Fàrescoûr, située sur le rivage du Nil, et je me logeai en dehors de cette ville. J’y fus rejoint par un cavalier envoyé par l’émir Almohciny. « L’émir, me dit-il, s’est informé de toi, et il a appris ton départ ; il l’envoie cette somme. » Il me remit en même temps une somme d’argent. (Que Dieu l’en récompense !) Je me rendis ensuite à la ville d’Achmoùn Arronimân (ou des grenades), ainsi nommée à cause de la grande quantité de grenades qu’elle produit. On en exporte au Caire. Achmoùn est une ville ancienne et grande, située sur un des canaux dérivés du Nil. Elle a un pont construit en planches, près duquel les vaisseaux jettent l’ancre. Lorsqu’arrive l’heure de l’asr (trois à quatre heures de l’après-midi), on enlève ces planches et les navires passent, tant pour remonter que pour descendre la rivière. Achmoùn Arrommàn a un kàdhi des kàdhis et un ouàli des ouàlis.

Je me rendis de cet endroit à la ville de Si’mennoûd (Sehennytas), qui est située sur le bord du Nil. Elle possède un grand nombre de vaisseaux et a de beaux marchés. Elle est à trois parasanges de Mahallah kéhîrah. A Sémennoùd je m’embarquai sur le Nil, remontant ce fleuve vers le Caire, entre des villes et des bourgades bien situées et contiguës les unes aux autres. Celui qui navigue sur le Nil n’a pas besoin d’emporter des provisions de route, car, toutes les fois qu’il veut descendre sur le bord du fleuve, il peut le faire, soit pour vaquer à ses ablutions et à la prière, soit pour acheter des vivres et autres objets. Des marchés se suivent sans interruption depuis la ville d’Alexandrie jusqu’au Caire, et depuis le Caire jusqu’à la ville d’Oçouàn (Syène), dans le Sa’îd.

J’arrivai enfin à la ville du Caire, métropole du pays et ancienne résidence de Pharaon aux pieux ; maîtresse de régions étendues et de pays riches, atteignant les dernières limites du possible par la multitude de sa population et s’enorgueillissant de sa beauté et de son éclat. C’est le rendez-vous des voyageurs, la station des faibles et des puissants. Tu y trouves tout ce que tu désires, savants et ignorants, hommes diligents ou adonnés aux bagatelles, doux ou emportés, de basse extraction ou d’illustre naissance, nobles ou plébéiens, ignorés ou célèbres. Le nombre de ses habitants est si considérable, que leurs flots la font ressembler à une mer agitée, et peu s’en faut qu’elle ne soit trop étroite pour eux, malgré l’étendue de sa surface et de sa capacité. Quoique fondée depuis longtemps, elle jouit d’une adolescence toujours nouvelle ; l’astre de son horoscope ne cesse pas d’habiter une mansion heureuse. Ses conquérants (ou bien son Alkâhirah, la victorieuse, nom arabe du Caire) ont vaincu les nations, ses rois ont soumis les chefs des Arabes et des barbares. Elle possède le Nil, dont la gloire est grande, et qui dispense son territoire d’implorer la pluie ; et ce territoire, qui s’étend l’espace d’un mois de marche pour un marcheur très-actif, est généreux et réconforte l’homme éloigné de son pays natal.

C’est, remarque Ibn Djozay, c’est en parlant du Caire qu’un poëte a dit :

J’en jure par ta vie ! Misr (le Caire) n’est pas misr (une grande ville), mais c’est le paradis ici-bas pour quiconque réfléchit. Ses enfants en sont les anges (allusion aux jeunes garçons, doués d’une éternelle jeunesse, qui serviront d'échansons aux élus dans le paradis ; Coran, lxxvi, 19), et ses filles aux grands yeux, les houris. Son île de Raudhah est le jardin, et le Nil le fleuve Canther (fleuve du paradis).

C’est aussi en parlant du Caire (à l’époque du débordement du Nil) que Nâcir eddîn, fils de Nàhidh, a dit :

Le rivage de Misr est un paradis dont aucune ville n’offre le pareil ;

Surtout depuis qu’il a été orné de son Nil aux eaux abondantes.

Les vents qui soufflent sur ses ondes y figurent des cottes de mailles,

Que la lime de leur David n’a pas touchées. (Allusion au talent d’armurier dont le Coran gratifie le roi David, xxi, 80.)

Sa température fluide fait trembler l’homme légèrement vêtu (littéral. dont le corps est nu).

Ses vaisseaux, semblables aux sphères célestes, ne font que monter et descendre.

On dit qu’il y a au Caire douze mille porteurs d’eau qui se servent de chameaux, et trente mille mocaris (loueurs de bêtes de charge) ; que l’on y voit sur le Nil trente-six mille embarcations appartenant au sultan et à ses sujets, lesquelles ne font qu’aller et venir, remontant le fleuve vers le Sa’îd ou le descendant vers Alexandrie et Damiette, avec toutes sortes de marchandises et de denrées d’un débit avantageux. Sur le rivage du Nil, vis-à-vis de Misr, est l’endroit appelé Arraudhah. C’est un lieu de plaisir et de promenade, et l’on y voit de nombreux et beaux jardins ; car les habitants de Misr sont amateurs de la joie, du plaisir et des divertissements. J’assistai un jour, dans cette ville, à une fête qui avait pour motif la guérison d’Almélic annâcir, d’une fracture qu’il s’était faite à la main. Tous les trafiquants décorèrent leurs marchés, suspendirent devant leurs boutiques des bijoux. des étoffes rayées et des pièces de soie. Ils continuèrent cette fête pendant plusieurs jours.


DE LA MOSQUÉE D’AMR, FILS D’AL’AS, DES COLLÈGES, DE L’HÔPITAL ET DES MONASTÈRES.

La mosquée d’Amr, fils d’Al’às, est une mosquée noble très-considérée et très-célèbre. On y fait la prière du vendredi. La rue la traverse dans la direction de l’est à l’ouest. Elle a au levant le monastère où professait l’imàm Abou Abd Allah Achchàh’y. Quant aux collèges du Caire, personne n’en connaît le nombre, tant il est considérable. Pour l’hôpital (aJmaristân) qui s’élève entre les deux châteaux, près du mausolée d’Almélic Almansoiir Kalâoûn, il est impossible d’en décrire les beautés. On y a déposé une quantité considérable d’objets utiles et de médicaments. On raconte que ses revenus s’élèvent à mille dinars par jour. Les zàouïahs sont très-nombreuses au Caire ; on les y appelle khaouânik (monastères), mot dont le singulier est khânkah. Les émirs du Caire cherchent à se surpasser les uns les autres en construisant ces édifices. Chaque zàouïah est consacrée à une troupe de fakîrs, dont la plupart sont d’origine persane. Ce sont des gens instruits et versés dans la doctrine du soufisme.

Chaque zàouïah a un cheikh (supérieur) et un gardien. L’ordre qui y règne est quelque chose de merveilleux. Parmi les coutumes qu’ils suivent, relativement aux repas, se trouve celle-ci : le serviteur de la zàouïah vient trouver les fakîrs, au matin, et chacun lui indique les mets qu’il désire. Lorsqu’ils se réunissent pour manger, on place devant chacun son pain et son bouillon dans un vase séparé, et que personne ne partage avec lui. Ils prennent leurs repas deux fois par jour. Ils ont un vêtement pour l’hiver et un pour l’été, et un traitement qui varie depuis trente dirhems par tête et par mois, jusqu’à vingt dirhems. On leur sert des friandises au sucre, la nuit du jeudi au vendredi ; on leur donne du savon pour laver leurs vêtements, de l’huile pour garnir leur lampe et de quoi payer le prix d’entrée au bain, Telle est la manière dont vivent les célibataires. Les gens mariés ont des zàouïahs particulières. Parmi les obligations qui leur sont imposées, se trouvent la présence aux cinq prières canoniques, l’obligation de passer la nuit dans la zàouïah, et celle de se réunir tous dans une chapelle, à l’intérieur de ladite zâouiah. Une autre de leurs coutumes, c’est que chacun d’eux s’assied sur un tapis à prier, qui lui appartient en propre. Lorsqu’ils font la prière du matin, ils lisent la sourate de la victoire (xlviii du Coran), celle de la royauté (lxvii) et la sourate aïn-mim. Après quoi on apporte des exemplaires du Coran, fractionnés en sections (djoûz). Chaque fakir en prend une, et, de cette manière, ils font une lecture complète du Coran ; puis ils récitent les louanges de Dieu. Ensuite les lecteurs du Coran font une lecture à la manière des Orientaux. On en agit de même après la prière de l’après-midi. Parmi les coutumes qu’ils observent à l’égard des postulants, sont les suivantes : le postulant se présente à la porte de la zâouïah ; il se tient debout en cet endroit, les reins serrés par une ceinture, et portant sur son épaule un tapis à prier. Dans sa main droite il tient un bâton, et dans la gauche, une aiguière. Le portier informe de sa venue le serviteur de la zâouïah. Celui-ci sort à sa rencontre, lui demande de quel pays il vient, dans quelles zàouïahs il a logé en route, et quel a été son supérieur spirituel. Lorsqu’il a constaté la véracité de ses réponses, il le fait entrer dans la zâouïah, étend son tapis dans un lieu convenable et lui montre l’endroit où se font les purifications. L’étranger renouvelle ses ablutions, après quoi il revient à l’endroit où se trouve son tapis, dénoue sa ceinture, fait une prière de deux ric’ahs, salue de la main le cheikh et les assistants, et s’assied près d’eux. Une autre de leurs coutumes c’est que, lorsqu’arrive le vendredi, le serviteur prend tous leurs tapis à prier, les transporte à la mosquée et les y étend. Les fakîrs sortent tous ensemble avec leur supérieur, et se rendeut à la mosquée. Chacun prie sur son tapis, et, lorsqu’ils ont terminé leur prière, ils lisent le Coran, selon leur coutume ; puis ils s’en retournent tous ensemble à la zàouïah, encore accompagnés de leur cheïkh.


DESCRIPTION DE KARÀFAH, À MISR, ET DE SES LIEUX DE PÈLERINAGE.

A Misr (Fosthath ou le vieux Caire) se voit le cimetière de Karàfah, célèbre par son caractère de sainteté. Ses mérites sont l’objet d’une tradition qui a été mise par écrit par Alkorthoby et plusieurs autres auteurs ; car il fait partie de la montagne de Mokattham, au sujet le laquelle Dieu a promis qu’elle serait un des jardins du paradis. Les habitants du Caire construisent à Karàfah d’élégantes chapelles, qu’ils entourent de murailles, et qui ressemblent à des maisons. Ils élèvent tout près de là des logements, et entretiennent des lecteurs pour lire le Coran, nuit et jour, avec de belles voix. Parmi eux, il y en a qui font construire une zâouïah et un collège à côté du mausolée. Ils y vont passer la nuit du jeudi au vendredi, avec leurs femmes et leurs enfants, et font une procession autour des tombeaux célèbres. Ils vont également y passer la nuit du 14 au 15 de cha’bàn. (Conf. S. de Sacy, Chrestom. arabe, I, 452.) Les commerçants sortent ce jour-là, portant toute espèce de mets.

Parmi les sanctuaires célèbres est le saint et noble mausolée où repose la tête de Hoceïn, fils d’Aly. Près de ce mausolée s’élève un grand monastère, d’une construction admirable. Ses portes sont décorées d’anneaux d’argent et de plaques du même métal. C’est un édifice jouissant d’une grande considération. (Littéral, auquel on a payé ce qui lui était dû de respect et de vénération.) On remarque encore à Karàfah le mausolée de la dame Néliçah, fille de Zeïd, fils d’Aly, fils de Hoceïn, fils d’Aly. C’était une femme exaucée dans ses prières et pleine de zèle dans sa dévotion. Ce mausolée est d’une belle construction et d’une grande magnificence. Il y a tout près de lui un monastère où l’on se rend en foule. On voit aussi dans cet endroit le mausolée de l’imâm Abou Abd Allah Mohammed, fils d’Idrîs, achchâlly, près duquel s’élève un grand monastère. Ce mausolée jouit d’un revenu considérable ; il possède un dôme célèbre, d’une structure admirable, d’une construction merveilleuse, d’une élégance extrême, d’une hauteur excessive. Quant à sa longueur, elle dépasse trente coudées. Enfin, on voit à Karâfah une quantité innombrable de tombeaux d’oulémà et de saints personnages. On y trouve aussi (les sépultures) d’un grand nombre de compagnons de Mahomet et de personnages distingués, tant parmi les anciens que parmi les modernes ; tels qu’Abd errahmân, fils de Kàcim ; Achhab, fils d’Abd al’azîz ; Asbagh, fils d’Aliaradj ; les deux fils d’Abd alhakem ; Abou’lkàcim, fils de Cha’bàn ; Abou Mohammed Abd alouehhàb. Mais leurs sépultures ne jouissent d’aucune célébrité dans ce cimetière, et ne sont connues que des personnes qui leur portent un intérêt particulier.

Quant à Chàfi’y, il a été servi par la fortune, dans sa personne, dans ses disciples et ses compagnons, tant de son vivant qu’après sa mort. Il a confirmé par son exemple la vérité de ce vers de sa composition :

L’assiduité rapproche toutes les choses éloignées, et le bonheur ouvre toutes les portes fermées.

DU NIL D’ÉGYPTE.

Le Nil d’Égypte l’emporte sur tous les fleuves de la terre par la douceur de ses eaux, la vaste étendue de son cours et la grande utilité (dont il est pour les populations riveraines). Les villes et les villages se succèdent avec ordre le long de ses rivages. Ils n’ont vraiment pas leurs pareils dans toute la terre habitée. On ne connaît pas un fleuve dont les rives soient aussi bien cultivées que celles du Nil. Aucun autre fleuve ne porte le nom de mer (bahr). Dieu très-haut a dit : « Lorsque tu craindras pour lui, jette le dans la mer. » (Coran, xxviii, 6. Dieu s’adresse à la mère de Moïse.) Dans ces mots il a appelé le Nil Yemm, ce qui veut dire la même chose que bahr (mer). On lit dans la tradition véridique que le Prophète de Dieu arriva, lors de son voyage nocturne, au Lotus placé à l’extrême limite du paradis, et qu’il vit sortir de ses racines quatre fleuves, dont deux jaillissaient à l’extérieur et deux restaient à l'intérieur. Il interrogea là-dessus Gabriel, qui lui répondit : « Quant aux deux fleuves intérieurs, ils coulent dans le paradis, mais pour les deux fleuves extérieurs, ce sont le Nil et l’Euphrate. » On lit aussi dans la tradition que le Nil, l’Euphrate, le Seïhân (Yaxartès) et le Djeïhân (Oxus), sont tous au nombre des fleuves du paradis. Le cours du Nil se dirige du midi au nord, contrairement à celui de tous les autres fleuves (!). Une des particularités merveilleuses qu’il présente, c’est que le commencement de sa crue a lieu pendant les grandes chaleurs, lorsque les rivières décroissent et se dessèchent ; et le commencement de la diminution de ses eaux coïncide avec la crue et les débordements des autres fleuves. Le fleuve du Sind lui ressemble en cela, ainsi que nous le dirons ci-après. Le premier commencement de la crue du Nil a lieu au mois (syrien) de hazîrân, qui est le même que celui de juin. Lorsqu’elle atteint seize coudées, l’impôt territorial prélevé par le sultan est acquitté intégralement. Si le Nil dépasse ce chiffre d’une seule coudée, l’année est fertile et le bien-être complet. Mais s’il parvient à dix-huit coudées, il cause du dommage aux métairies et amène des maladies épidémiques. Si, au contraire, il reste, ne fût-ce que d’une coudée, au-dessous de seize coudées, l’impôt territorial décroît. S’il s’en faut de deux coudées qu’il atteigne ce dernier chiffre, les populations implorent de la pluie, et le dommage est considérable. Le Nil est un des cinq plus grands fleuves du monde, qui sont : 1° le Nil ; 2° l’Euphrate ; 3° le Tigre (Didjlet) ; 4° le Seïhoûn ; et 5° le Djeïhoûn. Cinq autres fleuves leur ressemblent sous ce rapport, savoir : 1° le fleuve du Sind, que l’on appelle Bendj âb (les cinq fleuves) ; 2° le fleuve de l’Inde, que l’on appelle Canc (Gange), où les Indiens vont en pèlerinage, et dans lequel ils jettent les cendres de leurs morts, car ils prétendent qu’il sort du paradis ; 3° le fleuve Djoûn (Djoumna), qui se trouve aussi dans l’Inde ; 4° le fleuve Etel (Volga), qui arrose les steppes du Kifdjak et sur les bords duquel est la ville de Séra ; et 5° le fleuve Sarou [arabe] pour [arabe] ou mieux [arabe], mot mongol, qui signifle Jaune), dans le Khitha (Chine septentrionale), sur la rive duquel s’élève la ville de Khàn Balik (Péking), d’où il descend jusqu’à la ville de Khinsa (Hangtcheou-fou, capitale du Tche-kiang), puis jusqu’à la ville de Zeïtoan (Thse-thoung ou Thsiouen-tcheou-fou), en Chine. Toutes ces localités seront mentionnées en leur lieu, s’il plaît à Dieu. A quelque distance du Caire, le Nil se partage en trois branches, dont aucune ne peut être traversée qu’en bateau, hiver comme été. Les habitants de chaque ville ont des canaux dérivés du Nil. Lorsque ce fleuve est dans sa crue, il remplit ces canaux, et ils se répandent alors sur les champs ensemencés.


DESCRIPTION DES PYRAMIDES ET DES BERBÀS (TEMPLES ; DU MOT COPTE PIERPHET OU PIRPE, LE TEMPLE).

Ces édifices sont au nombre des merveilles célèbres dans le cours des âges. Les hommes tiennent à leur sujet de nombreux discours, et s’engagent dans des recherches relatives à leur destination et à l’ancienneté de leur construction. Ils prétendent que toutes les sciences qui ont été connues avant le déluge avaient pour auteur Hermès l’Ancien, qui habitait dans le Saïd supérieur et qui était appelé Khonoûkh (c’est le même personnage qu’Idris ou Enoch). D’après eux, il fut le premier qui discourut des mouvements célestes et des substances supérieures ; le premier qui bâtit des temples et y glorifia la divinité. Il prédit aux hommes le déluge ; et craignant la perte de la science et la destruction des arts, il construisit les pyramides et les berbas, sur lesquels il représenta tous les arts et leurs ustensiles, et retraça les sciences, afin qu’elles subsistassent éternellement. On dit que le siège des connaissances et de l’autorité royale en Égypte était la ville de Ménoûf, située à un bérid (espace de quatre parasanges ou douze milles) de Fosthâth. Lorsqu’Alexandrie eut été construite, les gens s’y transportèrent, et elle fut le siège de l’autorité et des connaissances jusqu’à l’avènement de l’islamisme. Alors Amr, fils d’Al’âs, jeta les fondements de la ville de Fosthâth, qui est encore la capitale de l’Égypte. Les pyramides sont construites en pierres dures, bien taillées ; elles ont une élévation très-considérable et sont d’une forme circulaire, très-étendues à la base, étroites au sommet, en guise de cônes ; elles n’ont pas de portes et l’on ignore de quelle manière elles ont été bâties. Parmi les récits que l’on fait à leur sujet, on raconte qu’un roi d’Égypte, antérieurement au déluge, eut un songe qui le frappa de terreur, et l’obligea de construire ces pyramides sur la rive occidentale du Nil, afin qu’elles servissent de lieu de dépôt aux sciences, ainsi que de sépultures pour les rois. On ajoute qu’il demanda aux astrologues si quelque endroit de ces pyramides serait (jamais) ouvert ; que les astrologues l’informèrent qu’elles seraient ouvertes du côté du nord, lui désignèrent la place où serait pratiquée l’ouverture, et lui firent connaître le montant de la dépense que coûterait cette opération. Le roi ordonna de déposer en cet endroit une somme équivalente à celle qui, d’après ce que lui avaient annoncé les astrologues, serait dépensée pour pratiquer une brèche. Il employa toute son activité à cette construction, et la termina dans l’espace de soixante ans. Il y fit graver l’inscription suivante : « Nous avons construit cette pyramide dans l’espace de soixante ans. Que celui qui le voudra, la détruise en six cents ans ; et certes, il est plus facile de détruire que d’édifier. » Lorsque l’autorité souveraine fut dévolue au khalife Ma’moùn, il voulut ruiner cette pyramide. Un des docteurs de Misr lui conseilla de n’en rien faire ; mais Ma’moùn persévéra dans son dessein et ordonna d’ouvrir la pyramide du côté du nord. On allumait un grand feu contre cet endroit, puis on y jetait du vinaigre et on y lançait des pierres avec une baliste, jusqu’à ce qu’on y eût ouvert la brèche qui existe encore aujourd’hui. On trouva vis-à-vis de cette ouverture une somme d’argent que le khalife ordonna de peser. On calcula ce qui avait été dépensé pour pratiquer la brèche ; et Ma’moûn, ayant trouvé que les deux sommes étaient égales, fut très-étonné de cela. On avait découvert que l’épaisseur du mur était de vingt coudées.


DU SULTAN DU CAIRE.

Le sultan du Caire, à l’époque où j’entrai dans cette ville, était Almélic annâcir Abou’lfeth Mohammed, fils d’Almélic almansoûr Seïf eddîn Kalàoùn assàlihy. Kalàoûn était connu sous le nom d’Alaify (de alf, mille), parce qu’Almélic assâlih l’avait acheté pour la somme de mille dinars d’or (environ quinze mille francs). Il était originaire du Kifdjak. Almélic annàcir (que Dieu lui fasse miséricorde !) était doué d’un caractère généreux et de mérites considérables. Il suffit à sa gloire d’avoir fait preuve d’une tendance prononcée à honorer les deux villes saintes et nobles (la Mecque et Médine), et d’avoir accompli annuellement des œuvres de bienfaisance qui venaient en aide aux pèlerins, en leur fournissant les chameaux nécessaires au transport des provisions et de l’eau, pour ceux qui seraient sans ressource, pour les pauvres, ou bien pour servir de montures à ceux qui resteraient en arrière ou seraient dans l’impuissance de marcher ; cela tant sur la route de l’Égypte à la Mecque, que sur celle de Damas à la même ville. Il construisit aussi une grande zàouïah à Siriàkos, en dehors du Caire. Mais la zàouïah qu’a bâtie à l’extérieur de sa noble résidence, la ville brillante (de Fès), notre seigneur le prince des croyants, le défenseur de la religion, le refuge des pauvres et des malheureux, le lieutenant de Dieu sur la terre, celui qui accomplit les œuvres obligatoires et surérogatoires de la guerre sainte, Abou Inàn (que Dieu l’assiste, le fasse triompher, lui facilite une victoire éclatante et le fasse prospérer !) ; cette zàouïah, dis-je, n’a pas sa pareille dans tout l’univers, pour l’agrément de la situation, la beauté de la construction et ses ornements en plâtre, tels que les Orientaux n’en pourraient faire de semblables. Nous mentionnerons ci-après les édifices qu’il a élevés dans ses états (que Dieu les protège et les garde en prolongeant son règne !), tant collèges qu’hôpitaux et zàouïahs.


DE QUELQUES ÉMIRS DU CAIRE.

On remarquait parmi eux : 1° l’échanson d’Almélic annâcir, l’émir Boctomoûr (c’est lui qu’Almèlic annâcir a fait périr par le poison, ainsi qu’il sera raconté) ; 2° le nâïb (lieutenant, vice-roi) d’Almélic annâcir, Arghoûn addèvâdâr (le porte-écritoire), qui vient immédiatement après Boctomoûr, sous le rapport du rang ; 3° Thochtho, surnommé le pois chiche vert. Il est au nombre des meilleurs émirs, et répand de nombreuses aumônes sur les orphelins, leur fournissant le vêtement et l’entretien, et payant quelqu’un pour leur apprendre à lire le Coran. Il fait aussi beaucoup de bien aux harfouches (gens de la classe la plus infime). On désigne ainsi une troupe nombreuse de gens à la face dure et aux habitudes dépravées. Almélic annâcir mit cet émir en prison. Plusieurs milliers de harfouches se réunirent, se placèrent sous la citadelle et crièrent ensemble : « Ô boiteux de malheur (c’est ainsi qu’ils appelaient Almélic annâcir), mets-le en liberté. » Almélic annâcir le fit sortir de prison. Dans la suite il l’emprisonna une seconde fois ; alors les orphelins imitèrent la conduite des harfouches, et le roi relâcha l’émir.

On distingue encore parmi les émirs : 4° le vizir d’Almélic annâcir, qui s’appelle Aldjémâly ; 5° Bedr eddîn, fils d’Albâbah (ou, selon un autre ms. Albànah) ; 6° Djémâl eddîn, viceroi de Karak ; 7° Tokouz Domoùr (domoûr, en turc, signifie du fer) ; 8° Béhàdoûr Alhidjàzy ; 9° Kaoussoùn ; 10° Bechtec.

Tous ces émirs luttent d’émulation dans l’accomplissement des bonnes œuvres, la construction des mosquées et des zàouïahs. Parmi eux on remarque encore : 11° l’inspecteur de l’armée d’Almélic annàcir, et son secrétaire, le kàdhi Fakhr eddîn Alkobthy. C’était, dans l’origine, un chrétien copte, mais il embrassa l’islamisme et s’y distingua. Il possède de grandes qualités et les plus parfaites vertus, et occupe un rang des plus élevés auprès d’Almélic annàcir. Il répand de nombreuses aumônes et des bienfaits magnifiques. C’est sa coutume de se tenir chaque soir dans un salon, sous le vestibule de sa maison qui borde le Nil, et auquel est contiguë une mosquée. Lorsque arrive l’heure de la prière du soir, il va la faire dans la mosquée et retourne ensuite dans son salon. Alors on sert des aliments, et qui que ce soit n’est empêché d’entrer. Celui qui éprouve quelque besoin l’expose au kàdhi, qui termine son affaire. Si quelqu’un implore une aumône, Alkobthy ordonne à un de ses esclaves appelé Loulou (la perle), et surnommé Bedr eddîn, d’accompagner cet individu hors de la maison, dans un endroit où se tient son trésorier, avec des bourses pleines de pièces d’argent. Ce dernier lui donne la somme qui lui a été assignée. C’est en ce moment que les fakîhs viennent trouver Alkobthy, et qu’on lit en sa présence l’ouvrage de Bokhâry. Lorsqu’il a fait la dernière prière du soir, les assistants le laissent et s’en retournent.


DES KÂDHIS DU CAIRE, À L’ÉPOQUE OÙ J’ENTRAI DANS CETTE VILLE.

Parmi eux on distinguait : 1° le kâdhi des kâdhis des châfeïtes ; c’est celui de tous qui est le plus élevé en dignité et qui jouit de la plus grande considération. Il a le droit de donner l’investiture aux kâdhis de l’Egypte et de les destituer. (Cf. l’Hist. des Sultans mamlouks, t. II, ire part. p. 9 ; Journ. asiat. mai 1844, p. 32 8.) Il s’appelait alors le kâdhi, l’imâm, le savant Bedr eddîn ibn Djémà’ah. A présent c’est son fils Izz eddîn qui est revêtu de cette charge. 2° le kâdhi des kâdhis des mâlikites, le pieux imâm Taky eddîn Alikhnây ; 3° le kâdhi des kâdhis des hanéfites, le savant imâm Chems eddîn Alharîry. Il était fort brusque, mais personne ne peut lui reprocher aucune faute envers Dieu. Les émirs le redoutaient, et l’on m’a conté qu’Almélic annàcir dit un jour à ses commensaux : « Je ne crains personne, excepté Chems eddîn Alharîry. » 4° le kâdhi des kàdhis des hanbalites. A présent je ne me rappelle rien à son sujet, si ce n’est qu’on l’appelait Izz eddîn.


ANECDOTE.

Le feu Almélic annàcir donnait des audiences tous les lundis et les jeudis, dans le but d’examiner les plaintes et de recevoir les placets des plaignants. Les quatre kàdhis prenaient place à sa gauche, et on lisait les requêtes devant lui. Il chargeait quelqu’un d’interroger le requérant sur le contenu de sa demande. Notre maître, le prince des croyants, Nâcir eddîn (le défenseur de la religion, que Dieu l’assiste !) a adopté dans la même matière une conduite pour laquelle il n’a pas eu de modèle, et qui ne peut être surpassée en équité ni en humilité. Cette conduite consiste à interroger lui-même chaque plaignant et à lui faire droit en sa présence. (Que Dieu lui permette de rendre toujours la justice par lui même et qu’il prolonge ses jours !)

C’était la coutume des kàdhis susnommés que le kàdhi des chàfeïtes eût la préséance sur les autres dans ces assemblées ; puis venait le kàdhi des hanéfites, ensuite celui des mâlikites, et enfin celui des hanbalites. Après la mort de Chems eddin Alharîry, et lorsque Borhàn eddin, fils d’Abd Alhakk, le hanéfite, eut été nommé à sa place, les émirs conseillèrent à Almélic annâcir de faire asseoir au-dessus de celui-ci le kàdhi mâlikite, et rappelèrent que tel était l’usage anciennement, puisque le kàdhi des mâlikites, Zeïn eddîn, fils de Makhloùf, suivait immédiatement le kàdhi des châleïtes, Taky eddin ibn Dakîk Al’îd. Almélic annàcir ordonna qu’il en fût ainsi. Lorsque le kàdhi des hanéfites apprit cette décision, il en fut si mécontent qu’il s’abstint d’assister aux audiences. Almélic annàcir désapprouva son absence, et ayant découvert quel en était le motif, il ordonna de le faire venir. Lorsque le kàdhi se fut présenté devant lui, le chambellan le prit par la main et le fit asseoir dans l’endroit qu’avait fixé l’ordre du sultan, c’est-à-dire immédiatement après le kàdhi des mâlikites. Sa situation demeura conforme à ce précédent.


DE QUELQUES SAVANTS ET DE QUELQUES PERSONNAGES DISTINGUÉS DU CAIRE.

On remarque parmi eux : 1° Chems eddin Alisbahàny, le guide du monde dans les sciences métaphysiques ; 2° Cherf eddîn Azzouàouy, le mâlikite ; 3° Borhân eddîn, petit-fils de Châdhily, par sa mère, et suppléant du kàdhi des kàdhis dans la mosquée de Sàlih ; 4° Rocn eddîn, fils d’Alkaouha’ attoûnécy, un des imâms (chefs) de la métaphysique ; 5* Chems eddîn, fils d’Adlân, le principal personnage de la secte de Châfiy ; 6° Béhâ eddîn, fils d’Akîl, qui est un grand jurisconsulte ; 7° Athîr eddîn abou Haïyàn Mohammed, fils d’Yoûcef, fils de Haïyàn algharnâthy, qui est le plus savant d’entre eux dans la grammaire ; 8° le pieux cheikh Bedr eddîn Abd Allah Alménoùfy ; 9° Borhân eddîn Asséfàkocy ; 10° Kaouàin eddîn Alkermàny, qui habitait en haut du toit de la mosquée Alazhar ; il avait pour disciples assidus un certain nombre de jurisconsultes et de lecteurs du Coran. Il professait les diverses branches des sciences, et rendait des décisions juridiques touchant les questions de dogme. Il avait pour vêtement un grossier manteau de laine et un turban de laine noir. C’était sa coutume de se rendre, après la prière de l’asr, dans les lieux de divertissements et de plaisirs, sans être suivi de ses disciples. 11° le noble seyid Chems eddin, pelit-fils par sa mère du sàhib (izir) Tàdj eddîn, fils de Hinnà ; 12° le supérieur général des fakirs de l’Égypte, Medjd eddîn Alaksarây, originaire d’Aksara en Asie Mineure ; il habite à Siriàkos ; 13° le cheikh Djémâl eddîn Alhaouîzây (Haouîzâ est un endroit situé à trois journées de marche de Basrah) ; 14° le chef des chérifs en Égypte, le seyid noble et honoré Bedr eddîn Alhoceïny, qui est au nombre des hommes les plus vertueux ; 15° l’intendant du fisc, le professeur de la chapelle funéraire de rimàm Achchâfiy, Medjd eddîn, fils de Haréniy ; 16° le mohtecib (lieutenant de police) du Caire, Nedjm eddîn Assaharty, un des principaux jurisconsultes, qui possède au Caire un grand pouvoir et un rang élevé.


RÉCIT DE LA FÊTE DD MAHMIL AU CAIRE.

C’est le jour où l’on promène le mahmil (boîte de forme conique, couverte d’ornements et d’inscriptions, et qui renferme le drap destiné à recouvrir le temple de la Mecque), ce qui attire un grand concours d’assistants. Voici la manière dont ils le célèbrent : les quatre kàdhis suprêmes, l’intendant du fisc et le lieutenant de police, officiers que nous avons déjà tous mentionnés, montent à cheval, accompagnés des plus savants jurisconsultes, des syndics des chefs de corporation et des grands de l’empire. Ils se rendent tous ensemble à la porte du château, où réside Almélic annàcir. On fait sortir à leur rencontre le mahmil, porté sur un chameau, et précédé de l’émir désigné pour faire cette année-là le voyage du Hidjàz. Cet émir est accompagné de ses troupes et des porteurs d’eau, montés sur leurs chameaux. Les diverses classes de la population, tant hommes que femmes, se réunissent pour cet objet ; puis elles font le tour des deux villes du Caire et de Fosthâth, avec le mahmil, et tous ceux que nous avons cités. Les chameliers les précèdent, poussant de la voix leurs chameaux. Cette fête a lieu dans le mois de redjeb. À cette époque les projets prennent leur élan, les désirs sont excités et les impulsions se mettent en mouvement. Dieu jette la résolution de faire le pèlerinage dans le cœur de qui il veut, parmi ses serviteurs ; et ils commencent à s’y préparer.

Je partis enfin du Caire, par le chemin du Sa’id, pour me rendre dans le noble Hidjâz. Je passai la nuit qui suivit mon départ à Deïr Atthîn, dans le monastère qu’a fondé le vizir Tàdj eddîn ibn Hinnà. C’est un couvent considérable, qu’il a bâti pour y déposer de nobles ornements et d’illustres reliques, à savoir : un fragment de l’écuelle du Prophète, l’aiguille avec laquelle il s’appliquait le cohl (collyre), l’alêne qui lui servait à coudre ses sandales et le Coran du prince des croyants, Aly, fils d’Abou Thàlib, écrit par lui-même. On dit que le vizir acheta les illustres reliques du Prophète que nous avons indiquées, pour la somme de cent mille dirhems (environ soixante et quinze mille francs). Il a bâti le couvent et a légué les fonds nécessaires pour y servir à manger à tout venant, et payer un traitement aux gardiens de ces nobles objets, (Que Dieu daigne lui faire obtenir le but pieux qu’il s’est proposé !)

Je quittai le couvent et je passai par Moniat Alkàïd (le jardin du général), petite ville située sur le bord du Nil. De cet endroit je me rendis à la ville de Boùch, qui est celle de l’Égypte qui produit le plus de lin. On en exporte dans tout le reste de l’Égypte et dans l’Afrikiyah. Je partis de Boùch et arrivai à la ville de Délàs, qui abonde en lin. comme celle que nous venons de mentionner, et d’où l’on en exporte aussi dans les diverses parties de l’Égypte et dans l’Afrîkiyah. Je me rendis de Délàs à la ville de Bibâ, puis à celle de Behnérah [Oxyrynchus], qui est une grande cité et qui possède beaucoup de jardins. On y fabrique d’excellentes étoffes de laine. Parmi les personnes que j’y vis, je citerai le kàdhi de la ville, le savant Cherf eddin, homme distingué et doué d’une âme généreuse. J’y rencontrai aussi le pieux cheïkh Abou Becr Al’adjémy, chez lequel je logeai, et qui me donna le festin d’hospitalité.

Je partis de Behnérah pour la ville de Moniat ibn Khacib. C’est une ville d’une étendue considérable, bâtie sur la rive du Nil ; elle l’emporte véritablement sur les autres villes du Sa’îd et possède des collèges, des mausolées, des zàouïahs et des mosquées. C’était jadis un village appartenant à Khacîb, gouverneur de l’Égypte.


HISTOIRE DE KHACÎB.

On raconte qu’un des khalifes abbâcides conçut de la colère contre les habitants de l’Égypte. Dans le but de les avilir et d’en faire un exemple, il jura de leur donner pour gouverneur le plus vil de ses esclaves et celui dont la condition était la plus infime. Or Khacîb était le plus méprisable d’entre ceux-ci, puisqu’il était chargé de chauffer les bains. Le khalife le revêtit d’un habit d’honneur et le nomma vice-roi de l’Egypte. Il s’imaginait que Khacîb se conduirait mal envers les Égyptiens, et qu’il leur ferait éprouver des vexations, ainsi que c’est la coutume chez ceux qui ont été élevés à la puissance sans avoir connu précédemment les grandeurs. Mais lorsque Khacîb se vit affermi dans le gouvernement de l’Égypte, il tint envers les habitants de ce pays la conduite la plus louable, et devint célèbre par sa générosité et sa libéralité. Les parents du khalife et d’autres personnes allaient le trouver ; il leur faisait des présents magnifiques, et ils retournaient à Bagdad pleins de reconnaissance pour ses bienfaits. Sur ces entrefaites, le khalife demanda des nouvelles d’un certain abbàcide ; mais celui ci resta quelque temps absent de sa cour. Lorsqu’il se présenta de nouveau devant le khalife, le monarque l’interrogea touchant son absence. Cet homme l’informa qu’il était allé trouver Khacîb, et lui apprit le don qu’il en avait reçu. (C’était un présent considérable.)

Le khalife se mit en colère ; il ordonna de crever les yeux à Khacîb, de le chasser de l’Égypte, de le ramener à Bagdad et de le jeter au milieu des places de cette ville. Quand l’ordre de se saisir de Khacîb arriva en Égypte, ou lui interdit d’entrer dans sa maison. Il avait au doigt une pierre précieuse d’une valeur considérable ; il parvint à la cacher et la cousit durant la nuit dans son vêtement. Cependant on le priva de la vue, et on le jeta sur le pavé de Bagdad. Un poëte vint à passer près de lui et lui dit : Ô Khacîb, je m’étais dirigé vers toi de Bagdad en Égypte, afin de te louer dans une kacideh ; mais j’ai trouvé que tu étais parti de ce pays-là. Or je désire que tu entendes ma pièce de vers. — Comment t’écouterais-je, répondit Khacîb, dans l’état où tu me vois ? — Mon seul but, reprit le poëte, c’est que tu l’entendes. Quant au cadeau (que je pourrais espérer), tu en as fait aux autres d’assez magnifiques. (Que Dieu t’en récompense !) — Fais donc, » répondit KJbacîb. Le poëte lui récita :

Tu es Alkhacîb (l’abondant) et cette ville est Fosthâth ; or répandez-vous (car, toi, par ta générosité, elle, par son immense étendue), vous êtes tous les deux une mer.

Lorsqu’il fut arrivé à la fin du poëme, Khacîb lui dit : « Découds cet ourlet. » Le poëte l’ayant fait, Khacîb reprit : « Prends cette pierre précieuse. » Le poëte refusa, mais Khacîb l’adjura de la prendre ; et il obéit. Puis il la porta au marché des joailliers. Lorsqu’il la présenta à ceux-ci, ils lui dirent : « Certes, ce joyau ne convient qu’au khalife, » et ils firent connaître la chose au prince. Celui-ci ordonna qu’on amenât le poëte, et lui demanda des explications concernant le joyau. Le poëte lui raconte l’histoire de ce bijou. Le khalife, ayant alors regretté sa conduite envers Khacîb, commanda de l’amener en sa présence, lui fit un cadeau magnifique et lui permit de demander ce qu’il voudrait. Khacîb désira que le khalife lui donnât ce village, et le khalife y consentit. Khacîb demeura en cet endroit jusqu’à sa mort, et le légua à sa postérité, qui le posséda jusqu’à son entière extinction.

Le kàdhi de Moniat ibn Khacîb, à l’époque où j’y entrai, était Fakhr eddîn Annoueïry, le màlikite. Son gouverneur était Chems eddîn, émir bon et généreux. J’entrai un jour au bain, dans cette ville, et je vis que les hommes ne s’y couvraient pas (d’un pagne). Cela me fut très-pénible. J’allai trouver le gouverneur et je l’en instruisis. Il m’ordonna de ne pas m’éloigner, et prescrivit d’amener les locataires des bains. On leur fit signer des engagements portant que toutes les fois qu’un homme entrerait au bain sans caleçon, ils seraient punis d’une amende. L’émir déploya envers eux la plus grande sévérité.

Je quittai le gouverneur de Moniat ibn Khacîb, et je me rendis de cette ville à Manlaouy, petite ville bâtie à deux milles de distance du Nil ; elle a pour kâdhi le jurisconsulte Cherf eddîn Addémîry, le chàfeïte, et ses principaux habitants sont des gens appelés les Bénou Fodhaïl. Un d’eux a fait bâtir une djàmi, pour la construction de laquelle il a dépensé la majeure partie de ses richesses. Il y a dans Manlaouy onze pressoirs à sucre. C’est la coutume des habitants de n’empêcher aucun pauvre d’entrer dans ces pressoirs. Le pauvre apporte un morceau de pain tout chaud, et le jette dans le chaudron où l’on fait cuire le sucre ; puis il le retire tout imprégné de cette substance et l’emporte.

De Manlaouy, je me rendis à Manféloûth (en copte Manbalot, ou la retraite des ânes sauvages), ville dont l’aspect est beau et la construction élégante. Elle s’élève sur le bord du Nil, et est célèbre par les bénédictions dont elle a été l’objet.


ANECDOTE.

Les habitants de cette ville m’ont raconté qu’Almélic annâcir avait ordonné de faire, pour la mosquée sacrée de la Mecque (que Dieu augmente sa noblesse et sa considération !), une grande chaire, d’un travail excellent et d’une construction admirable. Quand elle fut terminée, il commanda de lui faire remonter le Nil, pour la faire passer ensuite dans la mer de Djouddah, puis à la Mecque. (Que Dieu l’ennoblisse !) Lorsque le navire qui la portait fut arrivé à Manféloûth et vis-à-vis de sa mosquée principale, il s’arrêta et refusa de passer outre, quoique le vent fût favorable. L’équipage fut extrêmement étonné de cela, et s’arrêta plusieurs jours, pendant lesquels le vaisseau ne marcha pas davantage. Alors on écrivit à Almélic annàcir, pour l’informer de cette aventure. Almélic annàcir ordonna de placer cette chaire dans la mosquée Djàmi de Manféloûlh, ce qui fut exécuté. Je l’ai vue dans cette ville. On fabrique à Manféloûth un mets qui ressemble au miel ; on l’extrait du blé et on l’appelle anneïda. On en vend dans les marchés du Caire.

Je me rendis de Manféloûth à la ville d’Acïoûth (Lycopolis), place considérable, dont les marchés sont magnifiques. Elle a pour kàdhi Cherf eddîn, fils d’Abd Arrahîm, sur nommé il n’y a plus de revenu. C’est un surnom sous lequel il est bien connu, et dont voici l’origine. En Égypte et en Syrie, c’est entre les mains des kâdhis que se trouvent les fondations pieuses et les aumônes destinées aux voyageurs. Lorsqu’un pauvre arrive dans une ville, il en va trouver le kâdhi, et celui-ci lui donne la somme qui lui a été assignée. Or, quand un pauvre se présentait devant le kâdhi susmentionné, ce magistrat lui disait : « Il n’y a plus de revenu, » c’est-à-dire il ne reste absolument rien sur l’argent provenant des fondations pieuses. C’est pourquoi il a reçu ce sobriquet, qui est resté attaché à son nom. Parmi les cheikhs distingués d’Acïoûth, on remarque le pieux Chihâb eddîn Ibn assabbâgh (le teinturier), qui me traita dans sa zâouïah.

Je partis de cette ville pour Ikhmîm (Chemmis ou Panopolis), qui est une ville grande, solidement bâtie et magnifique. On y voit le berbâ connu sous le même nom que la ville ; il est construit en pierres et renferme des sculptures et des inscriptions, ouvrages des anciens, et qui ne sont pas comprises actuellement ; ainsi que des figures représentant les cieux et les astres. On prétend que cet édifice a été bâti, tandis que l’Aigle volant (on nommait ainsi trois étoiles placées dans la constellation de l’Aigle) était dans le signe du Scorpion. On y voit aussi des représentations d’animaux, etc. Les habitants de la ville font, à propos de ces figures, des contes sur lesquels je ne m’arrêterai pas. Il y avait à Ikhmîm un homme appelé Aikhathîb, qui ordonna de démolir un de ces berbàs, et qui fit construire avec ses pierres un collège. C’est un homme opulent et célèbre par sa générosité. Ses envieux prétendent qu’il a acquis les richesses qu’il possède, en demeurant dans ce berbà. Je logeai à Ikhmîm dans la zâouïah du cheïkh Abou’l'abbàs ibn Abd azzhàhir. Elle renferme le mausolée de son aïeul Abd azzhàhir. Abou’l’abbàs a pour frères Nàcir eddin, Medjd eddîn et Ouâhid eddin. Ils ont coutume de se réunir tous, après la prière du vendredi, en compagnie du khathîb Noûr eddin, mentionné plus haut, de ses enfants, du kàdhi de la ville, le fakîh Mokhlis, et des autres principaux habitants. Ils font une lecture complète du Coran et célèbrent les louanges de Dieu, jusqu’à la prière de l’asr. Après qu’ils l’ont faite, ils lisent la sourate de la caverne (xviiie), puis ils s’en retournent.

Je me rendis d’Ikhmîm à Hou (Diospolis parva), grande ville située sur le rivage du Nil. J’y logeai dans la medreceh de Taky eddîn, fils d’Asserràdj. Je vis que les étudiants y lisent chaque jour, après la prière du matin, une section du Coran ; puis on lit les prières du cheikh Abou’lhaçan achchàdhily et ses litanies de la mer. On trouve à Hou le noble seyid Abou Mohammed Abd Allah Alhaçany, qui est au nombre des hommes les plus pieux.


MIRACLE DE CE SEYID.

J’entrai chez ce chérif, regardant comme une bénédiction de le voir et de le saluer. Il m’interrogea touchant mes projets ; et je lui appris que je voulais faire le pèlerinage de la mosquée sainte, par le chemin de Djouddah. Il me dit : « Cela ne t’arrivera pas quant à présent. Retourne donc sur tes pas ; car tu feras ton premier pèlerinage par le chemin de la Syrie. » Je quittai ce chérif ; mais je ne conformai pas ma conduite à ses paroles, et je poursuivis mon chemin jusqu’à ce que j’arrivasse à Aïdhâb. Alors il me fut impossiblle d’aller plus loin, et je revins sur mes pas vers le Caire, puis vers la Syrie. La route que je suivis dans le premier de mes pèlerinages fut le chemin de la Syrie, ainsi que me l’avait annoncé le chérif.

Cependant je partis de Hou pour la ville de Kinà (Cœnepolis), qui est petite, mais qui possède de beaux marchés. On y voit le tombeau du chérif pieux, saint, auteur de prodiges admirables et de miracles célèbres, Abd arrahîm Alkinâouy. J’ai vu dans le collège Seïfiyeh, à Kinà, son petit fils Chihâb eddîn Ahmed. Je partis de Kinà pour Koûs (Kos ou Apollinopolis parva), ville grande et possédant les avantages les plus complets. Ses jardins sont touffus, ses marchés magnifiques ; elle a des mosquées nombreuses et des collèges illustres ; enfin, elle est la résidence des vice-rois du Sa’îd. A l’extérieur de cette ville, se trouvent la zâouïah du cheïkh Chihâb eddin, fils d’Abd alghaffâr, et celle d’Al-afrem. C’est ici qu’a lieu, au mois de ramadhân de chaque année, la réunion des fakirs voués au célibat. Parmi les savants de Koùs, on remarque : 1° son kàdhi Djémâl eddin Ibn assédid, et 2° son khathib Feth eddin, fils de Dakik al’id, un des hommes diserts et éloquents qui ont obtenu la supériorité dans l’art de la prédication. Je n’ai vu personne qui l’égale, excepté le prédicateur de la mosquée sacrée (à la Mecque), Béhâ eddin Atthabary et le khathib de la ville de Khârezm, Hoçâm eddîn Alméchàthy (tous deux seront mentionnés plus tard) ; 3° le jurisconsulte Béhâ eddin, fils d’Abd al’azîz, professeur dans le collège màlékite ; 4° le fakîh Borhàn eddîn Ibrâhim alandalocy, qui possède une noble zàouïah.

Je me rendis de Koûs à la ville d’Alaksor (les palais, Luxor), qui est petite, mais jolie. On y voit le tombeau du pieux anachorète Abou’lheddjàdj alaksory, près duquel s’élève une zàouïab. D’Alaksor, je partis pour Armant (Hermonthis), ville petite, mais possédant des jardins et bâtie sur le rivage du Nil. J’y fus traité par le kâdhi, dont j’ai oublié le nom.

D’Armant, je me rendis à Esnà (Latopolis), ville grande, pourvue de larges rues et abondante en productions utiles. Elle compte beaucoup de zâouïahs, de collèges et de mosquées cathédrales, et possède de beaux marchés et des jardins remplis d’arbres. Elle a pour kâdhi le kâdhi en chef Chihàb eddin, fils de Meskîn. Il me donna l’hospitalité, me témoigna de la considération et écrivit à ses substituts de me bien traiter. Parmi les hommes distingués d’Esnà, on remarque le pieux cheïkh Noùr eddin Aly et le pieux cheikh Abd alouâhid Almicnâcy, qui actuellement possède une zàouïah à Koûs.

D’Esnà, je me rendis à la ville d’Adfou (Atbô ou Apollinis civitas magna), qui en est éloignée d’un jour et d’une nuit, pendant lesquels on voyage dans un désert ; puis nous traversâmes le Nil, pour nous rendre d’Adfou à la ville d’Ath ouàny. En cet endroit, nous louâmes des chameaux et nous voyageâmes avec une troupe d’Arabes, connus sous le nom de Daghim, dans un désert complètement inhabité, mais dont les chemins sont d’ailleurs très-sùrs. Une des stations que nous y fimes fut pour nous arrêter à Homaïthirâ, où se trouve la sépulture de l’ami de Dieu, Abou’lharan achchâdhily. (Nous avons raconté le miracle qu’il fit, en prédisant qu’il mourrait en cet endroit.) Ce canton abonde en hyènes ; aussi, pendant la nuit que nous y passâmes, fûmes-nous continuellement occupés à repousser ces animaux. Un d’eux se dirigea vers mes bagages, déchira un sac qui s’y trouvait, en retira une valise remplie de dattes et l’emporta. Le lendemain matin, nous la retrouvâmes en morceaux, et vîmes que la majeure partie de son contenu avait été mangée.

Lorsque nous eûmes marché pendant quinze jours, nous arrivâmes à Aïdhâb, qui est une ville considérable, abondante en poisson et en lait. On y apporte du Sa’îd des grains et des dattes. Elle a pour habitants les Bodjàs. Les individus de ce peuple sont de couleur noire ; ils s’enveloppent le corps dans des couvertures jaunes, et lient sur leur tête des fichus dont chacun est large d’un doigt. Ils n’admettent pas les filles à hériter. Leur nourriture consiste en lait de chamelle ; ils montent des méhâri (dromadaires), qu’ils appellent assohb (pluriel de ashab, rouge mêlé de blanc). Le tiers de la ville appartient à Almélic annàcir, et les deux autres tiers au roi des Bodjàs, qui porte le nom d’Alhadraby. Il y a dans Aïdhàb une mosquée dont la construction est attribuée à Alkasthallâny. C’est un édifice célèbre par son caractère de sainteté ; je l’ai visité et en ai ressenti la bienfaisante influence. A Aïdhàb habitent le pieux cheïkh Moùca et le vénérable cheïkh Mohammed almarrâcochy, qui se prétend le fils d’Almortadha, roi de Maroc, et se dit âgé de quatre-vingt-quinze ans.

Lorsque nous fûmes arrivés à Aïdhâb, nous vîmes que Alhadraby, sultan des Bodjâs, faisait la guerre aux Turcs (mamloùks), qu’il avait déjà coulé bas les navires, et que les Turcs s’étaient enfuis devant lui. Notre voyage par mer étant rendu impossible, nous vendîmes les provisions que nous avions préparées, et nous retournâmes vers la haute Égypte, en compagnie des Arabes qui nous avaient loué des chameaux. Nous atteignîmes la ville de Koùs, que nous avons mentionnée plus haut. De là nous descendîmes le Nil (or c’était l’époque de sa crue). Après un trajet de huit jours, nous abordâmes au Caire. Je restai une seule nuit dans cette ville, et je me dirigeai vers la Syrie. Cela se passait au milieu du mois de cha’bân de l’année 26 (726 de l’hégire, 1826 de J. C).

J’arrivai à la ville de Belbeys, qui est grande et possède beaucoup de jardins ; mais je n’y ai rencontré personne dont je désire faire mention. Ensuite j’atteignis Assâlihiyah, et de là nous entràmes dans les sables (les déserts), et nous fimes halte successivement dans leurs stations, telles que : Assaouàdah, Alouarràdah, Almothaïlab, Al’arîch et Alkbar-roùbah. Dans chacune d’elles il existe une hôtellerie, qu’on appelle dans le pays du nom de khân, et où logent les voyageurs, avec leurs montures. A l’extérieur de chaque khân, se trouve un grand vase d’eau à l’usage gratuit des voyageurs, et une boutique où ceux-ci achètent ce dont ils ont besoin pour eux et leurs montures. Au nombre de ces stations est Kathiâ, qu’on écrit aussi Kathiah, parle changement de l’élif (a) en ha (h), marque du féminin ; et elle est bien connue. C’est là qu’on perçoit les droits sur les négociants, qu’on visite leurs marchandises, et qu’on examine très-attentivement ce qu’ils ont avec eux. C’est là que sont les bureaux des douanes, les receveurs, les écrivains et les notaires. Son revenu est de mille dinars d’or par jour. Personne ne dépasse cette station pour aller en Syrie, si ce n’est avec un passe-port délivré au Caire, et nul ne pénètre en Égypte par ce point, sans un passe-port de Syrie ; et cela par sollicitude pour les habitants et par crainte des espions de l’iràk. Cette route est confiée aux Arabes, qui ont été spécialement préposés à sa garde. Lorsque la nuit arrive, ils passent leur main sur le sable, de manière qu’il n’y reste aucune trace ; et le lendemain matin l’émir vient et examine le sable. S’il y trouve une trace, il exige des Arabes qu’ils lui représentent celui qui l’a faite. Ils se mettent tout de suite à sa recherche, et il ne leur échappe pas. Alors ils l’amènent devant l’émir, qui le châtie à son gré.

Au temps de mon arrivée à Kathiâ, il s’y trouvait Izz eddîn Ostàdh eddàr (grand maître du palais) Akmâry, un des meilleurs émirs. Il me donna l’hospitalité, me traita avec honneur et permit le passage à ceux qui étaient avec moi. Près de lui se trouvait Abd eldjélil elmoghréby elouakkâf, qui reconnaissait les Barbaresques et leur pays, et il demandait à ceux d’entre eux qui arrivaient à Kathiâ, de quel endroit ils étaient, afin de ne pas les confondre avec d’autres voyageurs ; car pour les Barbaresques, on ne met aucun obstacle à ce qu’ils passent par Kathiâ.